Voyage aux pays volcaniques du Vivarais

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XII

Le Pestrin et ses environs

La voie romaine d’Albe à Nieigles et à Montpezat. – Notre-Dame de Nieigles. – Les sources du Pestrin. – L’instinct populaire précurseur des découvertes de la chimie. – La chapelle de Ste-Marguerite. – Les empoisonneurs de rivières. – Le pont de Veyrières. – L’orphelinat de la fabrique Plantevin. – La vraie et la fausse démocratie.

Le village de Nieigles, dont le nom latin Nidi Aquilini indique beaucoup mieux l’étymologie que l’orthographe française, est perché à mi-côte sur la rive gauche de l’Ardèche, dominant la rivière et la grand’route. Là passait l’ancienne voie romaine qui, partant d’Alba-Augusta et gagnant Aubenas par Lussas et l’Echelette, remontait ensuite la vallée de l’Ardèche, et, arrivée à Montpezat, se divisait en deux embranchements dont l’un se dirigeait vers le Pal, le Béage et le Monestier, et l’autre vers le Roux et Pradelles.

Cette voie traversait le hameau de Romegière (Romœ iter) et c’est pour elle qu’avait été construit le vieux pont dont on voit encore les culées près de la fabrique Marconnet.


Dom Malosse, prieur de Notre-Dame de Nieigles, écrivit en 1762 :

Des écrits qui ne peuvent mériter créance poussent l’antiquité de N.-D. de Nieigles jusqu’avant la première érection de l’évêché de Viviers. Il y a cependant tout lieu de croire que cette église est des plus anciennes du diocèse ; elle est de l’archiprêtré d’Aubenas. La présentation ou nomination du prieuré-cure de Nieigles appartient à l’évêque du Puy à la manse duquel il fut réuni du temps de Louis de Poitiers, évêque de Viviers en 1308. Cependant, il est fait mention, dans l’acte d’union, qu’avant ce temps-là l’évêque du Puy jouissait de ce droit. Cette union fut confirmée par la bulle de Clément VI la 3e année de son pontificat, ce qui porte à l’année 1345.

La paroisse relève immédiatement de la justice seigneuriale de Meyras dont M. le comte d’Antraigues est seigneur.

Les fiefs de la paroisse sont ceux :

Du prieuré de Nieigles ;

De Mme l’abbesse de Mercoire ;

De M. de Calonne ;

De M. le chevalier de Gordon ;

De M. de Galimard ;

De M. Gras (ces quatre Messieurs habitent Aubenas) ;

De M. de Villery, seigneur de Montpezat ;

De M. de Montreveux, habitant à Craux, paroisse de Genestelle ;

De M. Roux, habitant à Montpezat ;

Plus le fief du Serre de Buisson.

Il y a à Nieigles un pèlerinage très-fréquenté par les femmes enceintes qui sont presque toujours exaucées. On leur met la sainte ceinture de la Vierge autour des reins en disant une courte prière. On leur en bénit une que l’on fait toucher à cette ceinture respectable et elles la portent pendant leur grossesse. On a aussi guéri des goîtres fort communs dans le pays en mettant autour du col un petit ruban béni qui a touché la sainte ceinture. Les hommes se font ceindre aussi pour les maux de reins et les fièvres d’accès.

La morsure des serpents du pays n’est pas dangereuse.

Il n’y a dans la paroisse qu’un consul qui fait tenir les délibérations et communiquer les ordres qu’on donne à la communauté qui n’a point d’autre officier. Il n’est en exercice que pendant un an, à moins qu’il ne soit continué et, s’il ne l’est point, il prépare pour lui succéder, un sujet que la communauté élit avec lui, s’il n’y a point d’obstacle.


Les sources minérales du Pestrin sont situées derrière le château de Ventadour, dans le quartier du Pradel, à 3 kilomètres du Pont de la Baume, sur la route de Montpezat.

Ces sources étaient connues depuis un temps immémorial. Les paysans des villages environnants les appelaient los bouonos founs (les bonnes fontaines) et venaient leur demander la guérison de leurs dérangements intestinaux ou de leurs embarras d’estomac. Un grand savant médecin d’Aubenas, le docteur Embry, qui vivait au commencement de ce siècle, disait que les eaux du Pestrin étaient les meilleures de la contrée. Elles appartiennent à une famille patriarcale, celle des Tailhand, de Meyras.

En 1855, M. Paul Tailhand, fils aîné du propriétaire, tenta un premier essai d’exploitation, mais l’autorisation lui fut refusée en 1858 sous prétexte que les sources n’étaient pas suffisamment captées.

Quelques années plus tard (en 1866), les sources du Pestrin furent affermées pour huit ans à MM. Brun (d’Aubenas) et Peyron (de Nîmes) qui devaient exécuter des travaux de captation et d’aménagement, faire analyser les eaux, les exploiter en payant aux propriétaires la moitié des bénéfices nets.

Les fermiers abaissèrent de 4 à 5 mètres le sol d’où sourdait la source, en trouvèrent de nouvelles, firent procéder aux analyses et enfin obtinrent en 1868 l’autorisation d’exploiter les quatre sources : Pauline, Julie, Ventadour et Fortifiante.

La vente des eaux du Pestrin s’éleva assez rapidement. On en vendit jusqu’à 15 ,000 bouteilles dans un an. Mais les fermiers étant entrés dans une nouvelle entreprise, celle des Délicieuses de Vals, il en résulta des difficultés avec les propriétaires du Pestrin qui trouvèrent que leur intérêts étaient sacrifiés à ceux de la nouvelle exploitation. L’affaire vint devant les tribunaux et MM. Tailhand, ayant gagné leur procès à Largentière puis à Nîmes, rentrèrent en possession de leurs eaux qu’ils exploitent vaillamment eux-mêmes depuis 1875. La première année, ils ont vendu près de 10,000 bouteilles, la seconde année 30,000 et ils espèrent bien cette année atteindre 50,000. Les eaux du Pestrin sont chaque jour plus demandées. On en expédie jusqu’à Bruxelles, Genève et Alexandrie (Egypte).

La Ventadour et la Pauline coulent sous une modeste cabane élevée au bord de la grand’route. Elles sortent de la même bande de granit (leptinite) que les eaux de Vals. La première m’a paru très-ferrugineuse. La seconde est plus gazeuse et ferait une excellente eau de table. Toutes deux ont une grande analogie avec l’eau du Péchier (Jaujac) et celle des Escourgeades (Antraigues).

A une centaine de mètres de ces deux sources, on voit une grotte taillée dans la sisa (nom patois du gneiss) dont l’entrée, d’un aspect très-pittoresque, est ombragée de vernes et tapissée de capillaires. Là coulent la Julie, la Fortifiante et une troisième qui n’a pas encore été baptisée (1).

Les eaux du Pestrin, quoique fort jeunes dans la carrière médicale, ont été, de la part de très-honorables médecins, l’objet de témoignages fort remarquables et qui confirment pleinement les vertus que leur avait déjà reconnues les habitants de la contrée. Elles ont opéré des guérisons incontestables et méritent, au plus haut point, d’appeler l’attention des médecins. La Pauline et la Julie peuvent être employées comme eaux de table ; mais les deux autres paraissent avoir des qualités plus énergiques. D’après l’ensemble des témoignages qu’il m’a été donné de recueillir, les eaux du Pestrin conviennent surtout aux maladies résultant d’un appauvrissement du sang.

Au témoignage des médecins en faveur des eaux du Pestrin on peut joindre celui des paysans des environs qui a bien son prix. Ceux-ci disent : O co voou pas lou vi mais voou maï qué lo trempo ! (Ça ne vaut pas le vin, mais ça vaut mieux que la piquette.)

Il est à remarquer qu’en parlant ainsi l’expérience ou, si l’on veut, l’instinct des populations environnant le Pestrin avait beaucoup devancé les découvertes de la science. La chimie ne sait, en effet, que depuis peu de temps, que le vin renferme une quantité de fer, d’ailleurs variable selon les terroirs. On évalue à 63 milligrammes le fer contenu dans un litre de bon vin de Bordeaux, et il résulte des analyses de M. Prier que le tiers d’un litre de Médoc contient autant de fer qu’un litre de la plupart des eaux minérales ferrugineuses de la France et de l’étranger. Tous les vins français ne sont pas naturellement aussi riches en fer que les vins de Bordeaux, mais il est bien probable que, sous ce rapport, nos vins de la côte du Rhône et de Bas-Vivarais ne leur doivent rien.


Sur la montagne de Ste-Marguerite qui domine le Pestrin, il y a une chapelle où l’on dit la messe une fois par semaine et qui est l’objet d’un pèlerinage assez fréquenté. On va surtout implorer la sainte pour les maux de dents, et les personnes guéries apportent à la chapelle un chapeau ou un bonnet de coton plein de blé.


Entre les fontaines du Pestrin et le pont de la Beaume se trouvent les sources du Pradel, qui appartiennent à la société des Délicieuses de Vals. L’une est, dit-on, sulfureuse. Nous regrettâmes de ne pouvoir les visiter, attendu que les cabanes où elles se trouvent étaient fermées.


Le lit de Fontaulière est pavé de basaltes qui proviennent de la coulée du Ray-Pic. En beaucoup d’endroits, les prismes ont été détruits par les eaux ou par les énormes blocs de granit que roulent les grandes crues ; il en résulte tantôt de belles murailles prismatiques sur les côtés et tantôt de pittoresques cascades où les eaux bondissantes semblent un fleuve de lait que fait encore ressortir le basalte noir.

Il y a précisément en face du Pestrin une de ces cascades dont les eaux limpides donneraient envie de se baigner même en hiver. Les écroulements du basalte dans le bassin inférieur y ont ménagé aux truites des retraites profondes. Les anciens du pays racontent que ces poissons étaient autrefois si abondants et arrivaient à une telle grosseur qu’on pouvait les tuer à coups de fusil quand ils s’élançaient pour remonter la cascade.

Nos rivières sont aujourd’hui de plus en plus dépeuplées par l’odieuse pratique de l’empoisonnement. Au mois de juillet 1877, on a empoisonné toute l’Ardèche depuis la papeterie de M. Villard jusqu’au pont de la Bégude, au moyen de quelques quintaux de chlorure soustraits aux ateliers de M. Verny. Ce jour-là, les truites furent vendues à Vals 70 centimes la livre (au lieu de 2 fr. 50 c.).

Le renouvellement trop fréquent de pareilles sauvageries est surtout, à mon avis, la faute … des juges. S’ils étaient, dans ces occasions, sévères comme il convient, les empoisonneurs ne seraient pas tentés de recommencer. C’est ici qu’il faudrait appliquer à haute dose les peines pécuniaires, sans préjudice de la prison. Si j’étais législateur, je demanderais le rétablissement du pilori pour les empoisonneurs de rivières.


Un peu plus haut que le Pestrin, se trouve le pont de Veyrière à côté de la fabrique Plantevin. Ce pont, qui est bâti sur les basaltes noirs du Ray-Pic, a été détruit en partie par l’inondation de 1856, mais les anciennes culées sont remarquables par leurs pierres taillées en diamants, comme celles des cinq tours du pays d’Argentière (tours de Brison, de Montréal, de Tauriers, de Chassiers et de Vinezac), c’est-à-dire que le côté extérieur de la pierre est bosselé au milieu, tandis que les rebords sont lisses, ce qui donne aux murailles ainsi construites, vues d’une certaine distance, l’aspect d’une râpe.

M. Plantevin, dont la fabrique est à l’extrémité du pont de Veyrière, a pris une initiative dont nous voulons ici le féliciter hautement. Depuis deux ans, il occupe cinquante orphelines, demandées à l’hospice de Marseille, et placées sous la surveillance de trois religieuses qui les entretiennent dans des sentiments religieux, leur apprennent à lire et à écrire, les nourrissent et les habillent. Tous les six mois l’inspecteur des enfants assistés de Marseille vient régler les comptes et l’excédent du salaire de ces pauvres filles est placé à la caisse d’épargne.

Je ne refuse certes pas mon admiration à ceux de Messieurs les industriels de notre pays qui, au lieu de mieux surveiller leurs propres affaires, ont cru nécessaire de s’occuper avant tout de celles de la France et de s’atteler à la grande œuvre de la régénération sociale, mais j’avoue que je trouve infiniment plus sages et plus dignes d’éloge ceux de leurs collègues qui réalisent une amélioration précise, palpable, comme celle de donner du travail à de pauvres orphelines tout en les environnant de garanties qui font beaucoup trop défaut dans la grande majorité de nos fabriques et filatures.

On vit de bonne soupe et non de beau langage,

dit un personnage de Molière.

On peut ajouter que la société se maintient et vit par les améliorations pratiques et non par les phrases creuses qui constituent le fond de tous nos débats politiques.

Que ce soit la République ou la Monarchie qui triomphe définitivement en France, il est probable que nous ne nous en porterons ni mieux ni plus mal dans l’Ardèche, attendu que la République ne peut vraiment s’installer qu’à la condition de nous donner le calme et la sécurité dont on n’a guère joui jusqu’ici que sous la Monarchie. Tout cela est l’affaire des politiciens, c’est-à-dire des ambitieux, plutôt que de la masse du département. Mais il n’en est pas de même dès qu’il s’agit d’une question comme celle qui a été le point de départ de cette digression. Le travail industriel est par la force des choses, surtout quand les travailleurs des deux sexes sont mêlés, une école de mauvaises mœurs. C’est une des plaies du pays, et une des plaies dont souffrent uniquement les classes pauvres. En y remédiant, on accomplit un de ces actes qui rencontrent l’approbation unanime. On a bien mérité de son pays, ce qui vaut beaucoup mieux que de saisir au vol des suffrages plus mobiles que le sable ou le vent.

Plusieurs mouliniers avaient, du reste, devancé M. Plantevin dans cette bonne voie. Il y a des religieuses installées dans les fabriques de M. Chabert, à Chomérac, et aussi dans la fabrique de foulards, du Cheylard. Un essai de ce genre a été fait par M. Bertoye, à Villeneuve-de-Berg. Beaucoup d’usines dans l’Isère sont surveillées par des religieuses. Mais c’est à M. Henri Lacroix, de Monboucher, près de Montélimar, que revient le plus grand honneur de cette réforme dans nos contrées puisque c’est lui qui a donné l’exemple et que ses établissements sont restés le plus parfait modèle dans ce genre.

Mgr Bonnet, évêque de Viviers, a visité l’orphelinat de la fabrique Plantevin le 17 juin 1877, en revenant de Burzet à Jaujac.

  1. L’analyse des trois principales sources du Pestrin a donné les résultats suivants :

                                    VENTADOUR    JULIE    PAULINE
    Acide carbonique  . . . . .  gr.  1 675      2 250     1 957
    Bicarbonate de soude  . . .       1 085      0 030     0 875
         ----      magnésie . .       0 090      0 066     0 055
         ----      chaux  . . .       0 612      0 078     0 125
         ----      potasse  . .       0 009      traces    0 004
    Chlorure de chaux . . . . .       0 087      traces    0 047
    Sulfate de soude  . . . . .       0 225      traces    0 012
    Sesquioxyde de fer  . . . .       0 050      0 016     0 025
    Arséniate de soude  . . . .       0 003      traces    0 003
    Iode, Brome, Manganèse  . .       traces     traces    traces
    Silice et Alumine . . . . .       0 054      traces    0 012
                                     -------    -------   -------
                  Total . . . .       3 890      2 440     3 115