Voyage … le long de la rivière d’Ardèche

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XIII

La vallée de l’Ibie

La Gorce. – Son vieux château. – Le curé et la nouvelle église. – Les protestants. – Violation de sépulture. – Le capitaine Rousset. – La pivoine. – La Chadenède. – La montagne de Leyris.

La vallée de l’Ibie a ceci de particulier que, contrairement à ce qu’on voit d’habitude, il y a plus d’eau dans son thalweg en amont qu’en aval. Voyez, en effet, l’Ibie à Villeneuve et ses principaux affluents, le Roanel et le Merdaric, à St-Andéol-de-Berg : il y a toujours de l’eau, et par suite du fretin, ou tout au moins des grenouilles, tandis que dans la dernière partie de son cours, c’est-à-dire de la Combe Obscure à l’Ardèche, l’Ibie, bien qu’ayant reçu le tribut de tous les ravins de la vallée, n’est le plus souvent qu’un torrent affreusement desséché.

L’Ibie est appelée dans les vieux actes Ivia. Les paysans l’appellent Ibîo ou Libîo. Barbe prétend que ces noms sentent le paganisme et, comme les versants de la vallée étaient autrefois très boisés, il présume que les prêtres des faux dieux vinrent y prolonger la célébration de leur culte après le triomphe du christianisme. Celui-ci ayant généralement remplacé le nom de Mercure par St-Maurice et celui de Mars par St-Martin, Barbe fait observer qu’il y a un St-Martin à Vallon et un autre au Pont d’Arc, et qu’à St-Maurice-d’Ibie un quartier, qui a gardé le nom de Mercoiras, possède un ruisseau appelé Rimercuer (rivus Mercurii), où coule une source ferrugineuse, jadis fréquentée par les Romains. Non loin de là, le hameau des Hermessenes semble rappeler aussi que le quartier et les eaux étaient consacrés au dieu de la santé, Hermes Sanus. On a, d’ailleurs, trouvé dans cette localité bon nombre de monnaies romaines et autres objets antiques. (1)

Barbe a peut-être raison et je me garderais cette fois de lui chercher querelle.

Pour parler de l’Ibie à un autre point de vue, notons que Soulavie a remarqué, dans les dépôts caillouteux de l’Ibie, des débris de basaltes, lesquels, ne pouvant venir que du Coiron, confirment la supposition que cette chaîne formait autrefois un vaste plan incliné s’étendant jusqu’à Vallon et peut-être plus loin, avant d’être coupé par les vallées transversales de l’Escoutay et de Claduègne qui ne permettent plus aujourd’hui aux laves de Montbrul de prendre la direction rectiligne de l’Ibie.

En descendant de St-Remèze, nous filâmes droit sur la Gorce, en laissant Vallon à gauche. Le village de la Gorce est à trois ou quatre kilomètres de Vallon, entre les coteaux de la Loubière et la montagne de la Dent de Rez. C’est une des étapes de la route militaire qu’ont tant de fois suivie les armées protestantes au XVIe et au XVIIe siècle – route qui faisait communiquer directement la vallée du Rhône avec les Cévennes du Gard et que défendaient les forts protestants de Salavas, Vallon, Mirabel, Privas et le Pouzin. Les ponts et chaussées modernes ont construit une route plus longue et parfaitement carossable ; mais les piétons et les cavaliers, sans compter les grands troupeaux appelés parjades, suivent encore l’ancienne pour la traversée de la montagne de Leyris, à partir du ruisseau de Salastre, et peuvent ainsi arriver une heure plus tôt à Villeneuve.

Le premier pont que l’on rencontre après Vallon porte le nom de pont des Sarrasins. La tradition veut qu’il y ait eu là un combat. On y a trouvé des restes de murs et des briques anciennes. Tout cela est-il d’origine sarrasine ? On peut le croire, mais il faut cependant ne pas perdre de vue que nos populations ont depuis bien longtemps pris l’habitude d’attribuer aux Sarrasins une foule d’anciennes bâtisses qui viennent évidemment des Romains. En faveur des partisans de l’origine sarrasine, il est à noter que les noms d’Eldin et Saladin sont très répandus dans ces parages.

Le village de la Gorce est adossé à un petit monticule au sommet duquel était le château dont il ne reste plus que des ruines. Le curé, M. Chomérac, a acheté la plus grande partie de ces ruines et en a fait un jardin des plus accidentés. De la plus haute terrasse, on domine toute la vallée, et l’on aperçoit au sud et au nord jusqu’au sommet de la montagne de Leyris. Un beau vernis du Japon (aylante) a poussé dans les fentes mêmes du rocher, et forme en quelque sorte le plumet de la citadelle ruinée. Tout à côté est un banc champêtre où l’on peut philosopher à l’aise sur les décadences humaines à l’ombre d’un grenadier et d’un genévrier.

La chapelle du château est encore intacte, quoiqu’à moitié remplie de décombres. Sa voûte supporte un champ de pommes de terre où végètent aussi quelques mûriers. On y remarque des meurtrières qui ont trois mètres de longueur.

En face, à l’est, on aperçoit sur la montagne la plus vieille chapelle de la contrée, dédiée à Notre-Dame d’Ajude (2) dans le quartier d’Ajude. Un peu plus au sud-est, le quartier de Chambemel (campus mellis) ; on sait que le miel de la Gorce ne le cède en rien à celui d’Orgnac. Sa réputation ne date pas d’aujourd’hui. Le marquis de Jovyac écrivait à dom Bourotte en 1766 : « Mon fils vous offrira un petit pot de miel de la Gorce que l’on trouve bien bon. »

Le sentier qui serpente dans Chambemel et qui représente l’ancienne route de la Gorce à St-Remèze, est appelé miqueli, mot qui vient de mala scala, devenu successivement malscale, moquele et miqueli.

Le château de la Gorce paraît avoir subi plusieurs destructions successives. On croit que la plus ancienne remonte aux Sarrasins. Les autres se rapportent aux guerres de religion. La Gorce était autrefois un fief de la baronnie de Chalencon.

La Gorce se rendit à Louis XIII après la chute de Privas. « Avant que le roi partît de Privas, dit Pierre Marcha, le sieur de Joanas, fils de M. de Montréal, pratiqua avec ceux de la Gorce leur obéissance, et obtint de S. M. leur pardon, moyennant le rasement de ses murailles et fortifications, de quoi la commission fut baillée à M. de Rochecolombe et au sieur Juge du Vivarais, qui l’exécutèrent entièrement… »

Les anciens du pays racontent que Louis XIII passa à la Gorce se rendant à Nîmes ; on lui présenta selon l’usage les clés de la ville, le pain et le vin. Le roi dit : Vous avez là du bon vin ! – Nous en avons bien du meilleur, lui répondit malicieusement le représentant de la Gorce.

Il y avait, au siècle dernier, à La Gorce, une chapelle des Anges, dont le baron d’Antraigues était le patron. Il y avait aussi les ruines d’une ancienne église appelée St-André qui fut démolie par les calvinistes sous Charles IX.

L’église de la Gorce, récemment bâtie, est posée sur la voûte même de l’ancienne qui est ainsi passée à l’état de crypte. Il a fallu au curé un véritable courage et une persévérance à toute épreuve pour mener à fin cette difficile entreprise. Les protestants se moquaient, et le mot que l’on colportait partout : Co’s éno téoulo (c’est une téoule) n’avait pas laissé que d’impressionner beaucoup de catholiques. La téoulo est un piège aux oiseaux formé d’une pierre plate imperceptiblement soutenue par une combinaison de minces baguettes de bois sur lesquelles vient se poser l’oiseau pour manger le grain qui est au-dessous. Les baguettes cèdent, la pierre tombe et l’animal est écrasé. Les catholiques de la Gorce finirent cependant par se rassurer, en voyant que, grâce à ses puissants contreforts, le nouvel édifice possédait toute la solidité désirable, mais il est évident que l’abbé Chomérac, dont l’énergique volonté avait fait réussir l’entreprise, dut passer bien des mauvais quarts d’heure.

Les catholiques à la Gorce forment plus de la moitié de la population, mais leur influence, leur activité et leurs ressources ne sont pas en raison de leur nombre. Ce sont les protestants qui règnent et gouvernent, et peut-être ne le font-ils pas avec toute la modération désirable. Un fait caractéristique de la manière dont quelques-uns du moins entendent la liberté des cultes s’est passé dans cette commune dans la nuit du 30 juin au 1er juillet 1877. Toutes les croix du cimetière catholique (soixante-quatorze tombes) furent abattues. Une enquête judiciaire eut lieu, mais sans donner de résultats.

On ne s’étonnera pas après cela des difficultés que rencontre à la Gorce l’organisation des écoles catholiques. Pour être curé à la Gorce, il faut être taillé pour la lutte. J’imagine que le ministère catholique, en certaines paroisses de l’Ardèche, surtout par ce temps de fanatisme à rebours, doit compter dans l’autre vie pour force années de purgatoire. Le curé actuel peut, d’ailleurs, trouver une consolation dans la pensée que beaucoup de ses prédécesseurs ont été encore plus malheureux que lui. Pendant de longues années, au XVIIe siècle, le culte catholique n’a pu être exercé à la Gorce. Le curé fugitif se cachait dans les environs pour prêter, à l’occasion, aux fidèles les secours de son ministère. Un écrit, laissé par l’un d’eux, constate qu’étant rentré dans sa paroisse, il put faire une inhumation dans les ruines de Sainte-Catherine (son église).

L’ancien cimetière, qui était devant l’église, est traversé aujourd’hui par la grand’route. On remarque, en face du portail de l’église, un amas de vieux mortier mêlé d’ossements humains qui doit provenir d’une inhumation en masse, à la suite d’un combat ou d’une épidémie.

Une page du Soldat du Vivarais contient, à propos de la Gorce, le récit d’un combat homérique, dont le héros fut un capitaine catholique nommé Rousset. Cet officier prit un jour avec lui trente hommes d’élite et alla provoquer les protestants de la Gorce, en leur capturant quelques pièces de bétail. Cent ou cent vingt hommes vinrent l’attaquer, mais d’un coup de sa grande épée, le capitaine fit sauter la tête du chef ennemi qui s’appelait Villars. Les gens de Vallon et de Salavas accoururent au secours de ceux de la Gorce. Rousset, avec cinq ou six hommes qui lui restaient, se défendit vigoureusement, et bien qu’ayant reçu une balle à travers le corps, parvint à se réfugier au château de Chaussi. Il guérit par miracle de ses blessures.

Savez-vous par quoi la Gorce était célèbre du temps d’Olivier de Serres ? – Par la pivoine. On y cultivait cette plante pour sa racine que les marchands envoyaient aux foires de Lyon « pour la fourniture de toute la France ». (3) La racine de pivoine est encore employée aujourd’hui comme anti-spasmodique. Il paraît que les Chinois ont une vénération profonde pour cette plante et qu’elle fait le principal ornement de leurs jardins.


La route directe de Vallon à Aubenas que nous suivons est peu fréquentée. Bien qu’il y ait quatre kilomètres de moins que par la direction d’Uzer, les voitures et les charrettes préfèrent cette dernière voie qui est mieux entretenue et qui a moins de montées. Nous laissons à droite la vieille habitation des la Chadenède. Au XVIe siècle, un Sabatier, licencié en droit, était juge de la baronnie de la Gorce. Il acquit différents fiefs et fut la tige de la famille de la Chadenède, dont plusieurs membres ont exercé les fonctions de syndic du Vivarais. Notons en passant que si la noblesse des la Chadenède est partie de la robe, elle a été singulièrement relevée par l’épée de celui de ses membres qui, en 1628, avec quarante-cinq hommes seulement, défendit pendant plusieurs jours le château de Salavas contre le petit corps d’armée du duc de Rohan.

On aperçoit, à la montée de Leyris, des couches de terre réfractaire où il semble qu’on ait commencé quelques travaux. C’est dans ces parages que fut tué en 1621, le capitaine catholique de Surville, tandis qu’il repoussait, avec M. de Lanas, une incursion de la garnison protestante de la Gorce vers Rochecolombe.

  1. Aperçu sur le pays des Helviens, par M. de St-Andéol, pages 26 et 29.
  2. Ajudo ou Ajuda en patois veut dire aide, aider. Notre-Dame d’Ajude a donc la même signification que Notre-Dame de Bon Secours.
  3. Théâtre d’agriculture.