Voyage aux pays volcaniques du Vivarais

Docteur Francus

- Albin Mazon -

Lettre à un ancien professeur du Collège de Privas

Juin 1871

Mon cher abbé,

Vous n’avez pas oublié ces temps heureux où ma jeunesse apprenait à comprendre et admirer Virgile, Homère, Euripide, Tasse, Dante et nos vieux poètes français.

En outre, j’épelais avec vous les merveilles géologiques et végétales du pays.

Nous lisions dans les pierres et dans les fleurs, comme dans les deux livres où Dieu a le mieux écrit les secrets de sa puissance et de sa sagesse infinie.

Votre voix, comme une évocation magique, transformait, à nos yeux, tous ces pittoresques environs de Privas que nous avons tant de fois parcourus ensemble. La plaine et la montagne s’ouvraient pour nous révéler leurs mystères. Les vieux âges venaient se replacer sous nos yeux. Nous assistions aux antiques bouleversements, aux séculaires batailles de l’eau et du feu, au développement des montagnes et au creusement des vallées. Nous trouvions à tous les détours du chemin quelque trace des étapes du Temps. Et notre âme, s’élevant en proportion de la grandeur du spectacle, éclairant le présent par le passé, prenait en quelque sorte des ailes à toutes ces révélations et goûtait de suprêmes voluptés à les saisir et à méditer sur elles.

D’autres temps, d’autres préoccupations sont venus ; mais le souvenir du pays natal et les premières impressions poétiques qu’il a fait fleurir sont restés gravés dans mon âme, se transformant, mais s’agrandissant, se suspendant pour ainsi dire à ma plume et remplissant mes heures d’insomnie, comme si c’était un devoir pour moi de chercher à les traduire pour des oreilles humaines et de faire apprécier aux autres ce qu’il y a de beau, de grand, d’original dans notre Vivarais.

Mon admiration pour les poètes anciens m’avait rendu poète. Du moins, je sentais vivement, mais, je l’avoue sans honte, je n’ai jamais fait que de mauvais vers. De la conception à l’exécution, du sentiment à l’expression, il y a loin, et, pour une raison ou pour l’autre, je n’ai pu passer, en vers, la distance qui les sépare. Puis, voyant l’indifférence générale que rencontrent les ouvrages en vers, et consultant mes propres impressions, il m’a semblé que la poésie, telle que je la comprenais au collège, et qui consiste surtout dans un brillant essor de l’imagination célébrant dans un style convenu un certain nombre de sujets convenus, n’était plus qu’un anachronisme ou du moins une portion restreinte du vaste domaine que cultivent les intelligences d’élite. L’histoire a supprimé l’emploi des Virgile et des Homère. Les philosophes vraiment dignes de ce nom ne laissent plus rien à faire aux poètes didactiques et moraux. Au théâtre, la solennelle tragédie est détrônée par le drame ou par la comédie de mœurs et de caractère. Personne n’a plus le temps de faire des vers, et ceux qui persistent à aligner des hémistiches, à moins d’être des aigles, se font toujours rire au nez.

Mais si la langue cadence des poètes ne convient plus à la tournure d’esprit et aux besoins modernes, il serait absurde de vouloir proscrire la poésie elle-même.

En définitive, celle-ci n’est que l’expression saisissante, imagée, des grands faits ou des grandes idées. Le langage en vers n’était qu’une de ses manifestations, comme la peinture, la sculpture et la musique en sont d’autres. On pourrait dire qu’aujourd’hui le vers a passé dans la prose. Depuis un siècle, les plus grands poètes écrivent en prose : il suffit de citer Bernardin de Saint-Pierre, Chateaubriand, Michelet. Sous la plume de ces écrivains, la prose est venue égaler le vers en éclat et coloris, et l’a dépassé en souplesse et en précision. La science, rétive au lit de Procuste de la versification, a fait une brillante entre dans la prose. Avec sa vulgarisation a commencé une littérature nouvelle qui s’est attachée à faire ressortir les merveilleuses découvertes de notre époque et les beautés de la nature, sans en altérer le caractère, à faire, en un mot, de la poésie vraie.

Il m’a semblé que si quelqu’un savait saisir la poésie vraie de notre Vivarais, il ferait un livre singulièrement intéressant.

Il faudrait pour cela joindre à une vive imagination un grand amour de la science et une ardeur infatigable au travail, car, quoi qu’on en dise, les bons ouvrages ne se font pas tout seuls et ceux qui paraissent avoir le plus facilement coulé de source sont ceux qui ont coûté le plus de peine.

Il faut par-dessus tout aimer ardemment son pays, l’avoir parcouru dans tous les sens, l’avoir étudié, interrogé sous toutes ses faces, s’être pénétré de son histoire, de sa constitution, de sa physionomie, de toutes ses conditions physiques, comme des tendances et des besoins de ses populations. Il faut n’être étranger à rien de ce qui intéresse le vieux Vivarais comme la nouvelle Ardèche.

Il faut… bien des choses que je n’ai pas. Cependant, si vous vouliez m’aider, peut-être, à nous deux, parviendrions-nous à écrire quelques feuillets du livre que j’ai rêvé. Peut-être, du moins, donnerions-nous à quelqu’un de plus capable n’ayant pas comme nous à dérober quelques rares loisirs aux nécessités d’un labeur quotidien, le désir de réaliser plus tard cette belle entreprise. Nous reparlerons de cela, mon cher abbé, l’automne prochain, quand, suivant votre promesse, vous nous reviendrez sur le théâtre aimé des enseignements d’autrefois. Nous irons revoir les anémones du Coiron, les ruines du monastère de Charaix et les gentianes jaunes de la roche Gourdon. Nous nous rajeunirons par la pensée des temps d’autrefois et nous demanderons au spectacle toujours nouveau de la vieille nature vivaroise les inspirations qui doivent fixer le cœur et l’attention d’un public toujours trop porté aux choses frivoles.

Pour punir les péchés des hommes, que n’avaient pu corriger ni le choléra, ni les maladies de la vigne et du ver à soie, Dieu leur a envoyé, depuis quelques années, une surexcitation de la manie politique qui est devenue en France une véritable rage.

Il m’est arrivé plus d’une fois, quand je suis sorti de mon village, de retrouver dans un état voisin de l’hydrophobie de braves gens qui, il y a un an ou deux, étaient, moins la laine, de petits agneaux.

On fait de la politique à propos de tout et à propos de rien.

Politiquer dans un pays où il y a tant à voir, tant à apprendre, tant à admirer, où Dieu a écrit tant de choses de sa plus belle écriture ; se perdre dans les débats de petites constitutions transitoires, quand on a devant soi des monuments naturels où se révèlent les lois de la constitution du monde ; écouter Adam quand Jéhovah parle et se montre, n’est-ce pas absurde, puéril et même sacrilège !

Puisque les paroles n’ont plus prise sur cette foule affolée, nous prêcherons par l’exemple et – avec l’aide du dégoût et de la lassitude qu’engendre toujours le culte des faux dieux – j’espère bien que tôt ou tard nous nous retrouverons en nombre dans la voie instructive et féconde où nous allons chercher à attirer nos concitoyens garés.

Donc, à cet automne, mon cher abbé, et veuillez croire à mes sentiments affectueux.

X…

Le digne ecclésiastique (1), à qui cette lettre était adressée, mourut peu de temps après. Il fallut faire seul en automne le voyage projeté. Chaque année depuis lors, seul ou accompagné, j’ai parcouru quelque coin des montagnes natales, et c’est une partie des notes ou impressions recueillies dans ces trop rapides excursions que je présente aujourd’hui au public ardéchois. Ceci n’est point un travail académique, mais une suite de récits et de causeries, écrits au courant de la plume et sans aucune prétention. Je prie mes concitoyens de l’Ardèche de fermer les yeux sur une foule de lacunes ou de défauts qui s’y trouvent certainement, pour n’y voir que les bonnes intentions de l’auteur qui, tout en travaillant à faire mieux connaître son pays, a cherché aussi à répandre parmi ses habitants quelques idées utiles et à dissiper un certain nombre de préjugés dont ils sont trop souvent les jouets et les victimes.

  1. M. l’abbé Bourdillon, mort à Béziers le 15 mars 1872, à l’âge de 68 ans, a été pendant de longues années, professeur de rhétorique, de langues étrangères, de botanique et de géologie au collège de Privas, du temps que ce collège était dirigé par les Pères Basiliens. C’est incontestablement un des prêtres les plus distingués qui aient passé dans cet établissement où tant de nos jeunes compatriotes ont reçu, non seulement l’instruction, mais encore, ce qui est infiniment plus précieux, cette éducation morale et religieuse sans laquelle l’instruction est plus souvent nuisible qu’utile.