Voyage aux pays volcaniques du Vivarais

Docteur Francus

- Albin Mazon -

IV

Alba Augusta Helviorum

Les rampes de notre chemin de fer. – Le défilé des basaltes du Coiron. – Aubignas. – La plaine d’Aps. – Grandeur et décadence des empires et des familles bourgeoises. – Les dangers de la richesse. – La religion seule pourrait en paralyser les effets. – Aveuglement des démocraties modernes.

De Rochemaure au Teil il y a 6 ou 7 minutes de chemin de fer. La voie se tient à peu près à égale distance du Rhône et des collines.

Au Teil commence la période accidentée – et qui, malheureusement, a déjà donné lieu à un grave accident – de notre principale voie ferrée.

Du Teil à Aubignas, la rampe a une inclinaison de 25 pour mille.

D’Aubignas à St-Jean, il n’y en a que 12 ou 13.

On descend ensuite sur Vogué avec une pente de 14 et l’on file à peu près en plaine jusqu’à Berrias.

De là à St-Paul on remonte avec une rampe de 16 jusqu’à la ligne de délimitation des eaux du Gard.

On a beaucoup critiqué la construction de cette voie et surtout la rampe du Teil à Aubignas.

Les ingénieurs répondent qu’on ne pouvait pas faire autrement et que le chemin de fer de Brioude a aussi des rampes de 25 et même de 28 par mille, avec un rayon de 300 mètres, sans qu’il y soit jamais arrivé aucun grave accident. Ils ajoutent que l’accident survenu au Teil, après l’ouverture de la voie, était dû surtout à l’inexpérience des conducteurs, et que pareille chose n’est plus à craindre désormais en descendant au pas, comme on le fait depuis lors, ce passage dangereux.

Je crois que, malgré tout cela, les ingénieurs feront bien d’examiner à nouveau la question. En cherchant bien, peut-être finiront-ils par trouver le moyen de donner à la voie plus de développement de manière à diminuer une pente qui, sans cela, sera toujours un objet d’appréhension pour un certain nombre de voyageurs.


Le trajet du Teil à Aubignas se fait tantôt au soleil, et tantôt sous terre à travers un fouillis de ravins où l’on voit à l’œil nu les innombrables couches de marne ou de calcaire bleu du néocomien surmontées de lits de cailloux roulés, qui servent de base aux coulées basaltiques

– Oh ! Que c’est drôle, dit un de nos compagnons de voyage à l’accent marseillais en contemplant, les couches calcaires coupées à pic ; que c’est drôle ! On dirait de la maçonnerie.

Des vignes au bas, quelques mûriers et quelques figuiers, puis des léouzé : voilà le bilan végétal de la contrée.

Avant de pénétrer dans le dernier tunnel, on aperçoit deux belles pointes couronnées de basaltes. Le grand défilé des basaltes commence et se poursuit sur toute la ligne des Coirons. Les colonnes de lave festonnées en grands promontoires font à la montagne, sur tout le parcours de la voie ferrée et bien au-delà, une large ceinture brune qui contraste avec le bleu du ciel qui la surmonte comme avec les pentes vertes qui lui sont subordonnées.

Peu de paysages sont plus riants en été et plus pittoresques en toute saison. Les gens du pays, trop habitués à ce genre de beautés, ne les voient même pas, mais combien de voyageurs, passant là par hasard en se rendant à Nîmes, les saluent d’un mot ou d’un geste d’admiration !


J’avais pris mon billet jusqu’à Aubignas seulement afin de contempler à l’aise la place où s’éleva jadis Alba Augusta Helviorum, la capitale de nos aïeux les Helviens.

Aubignas vient, selon quelques-uns, d’Albina qui était un poste avancé d’Albe. Je pencherais plutôt pour Alba igneae parce que ce lieu dut, en effet, servir de refuge à bon nombre de fuyards d’Albe en feu.

Quoi qu’il en soit, le village était trop éloigné, vu la chaleur surtout, pour qu’il me parût bien utile d’aller y chercher un éclaircissement et c’est à l’ombre d’un figuier, sur une petite éminence d’où l’on apercevait parfaitement toute la contrée, que je résolus de voir et de méditer dans l’intervalle de deux trains.

En dehors même des souvenirs historiques, le spectacle était des plus attrayants. Toute la plaine d’Aps, si l’on peut donner ce nom à l’ensemble des terrains passablement bosselés et ravinés qui s’étendaient à mes pieds, resplendissait sous un manteau de rosée que faisait évanouir peu à peu le soleil levant. Les champs et les vignes se présentaient selon l’exposition, rutilants de verdure ou avec des reflets d’argent. Un grand murmure d’eaux et de chants d’oiseaux, mêlé de quelques cris humains et d’aboiements de chiens, montait, comme par bouffées, des bas-fonds, au milieu desquels se dressait imposant et sévère le vieux castel féodal d’Aps sur son noir piédestal de laves.

Les montagnes de Berg à droite et au loin celles de Vallon formaient le fond du tableau et ajoutaient à sa grandeur sauvage.

Qui se douterait, si l’histoire n’était là pour nous l’apprendre, qu’à cet endroit existait une ville de cent mille âmes ? Les cultivateurs du pays trouvent chaque jour en fouillant leur sol quelque confirmation des données historiques : du marbre, des poteries, des fragments d’armes ou de statues, qu’ils vendent ordinairement assez cher à M. Valentin, de Montélimar, ou au musée Calvet, d’Avignon.

De pensée en pensée, en présence de toutes les grandes ruines, l’esprit est invinciblement porté à se demander les causes de la décadence des empires. Je vais consacrer en passant quelques lignes à ce grave sujet, mais, que le lecteur se rassure, ce ne sera pas à la façon des avocats, c’est-à-dire avec des formes prolixes et solennelles et par des considérations banales ou vides de sens commun ; ce sera au moyen de faits, brièvement exposés et parfaitement saisissables pour le public ardéchois auquel je m’adresse.


Lecteur, mon ami, si les travaux des champs ou d’une industrie quelconque n’ont pas entièrement absorbé ton esprit, tu as certainement observé ceci :

Que, dans les petites villes ou gros bourgs de notre département, les anciennes familles, celles qui avaient la fortune et l’influence il y a cinquante ou cent ans, ont presque entièrement disparu et ont été remplacées par d’autres qui doivent leur avènement aux vertus de leurs fondateurs, c’est-à-dire au travail, à l’épargne, à l’intelligence ;

Que celles des anciennes familles qui se sont maintenues le doivent à l’esprit religieux d’abord et à toutes les vertus et qualités qui en sont la conséquence.

Eh bien ! Approfondis ces faits, et tu en sauras autant que les plus grands politiques, sur les causes de la grandeur et de la décadence des empires.

L’homme est fait pour le travail et l’épreuve, comme l’enseigne la religion chrétienne, et non pour la satisfaction de ses sens comme le veulent les doctrines matérialistes qui tendent de plus en plus à prévaloir. Le seul bonheur auquel il ait droit est celui que procure le sentiment du devoir rempli.

La preuve que telle est bien sa destinée, c’est que la satisfaction des sens l’énerve et le démoralise, tandis que le travail et la lutte l’épurent et le relèvent.

D’où il suit que rien n’est si dangereux pour un homme comme pour une société que la prospérité matérielle. Les nations riches se corrompent et, en perdant les vertus qui ont fait leur grandeur, ne tardent pas à tomber en décadence et à disparaître. Voilà pourquoi l’Albe des Helviens a disparu avec le monde romain. Voilà aussi pourquoi je n’ai vu qu’avec un médiocre plaisir l’enthousiasme des journaux célébrant la facilité avec laquelle nous avons payé aux Prussiens notre rançon de cinq milliards. Il vaudrait mille fois mieux pour nous être plus pauvres en écus et avoir les qualités morales qui permettent de s’en passer.

Dans toutes nos petites villes, les anciens bourgeois ont plus ou moins disparu parce qu’ils n’ont pas su user dignement de la fortune acquise par eux ou par leurs pères.

Leur place a été occupée par des hommes descendus en sabots de la montagne ou venus simplement du village voisin, mais qui avaient la foi, la sobriété, la patience et l’énergie que les premiers avaient perdues. De même que l’eau coule claire des hauts sommets pour devenir trop souvent trouble et bourbeuse au bas, de même l’homme descend des montagnes pour se corrompre au contact d’une prétendue civilisation.

Les populations rurales sont une éternelle pépinière d’hommes forts, sains d’esprit et de corps. Ce sont elles qui infusent aux pauvres civilisés qui s’étiolent le sang nouveau sans lequel la société s’abâtardirait avec une rapidité inouïe. Ce qui n’empêche pas le courant soi-disant démocratique moderne de professer pour les populations rurales – excepté toutefois aux époques d’élection – le plus profond mépris et de les mettre, au point de vue de la capacité intellectuelle et politique, bien au-dessous de la partie la plus corrompue de la population des villes.

Je n’aime pas à parler politique, mais la force des circonstances m’y oblige parfois. Je m’efforce alors d’être impartial comme il convient à un homme qui n’est inféodé à aucun parti. Je ne suis l’ennemi en principe d’aucune forme politique, car je pense comme tous les hommes de bon sens, que chacune d’elles peut être la meilleure dans un pays et la plus mauvaise en d’autres. Tout dépend évidemment sous ce rapport des temps, des lieux et des circonstances. Les personnes qui s’amusent encore à ergoter sur la supériorité du principe républicain ou du principe monarchique – drôles de principes qui sont reconnus excellents d’un côté d’une frontière et mauvais de l’autre – me font l’effet de ces deux individus qui se prirent aux cheveux parce que l’un d’eux était pour les vêtements légers et l’autre pour les vêtements chauds. Eh ! Bon Dieu ! Calmez-vous ! Toutes vos querelles ne changeront rien à la nature des choses. Quoi que vous disiez, on prendra des vêtements légers en été et des vêtements chauds en hiver. de même, partout où les citoyens seront assez sages pour savoir se gouverner eux-mêmes, on pourra vivre en république, c’est-à-dire laisser plus de large aux initiatives individuelles en restreignant l’action des lois et règlements, tandis que, dans le cas contraire, il faudra toujours en revenir au régime monarchique dont l’essence est une protection plus efficace de la liberté et des intérêts privés au moyen du juge et du gendarme.

Outre qu’il est bien démontré par l’histoire qu’un peuple a toujours le gouvernement qu’il mérite, il me semble évident que la prospérité et la grandeur d’un pays dépendent bien moins de l’enseigne des institutions que de la qualité des gouvernés. Depuis Adam jusqu’à M. Thiers, nous ne voyons pas de forme gouvernementale qui ait été pour aucune nation un brevet d’immortalité.

Monarchies et Républiques sont tombes successivement dans le gouffre où le temps jette pêle-mêle les vieilles défroques et les vieux empires. Preuve qu’il faut chercher ailleurs que dans les formes gouvernementales le secret de la durée des Etats.

Or, s’il est une chose claire au monde, c’est que la force des sociétés tient à leur degré de moralisation bien plus qu’à leur richesse et que cette moralisation elle-même dépend de certaines influences au premier rang desquelles figurent les idées et croyances religieuses.

La religion, en élevant les âmes au-dessus de l’atmosphère impur des passions humaines, a seule jusqu’ici fourni des moyens efficaces de neutraliser l’effet démoralisant de la richesse et du bien-être. Elle seule, par son action incessante, universelle, aussi nécessaire au monde moral que la chaleur du soleil l’est au monde physique, a tenu les sociétés humaines au-dessus des abîmes où les entraîne fatalement la loi de la pesanteur des intérêts et des appétits matériels. Elle seule a réussi à faire de l’homme un être véritablement supérieur aux animaux.

Et c’est justement la religion que les faux démocrates de nos jours poursuivent d’une haine aussi bête qu’acharnée. S’il est un point, en effet, sur lequel la plupart des républicains soient d’accord, n’est-ce pas l’horreur du sentiment religieux, la haine du clergé, le désir de donner un démenti aux lois naturelles comme aux lois divines en prétendant tirer de motifs purement humains les vertus qui tiennent à des mobiles supérieurs et que la grâce divine peut seule inspirer ?

Quand la confusion de sentiments et d’idées dans laquelle nous nous débattons actuellement sera un peu dissipée, quand les hommes impartiaux d’une autre époque examineront ce qui s’est dit et fait à l’époque actuelle, quand ils verront que c’est surtout en affichant le scepticisme et l’impiété que notre fausse démocratie a cherché à faire prévaloir sa forme gouvernementale préférée, nous pensons qu’ils ne seront pas moins embarrassés que nous le sommes aujourd’hui, pour qualifier, avec une sévérité suffisante, une pareille aberration.