Voyage … le long de la rivière d’Ardèche

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XII

Le royaume des gourmands

La dent de Rez. – Un bel api. – La miellée. – Le propolis. – Le miel des labiées et le miel du sainfoin. – Les fleurs mellifiques et celles qui ne le sont pas. – Un enterrement d’abeilles. – La production du miel dans l’Ardèche. – La cire. – Ce qu’on peut apprendre des abeilles. – Une station sanitaire dans le Gras. – La truffe. – La mouche truffigène. – Conditions pour avoir des truffes. – Les truffes d’Olivier de Serres. – Le curé de St-Andéol-de-Berg. – Talon, de St-Saturnin, et Rousseau, de Carpentras. – Les truffes, les champignons et les pluies d’été. – Les meilleurs terrains truffiers. – La carte truffière de France. – Production de la truffe dans l’Ardèche. – L’homme et le dindon. – La distillation des plantes aromatiques. – Thym et lavande. – Le gibier des Gras. – Le caillou dans l’avin.

De St-Remèze, nous remontâmes, le lendemain, à dos de mulet, sur la Dent de Rez, où nous vîmes des murs de pierres sèches formant les débris d’un ancien campement celtique.

Le panorama qui s’offre aux regards de ce point élevé est l’un des plus curieux qui se puissent imaginer. A l’est, quand le temps est clair, on aperçoit les Alpes, mais les brumes matinales nous les dérobaient ce jour-là. Au sud, les collines s’abaissant de plus en plus, il nous semblait voir des reflets du grand miroir méditerranéen vers lequel s’allongeait indéfiniment le cours étincelant du Rhône. Du côté du Bas-Vivarais, celui qui nous intéressait le plus, nous apercevions, comme des spectateurs dans un immense cirque, une cinquantaine de villages avec leurs clochers blancs, assis sur les collines qui vont en s’étageant jusqu’aux grandes montagnes bleues de la Lozère et du Tanargue. Le clocher de Notre-Dame-de-Bon-Secours, avec sa statue au sommet, est le centre de cet immense paysage, qui comprend la presque totalité du bassin de l’Ardèche, et où l’on peut voir quel beau lac faisait le Bas-Vivarais avant que les siècles eussent creusé dans les bancs néocomiens le long et étroit couloir de Vallon à St-Martin, qui donna une issue aux eaux, vers la vallée du Rhône.

Du haut de Rez, nous pûmes suivre dans le lointain le chemin que nous avions fait depuis deux jours, des Vans à Barjac, au Pont-St-Esprit et à St-Marcel. La partie du canton de Vallon, située de l’autre côté du profond ravin où coule l’Ardèche, nous apparaissait avec ses bouquets de bois sur un fond de landes arides comme un sauvage médaillon ceinturé de rouge par la bande des terres à poteries qui s’étendent de Salavas à Vagnas. Barbe prétendit même qu’il apercevait, avec sa lunette, la croix surmontant une pierre milliaire qui se trouve au sommet de la montée de Vagnas à Barjac, sur le parcours même de la voie romaine. Nous reconnûmes fort bien deux ruisseaux, l’un venant de Vagnas et l’autre du bois de Ronzes, qui se perdent dans le gouffre de la Goule. On sait que ces eaux vont, par un conduit souterrain, aboutir à l’Ardèche, en amont du pont d’Arc.

En revenant vers St-Remèze, nous aperçûmes, près d’une ferme, un magnifique rucher. – Oh ! le bel api ! s’écria notre guide. Barbe voulut demander à un paysan qui se trouvait là combien il y avait de ruches. Celui-ci le regarda de travers et répondit qu’il ne les avait pas comptées et ne les compterait jamais.

– Vous ne savez donc pas, fit notre guide, qu’il n’est pas permis de compter les essaims, car c’est vouloir les faire périr. Il n’est pas permis non plus de les vendre.

– C’est bien cela ! opina le paysan.

Nous étions au beau milieu du royaume du miel, qui comprend Sampzon, la Bastide de Virac, Orgnac, la Gorce, Gras, St-Remèze, Bidon et même le Bourg-St-Andéol. La région des Gras vivarois d’où vient ce beau miel grenu, jaune ou blanc qui, en fondant dans la bouche, dégage le parfum de toutes les fleurs qui ont servi à sa production, n’est que l’extrémité nord de la grande bande calcaire qui se prolonge jusqu’à Narbonne dont les miels, égaux mais non pas supérieurs aux nôtres, ont accaparé pour eux seuls la célébrité due au groupe tout entier.

Le miel n’est pas, comme beaucoup le croient, fabriqué par les abeilles ; c’est un suc particulier qui se trouve dans le nectaire des fleurs et que les abeilles ont le talent spécial de pomper. Elles le recueillent donc simplement dans leur premier estomac, où il ne subit, disent les entomologistes, qu’une modification moléculaire, et vont le dégorger ensuite dans les alvéoles de cire qu’elles se sont préalablement construites. Les abeilles savent aussi extraire le miel de ces rosées ou sécrétions sucrées dites miellées, dont se couvrent les feuilles de certains arbres : c’est la manne de l’Occident. Quand la miellée est abondante, les ruches sont bientôt garnies de miel ; mais il semble qu’elle est bien plus rare sur les landes arides de notre royaume des gourmands que dans la région des châtaigniers. Les abeilles savent enfin transformer en miel le suc de plusieurs fruits, et c’est pour exercer ce talent que nous les avons vues à St-Marcel dévaliser et mettre en fuite un homme qui coulait son vin blanc.

Les abeilles emmagasinent aussi le pollen des fleurs dont elles nourrissent leur couvain en le mêlant avec le miel. Le pollen est le pain des abeilles. Quand la saison des fleurs est passée, elles se nourrissent du miel prudemment ramassé à l’avance dans les alvéoles.

Outre le miel et le pollen, les abeilles recueillent dans les campagnes le propolis, c’est-à-dire cette substance résineuse, agglutinative, brunâtre ou rougeâtre, qu’on remarque sur les bourgeons ou l’écorce de certains arbres, notamment du peuplier, du saule ou de l’orme, pour fabriquer la cire et enduire l’intérieur de leur habitation, d’où ce nom de propolis, qui signifie avant la ville.

« Les miels de France les plus prisés, dit M. Hamet (1), sont : le miel du Gâtinais, butiné sur le sainfoin ; celui de Chamonix (Savoie), butiné sur des labiées et le mélèze ; celui de Narbonne, butiné sur les labiées (thym, romarin, serpolet, etc.) qui couvrent une colline de douze à seize kilomètres située aux Corbières ; celui de quelques localités des Alpes, butiné également sur les labiées ; celui d’Argences, butiné sur le sainfoin. Il est des miels du Jura et d’autres localités de l’est et du midi qui ne cèdent en rien à tous ceux que nous venons de citer, mais ils sont moins connus. L’Algérie produit aussi quelques miels de choix, butinés sur l’oranger, le figuier, etc. Les miels étrangers les plus renommés sont ceux du mont Hymette (Grèce), de Mahon (île de Minorque), de l’île Maurice (mer des Indes), de Portugal, du Chili, etc. Comme miels étrangers de qualité inférieure, il faut citer ceux de la Havane, de Cuba et de St-Domingue, qui laissent généralement à désirer sous le rapport de la fabrication. Dans les localités de cultures variées, le miel diffère de qualité selon la fleur qui domine. Les prairies naturelles fournissent généralement un miel blanc, doux et aromatisé ; le sarrasin et la bruyère, un miel rougeâtre ayant un goût prononcé ; la plupart des arbres donnent un miel séveux qui happe à la gorge, excepté le tilleul et quelques autre arbres dont le miel est très doux ; quelques plantes et quelques arbustes produisent un miel verdâtre et âcre : tel est celui récolté sur le buis, le bleuet, etc. »

Nous serions tenté de croire, en vertu du mot de Molière : Vous êtes orfèvre, M. Josse ! que M. Hamet est du Gâtinais. Dans tous les cas, il ne se montre guère gourmet, en mettant sur la même ligne le sainfoin et les labiées pour la production des miels supérieurs. S’il était venu à Orgnac, il aurait entendu nos apiculteurs se plaindre précisément de l’extension de la culture du sainfoin comme gâtant les miels de nos Gras dont les abeilles ne butinaient autrefois que les labiées. Mais, en ce qui concerne la bruyère et le buis, M. Hamet a parfaitement raison. Le miel de bruyère laisse au gosier une impression désagréable. Celui du buis est âcre. Heureusement, nous ne nous en apercevons guère, par le motif que la fleur de buis étant très précoce, les abeilles s’en servent pour nourrir leur couvain ou se nourrir elles-mêmes, et non pour le miel de la seconde récolte, celui dont l’homme s’empare, miel qui ne vient que plus tard, alors qu’une foule d’autres plantes odoriférantes sont en pleine floraison. Le buis n’a donc comme bon mellifique qu’une réputation usurpée et due simplement à cette circonstance que la lavande, le thym, le serpolet et autres plantes de haute qualité mellifique croissent partout à côté de lui.

Olivier de Serres indique le thym et le romarin comme donnant le meilleur miel, tandis que l’orme, les tithymales, le genêt, l’arbousier et le buis n’en donnent qu’un mauvais et même « emmaladissent » les abeilles. Il recommande donc d’arracher les tithymales dans le rayon de butinage des ruches et d’y planter au contraire force thyms et romarins.

Les gens d’Orgnac croient que la supériorité de leur miel vient non seulement de l’abondance sur leur territoire des plantes odoriférantes (presque toutes des labiées), mais aussi de l’absence du lierre qui donne un miel noir, des bruyères qui ne donnent qu’un miel grossier, et de quelques autres plantes ou arbustes qui croissent ordinairement le long des cours d’eau.

L’auteur du Théâtre d’Agriculture connaissait fort bien les mœurs des abeilles et l’on est étonné de retrouver dans son livre la plupart des observations si curieuses auxquelles ces intéressants insectes ont donné lieu. Olivier avait même remarqué chez eux un véritable enterrement : « … elles sortent des ruches les abeilles mortes, de peur de l’infection : mais c’est avec honneur, comme un convoi de sépulture, car une vingtaine d’abeilles accompagnent la morte, deux la traînent, volant un pied sur terre, jusqu’au sépulcre d’où elles retournent à leur logis toutes ensemble, chose que j’ay observée moi-même par curiosité. »

La production du miel, année moyenne, dans le canton de Vallon, était ainsi évaluée, il y a quelques années :

Orgnac . . . . . . . . 1,000 kilos -- 300 ruches.
La Gorce . . . . . . .   700   »   -- 250   »
St-Remèze  . . . . . .   600   »   -- 226   »
La Bastide . . . . . .   200   »   --  80   »
Sampzon  . . . . . . .   150   »   --  50   »

Les communes de Bidon et Gras (dans le canton du Bourg-St-Andéol) récoltent encore plus de miel que celle d’Orgnac. Un seul propriétaire de Bidon, M. Mirabel, en a eu quinze quintaux en 1871. Dans toutes ces communes, il n’est guère de propriétaire qui n’ait quelques ruches, mais aucun n’a encore essayé la production en grand. A Orgnac, les plus forts propriétaires ne possèdent pas plus de quarante ruches. Celles du maire actuel, M. Mathieu Duffès, produisent un miel exquis. L’apiculture, du reste, dans toute la région, se fait, comme du temps d’Olivier de Serres, à la bonne franquette. Les ruches sont en plein champ, mais on les met autant que possible à l’abri des vents du nord et d’est ; en mai et juin, on les surveille pour ramasser les essaims, afin d’établir de nouvelles ruches ou de remplacer celles dont les habitantes ont péri. Une bonne ruche coûte de vingt-cinq à trente francs ; à Orgnac, elle vaut de quarante à cinquante. Aussi, le miel d’Orgnac se paye-t-il souvent cinq francs le kilo, tandis que le prix moyen dans les communes environnantes varie de trois à quatre francs.

Nos miels surfins sont presque entièrement consommés dans le département même. A Paris, ils sont inconnus et nous doutons fort, vu leur prix élevé, qu’ils puissent devenir l’objet d’un commerce avantageux. Les meilleurs miels de Narbonne et de Chamonix ne se vendent pas plus cher à Paris que les miels d’Orgnac dans l’Ardèche. Au Hâvre et à Anvers, les miels d’Amérique sont réalisés couramment dans les cent francs les cent kilos.

Nous pensons toutefois qu’on pourrait tirer un meilleur parti des abeilles dans certaines parties de l’Ardèche, celles précisément où la nature aride et pierreuse du sol ne permet guère d’autre culture que celle des plantes et des bêtes du bon Dieu. Il y a là, pour une foule de propriétaires, une source de petits revenus qu’avec un peu de soin ils pourraient rendre abondants et réguliers. Comme l’a dit justement quelqu’un, l’apiculture est le complément de la grande culture et le supplément de la petite. Quelques essaims bien dirigés peuvent rendre, presque sans peine, à leur propriétaire, de dix à vingt francs la ruche. Il ne faut pas oublier que la cire rapporte plus que le miel, et son débit est assuré, puisque la France en importe autant qu’elle en exporte. Nous achetons chaque année pour soixante millions de cire à l’étranger. Quant au miel, notre exportation annuelle est de sept à huit cent mille kilos, et l’importation est insignifiante.

Les abeilles ont beaucoup d’ennemis, entr’autres la fausse teigne, le sphynx ou papillon tête de mort, dont la chenille se nourrit de la pomme de terre, le renard, le hérisson, l’hirondelle, l’abeirole, etc., mais le plus grand de tous est l’homme, qui, dans son ignorante avidité, étouffe parfois les habitantes de la ruche pour prendre leur miel, quand il est si facile d’arriver sans crime au même résultat, c’est-à-dire par le tapotement, la fumée ou l’asphyxie momentanée. Dans l’Ardèche, comme dans les départements du Nord, on se sert souvent pour l’asphyxie momentanée des abeilles de la fumée du lycoperdon, le champignon connu vulgairement sous le nom de vesse de loup.

Outre le profit matériel, il y aurait un grand profit moral pour nous à développer la culture des abeilles, car nulle part nous ne pourrions trouver de plus curieuses leçons et de plus sages exemples. Tandis que tous les liens de famille et de société se détendent parmi les hommes, ils se conservent parmi les abeilles comme du temps d’Aristote. On n’y connaît pas le suffrage universel, mais on y pratique le dévouement universel ; la république n’y est pas un prétexte à belles phrases, mais une magnifique et vivante réalité, pleine non pas d’avocats, mais d’ouvriers sobres, intelligents et laborieux. Ceux-là, du moins, ne se coalisent jamais contre leur patron, pour demander une augmentation de salaire, ou une réduction des heures de travail. Ah ! qu’Origène avait raison et que de vertus nous pourrions apprendre auprès des abeilles ! Prudence, industrie, amour du travail, ordre, propreté, tempérance : elles ont tout ce qui nous manque. Bref, les choses iraient bien mieux dans la grande ruche française, si l’on obéissait aux lois comme les abeilles !

Une de mes gourmandises d’enfant, était une tranche de pain recouverte de beurre avec une légère couche de miel d’Orgnac au dessus. On ne saurait rien imaginer de plus frais, de plus parfumé, de plus exquis. C’est au point que, chaque fois que j’en mangeais, je demandais naïvement pardon à Dieu d’oser me permettre une pareille orgie. J’en étais presque à croire que cette gâterie était d’invention vivaroise. Hélas ! les Anglais nous avaient depuis longtemps devancés sous ce rapport. Dans toutes les auberges en Suisse, on peut voir ces honorables insulaires en prenant leur thé, mordre à belles dents et avec un air de profonde satisfaction, à des tranches beurrées et miellées comme celles dont je me délectais en Vivarais – bien toutefois que le miel suisse, même celui de Chamonix, ne vaille pas celui que distillent les abeilles de nos régions calcaires.

Je me suis souvent demandé si un séjour dans les Gras, avec un bon régime de lait vivifiant et de miel aromatique tel que le font les chèvres et les abeilles de la contrée, ne vaudrait pas mieux que toutes les huiles de foie de morue du monde.


Une autre industrie agricole, que semble appeler en quelque sorte le terrain, est la culture de la truffe. Le royaume du miel dans l’Ardèche est aussi le royaume des truffes noires, mais un royaume assez mal administré, où l’homme laisse uniquement agir la nature, sans avoir l’air de se douter qu’avec un peu de travail intelligent il pourrait, au moyen du précieux tubercule, décupler le revenu de la terre. Cette ignorance et cette incurie sont d’autant plus inexcusables que Vaucluse est à deux pas et que personne n’ignore aujourd’hui les excellents résultats qu’ont donnés dans ce département les plantations de chênes truffiers.

Les truffes viennent sur beaucoup plus de racines d’arbres qu’on ne croit : il y a les truffes du genévrier, du buis, du châtaignier, du hêtre, de diverses espèces de pins, etc., mais tous ces tubercules n’ont aucune valeur, et nous parlerons seulement de la truffe du chêne.

Tous les chênes sont truffiers quand ils sont dans des conditions de terroir, d’exposition et de climat favorables. Les meilleures espèces cependant à ce point de vue paraissent être le kermès, l’yeuse, le chêne vert, le chêne blanc, le chêne noir et le chêne rouvre.

Les trois premières espèces, qui sont très répandues dans le midi de l’Ardèche, sont celles qui donnent le plus tôt de la truffe et de meilleure qualité. Mais elles ne dépassent guère Valence dans la vallée du Rhône, et Sarlat dans le bassin de la Garonne. Le chêne vert a l’inconvénient de périr sous l’action d’un froid de huit à dix degrés. Le chêne blanc, qui supporte les froids les plus vifs, forme la plupart des truffières naturelles ou artificielles des Basses-Alpes, de la Drôme et du Var, tandis que, dans les pays truffiers du bassin de la Garonne, c’est au chêne noir et au chêne rouvre qu’on doit le précieux tubercule.

Qu’est-ce que la truffe, d’où et comment vient-elle ? Jusqu’ici les savants en avaient fait un champignon, mais depuis quelque temps une nouvelle théorie paraît prévaloir. Les novateurs y voient simplement une galle souterraine du chêne, analogue aux galles aériennes que l’on rencontre sur divers arbres.

Elle serait due à une mouche particulière, dite mouche truffigène, dont on connaît deux espèces, l’une ayant les ailes azurées, et l’autre couleur lie de vin. En été, ces mouches volent de haut en bas au pied des chênes. Quand le moment de la ponte est arrivé, elles pénètrent dans le sol, piquent les radicelles du chêne et y déposent leurs œufs. En même temps, elles y injectent un suc très âcre qui y fait affluer la sève et produit une galle dont l’insecte se nourrit et qu’il perce après avoir subi ses diverses transformations pour arriver à l’état parfait. Dans cette nouvelle théorie, qui mérite tout au moins d’être signalée à l’attention des observateurs, le funeste effet de la sécheresse en juillet et août s’explique par les obstacles que la terre durcie oppose au travail de la mouche truffigène. Le bon effet des façons que les trufficulteurs donnent à leurs terrains s’explique aussi par les facilités que cela donne à l’entrée de la mouche, non moins que par l’influence plus directe que la pluie, la rosée et les gaz exercent alors sur les radicelles du chêne. Les hommes compétents recommandent instamment de s’abstenir de labours profonds, afin de ne pas détruire les radicelles du chêne, et de se borner à des façons de trois à quatre centimètres.

Un dicton local dans l’Ardèche dit : Pas de champignons, pas de truffes. Les étés secs ne valent rien pour les uns et les autres. On sait qu’il y a deux saisons de champignons correspondant à peu près aux deux récoltes de figues. Les premiers champignons viennent avec les figues-fleurs après les premières pluies de la lune de juin, et les seconds après les pluies de la lune d’août. Quand les pluies font défaut, la saison des champignons est manquée.

En 1882, il n’y a presque pas eu de champignons dans l’Ardèche. Les paysans disent que c’est faute d’aygados (rosées). Il est vrai que cette absence de rosées est favorable aux châtaignes.

Notons ici que beaucoup de paysans dans l’Ardèche considèrent les champignons et les truffes comme le produit des racines pourries des chênes et des châtaigniers. Vous verrez que les savants finiront par découvrir un jour ce que l’instinct de l’homme des champs avait deviné. La théorie de la mouche truffigène piquant les radicelles du chêne n’est-elle pas un pas dans cette direction ?

La recherche de la truffe se fait avec des chiens à Chomérac et dans les environs. Dans toutes les autres localités truffières de l’Ardèche, on emploie le compagnon de St-Antoine.

La truffe est connue de temps immémorial. Les Romains en mangeaient, mais rien n’indique qu’ils l’aient appréciée à l’égal de nos modernes Lucullus. Du temps de la Renaissance, on servait les truffes à la serviette, comme il résulte de ce passage du Baron de Feneste, par Agrippa d’Aubigné :

« Il trouva sa relique ployée dans la serviette, comme on enveloppe les truffes en Xaintonge. »

Olivier de Serres parle deux fois des truffes dans son Théâtre d’agriculture. La première fois, c’est à propos de la cartoufle (pomme de terre). Il résulte de ce passage que la pomme de terre était connue alors, mais depuis peu de temps, en Dauphiné où elle avait été apportée de Suisse. Après avoir décrit sa culture, l’illustre agronome dit que « le fruit ne se prépare pas si bien à l’air que dans la terre, se conformant en cela aux véritables truffes, auxquelles les cartoufles ressemblent en figure, non pas si bien en couleur, qu’elles ont plus claire que les truffes, l’escorce non raboteuse mais lisse et déliée. Voilà en quoi ces fruits diffèrent l’un de l’autre. Quant au goust, le cuisinier les appreste de telle sorte qu’on y reconnaît peu de diversité de l’un à l’autre. » (2)

Dans un autre endroit, il indique la façon de conserver les truffes.

« Elles sont gardées, dit-il, tant qu’on veut saines et entières dans la même liqueur. Ce sera avec leur escorce, sans les peler ni les couper, qu’on les jettera dans le vinaigre, car en cela consiste le plus savoureux : seulement on les lavera avec de l’eau et du vin, pour leur oster la terre et autres ordures. Les truffes sucent fort le vinaigre, d’où vient qu’elles se rendent trop aigres, à cause de quoy avant de les manger, l’on les trempe dans l’eau douze ou quinze heures, et après on les cuit dans le beurre avec des espices, ou autrement comme l’on désire. » (3)

On voit par ces deux passages que, si les truffes étaient connues au XVIe siècle, elles ne jouissaient pas de la haute et coûteuse considération qu’on leur accorde aujourd’hui. Au reste, on peut fort bien se demander si leur rareté vis-à-vis de la pomme de terre n’en fait pas le grand mérite et si les plus raffinés d’entre nous n’en parleraient pas sur le même ton qu’Olivier de Serres dans le cas – ce qu’à Dieu ne plaise – où les truffes deviendraient trop abondantes et les pommes de terre trop rares.

Vers le milieu du siècle dernier, le marquis de Jovyac, faisant ses petits cadeaux d’ami à dom Bourotte, lui envoyait des truffes sèches. Le malheureux ! mais comment faire autrement quand il fallait quinze ou vingt jours pour aller du Teil à Paris ? A la même époque, un seul de nos curés du Bas-Vivarais, parmi tous ceux dont la Collection du Languedoc contient les réponses à dom Bourotte, mentionne la truffe parmi les productions locales : c’est celui de St-Andéol-de-Berg.

« La production la plus admirable du pays, écrit-il, sont les truffes noires, espèce de pommes de terre qui viennent à un demi-pied dans la terre, sans tige et sans racines. On les appelle truffes noires parce que leur écorce est noire, mal polie, toute boutonnée quoique l’écorce soit noire. On en distingue de quatre sortes, suivant les différentes saisons de l’année. Celles qui sont noires en dedans avec des filaments gris en dehors, viennent en hiver et sont celles qui ont l’odeur plus forte. On en fait des ragoûts. On ne sèche point celles-là. Elles viennent dans des endroits où il y a des chênes blancs et dans ces endroits, la terre ne produit point d’herbage. Les couchons (sic) faits et appris à cela les creusent et cherchent dans la terre. Les blanches en dedans, qui sont les plus délicates, viennent au printemps dans les mêmes endroits, mais dans l’herbage, ce qui cause beaucoup de dommage à l’herbage des particuliers. »

Nous nous demandons ce que pouvaient bien être ces truffes blanches dont parle la lettre. Peut-être existe-t-il aussi des truffes de printemps, négligées et tombées dans l’oubli parce que nos gourmets dont le goût est fort différent de celui du curé de St-Andéol, n’estiment que la truffe d’hiver, la truffe à l’odeur pénétrante qui a subi les premières gelées.

Notre quasi-compatriote, l’académicien Beaudoin, de Pradelles, dans son Iconologie, représente le mois de décembre sous la forme d’un homme laid, vêtu de noir, tenant de la main droite le capricorne et de l’autre une corne pleine de truffes.

Les essais de culture de la truffe datent de bien longtemps, mais tandis que les académiciens, comme Buffon, en faisaient des semis, s’imaginant que la truffe venait comme la pomme de terre, des gens pratiques, c’est-à-dire des cultivateurs, se bornaient à planter des chênes, en laissant à ceux-ci le soin de faire pousser la truffe. Dès le siècle dernier, des plantations de chênes étaient faites dans ce but du côté de Loudun (Vienne), et paraît-il aussi, dans Vaucluse. Un paysan de St-Saturnin-lez-Apt, nommé Talon, faisait ainsi, dans le commencement de ce siècle, une petite fortune, et son exemple paraît avoir donné la première impulsion. Son plus vaillant imitateur fut M. Rousseau, de Carpentras, et ce sont les succès de ce dernier qui, en lui valant une médaille à l’Exposition universelle de 1855, appelèrent enfin l’attention publique sur les truffières artificielles et firent entrer cette industrie dans le domaine pratique.

En 1856, M. de Gasparin visita les truffières de M. Rousseau et, la même année, un arrêté du préfet de Vaucluse autorisait tous les conseils municipaux du département à prélever une certaine somme pour planter des chênes truffiers sur les biens communaux. Depuis lors, la culture de la truffe n’a fait que progresser dans quelques départements, surtout Vaucluse, les Basses-Alpes et la Dordogne.

Un paysan de Lussas, nous parlant des truffes recueillies dans cette commune, nous disait que la récolte était nulle quand le mois d’août se passait sans pluie, et qu’elle était également nulle l’année qui suivait l’ébranchage des chênes, lequel a lieu au mois de septembre.

Ces deux observations avaient été faites depuis longtemps dans tous les pays truffiers. La truffe craint beaucoup moins la sécheresse que l’humidité, et il suffit de deux ou trois pluies légères pour assurer la récolte. Quant à l’élagage des chênes, on a constaté qu’il réduisait la récolte en proportion des branches enlevées.

Les éclaircies et surtout l’arrachage des souches ont, au contraire, une influence favorable. Il faut à la truffe de l’air et du soleil. Le meilleur bois truffier, quand il devient trop épais et quand l’ombre favorise le développement des herbes parasites sur le sol, cesse de produire l’excellent tubercule.

Les débris des truffes, loin de servir de semis, rendent stériles les chênes truffiers les plus féconds. On suppose que cela vient de ce que la truffe est un engrais énergique. Or, la truffe ne peut sympathiser avec aucune espèce de fumier. Il lui faut un sol aride, brûlé, dépourvu de toute plante parasite. Les rabassiers savent fort bien qu’un des indices de la présence de la truffe est la stérilité du terrain qui environne le chêne truffier.

D’après Pline, la truffe aimerait les orages et serait même le produit de la foudre et de l’électricité. Cette idée a été sans doute suggérée par le fait que les orages sont plus fréquents dans les pays de truffes, qui sont toujours des pays chauds. D’autres croient qu’il se fait une plus grande communication électrique par le chêne vert et le kermès, dont les feuilles sont hérissées de piquants. Ce que nous avons dit plus haut de l’influence des pluies d’été explique aussi l’assertion de Pline.

La production des glands est généralement en sens inverse de la production des truffes.

Les meilleurs terrains pour la truffe sont les plus mauvais pour la plupart des autres cultures. Ces terrains, que fournissent ordinairement les couches jurassiques, se composent d’un mélange de calcaire, de silice, d’argile et de fer dont les proportions varient, avec fort peu d’humus et beaucoup de cailloux roulés. Ce sont aussi les terrains de bonnes senteurs, comme les appelle Olivier de Serres, où croîssent spontanément le thym, la lavande, le serpolet et autres plantes odoriférantes.

Partout où ces terrains existent avec des chênes et sous un certain climat, correspondant à peu près à celui de la vigne, il y a des truffes, mais les conditions sont encore meilleures quand ces terrains sont en pente, car la truffe n’aime pas d’être noyée, et avec l’exposition du sud. Les cantons du Bourg et de Vallon sont chez nous le type du terrain et du climat qui conviennent le mieux à la truffe.

Bien que tous les chênes soient truffiers, nous engageons cependant pour plus de sûreté ceux de nos concitoyens de l’Ardèche qui, ayant des terres dans les conditions voulues, voudraient cultiver la truffe, à se procurer des glands des chênes qui ont déjà fait leurs preuves. Un spécialiste, M. Chatin, prétend même que les glands cueillis sur l’arbre ne valent rien et qu’il faut se servir uniquement de ceux qui sont tombés à terre, lesquels, dit-il, ont seuls chance d’emporter avec des parcelles du sol les spores ou graines de la truffe.

Les truffes se trouvent dans tous les pays du globe, en Asie, en Afrique et en Amérique tout comme en Europe. La France et le Piémont sont les pays qui en fournissent le plus. En France, le terrain truffier part des Hautes-Alpes avec un maximum de huit cents mètres d’altitude et se prolonge jusque dans les Charentes, en passant par Vaucluse, l’Ardèche, le Lot et la Dordogne. Il se bifurque du côté des Basses-Alpes et s’étend jusqu’aux Alpes-Maritimes. Du côté du nord, il s’arrête un peu au-dessus de Valence. Les départements truffiers sont :

L’Ardèche, la Drôme, l’Isère, les Hautes-Alpes, Vaucluse, les Bouches-du-Rhône, les Basses-Alpes, le Var, les Alpes-Maritimes, le Gard, l’Hérault, l’Aude, la Haute-Garonne, Tarn-et-Garonne, Lot-et-Garonne, la Dordogne, le Lot, le Tarn, la Corrèze, les Deux-Charentes, la Vienne, les deux-Sèvres, l’Indre-et-Loire et la Côte-d’Or. En tout, vingt-cinq départements, dont la plupart sans importance truffière. La production n’est réellement considérable que dans Vaucluse, la Drôme, la Dordogne, le Lot, l’Aveyron, la Charente et le Lot-et-Garonne.

Les statistiques générales évaluent la production totale de la truffe en France à dix-huit ou vingt millions de francs qui se répartiraient ainsi : Le Lot, la Drôme et la Dordogne, environ deux millions chacun ; l’Aveyron, la Charente, Vaucluse et Lot-et-Garonne, un demi-million chacun ; les autres départements truffiers, de cent à trois cent mille francs.

Mais nous avons des raisons de croire que ces chiffres sont beaucoup trop faibles. Un propriétaire de la Drôme nous assurait récemment qu’il se faisait à Nyons un commerce de cinq à six millions de truffes.

Les communes à terrain calcaire des arrondissements de Privas et de Largentière sont les seuls qui produisent des truffes. Ce tubercule abonde, surtout dans les cantons de Vallon et du Bourg. Les communes de la Gorce, Bessas, St-Marcel, St-Remèze, Gras, Bidon, St-Maurice-d’Ardèche, Balazuc, Pradons, Ruoms, sont celles qui en produisent le plus. Au Bourg-St-Andéol, la recherche des truffes dans les bois communaux est donnée par adjudication (mille à quinze cents francs par an). Le canton de Vallon doit en expédier à lui seul douze à quinze cents kilos par an, dont la plus grosse part vient d’Orgnac et de la Gorce. Les truffes dans les autres cantons calcaires sont moins abondantes et de qualité inférieure. Celles de la Gorce, par exemple, ont infiniment plus de fumet que celles d’Uzer et Laurac, et ne le cèdent en rien à celles du Périgord. La production du département est évaluée à quinze ou seize mille kilos dont la moitié est consommée dans le pays. En mettant la truffe au prix moyen de huit francs le kilo, cela ferait un total de cent vingt-huit mille francs.

Or, quand on a parcouru comme nous, toute la région truffière de l’Ardèche, il est évident que ce chiffre pourrait être considérablement augmenté. Nous avons d’immenses surfaces incultes, qui se prêteraient admirablement à la culture des truffes. Il suffirait d’y semer des glands et d’attendre patiemment quelques années, en mettant les jeunes arbres à l’abri de la dent des bêtes. Au bout de trois ou quatre ans, on verrait les premières truffes, mais ce n’est que vers la douzième année que la récolte prendrait une véritable importance. Il résulte des registres soigneusement tenus par M. Rousseau, de Carpentras, que le produit d’un hectare de chênes truffiers en plein rapport, c’est-à-dire au bout d’une douzaine d’années, peut s’élever à mille francs. On en cite dans la Dordogne qui atteignent douze cents francs. L’absence ou la modicité du produit des premières années est donc bien vite compensée, et c’est ainsi qu’on voit aujourd’hui dans des pays plus industrieux que le nôtre de mauvaises terres, qui, il y a vingt ans, n’auraient pas trouvé acquéreur à cinq cents francs l’hectare, donner chaque année un revenu égal ou supérieur à cette somme. Il est naturel qu’on se plaigne de l’oïdium, du phylloxera, du chaud ou du froid et même du gouvernement, mais il serait encore mieux de conjurer le sort par l’emploi intelligent des biens que Dieu nous a donnés. La consommation de la truffe, restreinte autrefois par la difficulté des communications, ne peut que se développer considérablement, grâce à la rapidité des transports.

Plantons donc des chênes truffiers, dans le double but d’avoir des truffes, c’est-à-dire de l’argent, et de reboiser nos pauvres montagnes qui en ont tant besoin. Que si quelque malencontreux critique venait nous dire – comme ce brave ami Barbe – que c’est là un aliment indigeste, nous lui répondrions comme un ancien évêque de Viviers : Bah ! ce sont les dindons qui font courir ce bruit ! (4)

Qui sait si ce ne sont pas les dindons qui nous ont empêchés jusqu’ici de planter des chênes truffiers ? Dans ce cas, le fabuliste aurait encore raison :

Le plus dindon des deux n’est pas celui qu’on pense !


Une autre industrie de la région des Gras est – ou plutôt pourrait être – celle de la distillation des plantes aromatiques. Il faut avouer qu’elle n’a pas donné jusqu’ici de résultats satisfaisants. Un brave homme l’avait entreprise, il y a quelques années, à St-Remèze. Il s’était établi ad hoc à un kilomètre du village, dans la tour du moulin-à-vent de l’ancien seigneur. Notons en passant que tous les moulins-à-vent, ou à peu près, ont cessé de fonctionner dans notre pays. On leur reproche de faire le pain noir, et surtout de n’avoir pas de service régulier, par suite de l’inconstance du vent. Dumas, c’était le nom de notre homme, distillait chaque saison :

Environ cent litres de lavande mâle, valant trente francs le litre ;

Trois cents litres de thym rouge (farigoule) à trente francs le litre ;

Enfin, six cents litres d’aspic ou badafe (lavande commune), à dix ou onze francs le litre.

La lavande venait de la Dent de Rez. Le thym rouge est très abondant sur le plateau de Saint-Remèze, mais rend peu. L’aspic qui est aussi abondant que le thym rouge, rend le double. Ces essences étaient emportées à Nice, Nyons, Marseille et ailleurs ; il paraît qu’à Marseille ce commerce ne va guère.

Dumas avait trois alambics desservis par trois ou quatre personnes. La cueillette du thym rouge avait lieu en mai, celle de la lavande en août, et celle de l’aspic au commencement de septembre. Chacune durait une quinzaine de jours. La lavande se vendait quatre francs les cent kilos ; l’aspic un franc cinquante centimes, et le thym rouge, deux francs cinquante centimes.

Deux ou trois cents personnes étaient employées à cette cueillette qui se traduisait par cinq mille kilos de thym rouge, mille de lavande et quatre mille cinq cents d’aspic.

Notre distillateur ne réussit pas, puisqu’il abandonna son industrie et le moulin-à-vent où personne ne l’a remplacé. D’autres essais du même genre dans la région des bords du Rhône, ne paraissent pas avoir été plus heureux. L’essence de lavande est encore un peu employée par la médecine domestique (coupures, brûlures, coliques), mais surtout pour la parfumerie. L’essence d’aspic est vendue par les pharmaciens sous le nom d’huile d’aspic ; les pêcheurs s’en servent pour y tremper les vers destinés à amorcer le poisson. On a essayé de distiller aussi la menthe sauvage, mais il ne paraît pas que cela ait enrichi personne.

On dit que les moustiques craignent la lavande. Dans ce cas, les aubergistes de Vallon sont bien coupables de ne pas appliquer un remède qu’ils ont sous la main, pour protéger les malheureux voyageurs qui passent la nuit chez eux.

Beaucoup de gens emploient la lavande en guise de camphre, pour éloigner les mites. A Paris, quand commencent les grandes chaleurs de l’été, on voit circuler le matin de pauvres gens chargés de petites bottes de lavande, criant dans les rues :

La lavande,
La lavande qui embaume,
Un sou la botte !
Chassez les vers, les papillons.
Un sou la botte !

La botte comprend une dizaine d’épis de lavande. C’est une lavande beaucoup plus drue que la nôtre. Elle est l’objet d’une culture régulière du côté de Montreuil, la plaine des Vertus et Bagnolet. On en apporte des charretées pendant la nuit à la Halle, et c’est là que les petits marchands vont s’approvisionner le matin pour la vente au détail.

Le thym commun ou farigoule ou Poté ne vient naturellement que sur les collines sèches du Midi, mais on le cultive aussi dans les jardins, à cause de son odeur aromatique et de son emploi comme assaisonnement. Il n’y a pas de gibelotte ou de civet bons sans farigoule.

Le serpolet est le thym bâtard ou sauvage. Tous les thyms sont adorés par les lièvres, les lapins et les abeilles. Dans le langage des fleurs, le thym est le symbole de l’activité et de la jalousie.

Le gibier, dans ce pays des plantes aromatiques, est exquis. Il est admis que le lapin sauvage de la Gorce vaut le lièvre des Cévennes, et que le lapin domestique des cantons du Bourg et de Vallon vaut le lapin de garenne d’ailleurs.

Nous reprîmes le chemin de Vallon. Au sortir d’une sorte de défilé où la route s’insinue comme un serpent, nous revîmes le splendide bassin du Bas-Vivarais que nous avions déjà contemplé du haut de la Dent de Rez. Les flancs de la montagne sont assez boisés. Les chênes se partagent l’espace avec les rochers et les plantes sauvages. Quelques noyers émergent çà et là dans les cros, c’est-à-dire les bassins naturels que les eaux ont remplis de terre végétale. Les avins ne sont pas rares et nous jetâmes en passant un caillou dans celui de Chazot pour en mesurer la profondeur. Nous entendîmes le caillou rebondir plusieurs fois avec un son argentin ; puis, plus rien. C’est comme un enterrement : quand les cloches ont fini de sonner, adieu le mort…, à moins qu’il n’ait laissé des souvenirs de vertu ou de bienfaisance de nature à conserver longtemps sa mémoire vivante parmi ses concitoyens.

  1. Cours pratique d’apiculture, p. 294.
  2. Théâtre d’agriculture, édition de 1673, p. 500.
  3. Idem., p. 740.
  4. Ce mot a été attribué à la fois à Louis XVIII et à Mgr de Mons, évêque de Mende et de Viviers.