Voyage … le long de la rivière d’Ardèche

Docteur Francus

- Albin Mazon -

IX

Le cardinal de Bernis

La santé des enfants. – Chez les Barnabites du Bourg. – Au séminaire St-Sulpice. – Poésies de jeunesse. – Le pays natal. – La Religion vengée. – Monseigneur, j’attendrai ! – Les relations de Bernis avec la marquise de Pompadour. – Ses vues sur l’alliance autrichienne. – Ses désirs de réforme à l’intérieur. – Sa disgrâce. – Frédéric II et Bismarck. – Mémoires posthumes du cardinal.

Nous avons visité en 1883 le château de Bernis, dont une partie a été généreusement mise par le propriétaire à la disposition des écoles congréganistes, en sorte que le cardinal, qui revit dans un magnifique portrait du salon, peut entendre, dans la salle voisine, les petits garçons et les petites filles de son bourg natal épelant les mots ou récitant le catéchisme. Le château ressemble plutôt à une belle habitation bourgeoise qu’à une demeure féodale, ce qui répond infiniment mieux qu’un panorama de tourelles délabrées et de murs couronnés de lierres, au caractère et à la poésie du cardinal et de son siècle.

François Joachim de Pierre de Bernis naquit à St-Marcel le 22 mai 1715. « Comme cadet, dit-il dans ses Mémoires (1), je fus nourri à la campagne dans une maison rustique que j’ai revue souvent avec plaisir. Ma nourrice, qui était une bonne fermière, avait peu de lait. Elle m’accoutuma de bonne heure à manger du potage aux choux et au lard ; je dois peut-être à cette nourriture grossière la force de mes organes, qui ont résisté si souvent à de violentes maladies… » Nous appelons sur cette réflexion si juste l’attention des parents qui veulent avoir, sinon des enfants ministres, au moins des enfants bien portants, car rien n’est plus utile, en effet, à leur santé, que le grand air de la campagne et, dans ces conditions, la nourriture simple et grossière des paysans vaut encore mieux que tous les raffinements culinaires et autres.

Après avoir passé entre les mains de divers précepteurs, différents de capacité et de caractère, le futur cardinal fut envoyé au collège des Barnabites du Bourg, ce qui lui fournit l’occasion de déclarer qu’il préfère l’éducation des collèges à l’éducation domestique, « parce que, dans les collèges, on est également corrigé par les leçons des supérieurs et des camarades ; ces derniers ne passent aucun ridicule, aucun faux air ; ils accoutument aux égards réciproques et préparent l’esprit à se soumettre à différents tons et à se plier à la diversité des humeurs, des usages et des caractères… »

Bernis avait alors dix ans. Il fut toujours aux Barnabites le premier de sa classe. Un jour, il écrivit à son père qu’il avait la vocation de l’état ecclésiastique. On lui répondit de s’examiner sérieusement. Il prétendit avoir fait ses réflexions. On le mit alors en retraite pendant un mois dans un séminaire et il fut tonsuré dès l’âge de douze ans. Dix-huit mois après, son père l’envoya au collège des Jésuites à Paris. Le père de Bernis avait connu le cardinal Fleury et l’intéressa à l’éducation de ses fils. « Je dois ma fortune à cette détermination, dit Bernis. Si j’étais resté en province, j’aurais vieilli grand vicaire de Viviers, brillant dans ce diocèse et inconnu au reste du monde. »

Après avoir terminé ses études à Louis-le-Grand, Bernis entra (1731) au séminaire St-Sulpice. Il paraît qu’il trouvait un peu étroites les idées des Sulpiciens, aussi ceux-ci refusèrent-ils de l’admettre de nouveau à son retour à Paris en 1735. Le voilà donc à vingt ans, lancé dans le monde, avec la qualité d’abbé et le petit collet, mais sans être engagé en rien dans les ordres. C’est pour cela qu’on lui refusa tout bénéfice. Mais avec de la jeunesse, un beau nom, un extérieur agréable et beaucoup d’esprit, il n’y a pas lieu, quoiqu’on soit pauvre, de désespérer. Bernis, grâce à son mérite particulier autant qu’à ses relations de famille, fut admis dans la haute société de Paris et de Versailles, ainsi que dans les salons littéraires les plus renommés.

Il connut tous les écrivains célèbres de son temps et acquit bientôt une véritable réputation parmi eux par ses poésies légères. Que de fois ces premiers essais lui ont été reprochés dans la suite de sa carrière ! Car en ce temps-là comme au nôtre, le talent et le succès étaient les choses que les envieux et les ennemis politiques pardonnent le moins. Et cependant, comme le dit fort bien M. Frédéric Masson, dans la belle Introduction placée en tête des Mémoires et lettres du cardinal, « qui donc n’a fait des vers, et qui donc les vers ont-ils déshonoré ? Qui n’a senti chanter en soi, à l’âge de vingt ans, le poète qui est mort à trente ans et qui s’est enterré plus tard dans l’ambition ou dans les affaires ? »

Il faut avouer que ces poésies, par trop pleines de personnages mythologiques, de fleurs et de bergères, nous paraissent aujourd’hui singulièrement fades, mais c’était le goût du temps. Au reste, ces vers, Bernis les a même oubliés plus tard, et il n’y a que des ennemis pour les lui rappeler, bien qu’on en ait fait de très nombreuses éditions, après sa mort. Quand Voltaire lui parle en 1773 d’une de ses pièces les plus applaudies (les Quatre saisons) : « Je ne les ai pas vues depuis vingt ans, répond-il, j’y ai renoncé quand j’ai reconnu que je ne pouvais être supérieur dans un genre qui exclut la médiocrité. »

Devant cet aveu plein de bon sens, comment refuser quelque indulgence à l’abbé poète ?

De toute son œuvre poétique, nous n’avons lu, pour notre part, avec plaisir, que le début suivant de l’Epitre sur l’amour de la patrie, où l’on peut voir l’impression produite sur lui par la magnificence de la nature dans son pays natal.

Je vous salue, ô terre, où le Ciel m’a fait naître,
Lieux où le jour pour moi commença de paraître,
Quand l’astre du berger, brillant d’un feu nouveau
De ses premiers rayons éclaira mon berceau !
Je revois cette plaine où des arbres antiques
Couronnent les dehors de nos maisons rustiques,
Arbres, témoins vivants de la faveur des cieux,
Dont la feuille nourrit ces vers industrieux
Qui tirent de leur sein notre espoir, notre joie,
Et pour nous enrichir s’enferment dans leur soie.
Trésor du laboureur, ornement du berger,
L’olive sous mes yeux s’unit à l’oranger.
Que j’aime à contempler ces montagnes bleuâtres
Qui forment devant moi de longs amphithéâtres
Où l’hiver règne encor quand la blonde Cérès
De l’or de ses cheveux a couvert nos guérets !
Qu’il m’est doux de revoir sur des rives fertiles
Le Rhône ouvrir ses bras pour séparer nos îles,
Et, ramassant enfin ses trésors dispersés,
Blanchir un pont bâti sur ses flots courroucés ;
D’admirer au couchant ces vignes renommées
Qui courbent en festons leurs grappes parfumées ;
Tandis que vers le nord des chênes toujours verts
Affrontent le tonnerre et bravent les hivers !
Je te salue encore, ô ma chère patrie !
Mes esprits sont émus ; et mon âme attendrie
Echappe avec transport au trouble des palais,
Pour chercher dans ton sein l’innocence et la paix.
C’est donc sous ces lambris qu’ont vécu mes ancêtres !
Justes pour leurs voisins, fidèles à leurs maîtres,
Ils venoient décorer ces balcons abattus,
Embellir ces jardins, asiles des vertus,
Où sur des bancs de fleurs, sous une treille inculte,
Ils oublioient la cour, et bravoient son tumulte !
Chaque objet frappe, éveille et satisfait mes sens :
Je reconnois les dieux au plaisir que je sens ;
Non, l’air n’est point ailleurs si pur, l’onde si claire ;
Le saphir brille moins que le ciel qui m’éclaire ;
Et l’on ne voit qu’ici, dans tout son appareil,
Lever, luire, monter et tomber le soleil.
Amour de nos foyers, quelle est votre puissance !
Quels lieux sont préférés aux lieux de la naissance !…

Au reste, Bernis ne faisait pas alors seulement des vers légers. Il nous apprend dans ses Mémoires que les quatre premiers chants de la Religion vengée furent composés en 1737 et qu’il les communiqua au cardinal de Polignac, l’auteur du poème latin l’Anti-Lucrèce.

En 1739, il fut nommé chanoine comte de Brioude et vit alors à Clermont le célèbre Massillon qui voulait le garder pour en faire son grand vicaire. De là, il alla passer quelque temps à St-Marcel et y composa les six derniers chants de la Religion vengée. Il écrivait avec une extrême facilité : le chant consacré au Pyrrhonisme, qui contient huit cents vers, fut commencé et fini en 24 heures.

Les vers n’empêchent pas les dettes de venir ; Bernis en avait fait pour douze mille livres, somme importante pour l’époque, et ne put les payer que grâce à la générosité d’une personne qui voulut rester et resta longtemps inconnue. Il tenta, à son retour du Midi en 1742, une nouvelle démarche auprès du cardinal Fleury pour avoir un bénéfice qui lui permît de vivre décemment. Mais le cardinal avait épousé les rancunes des Sulpiciens contre un abbé qui, doué d’un pareil talent, refusait de s’engager définitivement dans les ordres, et lui répondit fort nettement qu’il n’avait rien à attendre de lui tant qu’il vivrait.

Eh bien ! monseigneur, j’attendrai ! répondit le jeune homme au vieux ministre. Fleury trouva la répartie bonne quoique cruelle, et c’est lui-même qui l’ébruita. Elle eut un succès fou dans Paris, où le vieux cardinal n’était rien moins que populaire. Tout le monde voulut en connaître l’auteur. Le cardinal ne le fit, du reste, pas trop attendre, car il mourut l’année suivante.

En 1744, à l’âge de 29 ans, Bernis est reçu membre de l’Académie française, malgré l’opposition d’une coterie très ardente qui avait pour foyer le salon de Mme de Tencin.

Voici les principales étapes de sa carrière, à partir de cette époque :

En 1749, il est nommé chanoine comte de Lyon ;

En 1751, ambassadeur à Venise ;

En 1755, abbé de St-Arnoul de Metz ;

En 1756, ambassadeur extraordinaire et ministre plénipotentiaire du Roi pour le traité de Versailles, conseiller d’Etat ecclésiastique et abbé de St-Médard de Soissons ;

En 1757, ambassadeur près Leurs Majestés impériales, ministre d’Etat, secrétaire d’Etat au département des affaires étrangères ;

En 1758, prieur de la Charité sur Loire, abbé de Trois-Fontaines, commandeur de l’ordre du St-Esprit, cardinal et… exilé ;

En 1764, archevêque d’Albi ;

En 1769, chargé des affaires de France et protecteur des églises du royaume près le St-Siège, après avoir assisté au Conclave.

Jusqu’en 1745, Bernis s’était tenu en dehors de la politique et perché comme en vedette sur la littérature, cherchant sa voie et attendant le passage de la fortune. Or, voici ce qui arriva pendant l’hiver de 1745. C’est l’auteur des Mémoires qui parle lui-même :

« La comtesse d’Estrade était parente, par alliance, de Mme d’Etioles ; j’avais beaucoup vu cette dernière chez la comtesse qui était de mes amies. La mère, Mme Poisson, n’avait pas le ton du monde, mais elle avait de l’esprit, de l’ambition et du courage. Elle et sa fille m’avaient souvent pressé d’aller chez elles ; j’y avais constamment résisté, parce que la compagnie qu’elles voyaient ne me convenait pas. Ce refus aurait dû me faire un démérite. Je reçus un jour un billet de la comtesse d’Estrade qui me priait de passer chez elle ; je m’y rendis ; elle m’apprit que Mme d’Etioles était la maîtresse du roi ; que, malgré mes refus, elle désirait avoir en moi un ami, et que le roi l’approuvait. J’étais prié à souper chez Mme d’Etioles huit jours après pour convenir de nos faits. Je marquai à Mme d’Estrade la plus grande répugnance à me prêter à cet arrangement où, à la vérité, je n’avais aucune part, mais qui paraissait peu convenable à mon état : on insista, je demandai du temps pour y réfléchir. Je consultai les plus honnêtes gens : tous furent d’accord que n’ayant contribué en rien à la passion du roi, je ne devais pas me refuser à l’amitié d’une ancienne connaissance, ni au bien qui pourrait résulter de mes conseils. Je me déterminai donc, on me promit et je promis une amitié éternelle. On verra que j’ai tenu parole. »

Tout le monde a reconnu dans cette dame d’Etioles la fameuse marquise de Pompadour. Les circonstances avaient fait d’elle la maîtresse de Louis XV, un roi faible, indécis et surtout défiant qui, se rappelant la tutelle sévère du cardinal Fleury et l’autorité despotique qu’avaient exercée Richelieu et Mazarin sur ses prédécesseurs, ne craignait rien tant qu’un premier ministre, par la crainte d’en devenir le premier sujet. C’est pour cela qu’il ne voulut jamais créer de premier ministre, mais, comme il ne voulait ou ne pouvait en remplir lui-même les fonctions, il arriva naturellement que la Pompadour en prit la place. Le fait est que lorsque la marquise cessa d’être la maîtresse du roi, elle eut le talent de se faire accepter pour ce rôle de premier ministre. Mais c’était pour elle une lourde charge : elle avait besoin d’un conseil et d’un ami sûr, et c’est alors qu’elle choisit Bernis dans les circonstances que nous venons de rappeler.

Bernis crut donc faire pour le mieux, étant donnée la situation, et si ces relations entre une favorite et un homme d’une haute naissance, qui d’ailleurs n’avait d’abbé que le nom, nous paraissent aujourd’hui complètement inadmissibles, il faut pour les expliquer et leur accorder quelque indulgence, se rappeler à la fois l’incroyable dépravation morale de ce temps, le prestige immense du pouvoir royal et le respect aveugle qu’il inspirait encore. Quant à la façon dont Bernis a usé de sa haute fortune, on nous permettra d’en chercher l’expression vraie ailleurs que dans des chroniques suspectes ou dans des épigrammes, reflets des passions de son époque. La récente publication, faite par M. Frédéric Masson, bibliothécaire au ministère des affaires étrangères, est à cet égard de la plus haute importance et il nous semble que ce témoignage a déjà visiblement modifié le jugement de l’histoire à l’égard de notre illustre compatriote. Jusqu’ici Bernis n’était guère connu que par ses poésies de jeunesse, par la protection de la Pompadour et par les déclamations des chroniqueurs de la Révolution contre le traité de 1756. Voltaire l’avait surnommé Babet la Bouquetière à cause de son style trop fleuri, et l’on savait que la Pompadour l’avait appelé son pigeon pattu. Défendez donc un homme affublé de surnoms pareils ! D’ailleurs le titre d’abbé rendait Bernis odieux aux philosophes, en même temps que les antipathies populaires contre l’Autriche devaient tourner contre lui l’opinion publique. Est-ce qu’un pareil homme pouvait avoir fait quelque chose de sérieux en politique ? Voilà, en substance, la base des jugements portés contre Bernis.

Or, la réalité qui ressort des plus sérieux documents historiques, diffère singulièrement de la légende. Bernis n’est pas un homme aussi futile qu’on le croit, et peut-être ne lui a-t-il manqué, pour être proclamé l’un des grands ministres de la France, que d’avoir des généraux à la hauteur de sa diplomatie.

Examinons brièvement sa carrière politique.

Le Roi voulant donner à Bernis une position officielle, le nomme ambassadeur à Venise le 7 novembre 1751. Bernis occupe ce poste pendant deux ou trois ans et sa correspondance ne fait qu’ajouter à la haute idée que l’on avait déjà de sa perspicacité et de son talent.

En 1755, il est nommé ambassadeur en Espagne, mais, à la veille de partir pour se rendre à son poste, les ordres du Roi le retiennent à Paris. Les circonstances étaient graves. L’Angleterre, notre implacable ennemie, non contente du traité d’Aix-la-Chapelle, cherchait plus que jamais à nous enlever nos colonies. Battue sur le continent, elle voulait au moins empêcher toute expansion de la puissance française au dehors, mais elle était vulnérable dans le Hanovre et il fallait un allié pour la défendre de ce côté. Quel pouvait être cet allié sinon Frédéric II, ce roi philosophe et corsaire, dont la politique a si bien fait école dans son pays ?

L’Angleterre ne croyait pas un rapprochement possible entre la France et l’Autriche, ces deux adversaires séculaires, et partant elle considérait la France comme étouffée d’avance dans les nœuds d’une coalition qui comprenait tous les Etats voisins. Avec cela, un Roi de France impossible. La Pompadour seule avait quelque influence sur lui. Bernis, qui depuis son ambassade à Venise connaissait à fond la situation politique de l’Europe, pouvait-il, à cause de la femme, refuser à son pays les services qu’il croyait pouvoir lui rendre ? On pourra longtemps ergoter sur cette question en faisant valoir de chaque côté les meilleures raisons. Pour nous, la réponse n’est pas douteuse, après la lecture des Mémoires et lettres, et le ton de loyauté qui y règne nous semble devoir faire pencher la balance en faveur de Bernis.

Or, pourquoi en septembre 1755, à la veille de son départ pour Madrid, Bernis était-il retenu inopinément à Paris par un ordre du Roi ? Parce qu’un incident imprévu venait de se produire. L’Autriche offrait secrètement son alliance. Il fallait un négociateur habile autant que discret. Bernis est choisi pour cette tâche importante et délicate entre toutes. C’était un changement immense de la politique de la France, justifié sans doute par les changements survenus en Europe, par la décadence de l’empire d’Autriche comme par les débuts menaçants de la Prusse. Mais quelle responsabilité !

La première conférence entre Bernis et Staremberg, l’envoyé de Marie-Thérèse, eut lieu le 3 septembre, alors que des négociations étaient déjà engagées depuis longtemps entre l’Angleterre et la Prusse, bien que le traité qui liait Frédéric à la France n’expirât que le 5 juillet 1756.

Le traité anglo-prussien fut signé le 16 janvier 1756, tandis que le traité de garantie et d’alliance défensive entre la France et l’Autriche ne fut conclu que le 1er mai 1756. Frédéric II envahit la Saxe le 29 août 1756 sans déclaration de guerre, rendant ainsi la guerre générale inévitable. C’est donc lui qui est responsable de la guerre de Sept ans. La France dut alors, bon gré mal gré, aller de l’avant et signer avec l’Autriche le traité d’alliance offensive et défensive qui porte la date du 1er mai 1757. Ces dates fixent les responsabiltés et ne laissent subsister aucun doute sur la duplicité de la politique prussienne. Déjà, le duc de Broglie, dans le Secret du Roi, avait montré que tous les torts étaient du côté de la Prusse et que le traité de 1756 ne fut qu’un acte de légitime défense contre une provocation sans prétexte et une agression à peine déguisée. Il conclut formellement que le changement de politique de 1756, accusé à tort par l’histoire, était juste et nécessaire en principe et ne fut compromis que par l’exécution.

Nous voilà bien loin de ceux qui présentent la guerre de Sept ans comme ayant été simplement, l’effet des rancunes de Bernis et de la Pompadour contre Frédéric qui, dans ses vers, avait raillé la facile abondance poétique de l’un, et avait appelé l’autre Cotillon II. Le reproche en ce qui concerne la Pompadour, n’est peut-être pas absolument infondé en ce sens que l’amour propre blessé de la favorite a bien pu avoir une part dans l’évènement diplomatique qui fut le grand acte politique du cardinal, mais il y a à ce revirement de la politique du cabinet de Versailles assez d’autres causes bien autrement importantes pour qu’on puisse reléguer ces rancunes au second plan. Le gouvernement français avait alors pour principal objectif de défendre ses colonies contre l’Angleterre. Il voyait l’Autriche beaucoup moins redoutable qu’autrefois et le roi de Prusse commençait à l’inquiéter autant par sa hardiesse militaire que par sa mauvaise foi.

« En rendant trop puissants les rois de Sardaigne et de Prusse, écrivait Bernis, nous n’avons fait de ces deux princes que des ingrats et des rivaux : grande et importante leçon qui doit nous avertir qu’il sera toujours bien dangereux de faire dépendre notre système de leur reconnaissance. »

Le premier traité avec l’Autriche (1756) avait pour but de maintenir la tranquillité sur le continent, afin que la France pût consacrer toutes ses forces à combattre les Anglais. Mais la rivalité ardente de l’Autriche et de la Prusse au sujet de la Silésie aurait dû faire prévoir la guerre générale dans laquelle la France devait être fatalement entraînée au grand détriment de sa lutte particulière avec l’Angleterre, et c’est le côté faible de la politique qui prévalut.

Au fond, la ligne de conduite de Bernis se résumait en deux termes fort simples, mais dont l’application, paraît-il, n’était pas moins difficile de son temps que du nôtre : c’était paix à l’extérieur et économie à l’intérieur. Dès qu’il sentit que nous étions la dupe de l’Autriche, il essaya loyalement de résister au courant qui entraînait la cour. Il sentait les périls auxquels l’imprévoyance politique et la prodigalité financière conduisaient la dynastie et le pays. Ses lettres confidentielles au duc de Choiseul, ambassadeur de Vienne, sont, à notre avis, ce qui a été écrit de plus terrible sur le gouvernement de Louis XV, tant à cause de la position de l’auteur, que de son dévouement au roi et à la monarchie, et l’on comprend encore mieux après un pareil témoignage, la réaction anti-monarchique qui éclata vers la fin du siècle et aboutit à la Révolution française. « Nous touchons, dit-il dans une de ses lettres, au dernier période de la décadence… »

Bernis fit tout ce qui était humainement possible pour mettre de l’ordre dans le gouvernement et dans l’administration, et pour terminer une guerre qui creusait encore l’abîme financier où nous allions tomber. Dès le mois de décembre 1757, il prêcha la paix dans le conseil et la prépara de toutes ses forces, malgré la Pompadour, qui, flattée par Kaunitz, le ministre de Marie-Thérèse, n’en voulait à aucun prix. Sa disgrâce fut le résultat de cette courageuse attitude qui lui valut, du moins, le retour des sympathies publiques.

Bernis ne s’était définitivement engagé dans les ordres sacrés que lors de son ambassade à Venise. Il fut nommé cardinal le 2 octobre 1758, mais ne reçut la barette à Paris que le 30 novembre, c’est-à-dire quelques jours seulement avant sa chute qui eut lieu le 13 décembre. Il fut du même coup exilé et se retira au château de Vic-sur-Aisne, qui dépendait de son abbaye de Saint-Médard de Soissons. Après la mort de la Pompadour seulement, c’est-à-dire en 1764, le duc de Choiseul, qu’il avait proposé lui-même pour le remplacer aux affaires étrangères, le fit nommer à l’archevêché d’Albi. En 1769, il fut envoyé à Rome en qualité d’ambassadeur et eut, par conséquent, une part active aux négociations entre les quatre cours catholiques (France, Autriche, Espagne et Portugal), qui eurent pour résultat la suppression de l’ordre des jésuites. Il occupait encore cette haute position à Rome quand la révolution éclata et naturellement le dépouilla de sa fortune et de toutes ses dignités. Il ne dut de pouvoir continuer de vivre à Rome, qu’à l’amitié du chevalier d’Azara, qui lui fit obtenir une pension de la cour d’Espagne. Il y mourut le 2 décembre 1794.

Ste-Beuve caractérise assez bien le cardinal de Bernis. C’est le « gentilhomme d’église… d’un esprit doux, d’une culture rare et d’un art social infini… » Peut-être, s’il eût connu les Mémoires, en eût-il parlé d’une manière encore plus favorable. Ces Mémoires dictés par le cardinal à sa nièce, la marquise du Puy-Montbrun, sont écrits avec une simplicité et une franchise dans lesquelles il est impossible de ne pas voir une droiture et une probité rares – autant du moins que le temps et le milieu pouvaient le comporter. En somme, les vertus et qualités de Bernis sont de lui et ses compromissions morales sont de son temps. Les lettres de Choiseul montrent tout ce que le malheureux a souffert de tortures intimes, dans une situation qui lui permettait de voir mieux que personne l’étendue du mal et l’impossibilité d’y porter remède.

La publication de M. Frédéric Masson présente, de plus, un intérêt tout spécial, et l’on pourrait dire d’actualité, par la lumière nouvelle qu’elle projette sur la politique prussienne au 18e siècle – lumière dont les reflets nous ont si douloureusement frappés dans ces derniers temps. Entre les procédés de Frédéric II et ceux de Bismarck, l’analogie n’est-elle pas frappante ? A un siècle de distance, ces deux grands Prussiens nous offrent la Belgique. Frédéric voulait par là nous brouiller avec l’Autriche afin de prendre la Bohême, de même que Bismarck a voulu par la même offre, nous brouiller en 1865 avec l’Angleterre. Du temps de Bernis, la France ne songeait qu’à la guerre maritime et coloniale contre l’Angleterre. Si nous reprenons aujourd’hui, sur un mode pacifique d’ailleurs, cette partie de notre ancien programme, peut-être serait-il sage de ne pas oublier les dangers auxquels elle nous a exposés jadis. De toutes façons, nos hommes d’Etat ne pourraient que gagner à approfondir dans les Mémoires de notre illustre compatriote, une partie de notre histoire qui offre tant d’analogies avec l’époque présente.

Aux œuvres politiques du cardinal de Bernis, récemment éditées par MM. Plon et Nourrit, il faut joindre sa correspondance avec Paris-Duverney publiée à Londres en 1790. Après sa mort, le chevalier d’Azara publia aussi sa correspondance avec Voltaire, ainsi que son poème, la Religion Vengée, dans un magnifique in-quarto sorti des presses de l’Imprimerie royale de Parme. Les libraires, d’autre part, s’emparèrent à l’envi de ses poésies légères et de 1797 à 1825 il en parut de nombreuses éditions.

La famille de Bernis compte beaucoup de notabilités militaires. Plusieurs ont figuré, toujours du bon côté, dans les évènements dont le Vivarais a été le théâtre. Un René de Bernis a publié le Précis de ce qui s’est passé en 1815 dans les départements du Gard et de la Lozère. Le marquis François de Pierre de Bernis a été député de l’Ardèche en 1828 et en 1830.

  1. Mémoires et lettres du cardinal de Bernis, publiés par Frédéric Masson, chez Plon et Nourrit. Les deux premiers volumes, qui comprennent la période de 1715 à 1758, date de sa disgrâce, ont paru en 1878. Le troisième, qui va de 1758 jusqu’à sa mort, arrivée en 1794, a paru en 1884.