Voyage aux pays volcaniques du Vivarais

Docteur Francus

- Albin Mazon -

I

De Livron à Rochemaure

L’entrée en Vivarais. – L’orage. – Un hommage au figuier. – Le royaume de la chaux. – Bergwise. – Comment le pavé de Montélimar fit découvrir, au siècle dernier, les volcans du Vivarais.

La grande porte du Vivarais était autrefois le pont de Valence. On avait en face de soi des montagnes ridées, ou boisées seulement dans les sinuosités, formant comme une grande tenture bizarrement colorées suivant les saisons, de vert, de jaune, de rouge ou de gris, à laquelle servait de bordure l’étroite lisière de plaine verte, entremêlées de vignes et de mûriers, qui longe la rive droite du Rhône. La montagne de Crussol jouait son rôle dans ce tableau, soit qu’on se la figurât faisant les cornes aux habitants de l’autre rive, soit qu’on y vît, ce qui était plus simple, une enseigne et un avant-goût des grandes ruines naturelles qui attendent le voyageur assez osé pour pénétrer en Vivarais.

Aujourd’hui, c’est par la Voulte qu’on entre dans l’ancienne Helvie. Le tableau est plus parlant et l’enseigne plus vraie. Le chemin de fer, après quelques minutes de course à travers les champs de maïs, les vignes, les noyers, les figuiers, les pins, les peupliers, les saules et les oseraies qui couvrent la rive dauphinoise, saute le Rhône en sifflant et met le touriste émerveillé en présence d’un village rouge que dominent l’église et un castel du plus pur moyen-âge : c’est l’ancienne demeure de ces barons de Lévis-Ventadour qui prétendaient descendre de Lévy, l’ancêtre de la Ste-Vierge, et appelaient celle-ci : ma cousine. Une fumée bleue, se dégageant entre deux coteaux verdoyants, monte derrière le castel, révélant la place des mines et des hauts-fourneaux qui font la richesse de ce pays. Un de mes spirituels confrères, le docteur Munaret, compare la Voulte à un homard servi dans un plat de laitue.

La Voulte fait bien comme première station du chemin de fer en Vivarais. Elle le caractérise au point du vue historique, industriel et même politique. Le castel féodal rappelle les barons, comme l’église et son clocher roman proclament l’œuvre éternelle de la religion et du clergé, tandis que la fumée et la poussière rouge reviennent naturellement à tous ceux qui s’occupent de politique.


Le bateau à vapeur nous avait débarqué à Valence. Ah ! Quel bon temps que celui où on descendit le Rhône pour revenir du Nord en Vivarais ! Quel riche défilé de gais paysages et de ruines pittoresques ! Et puis alors on était jeune, ce qui est encore la première de toutes les richesses, dont les illusions font, d’ailleurs, la monnaie. Toutes ces montagnes et ces rives avaient un reflet de poésie comme dans les contes de fées. Elles l’ont encore aujourd’hui, mais à un autre point de vue. Ce que la science nous en a appris, ce que de nombreuses explorations nous ont permis d’y reconnaître, leur ont refait une auréole d’un caractère moins vaporeux, moins sentimental, mais plus durable, que celle d’autrefois. Aussi n’est-ce pas sans une véritable émotion que nous apercevions en face de nous les montagnes vivaroises avec leur costume rouge habituel, fripé de jaune et frangé de vert.

Quelque temps avant le départ de la diligence, le ciel, à la suite d’une chaude journée d’août, s’était subitement assombri sur toute la ligne des Cévennes. Des vapeurs, sortant on ne sait d’où, avaient apparu sur tout les points de l’horizon, en formant à l’ouest d’épaisses nuées comme celles qui durent apparaître à Moïse sur le mont Sinaï. L’atmosphère était devenue d’une chaleur et d’une lourdeur insupportables. Il y eut d’abord comme des reflets d’éclair. L’orage devait sévir à ce moment là sur les monts Dore. Puis à vue d’œil les éclairs devinrent plus sensibles et plus tendus. La crête des montagnes s’illuminait parfois depuis le Gard jusqu’en Bourgogne. Le tonnerre se fit entendre peu à peu, d’abord comme un sourd roulement de tambour à une cérémonie funèbre, puis, avec un rapide crescendo, roula sur les montagnes ses notes les plus éclatantes. Alors les éclairs redoublèrent d’intensité. L’épaisse muraille de nuages qui nous dérobait le Nord et l’Occident fut déchirée par des zigzags frénétiques ou de véritables colonnes de feu, auxquels succédaient d’épouvantables éclats de tonnerre. C’est comme cela qu’il devait tonner quand les anciens volcans de l’Auvergne et du Vivarais étaient en activité. On eût dit que la nature entière allait s’abîmer sous les coups de l’artillerie céleste. L’orage qui jusque là avait suivi la ligne des montagnes s’étendit rapidement dans la plaine. Une violente rafale d’eau inonda la plaine de Valence, sans refroidir le zèle réglementaire de notre conducteur qui, au plus fort de la tempête, vint nous crier : Messieurs les voyageurs, en voiture pour Privas !

Les voyageurs se regardèrent, mais aucun n’hésita et la diligence prit au petit trot la direction du pont.

J’étais dans le coupé avec un enfant qui ne cachait pas sa frayeur et une religieuse qui disait son chapelet avec un calme et une sérénité que n’eut jamais le plus stoïque des philosophes. Il y eut un moment où, impatientée par les gestes de l’enfant, elle lui dit d’une voix d’ailleurs fort douce : Taisez-vous, Monsieur, rien n’arrive de ce que le bon Dieu ne veut pas !

L’orage fut à son paroxysme au moment où nous traversions le pont, entre les feux du ciel et les eaux troubles et agitées du fleuve qui semblaient nous réclamer comme une proie légitime. J’avoue que je n’étais pas sans ressentir une certaine émotion, mais il me sembla voir comme une illumination céleste sur le visage de la religieuse et je fus honteux de ma propre faiblesse, en même temps que j’étais frappé du redoublement de force que la foi donne aux âmes pures. J’aurais voulu alors pouvoir animer les chevaux. Un apaisement presque subit de l’orage récompensa cette courageuse velléité. A peine le Rhône passé, nous trouvâmes un air plus frais et c’est vers les montagnes du Dauphiné que se firent entendre les forts grondements de la foudre. Je me rappelai involontairement le Tancrède de la Jérusalem délivrée, à qui il suffit de s’élancer dans la forêt magique pour en faire évanouir tout l’horrible appareil de flammes et de démons. Et l’expérience m’a, depuis, bien souvent prouvé que les choses qui paraissent le plus effrayantes dans ce monde ne sont pas les plus dangereuses, que les grosses voix, comme les bruyantes tempêtes, ne sont pas celles qui font le plus de victimes, que les plus braillards ne sont pas les plus courageux et qu’il suffit bien souvent de marcher résolument en avant pour faire rentrer sous terre tels hommes ou tels partis dont le nom et les fanfaronnades remplissaient la veille le monde et faisaient l’admiration des uns et la terreur des autres.


Revenons à des temps plus modernes. Il faut être un touriste antédiluvien pour parler d’un voyage en diligence de Valence à Privas.

Il n’y a plus aujourd’hui de diligences entre les deux chefs-lieux et c’est en chemin de fer, bon gré mal gré, que, riche ou pauvre, conservateur ou démocrate, on entre en Vivarais.

Nous avons déjà salué la Voulte. Plus d’une note sur ce pays, suspendue au bout de ma plume, allait s’en échapper, mais le chemin de fer ne lui en laisse pas le loisir. Le voilà qui tourne à gauche et s’enfuit comme un dératé. Un tunnel se présente, il s’y précipite. Les ténèbres sont heureusement de courte durée. Les collines à droite reparaissent vite, étalant au soleil leur maigre végétation. A gauche, le Rhône avec ses eaux grisâtres. Quelques oliviers le contemplent mélancoliquement, tandis que de nombreux mûriers s’ébattent à quelque distance dans la plaine. Bon Dieu ! Comme les collines sont abruptes et pierreuses ! Les vignes semblent harassées et je pense qu’elles ont dû remercier le phylloxera de les avoir délivrées d’une existence triste. Les pierres : voilà la vraie récolte de cette région.

Je dois un hommage en passant au figuier dont les larges feuilles masquent çà et là les rochers ou les vielles murailles. Cet arbre pousse dans les fentes marneuses comme un grain de froment dans une bonne terre, et trouve le moyen d’en extraire des sucs que le soleil transforme en sucre. On dit d’un homme habile qu’il trouverait des truffes sur le radeau de la Méduse. Le figuier, plus habile, tire des figues du calcaire. Le figuier, s’il pouvait parler, répondrait probablement : C’est à Dieu que cet hommage est dû, à Dieu qui fait à tous les pas des miracles bien autrement surprenants que le mien.

On me reprochera peut-être de faire trop parler la nature. C’est que la nature est une grande bavarde – une bavarde admirable pour ceux qui savent la comprendre. Or, pour la comprendre, il faut l’avoir étudiée ; il faut surtout avoir saisi l’harmonie universelle des choses, c’est-à-dire l’ordre et la sagesse qui président à la création toute entière.

Tout vit et parle dans la nature pour qui sait y voir l’œuvre de Dieu.

On a beaucoup trop, dans ces derniers temps, exalté la raison humaine. On en a fait une petite folle qui croit avoir la science infuse, quand il lui suffirait de bien ouvrir les yeux pour reconnaître que chacune de ses découvertes agrandit Dieu, et de bien se regarder en dedans pour se convaincre de sa propre petitesse. Plus on apprend, plus on se sent ignorant, parce qu’un problème résolu est remplacé ordinairement par plusieurs autres encore plus difficiles à résoudre. C’est pour cela qu’on n’a jamais vu un esprit véritablement supérieur faire profession d’athéisme.


Au Pouzin, les montagnes s’écartent. On aperçoit la trouée vers Privas. La chaîne du Coiron se présente comme une série de pains de sucre où le basalte disparaît sous les buis et les chênes verts. Les cigales chantent sur les mûriers : leur cri surprend toujours un peu le voyageur qui vient du nord. Une d’elles, effrayée par le sifflet de la locomotive, vient donner contre le train. C’est Gribouille avec des ailes. Bête et criard et courant au-devant du danger en voulant le fuir : à combien d’insectes politiques cela ne fait-il pas songer invinciblement ?

J’aurais bien voulu m’arrêter au Pouzin pour voir la collection de mon confrère, le docteur Lamothe, qui a cherché, non sans succès, dans les débris de tout genre que recèle le sol, la trace des anciennes populations celtiques et sarrasines qui ont occupé le pays ; mais si mon temps m’a manqué cette fois, j’espère bien, une autre fois, réaliser ce projet.

On passe à Baix sans le voir. Il en sera de même, plus loin, pour Aubignas, Villeneuve-de-Berg et Balazuc, ce qui pourrait mériter à cette ligne le nom de chemin des stations invisibles.

De Baix à Cruas, c’est le grand faubourg de la chaux dont la capitale est au Teil. Qui n’a pas entendu parler de cette merveilleuse chaux du Teil, la reine des chaux hydrauliques pour la résistance à l’eau de mer, et sans laquelle on aurait difficilement mené à bonne fin la plupart des grands travaux de nos jours ?

Les gentilshommes chaufourniers détruisent la montagne pour revendre au monde entier ses débris calcinés. Heureusement qu’ils sont petits et que la montagne est grande. Il faudra bâtir bien des villes, des ponts et des jetées, avant que le Coiron soit sensiblement entamé.

La route de terre, blanche comme un ruban d’argent, ombragée çà et là par quelques noyers, se déroule parallèlement à la voie ferrée.

Cruas est à l’entrée d’un ravin, dominé par les ruines de la vieille abbaye. L’église avec sa crypte du IXe siècle est un monument qui mérite d’être visité, mais le chemin de fer est impitoyable et ce n’est pas cette fois que nous en parlerons.

La montagne, jusque là perpendiculaire, s’incline et s’enfuit vers l’ouest. De riants coteaux lui font place. C’est l’entrée de la vallée de Barrès. Voici le village de Meysse.

Le pic de Bergwise se tient droit là-bas avec sa couronne de créneaux basaltiques surplombant le château de Pampellonne. Fernand de St-Andéol y a signalé l’existence d’un ancien oppidum gaulois dans lequel il a cru reconnaître les traces d’Alona, une ville helvienne que Pompée, d’après Etienne de Byzance, donna aux Marseillais pour punir les Helviens d’avoir embrassé la cause de Sertorius. Meysse, qui était le port d’Alona, tirerait son nom de sa métropole Massalia (Marseille), et le château de Pampellonne rappellerait, de son côté, l’Alona de Pompée.

Le sommet de Chenavari se dresse par-dessus la montagne de Sierra, mais ne tarde pas à disparaître.

Un dike basaltique annonce l’approche de Rochemaure (Ruppesmaura). Il s’appelle la Roche. Il y en a deux autres plus petits à côté. Un entrepreneur voulut acheter la Roche, il y a quelques années, pour en faire une carrière de pierres à bâtir. Fort heureusement, on ne s’entendit pas sur le prix et la sentinelle noire a pu ainsi conserver son poste. Elle commence à être envahie dans ses cassures par la végétation.

D’autres roches basaltiques d’un magnifique effet se dressent plus loin au-dessus et au milieu de Rochemaure, dont elles supportent le château et les vieilles tours.


C’est ici le lieu de rappeler comment le pavé des rues de Montélimar fit découvrir, au siècle dernier, les volcans de l’Auvergne et de l’Ardèche.

Tandis que pour beaucoup de paysans de ces contrées, l’existence des anciens volcans ne faisait pas de doute, comme le prouve les noms restés à bon nombre des anciennes montagnes volcaniques et l’expression vulgaire de peyre arse (pierres brûlées) pour désigner les cendres et scories, les savants, beaucoup moins avancés, ne s’étaient pas encore doutés que le sol français eût jamais lancé des flammes. Pascal et Cassini, quoiqu’ayant marché sur les volcans d’Auvergne, ne les avaient pas aperçus.

L’honneur de cette découverte revient à MM. Guettard et Malesherbes, de l’Académie des sciences, qui, revenant d’Italie en 1751 et ayant dîné à Montélimar avec Faujas de St-Fond et quelques autres savants, furent frappés de l’aspect des pierres composant le pavé des rues de cette ville et de leur ressemblance avec les pièces polygonales de lave servant aux anciennes voies romaines, qu’ils venaient de voir du côté de Rome et de Naples. Ils demandèrent d’où venaient ces pierres basaltiques. On les mena à Rochemaure, où ils crurent reconnaître les restes d’anciennes éruptions volcaniques. Ils visitèrent une partie du Vivarais et de l’Auvergne, et c’est à Clermont seulement que tous leurs doutes furent levés et qu’ils constatèrent la parfaite identité des anciens phénomènes volcaniques de ces contrées avec ceux dont ils venaient d’être témoins en Italie.

Guettard publia en 1751 son Mémoire sur quelques montagnes de la France qui ont été des volcans. On se moqua de lui et un savant professeur de Clermont prouva même que les scories signalées étaient des débris de travaux de forges établis par les Romains.

M. Montet, de l’Académie de Montpellier, décrivit en 1760 les volcans du Languedoc.

M. Desmarets appuya les vues de M. Guettard en 1771.

En 1775, Guettard et Faujas de St-Fond visitèrent le volcan d’Ayzac, près d’Antraigues.

En 1777, le Vivarais fut parcouru par l’abbé de Mortesagne, Faujas de St-Fond et M. Gensanne.

Enfin, les ouvrages de Faujas de St-Fond en 1778 et de Soulavie en 1780, mirent hors de toute contestation l’existence des volcans de la France centrale.