Voyage aux pays volcaniques du Vivarais

Docteur Francus

- Albin Mazon -

VI

La création du Vivarais

L’apparition de l’île des Cévennes. – C’est à la poussée des granits porphyroïdes que nos montagnes doivent leur principale élévation. – Les orages. – L’Atlantide. – La confusion des nomenclatures géologiques. – L’herbier des 27 couches terrestres. – Durée totale des formations géologiques.

Les légions immobiles du gneiss et du granit recommencent à défiler devant nous.

Indifférents qui passez devant ces masses informes qui drapent plus ou moins leur nudité dans les lambeaux de verdure que leur a laissés la violence des eaux, arrêtez-vous et saluez-les comme les plus vieux monuments du sol vivarois et même du sol européen.

Avant que, poussées par l’expansion intérieure, elles eussent surgi, le monde, c’était le chaos livré à l’action et aux réactions incessantes des éléments. Ni l’ancien, ni le nouveau continent n’existaient : Jéhovah en était encore à la première journée de la création, journée dont notre imagination elle-même n’ose calculer la durée.

En ce temps-là, Dieu prit ses maîtres ouvriers : l’Eau, l’Air et le Feu, et leur dit : Allez et travaillez !

Et chacun se mit à agir et il se livra entre eux des luttes homériques qui durèrent des siècles.

Tout à coup une île allongée apparut au milieu de la mer immense et tumultueuse : c’était la chaîne granitique dont le Tanargue et le mont Pilat forment les points culminants.

Les eaux marines sont rejetées à droite et à gauche de ce plateau qu’a fait émerger la poussée des granits porphyroïdes, qu’exhausseront plus tard d’autres soulèvements et que viendront enfin façonner ces ouvriers de la dernière heure qu’on appelle les volcans.

Le granit commence sa tâche en séparant les eaux : ceci pour le futur Océan, et cela pour la future Méditerranée. Le sol gaulois vient de naître ; il va se développer.

A peine a-t-il la tête hors de l’eau que les micaschistes, premier dépouillement des eaux marines, lui font un manteau soyeux et argenté, manteau qui va en s’épaississant à mesure que baisse la température de la première mer dite Cambrienne.

La puissance des couches micaschisteuses montre la durée de l’époque géologique à laquelle elles correspondent. Dans le canton des Vans, elle atteint parfois 300 mètres.

Mais les infiltrations de la mer bouillante continuent la décomposition du sous-sol et produisent l’enfantement de nouvelles montagnes.

L’île des Cévennes grandit et devient le plateau central de la France. Après les soulèvements du granit, ceux du micaschiste et des dépôts plus récents sont là pour témoigner de cette fécondité prolongée.

Et la preuve que cet exhaussement provient non pas du retrait des eaux, mais de l’action d’une force intérieure, se trouve dans le redressement du gneiss et du micaschiste dont on aperçoit partout les couches relevées et disloquées sous des inclinaisons de 30 à 70 degrés, et quelquefois même perpendiculaires.

Les granits porphyroïdes étant les seules roches placées au-dessous du gneiss et du granit gris à petits grains, qu’ils ont, d’ailleurs, évidemment soulevés, il est impossible de ne pas voir dans les granits porphyroïdes les agents de cette grande révolution terrestre à laquelle M. Dalmas attribue, non sans raison, la principale élévation de nos montagnes, et qui correspond au premier soulèvement de M. Elie de Beaumont.

Plus tard eurent lieu d’autres soulèvements qui relevèrent les couches postérieures, c’est-à-dire les grès (trias) et les premiers calcaires, mais l’inclinaison moindre (15° à 20°) des couches relevées fait présumer qu’ils eurent beaucoup moins de part à l’élévation de nos montagnes.

Le soulèvement postérieur au terrain jurassique, celui qui donne naissance aux montagnes de la Côte-d’Or, me paraît avoir élevé les Cévennes de plus de 200 mètres.

Vinent enfin les éruptions trachytiques et phonolitiques qui firent surgir sur le haut plateau cévenol les cônes ou dômes gigantesques du Mézenc, du Gerbier de Jonc, etc. Mais le Tanargue est resté la plus haute montagne granitique de la contrée.


Ce qui se passe au moment où j’écris peut donner une idée de ce qui se passait au commencement du Vivarais.

Il fait une chaleur accablante. Le soleil rôtit les arbres comme les basaltes. L’eau de l’Ardèche s’envole en vapeurs que la chaleur rend encore invisibles mais qui ce soir ou demain apparaîtront en nuages lourds. En attendant on sent que l’air est fortement électrisé et qu’un orage violent n’est pas loin.

Peu à peu des nuages surgissent au-dessus des montagnes qui bordent l’horizon. Ils sont blancs, puis gris, puis noirs. Ils se rapprochent avec des grondements sinistres. Ils se heurtent et l’orage éclate dans toute sa magnificence.

Chacun reste chez soi. Hommes et animaux sont beaucoup plus humbles que d’habitude. Les dévots font des prières et ceux qui ne le sont pas se gardent bien de choisir ce moment pour leurs divagations ou leurs blasphèmes habituels.

Et c’est ainsi que Dieu fait remonter les eaux sur les plus hautes montagnes pour les arroser. C’est ainsi que les mers, sans quitter leur lit, vont féconder les continents. La chaleur sert de pompe et le tonnerre, ce grand purificateur de l’atmosphère, fournit le bouquet de la fête.

C’est le circulus du globe terrestre qui correspond à la circulation du sang dans le corps humain.

Reportons-nous par la pensée aux premiers temps de l’île des Cévennes.

La mer était bouillante et l’atmosphère surchauffée et saturée de vapeurs.

Une épouvantable tension électrique, résultat naturel de cet état de choses, devait provoquer d’horribles orages, presque constants, et dont l’île des Cévennes, seule émergée avec la Bretagne au milieu du futur sol gaulois, était nécessairement le grand centre d’attraction.

En attendant de donner sa loi à Moïse sur le mont Sinaï, Dieu la donnait aux éléments au milieu d’un appareil infiniment plus formidable que dans les futures montagnes de Judée, et le nom du Tonnerre resté au Tanargue (mons Taranus) indique assez hautement que ce point culminant avant les éruptions trachytiques et phonolitiques était encore le grand Sinaï cévenol et le siège d’incessantes tempêtes lorsqu’apparurent les premiers habitants de la contrée.

Les eaux des premières mers mises en mouvement autant par la chaleur intérieure que par les orages extérieurs, devaient, de leur côté, se livrer de formidables combats dont les surfaces émergées et même submergées faisaient naturellement les frais.

C’est ainsi que les roches primitives émiettées et décomposées fournissaient la matière des sédiments dans lesquels les diverses mers successives allaient écrire toute les phases de leur existence.

La terre palpitait sous le choc de ces révolutions marines et atmosphériques, se crevassait et l’eau, pénétrant à de nouvelles profondeurs, provoquait de nouvelles ruptures et de nouveaux soulèvements. Le fond des mers, en s’exhaussant occasionnait aussi des déluges, dont le dernier seul a laissé une trace dans la mémoire de l’humanité. Mers et continents apparaissaient et disparaissaient successivement, comme à ce jeu de bascule que nous avons tous connu dans notre jeunesse. On place une poutre au travers d’une autre poutre plus élevée, puis deux enfants se mettent à cheval, un à chaque extrémité, et chacun d’eux monte et descend alternativement. L’Atlantide, cet antique continent dont la tradition nous a été conservée par les livres de Platon et qui a probablement disparu quand surgirent les plus hautes montagnes de l’Europe et de l’Asie (événement qui a peut-être, coïncidé avec le déluge de Noé), l’Atlantide, dis-je, est en ce moment à l’extrémité de la poutre qui plonge sous l’Océan, mais qui oserait affirmer qu’elle n’en sortira pas et que nous ne plongerons pas à notre tour dans une mer qui s’appellera l’Océan européen ?


Voilà comment les choses se sont passées pendant des milliers de siècles, car le temps qui est beaucoup pour nous n’est rien pour Dieu.

Or, à mesure que l’oxydation du sous-sol pénétrait à de plus grandes profondeurs, la température du globe s’abaissait et la vie organique se développait graduellement dans la mer et sur les surfaces émergées.

Chaque étape de la nature vivante a laissé son empreinte sur les terrains qui ont servi à ses habitants de berceau et de tombe.

Les géologues distinguent vingt-sept couches ou étage de terrains formés par les dépôts des anciennes mers, mais, par suite des bouleversements du sol, il est rare qu’on rencontre beaucoup de ces couches se succédant régulièrement. A cette difficulté, il faut joindre la confusion des nomenclatures. La plupart de ces couches portent, en effet, des noms différents, suivant les pays ou même suivant les géologues.

Ceux-ci semblent toujours avoir pris un malin plaisir à débaptiser les terrains déjà signalés par leurs devanciers. C’est ainsi que le terrain cambrien a été transformé par les Anglais eux-mêmes en cumbrien, sous prétexte qu’il est plus complet dans le Cumberland que dans le pays des Cambres ou anciens Cimbres. Les Américains pour faire pièce aux Anglais ont remplacé les terrains cambrien, silurien (des anciens Silures) et devonien (du pays de Devonshire) par les terrains taconien, laurentien et canadien. D’Orbigny a contribué à la confusion par une foule de dénominations géographiques dont le moindre défaut est de ne pas être toujours d’une exactitude parfaite. M. Lyell a remplacé les terrains tertiaires inférieur, moyen et supérieur par les expressions d’éocène, miocène et pliocène, de deux mots grecs eos aurore et kainos récent, ce qui, dans sa pensée signifie : éocène, terrain qui se rapproche de l’aurore, c’est-à-dire des temps actuels ; miocène, qui s’en rapproche moins, non pas que le précédent mais que le suivant ; pliocène, qui s’en rapproche davantage. Lyell a même créé le pléistocène et le postpliocène, et il a enfin trouvé des singes pour allonger la liste par l’oligocène, le néocène, etc. Les trois premières expressions ont été généralement adoptées, malgré la bizarrerie de leur origine, grâce peut-être à leur consonance harmonieuse. Il n’en est pas moins vrai que les géologues se sont montrés, à propos de nomenclature, presqu’aussi sots que les politiciens à propos de formes de gouvernement et que leurs petits entêtements sur ce point ne sont pas une des moindres causes qui rebutent les jeunes gens au seuil des études géologiques.

Voici, pour mémoire, le tableau des terrains, dans l’ordre de leur apparition, d’après Alcide d’Orbigny :

Terrain de transition
Epoque silurienne
  1. Schistes calcaires (terrain cambrien)
  2. Schistes charbonneux (terrain silurien)
  3. Vieux grès rouge (terrain dévonien)
Epoque carbonifère
  1. Calcaire carbonifère
  2. Grès houiller
Terrain secondaire
Epoque du trias et pénéenne
  1. Grès rouge
  2. Calcaire pénéen (ou permien)
  3. Grès vosgien
  4. Grès bigarré
  5. Calcaire coquillier (muschelkalk)
  6. Marnes irisées
Epoque jurassique
  1. Lias
  2. Grande colithe
  3. Groupe oxfordien
  4. Groupe corallien
  5. Groupe portlandien
Epoque crétacée
  1. Terrain des wealds
  2. Grès vert crétacé
  3. Craie verte
  4. Craie tuffeau
  5. Craie marneuse
  6. Craie blanche
Terrain tertiaire
Epoque du terrain parisien
  1. Calcaire grossier (éocène)
Epoque de la mollasse
  1. Mollasse (miocène)
Epoque subapennine
  1. Colines subapennines (pliocène)
Terrain quaternaire
Epoque du dilivium
  1. Alluvions anciennes
  2. Alluvions modernes

Les géologues ont cru reconnaître les premiers rudiments de la vie organique dans les masses calcaires amorphes qui accompagnent les terrains cambriens. Ces calcaires seraient formés d’animalcules microscopiques et en nombre infini appelés Eozoon ou animaux de l’aurore, dont la structure serait analogue à celle des rhizopodes de nos mers ou des nummulites de l’époque tertiaire. Ces animalcules, de la famille des Entroques, existent dans l’Ardèche où M. Dalmas les a découverts dans un calcaire subordonné aux micaschistes du ruisseau de Servouen, commune de St-Julien-d’Alban.

Les étages supérieurs se différencient surtout par les fossiles qu’ils contiennent.

Les terrains de transition sont caractérisés par une curieuse espèce de crustacés appelés Trilobites.

Les fougères et les calamites sont propres aux terrains houillers.

Les ammonites règnent en souveraines dans les terrains secondaires.

La gryphée arquée (une sorte d’escargot marin), ne se trouve que dans le lias.

Les hippurites, autre espèce de coquillage, sont cantonnés dans le terrain crétacé.

Les nummulites, petits coquillages ronds, semblables à des pièces de monnaie (nummus) habitent exclusivement le terrain éocène, etc.

C’est une sorte d’herbier en vingt-sept volumes où l’on peut suivre pas à pas les développements de la nature vivante et où les chapitres curieux abondent.

Il y a des savants qui ont essayé de chiffrer la durée des formations géologiques.

L’Américain Dana a calculé que la période quaternaire étant prise pour terme de comparaison, les phénomènes de la période tertiaire avaient demandé environ deux fois plus de temps, ceux de la période secondaire quatre fois plus et ceux de la période précédente quatorze fois plus. Or, en se basant sur des faits modernes, comme la durée reconnue de certains dépôts diluviens ou de certaines érosions de fleuves, on a supposé que la période quaternaire n’avait pas moins de 200 mille ans, ce qui donnerait un total de quatre millions de siècles pour la durée des formations qui ont précédé l’ère moderne.