Voyage aux pays volcaniques du Vivarais

Docteur Francus

- Albin Mazon -

V

Une promenade à travers les âges

Les quatre plus beaux kilomètres de France. – La source St-Joseph à la Bégude. – Les analyses d’eaux minérales. – Les granits. – Le fer grand peintre de la nature. – Baignoires naturelles en granit porphyroïde.

J’arrivai le soir à Aubenas, où m’attendait un compagnon de voyage curieux, comme moi, de parcourir nos montagnes et de leur demander les secrets des transformations du globe. Je plains ceux que la science géologique laisse indifférents. Ceux-là ne connaîtront jamais l’œuvre qui donne peut-être la plus haute idée de la puissance et de la sagesse divines.

Le lendemain matin, dans une bonne voiture de louage, nous descendions la route d’Aubenas à la Bégude. Le jour naissait à peine. La pleine du Pont était enveloppée dans une gaze blanche aux plis de laquelle semblaient se jouer les premières lueurs de l’aube. Les coqs chantaient et les chiens jappaient à toutes les maisons échelonnées sur la route. Les oiseaux commençaient leur gazouillement. Quelques chèvres matinales bêlaient aux lucarnes des étables.

Bientôt une ligne d’or marqua les sommets sinueux du Coiron, tandis que tout le versant qui nous faisait face restait dans un crépuscule bleu-cendré des plus vaporeux.

Cette poésie du matin s’alliait fort bien, dans notre imagination, avec les préoccupations scientifiques qui nous avaient mis en mouvement.

Là où bien des gens ne voient que des cailloux ou de la terre, nous apercevions la trace des étapes de la création. Le calcaire, le granit et le basalte rimaient richement, dans notre esprit, avec les splendeurs du soleil levant qui montrait sa tête sur le Coiron et dorait déjà le feuillage des mûriers. La verdure de ceux-ci était encore claire et transparente, et il nous semblait y apercevoir les fils jaunes de la soie.

En moins de temps que l’aube n’en met à devenir le jour, nous avions feuilleté une partie du grand livre géologique.

Du sommet liasique d’Aubenas, où abondent les fossiles, que faut-il pour arriver aux ravinements du trias qui dominent Fontbonne ? Cinq minutes. Et de là, au ruisseau granitique de Lautaret ? Dix minutes.

Nous avions fait en un quart d’heure le chemin que le globe avait mis des siècles et des siècles à parcourir. C’est du progrès, ou je ne m’y connais pas.

Le chemin d’Aubenas à la Bégude, que le docteur Munaret a justement appelé « les quatre plus beaux kilomètres de France », est aussi le meilleur manuel de géologie que je connaisse, à condition toutefois que la promenade soit faite en compagnie d’une personne instruite.

A la Bégude, c’est le commencement du monde, c’est-à-dire le terrain primitif, granit et gneiss.

A mesure qu’on remonte vers Aubenas, on trouve les terrains sédimentaires, marnes et roches, correspondant aux diverses variétés de grès et aux premiers calcaires. – Pour trouver les calcaires supérieurs (jurassique, néocomien et crétacé), il faudrait aller vers le Rhône en suivant la direction de l’Ardèche.

Au-dessous du pont de Lautaret, on trouve les granits porphyroïdes qui ont soulevés le gneiss.

A mi-chemin d’Aubenas à Lautaret, à la porte d’une grange sur le rebord de la route, on aperçoit un filon basaltique – le prolongement d’un de ces dikes qui coupent le Coiron en tous sens, artères pétrifiées qui portaient autrefois la chaleur dans l’immense corps de la montagne. Quel touriste observateur n’a pas admiré ces dikes en montant ou en descendant l’Escrinet ? Il y en a un précisément qui barre le col de la montagne et dans lequel il a fallu creuser un grand croissant pour faire passer la route.

Quand on approche de la Bégude, et généralement de tous les villages situés près du lit de l’Ardèche, on est frappé de l’alternance des pierres noires et blanches employées à la construction des maisons. On dirait un damier, où le granit plus ou moins quartzeux, forme les cases blanches et le basalte les cases noires.

La partie du lit de l’Ardèche laissée à sec présente également l’aspect d’un immense damier par ces mélanges de cailloux quartzeux et basaltiques, au milieu desquels se détachent un assez grand nombre de porphyres rouges.


Il y a dans l’enclos des Frères maristes à la Bégude, une source minérale dite de St-Joseph, obtenue au moyen d’un sondage pratiqué dans le granit schisteux. L’eau est élevée à l’aide d’une pompe à bras qui peut donner un débit de 14 ou 15 litres à la minute. Sa température est de 14 degrés ; elle nous a paru faiblement gazeuse et alcaline, et nous soupçonnons un mélange avec de l’eau douce qu’on pourrait peut-être faire cesser par un meilleur captage.

En donnant, par une note placée au bas de la page, la composition de cette eau (1), comme nous le ferons pour la plupart des autres sources dont nous aurons à parler, nous avons hâte d’ajouter qu’il ne faut pas attacher à toutes ces analyses une importance décisive. Sans doute il est bon de savoir quelles substances les chimistes sont parvenus à découvrir dans une eau minérale, mais il est essentiel de se rappeler que la chimie, tout en ayant fait de grands progrès, en a cependant de plus grands encore à faire, et que beaucoup de sources, où les chimistes n’ont guère trouvé que les principes de l’eau ordinaire, sont précisément celles dont l’expérience a le mieux consacré les vertus.

Comme le dit fort justement le docteur Constantin James, une eau minérale n’est pas une dissolution saline ordinaire. C’est un breuvage à part qui a ses éléments propres comme sa saveur spéciale, que la nature a fabriqué par une sorte de chimie occulte, et dont elle s’est jusqu’à présent réservé la recette : la connût-on, qu’il resterait la difficulté de l’appliquer. Or, je crains bien que, de longtemps encore, nous n’en soyons réduits à accepter pour devise ces paroles si vraies et tant citées de Chaptal : « Quand on analyse une eau minérale, on dissèque un cadavre ».


A partir de la Bégude, en remontant le lit de l’Ardèche, le gneiss et le granit règnent exclusivement, – dans un royaume, d’ailleurs, que les trouées volcaniques font singulièrement ressembler à une écumoire.

On reconnaît bien vite, même à distance, à la configuration des montagnes, quand on entre dans le terrain primitif. Ici, les montagnes ne sont plus coupées à pic comme dans les régions sédimentaires (sur le Chassezac et dans toute la basse-Ardèche).

La roche s’en va graduellement selon les coupures opérées par les retraits qu’a subis la pâte gnésique en se refroidissant ; mais elle s’en va lentement comme une brave troupe qui se laisse tailler en pièces plutôt que de reculer.

Il y a des vallées profondes, dans le gneiss et le schiste comme dans le calcaire, mais la pente y existe toujours et l’on y sent beaucoup mieux qu’ailleurs ce qu’il a fallu au temps de milliers d’années pour raviner ainsi l’ossature la plus intime du globe.

Des pointes aiguës restent à la cîme de la montagne comme pour protester de la pérennité de la roche. Mais, comme il est de la destinée des choses les plus solides de crouler en ce monde, qu’on soit empire, république ou simple granit, ces pointes dures tombent à leur tour sous l’action de la gelée qui est le grand levier destructeur du temps, de même que le froid scepticisme est le grand agent destructeur des nations, – et le fracas étourdissant de leur chute remplace dans les paisibles vallées le spectacle des révolutions politiques qu’on se donne dans les cités populeuses.

Braves concitoyens des vallées de l’Ardèche, de la Volane ou de Fontaulière, vous êtes plus favorisés que les Parisiens. Quand un bloc se détache d’un des hauts sommets qui vous font des horizons si pittoresquement crénelés, et bondit en mugissant jusque dans la rivière, en faisant jaillir ses eaux limpides sans pouvoir les troubler, vous assistez à un spectacle grandiose, émouvant, qui dit simplement et sans phrase la puissance de Dieu et la faiblesse de l’homme, tandis que les chutes de gouvernements ne font rejaillir que de la boue et ne mettent en relief que la sottise ordinairement équivalente des gouvernants et des gouvernés.


Le granit, qui vient de l’italien grano grain, en raison de son apparence grenue, est le terme générique pour désigner les roches qui, bien évidemment, ont formé la première couche solide du globe, puisqu’on les trouve toujours au-dessous des autres.

Le granit, qu’on appelle encore terrain primitif ou terrain cristallin, a été longtemps considéré comme étant d’origine purement ignée, mais les plus récentes données de la science et l’aspect extérieur de cette roche elle-même montrent que l’eau et le feu ont simultanément contribué à sa formation.

Le granit gris à petits grains est la plus ancienne roche connue.

Le gneiss est un granit où le mica prédomine. On l’appelle quelquefois granit stratifié. Le granit porphyroïde, la syénite, les porphyres, les roches vertes (ophiolitiques ou serpentineuses), etc., sont des variétés du terrain primitif.

Pour le chimiste, le granit est une réunion de silicates à base d’alumine, de potasse et de soude.

Le minéralogiste y trouve du quartz (silice), du feldspath et du mica (composés de divers silicates).

Les teintes rouges, roses ou jaunes, que présentent ces roches, proviennent ordinairement du fer. Le fer est le grand peintre de la nature et on le trouve mêlé partout, dans le sang humain et dans les feuilles des végétaux aussi bien que dans les molécules des minéraux. Le célèbre minéralogiste, l’abbé Haüy, écrivait : « Quand la nature prend le pinceau, c’est très-souvent le fer oxydé qui est sur la palette ».

Le gneiss a eu une fusion tourmentée comme le montrent ses blocs roulés et lavés dans le lit des torrents. On peut y voir souvent les contours et comme les contorsions de la pâte pierreuse tiraillée dans divers sens et obéissant à diverses influences.

Le granit porphyroïde est la première des roches éruptives que les feux intérieurs ont poussées sous le gneiss. Sa contexture inégale, à gros grains roses ou verts, blancs et noirs, traversée de veines de quartz, révèle clairement une fusion imparfaite. C’est le nougat des terrains primitifs.

Le granit porphyroïde a percé le vieux granit, non seulement à Lautaret, mais à Thines, Largentière, Valgorge, Mayres, Vernoux, St-Péray, Annonay, etc.

Là où il faut le voir dans toute sa splendeur, c’est dans les rivières où il a été poli par les cailloux roulés et lavé par les eaux. A Largentière, au-dessus du Moulinet, et dans la rivière voisine de Roubrau, il forme de pittoresques bassins où les enfants apprennent à nager sans se douter que les baignoires dont les a dotés si libéralement la nature leur seraient enviées par les princes.

  1. Cette eau renferme par litre :

    Bicarbonate de soude  . . . . . 0 505
         ----      potasse  . . . . 0 037
         ----      chaux  . . . . . 0 198
         ----      magnésie . . . . 0 080
         ----      oxyde de fer . . 0 010
    Chlorure de sodium  . . . . . . 0 078
    Sulfate de soude  . . . . . . . 0 067
    Résidu  . . . . . . . . . . . . 0 024
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