Voyage aux pays volcaniques du Vivarais

Docteur Francus

- Albin Mazon -

IX

Les anciennes éruptions volcaniques

Le Pont de la Beaume. – Ventadour et la Chaussée des Géants. – Ejaculations des trachytes et des phonolites. – Eruptions pyroxéniques. – La carcasse basaltique du Coiron. – Les volcans laboureurs. – Les cinq volcans retardataires. – Ils saluent de leur artillerie la naissance de la Grèce. – Matières vomies par les volcans. – Prismes et laves.

Au Pont de la Beaume, deux grandes ruines se contemplent à travers la rivière : la Chaussée des Géants et Ventadour ; mais, quoique les débris du vieux château féodal dominent orgueilleusement les débris des immenses coulées basaltiques qui remplirent jadis ces vallées, il ne faut pas longtemps les comparer pour oublier devant le monument de la nature, l’œuvre passagère et fragile de la main des hommes.

Nous montons au château pour mieux saisir de là le spectacle de la vallée et de ses phénomènes volcaniques.

Le petit village du Pont de la Beaume se prélasse coquettement au bord de la rivière dans la verdure des prés avec ses maisons blanches que font encore ressortir les colonnades brunes de la Chaussée des Géants. Celle-ci soutient une magnifique terrasse plantée de châtaigniers, qui se prolonge jusqu’à Jaujac. Rien de plus pittoresque que ce mur de trois kilomètres où les arbustes et les fleurs jaillissent des basaltes et où nichent tous les oiseaux de la contrée depuis les hirondelles jusqu’aux tiercelets.

Le Pont de la Beaume (Pons Balmœ) est ainsi appelé d’une grotte ou beaume dans le langage du pays, dont Soulavie explique ainsi la formation :

« Une masse quelconque dut servir de fondement à la coulée de laves qui se moula sur ce corps saillant. La cristallisation en prismes de tout le voisinage, qui éprouva des obstacles à cause de tout ce dérangement, ne put participer à l’acte général de la cristallisation de toute la coulée ; le basalte décrépita dans les environs de cette masse fondamentale quelconque, cette portion de la coulée devenue plus faible par la grande division de toutes ces parties, a perdu dans la suite plus facilement la cohésion de ses basaltes, et lorsque les eaux de l’Ardèche ont excavé à la longue le lit basaltique, elles ont excavé aussi cette partie que l’homme a pu façonner en forme de voûte. » (1)

Sur la route on aperçoit une autre grotte peu profonde qui a évidemment la même origine, et dans laquelle Faujas de St-Fond voyait un soupirail du volcan et une sorte d’évent de l’enfer. Il n’y a qu’à monter au mont Toulon pour trouver l’ébauche de grottes de ce genre au point de jonction de la lave et de la roche sur laquelle la lave s’est superposée.

Le Pont de la Beaume fut le confluent général des laves de tous les volcans des environs, et il n’y a peut-être pas dans le monde entier de point aussi curieux que celui-là au point de vue de l’étude des phénomènes volcaniques. Toutes les coulées y ont apporté leur contingent et y ont laissé des traces qui serviront un jour à déterminer la puissance exacte, la durée et peut-être la date historique de chacune d’elles.


Les premiers auteurs qui ont écrit sur la géologie vivaroise, Faujas de St-Fond, Soulavie et les autres, ne voyaient partout que des volcans à la façon moderne, c’est-à-dire avec un cratère et des éruptions comme celles du Vésuve et de l’Etna. Quelle belle ligne de batterie, dit Soulavie, devait former la chaîne du Coiron quand tous ses volcans étaient en éruption et lançaient leurs projectiles brûlants dans la mer qui baignait les pieds de la montagne !

Un examen plus attentif des pays volcaniques montre que les choses se sont passées autrement. Les volcans proprement dits n’ont tiré que les derniers coups de canon de la grande bataille des éléments dont l’enjeu était la configuration extérieure du globe.

Après les éruptions des porphyres et des granits qui ont cessé à l’époque secondaire, après le soulèvement des roches vertes qui a diminué et cessé à son tour, sont venues à l’époque tertiaire les éruptions des trachytes, des phonolites et des premiers basaltes.

En même temps que s’élevaient les grandes chaînes alpestres de la Savoie et du Dauphiné, le Mézenc, le Gerbier de Jonc et les autres pics cévenols sortaient de terre. Dieu avait dit : Encaissez la vallée du Rhône, et ses ouvriers souterrains, l’eau et le feu, travaillaient en conscience.

Les trachytes et les phonolites de l’Ardèche, contemporains de ceux de l’Auvergne et du Cantal, et produits d’une même expansion volcanique, surgissaient par les mêmes fractures qui avaient déjà livré passage aux précédentes roches éruptives, c’est-à-dire aux porphyres et aux granits porphyroïdes.

Le passage d’une de ces roches à l’autre est presqu’insensible et semble ne différer que par une fusion plus parfaite. Les trachytes ne sont que des porphyres modifiés. Le phonolite que Faujas de St-Fond appelait du basalte en table, est qualifié par Amédée Burat de trachyte feuilleté. M. Dalmas constate que tel dôme des hautes Cévennes, trachytique sur une face, est phonolitique sur l’autre. De même, en descendant de la Champ-Raphaël à Mézilhac, on peut constater, dans une carrière sur le bord de la route le passage du phonolite au basalte prismatique.

La texture et la configuration des trachytes et des phonolites montrent que ces roches sont sorties à l’état pâteux, comme de puissants jets de boue qui se répandaient sur la croupe des montagnes et se solidifiaient en couches concentriques. Les pics et dômes, qui dominent de 300 à 500 mètres leur base granitique, marquent la place des jets les plus puissants.

Toutes ces éruptions se firent probablement avec moins de bruits que les éruptions des grands volcans modernes, mais non pas sans d’horribles commotions produites par les fractures du sol.

Des masses d’eaux fournies par la mer ou les lacs s’engouffrèrent par ces fractures et allèrent porter un nouvel aliment au feu intérieur et reculer plus profondément la décomposition du sous-sol.

De là, les éruptions pyroxéniques, caractérisées par les dikes et les filons qui forment un véritable réseau basaltique dans l’Ardèche.

De là aussi l’éruption de quelques vieux volcans à cratère.

Ces éruptions correspondent à la formation du terrain subapennin ou pliocène et au soulèvement des Alpes principales (Valais et St-Gothard). Elles ne paraissent avoir eu pour témoins ou victimes que les animaux, mais elles se continuèrent jusqu’à la période quaternaire, et l’homme de cette époque lointaine put y assister.

Dans les éruptions pyroxéniques, la lave coula par une multitude de fentes et probablement sans explosion.

C’était comme un vase trop plein qui éclatait de toutes parts par les fractures mal soudées.

Dans l’Ardèche, tous les filons, résultant de la grande éruption pyroxénique, paraissent aboutir à un dike principal qui part de Rochemaure, en suivant le Coiron, Gourdon, Mézilhac, la Champ-Raphaël, et va aboutir à la ville de la Roche située sur la rive gauche de la Loire.

Ce dike, qui présente une épaisseur de 20 mètres au col de l’Escrinet où il est coupé par la route, peut être comparé à la colonne vertébrale d’un animal souterrain dont les côtes rayonnent à droite et à gauche et dont la carcasse complète était destinée à préserver la montagne du Coiron.

« Tandis que l’action érosive des eaux torrentielles et des agents atmosphériques creusait profondément les terrains jurassiques et néocomiens des environs, ceux du grand plateau du Coiron échappaient à ces causes de destruction sous la protection d’un immense manteau de basaltes et de brèches. De nombreux ravins transversaux découpent les bords de ce manteau et forment autant de caps élevés à sommets aplatis dominant tous les plateaux du voisinage. Ils se détachent de l’axe longitudinal comme les feuilles latérales se détachent du tronc d’une feuille de fougère. » (2)

Considérez les terrains volcaniques sur la carte géologique de M. Dalmas : le Coiron y ressemble à une énorme écrevisse rouge, dont la tête est à la roche Gourdon et la queue à Rochemaure.

Les filons de basalte pyroxénique ont souvent une longueur considérable. Faujas de St-Fond signalait comme une merveille celui qui va de Montredon à la Chamarelle, en passant à Villeneuve, ce qui fait environ deux lieues. M. Dalmas en décrit un bien plus long, qui va des abords de St-Martin-de-Valamas jusqu’à la rivière d’Allier.

La lave ascendante des dikes et filons se solidifia dans les failles dont les parois lui avaient servi de moule. Soulavie avait déjà entrevu ce résultat quand il dit :

« Le globe, d’abord roche vive, présenta des scissures sous l’action des forces souterraines. Les scissures furent remplies de laves. Des volcans parurent. Puis les eaux détruisirent les volcans, et les filons basaltiques incrustés dans la roche volcanique restèrent seuls pour témoigner de l’existence des anciens volcans. »


A mesure que la conflagration souterraine s’éloigna de la surface et que les fractures du sol se soudèrent au moyen des dikes solidifiés, les éruptions furent plus clairsemées, mais elles se produisirent avec plus de force et présentèrent un caractère différent.

Nous voici à l’époque des vrais volcans, c’est-à-dire des volcans à cratère de l’époque quaternaire ou post-diluvienne.

De même qu’une pièce de canon lance un boulet avec d’autant plus de bruit et de force que ses parois sont plus épaisses et que la puissance projective est plus grande, de même les nouvelles éruptions, se produisant par des conduits plus longs, plus épais, et sous l’action d’une chaleur plus profonde et plus concentrée, purent donner lieu à des phénomènes inconnus des époques antérieures.

Les tremblements de terre durent être alors plus violents, par suite de la résistance que présentait la croûte terrestre à l’expansion des gaz et des matières en fusion.

Les principaux cônes et cratères de cette époque sont ceux du Chambon, de la Vestide du Pal, du Suc de Bauzon, de Cherchemus, d’Issarlès, de Loubaresse, de Sauvageon, du Chapelas de Plagnal, de Peyrabeille, Chabassol, Tartas, etc., etc. Le cratère de la Vestide du Pal est le plus remarquable de tous. Nous y reviendrons plus loin.

La lave des volcans à cratère est mieux fondue que celle des éruptions pyroxéniques, et la cristallisation jaune du péridot y domine la cristallisation noire du pyroxène.

Ces volcans continuèrent l’œuvre des éruptions précédentes. Ils façonnèrent le sol, lui donnèrent le dernier relief nécessaire au jeu futur des climats, des eaux et de la végétation, et ne s’endormirent que fort tard, comme des ouvriers qui ont bien travaillé, en laissant derrière eux de nouvelles montagnes et de nouvelles vallées avec un trésor immense de matériaux de tout genre extraits par eux du sein de la terre au profit de l’homme qui n’a jamais songé à leur en savoir gré. Sans parler des autres avantages des détritus volcaniques, chacun sait que, sous l’action du temps, ils forment les terres les plus fécondes et les plus chaudes. Ce sont des amendements naturels que les rivières vont porter dans les plaines éloignées pour leur rendre la fertilité.

Toutes ces anciennes convulsions du sol vivarois ont été le fait de forces brutales si l’on veut, mais agissant sous une direction intelligente. Sans elles, la terre n’eût été habitable ni pour l’homme ni pour les animaux.

Il fallait que les montagnes fussent soulevées pour attirer les nuages et, par les sources et les rivières éternellement renaissantes, faire circuler la vie et la fécondité des sommets à la plaine. Il fallait créer des routes aux eaux et aux vents, confectionner des terrains propices à la végétation, préparer des abris aux plantes et aux animaux. Les volcans ont labouré la terre, les influences atmosphériques ont passé la herse, et nous profitons de ce gigantesque travail. – Et il n’y a pas longtemps que nous commençons à comprendre les raisons de ce grand remue-ménage d’autrefois – à y voir la main du bon Dieu et non la fourche du diable.


A mesure que les eaux s’éloignèrent des Cévennes, les volcans du sommet de la chaîne s’éteignirent successivement comme des lampes où l’huile est épuisée.

La dernière manifestation des feux souterrains eut lieu par les cinq cônes ou cratères de la Gravenne de Montpezat, de Thueyts, de Soulhol (Neyrac), d’Ayzac (Antraigues) et de Jaujac.

Ces cinq volcans qu’on dirait éteints d’hier, sont remarquables par l’abondance de leurs cendres et scories et par leur basalte bleu cristallin. Trois d’entre eux, la Gravenne, Ayzac et Jaujac, ont des cratères parfaitement conservés.

Le dernier soulèvement, dit du Ténare, est contemporain des derniers volcans du Vivarais. L’Etna se dressa alors au milieu de la Sicile en même temps que l’île de Stromboli s’élevait du sein de la mer. La Grèce avec son cap de Ténare surgit également, et l’on ne peut que complimenter nos volcans d’avoir gardé leurs dernières salves pour célébrer la naissance de la terre qui devait être le berceau de la civilisation ancienne.


Je me souviens d’avoir assisté, il y a quelques années, à une conférence du professeur Lecoq sur les volcans d’Auvergne. Ce savant avait l’élocution facile, et, ce qui est plus rare, le talent d’exposer clairement ses idées. Il fut très-applaudi. Il raconta l’ancienne lutte de l’eau et du feu, en Auvergne ; ce qui, naturellement, me faisait penser à la même lutte en Vivarais. Il nous apprit qu’on avait calculé approximativement le poids des déjections volcaniques. Un volcan, près de Clermont, a vomi 150 milliards de kilogrammes. Un autre, le mont Cineire, derrière le mont Dore, en a vomi 450 milliards. La grande pyramide d’Egypte, qui a une base de 4 hectares, ne pèse que 6 milliards de kilogrammes ? Le volcan de Cineire a donc vomi le poids de 72 pyramides d’Egypte. Est-il étonnant que la bedaine du sol auvergnat se soit un peu aplatie ? M. Lecoq dit que l’Auvergne est plus aplatie que les pôles, et que le pendule le prouve.

Soulavie a calculé que les sept volcans d’Ayzac, Craux, Jaujac, Soulhol, Neyrac, Thueyts et Montpezat, avaient vomi 2 milliards 187 millions de pieds cubes de matière basaltique (3).

Le géologue Cordier a visité, en 1809, le volcan de Cherchemus, et a calculé que le total de ses déjections atteignait environ un kilomètre cube.


Comment se fait-il que les produits volcaniques aient tantôt la forme de prismes et tantôt celle de laves irrégulières et de scories ?

Cette différence provient uniquement de la rapidité du refroidissement, laquelle dépend à son tour de l’inclinaison du terrain.

Quand cette inclinaison ne dépasse pas 4 degrés, les coulées, ayant le temps de se refroidir régulièrement, forment des prismes ; au-delà de 5 degrés, on n’a plus que des laves irrégulières.

Les coulées de la Gravenne, du Ray-Pic, de Soulhol, de Jaujac, d’Ayzac, remplissant les bas-fonds de vallées étroites où les barrages abondent, devaient naturellement donner naissance à de belles colonnades basaltiques.

Les plus beaux prismes dans l’Ardèche sont ceux de la rivière de Jaujac ; ils atteignent jusqu’à 20 mètres de hauteur. La coulée de Soulhol, ayant barré la vallée, la lave du volcan de Jaujac se trouva arrêtée et forma une sorte de lac de pierre fondue où les prismes eurent tout le loisir de se découper avec les belles proportions que nous leur voyons. De même, les coulées des deux Gravennes (Montpezat et de Thueyts) donnèrent naissance, dans la vallée de l’Ardèche et dans celle de la Fontaulière, à de magnifiques colonnades basaltiques, grâce aux barrages résultant des coulées antérieures du Ray-Pic qui obstruaient la vallée de Burzet et s’étaient prolongées jusqu’au Pont-de-la-Beaume.

Les colonnades basaltiques de Bonnevie près de St-Flour sont les seules en France qui l’emportent en hauteur sur celles du Vivarais, mais notre pays n’a pas de rival à un autre point de vue, car il n’existe nulle part, une aussi remarquable variété de basaltes prismatiques réunis dans un aussi petit espace.

Il y a des prismes à 3, 4, 5, 6, 7 et 8 côtés, mais les prismes pentagones et hexagones sont les plus communs parce que, disent les savants, ils n’exigent pour leur formation « que le concours des possibilités ordinaires dans l’ordre des combinaisons géométriques ». Les prismes peuvent avoir jusqu’à 60 et 70 centimètres de diamètre. Leur grosseur est ordinairement proportionnelle à la hauteur de la coulée. C’est pourquoi les prismes sont minces au pont de Bridou près de Vals et assez gros à Fontaulière.

  1. Histoire naturelle de la France méridionale, t. 2, p. 344.
  2. Dalmas. Itinéraire du géologue dans l’Ardèche, p. 176.
  3. Histoire naturelle de la France méridionale, tome II, p. 361.