Voyage aux pays volcaniques du Vivarais

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XVII

Mazan

Voyage nocturne à travers la forêt de Mazan. – Une chambre à deux lits. – Les ruines de l’abbaye. – La fondation de Mazan par un prince moine. – Le quartier des Anglais. – Le trésor de Mazan. – L’abbaye au 17e siècle. – La révolution chez les moines. – Comment eut lieu l’abandon de la basilique. – La fontaine exhilarante de St-Cirgues.

Nous voilà donc en route pour Mazan au milieu des ténèbres d’une nuit sans lune.

Une soirée passée à Gênes, il y a une dizaine d’années, me revient ici en mémoire. J’étais arrivé, à la nuit tombante, dans cette vieille capitale de la Ligurie, où un ami, amateur forcené des beaux-arts, m’attendait à la gare.

Comme nous devions partir le lendemain de grand matin par le steamer de Nice :

– Profitons du jour qui reste, me cria-t-il dès qu’il m’aperçut, pour voir les chefs-d’œuvre de Gênes.

Il me fit courir avec une rapidité vertigineuse à travers un dédale de rues, me poussant dans les églises, dans les galeries, me faisant admirer des édifices, des statues, des tableaux… que je voyais à moitié ou pas du tout. Il avait vu lui-même ces objets cent fois et son imagination les lui montrait réellement, tandis que j’étais obligé de les deviner ou de le croire sur parole. De là, nous montâmes à la belle promenade de l’Acquassola qui domine la ville et le golfe et il me fit admirer un panorama splendide… dans d’autres conditions, mais qui pour le moment se réduisait à un immense crêpe noir que perçaient çà et là les réverbères des rues ou des quais et au loin le miroitement gris de la mer. Le spectacle avait, du reste, un certain cachet, mais il eut été singulièrement plus beau si le soleil avait été de la fête.

Il en a été de même de notre voyage de la Chavade à Mazan.

Nous étions comme des spectateurs aux premières loges d’un théâtre dont tous les lustres se sont subitement éteints. Les montagnes émergeant silencieuses des vallées noires semblaient tantôt se confondre avec les étoiles, et tantôt vouloir s’abîmer sous terre. Des bruits mystérieux montaient d’en bas, tandis qu’à nos côtés le vent agitant les herbes ou les arbustes faisait parfois l’effet de voix humaines. On prêtait l’oreille ; on croyait entendre quelqu’un ou apercevoir la lueur d’une maison de paysan ; puis on reconnaissait qu’on s’était trompé ; la lueur était une étoile ou le feu d’un yssard lointain, et la voix n’était qu’un effet du vent accompagnant de sa basse non interrompue le chant argentin des grelots de nos bêtes.

Quand la voiture fut entrée dans la forêt, la sensation fut plus émouvante. Les ténèbres épaissies, la fraîcheur, le murmure, le bourdonnement ou le sifflement du vent dans les arbres formaient comme une enveloppe vivante quoique invisible où nos petites personnes se trouvaient comme annihilées. Le cocher était tout œil et, comme le vent avait plusieurs fois éteint la lanterne de la voiture, nous étions obligés de la tenir nous-mêmes à tour de rôle, comme un Saint-Sacrement, pour lui permettre de se diriger.

M. Grasset a fait sur la forêt de Mazan de jolis vers qui, à ce moment, me bourdonnaient aux oreilles :

Forêt, qui te créa ? qui planta tes grands arbres
Sur ton sol volcanique et dur comme les marbres
Des autels qu’on dresse au saint lieu ?
Qui mit dans tes gazons la pervenche et la rose ?
Qui fit tes éventails où le zéphir se pose ?
Tes voix me répondent : C’est Dieux !

On entendait bien les voix dont parle le poète, mais on ne voyait ni les pervenches ni les roses. Les magnifiques haies vertes entre lesquelles nous cheminions étaient changées en murailles noires, et c’est à peine si parfois une traînée de ciel bleu, marquant la ligne des arbres abattus pour le passage de la route, nous rappelait que nous étions dans une forêt et non un tunnel.

– Ah ! dit notre jeune conducteur, les bonnes framboises que nous mangerions, s’il faisait clair !

Nous aurions voulu autant que lui qu’il fît clair, quoique pour d’autres motifs, et je me suis bien promis de revoir, tôt ou tard, de jour cette magnifique contrée qu’un mauvais destin m’a obligé de traverser la nuit.

Après une heure et demie d’un trot d’ailleurs fort mesuré, dans les ténèbres de la forêt, nous nous retrouvâmes à l’air libre dans un bas fond.

– Mazan doit être là-bas dans ce trou, dit notre conducteur. Tâchons de ne pas le passer sans le voir !

Le chemin forestier, qui va rejoindre la route de Montpezat à la forêt de Bauzon, laisse, en effet, Mazan à une centaine de mètres plus bas et l’on n’arrive au village que par un sentier très-rapide où une voiture ne peut descendre sans risque d’être précipitée s’il n’y a pas un homme pour retenir les roues.

Le cocher descendit avec la lanterne et chercha ce sentier qu’il finit par découvrir. En même temps il appela et nous eûmes la satisfaction d’entendre une voix d’homme lui répondre. Un grand et fort gaillard, à la face colorée, avec de longues moustaches, ayant d’ailleurs une bonne physionomie, vint aider la descente de la voiture et nous dit qu’il était l’aubergiste.

– Mais, lui dis-je en voyant l’aspect plus que modeste de sa maison, est-ce qu’il n’y a pas une autre auberge à Mazan ?

– Non.

Cette demande me parut à moi-même des plus naïves, le lendemain matin quand j’eus pu constater par mes yeux qu’en dehors des ruines de l’abbaye, de l’église, du presbytère et de la maison des sœurs, le village de Mazan ne comprenait en tout que deux maisons de paysan avec l’auberge.


Nous entrâmes dans une pièce basse servant à la fois de cuisine et de dortoir, car l’on apercevait dans les coins des alcôves qui servaient de chambre à coucher aux gens de la maison. Une vieille femme, assise auprès du foyer, berçait un enfant dont les cris vigoureux prouvaient au moins qu’il avait une bonne poitrine.

J’eus encore la naïveté de demander à l’aubergiste s’il pouvait nous donner une chambre à deux lits et je le priai de nous y conduire, mon compagnon et moi, pour déposer nos effets.

– Venez ! nous répondit-il.

Il nous fit passer dans la pièce voisine qui était la grande salle du cabaret comme le montraient surabondamment les tables et les bancs disposés tout autour.

– Voilà ! ajouta-t-il.

– Quoi ! nous demandons la chambre à deux lits ?

– Vous y êtes !

Et il nous montrait deux niches fermées de rideaux rouges, que nous n’avions pas encore aperçues. Il y avait dans chacune une paillasse de feuille de hêtre et une couverture.

Nous étions bien un peu ahuris, mais à la guerre comme à la guerre ! Quand on vient à Mazan, il ne faut pas avoir la prétention d’y être logé comme à la Croix-d’Or, de Privas.

Nous nous rabattîmes sur le dîner.

– Que nous donnerez-vous pour manger ?

– Tout ce que vous voudrez.

– Mais enfin ?

– Eh bien ! monsieur, nous avons du beurre, des œufs et des pommes de terre.

Je dois dire que ces trois plats furent excellents. Il est vrai que nous avions bon appétit.

Nous dormîmes assez bien, chacun dans notre placard, et – chose rare en montagne – nous ne nous aperçûmes pas qu’ils fussent habités.

Le lendemain, en sortant, je remarquai que la porte de l’auberge n’avait qu’un simple loquet sans serrure. Heureux pays où l’on n’a pas besoin de se fermer à clé !


Mazan, comme je l’ai dit, ne se compose que de deux ou trois maisons construites avec les ruines de la vieille abbaye. Le village est environné de prairies de toutes parts. On aperçoit sur les hauteurs quelques bouquets de bois, et, en amont du ruisseau, le premier plan de la forêt.

On nous dit que tous ces prés appartenaient à MM. Verny, du pont d’Aubenas, ce qui empêchait le village de s’agrandir.

La matinée était fraîche mais très-belle. Le soleil dorait les sommets des montagnes. Les coqs chantaient de toutes parts et quelques bêlements de moutons ou de chèvres qu’on conduisait aux champs leur répondaient.

Notre première visite fut naturellement pour les ruines de l’abbaye.

Nous entrâmes à tout hasard par une porte basse qui s’ouvrait à quelques pas derrière le presbytère actuel, et nous nous trouvâmes dans la plus belle des églises de l’ancien Vivarais. Hélas ! comme elle est déchue aujourd’hui de l’ancienne splendeur que révèlent encore ses formes et ses proportions ! Les dalles disparues sont remplacées par un véritable bourbier où picorent une légion de poules, où grognent les porcs et dont le plus malheureux de nos paysans ne voudrait pas pour son habitation. Nous y aperçûmes une brouette et des amas de bois et de branchages sur divers points, notamment au fond du chœur, là où était le maître-autel et dans les deux absides latérales.

La vieille basilique de Mazan est aujourd’hui un hangar, moins que cela, une écurie.

Bien que nous y attendant un peu, ce spectacle nous fit une pénible impression.

Le monument a 52 mètres de longueur sur 19 de largeur. M. Reymondon le décrit ainsi dans l’annuaire de 1859 :

« Sa forme est celle d’une ancienne basilique, avec collatéraux et transept surmonté d’une coupole remarquable. Comme les églises de cette époque, elle est assez bien orientée. Le style de l’église est parfaitement en harmonie avec les belles dispositions de son plan. Les trois absides, le transept et la coupole, se distinguent du reste de l’édifice par des arcs doubleaux, des colonnes, des pendentifs, des contreforts extérieurs, des croisées et autres ornements romans du style le plus pur. Les croisées de la nef et des collatéraux sont aussi romanes. La grande voûte de la nef, séparée à chaque travée par des arcs doubleaux, est légèrement ogivale ; les voûtes et les arcs doubleaux des collatéraux le sont aussi ; mais ce qui est surtout digne de remarque, c’est que les arcs ogivaux qui composent les collatéraux ne sont pas entiers : ceux contre la nef sont coupés aux deux tiers, disposition ingénieuse qui donne une solidité si grande aux voûtes de l’édifice que, malgré les injures des siècles, malgré le stupide vandalisme et la rapacité des habitants de la commune qui ont eu l’impudence de démolir une à une toutes les pierres de taille des parements extérieurs des murs, toutes les corniches, qui ont arraché toutes les ardoises qui recouvraient cet édifice et qui ont poussé le cynisme jusqu’à voler, en 1845, la couverture de la coupole, ces voûtes de l’église étaient encore parfaitement conservées lors de notre dernière visite sur les lieux. Il n’existait aucune lézarde sensible, soit dans les murs, soit dans les voûtes de l’intérieur de l’édifice. »

Les deux rangs, de quatre piliers chaque, qui séparent la grande nef des nefs latérales ou bas-côtés, sont en pierres volcaniques de Banne (du côté de la Chavade), tandis que les pierres volcaniques des voûtes, poreuses et beaucoup plus légères, ont été apportées du Suc de Bauzon.

La toiture qui recouvrait la voûte ayant été pillée, celle-ci présente à l’extérieur l’aspect d’une prairie ou d’un jardin suspendu. Aussi, quand il pleut, l’eau dégoutte de toute part à l’intérieur et le transforme en un véritable cloaque.

L’église de Mazan, quand on songe à la faible population du pays, donne une haute idée de la foi ardente de ses fondateurs, car il est évident qu’elle n’a jamais pu être pleine qu’en de très-rares occasions, lorsque les religieux convoquaient tous les villages environnants à quelqu’une de leurs solennités.

L’abbaye de Mazan doit son origine à un soldat fait moine. Ce personnage s’appelait Amédée, prince d’Hauterive. Il était entré, après avoir déposé l’épée, dans le monastère de Bonnevaux, en Dauphiné. On raconte qu’il partit de là vers 1122 pour aller fonder une colonie à Mazan qui s’appelait déjà Mansus Adami ou Mansus Adœ d’où l’on fit ensuite Mansiadde. Amédée et ses compagnons travaillèrent vaillamment, remuèrent la terre, coupèrent des arbres, semèrent des grains, bâtirent et aménagèrent les constructions élevées par eux, édifiant tout le monde par leur piété et recevant, des seigneurs comme des paysans de la contrée, des dons et des encouragements. Quand tout fut prêt pour recevoir la colonie, treize moines sortirent de Bonnevaux, dont un avec le titre d’abbé, et vinrent s’installer à Mazan. C’était le douzième monastère fondé par Citeaux, et le premier de cet ordre dans la province de Languedoc. Dom Amédée rentra alors à Bonnevaux.

L’abbaye de Mazan donna naissance, de son côté, à divers monastères, entre autres celui de Senanque à qui l’on doit la fondation de l’abbaye des Chambons.

Les premiers bâtiments du monastère étaient situés à une petite distance de la basilique actuelle, au lieu dit Mazan Vieux, comme l’atteste la tradition beaucoup mieux que les quelques débris informes qu’on montre aux voyageurs. Ils furent détruits en 1375 par les routiers anglais qui s’étaient emparés de Châteauneuf-Randon. Tous les moines furent massacrés. Le châtiment ne se fit pas attendre. Les habitants du pays, réunis par les seigneurs, allèrent attendre sur la montagne de Sainte-Abeille, à une lieue de Mazan, les routiers qui retournaient à Châteauneuf chargés de butin et les passèrent au fil de l’épée. On voit encore sur un rocher, au-dessus de la chapelle de Sainte-Abeille, une vieille inscription : Quartier des Anglés, chargée de rappeler cet évènement.

L’abbaye de Mazan fut encore dévastée pendant les guerres de religion et en 1793.

Les moines de Mazan possédaient d’immenses domaines et des revenus considérables comme on peut le voir par le Cartulaire qui existe aux Archives départementales de l’Ardèche ou par leur Terrier, que possède M. Henri Vaschalde.

M. Vaschalde a aussi l’Inventaire des titres et documents concernant l’abbaye de Mazan trouvés dans les archives de l’évesché de Viviers au Bourg-St-Andéol le 8 septembre 1790. Il a indiqué, dans un de ses opuscules, le sujet de quelques-unes de ces pièces. Celle qu’on peut supposer la plus curieuse est intitulée : Coutûmes des religieux de Mazan, contre M. l’abbé, de l’année 1597.

Il y a une dizaine d’années, lors de la construction de la route forestière à travers la forêt de Mazan, un ouvrier terrassier, étranger au pays, était occupé à déraciner un sapin, lorsque d’un coup de pioche il mit à découvert un vase renfermant une quantité considérable de pièces d’or. Ces pièces, assez usées, étaient généralement de la grandeur d’une pièce de cent sous, mais beaucoup plus minces. L’ouvrier en remplit ses poches, et même, dit-on, ses caleçons, et disparut. Les ouvriers qui travaillaient avec lui, ayant soupçonné la trouvaille, cherchèrent au même endroit et y trouvèrent encore, dit-on, une quarantaine de ces pièces. On assure que le département en fit racheter quelques-unes. Ces pièces étaient, paraît-il, espagnoles, ce qui s’expliquerait par le fait qu’autrefois les maquignons espagnols venaient s’approvisionner de chevaux au Puy et peut-être à Mazan.

Les anciens de Mazan prétendent qu’à la Révolution, les moines enfermèrent leur trésor dans une cloche qui fut ensuite enfouie dans la forêt vis-à-vis et en face de l’œil de bœuf de la basilique. Plusieurs fouilles ont été faites dans cette direction mais sans résultat.

Un paysan de la commune fut plus heureux, il y a 7 à 8 ans. En creusant les fondations de sa maison, il trouva un certain nombre de pièces d’or, de forme octogone, renfermées dans une corne de bœuf à peu près réduite en poussière.

D’après une tradition recueillie à Montpezat et au Béage, les religieux de Mazan avaient au siècle dernier, une réputation beaucoup moins bonne que ceux de Bonnefoy.


Nous avons déjà dit, dans un des premiers chapitres de cet opuscule, l’influence considérable qu’exerça sur l’état politique du Vivarais la cession du territoire de Berg faite par dom Falcon, abbé de Mazan, au roi de France. Cet acte, qui eut pour résultat la fondation de Villeneuve-de-Berg, permit au roi d’introduire la justice royale en Vivarais et de mettre ainsi un frein efficace aux abus de la féodalité.

D’Aguesseau, intendant général du Languedoc, parle ainsi de Mazan à la date de 1662 :

« L’abbaye de Mazan est en montagne ; elle est de l’ordre de Citeaux. Il y a douze religieux qui y font l’office ; les religieux n’y sont pas réformés. Elle est en bon état. L’abbé est le seigneur évêque, non pas en qualité d’évêque. Le revenu qui est de huit à dix mille livres consiste principalement en domaines et rentes. Le seigneur abbé est coseigneur, en pariage avec le roy, de Villeneuve-de-Berg où il a ses officiers. L’abbé de Mazan en était seul seigneur jusques à Philippe le Bel que le seigneur abbé associa en sa justice. »

L’abbé Mollier, dans son intéressant ouvrage sur Villeneuve-de-Berg, donne la liste des abbés de Mazan. Le premier fut Pierre Itier qui mourut en odeur de sainteté. Nous y remarquons trois membres de la famille de Chanaleilles, un Montesquiou d’Artagnan (1724) et le frère du célèbre bailli de Suffren (1764). Le dernier abbé est dom Pierrevert (1784-1790).

Le dernier prieur se nommait la Coste. C’était le frère du général qui commandait à Villeneuve, les Vans, Joyeuse et Largentière. Au moment où commençait à gronder l’orage de la Révolution, l’esprit d’indépendance et d’insubordination s’était glissé dans les murs, jadis si paisibles, du monastère ; plus d’une fois le prieur se vit réduit à recourir à la force armée pour maintenir l’ordre. Le général faisait alors une apparition à la tête de ses dragons et tout rentrait dans le calme. Le révérend P. la Coste vivait à Pradelles, sa patrie, pendant la Révolution (1).


Les biens de l’abbaye de Mazan furent vendus sous la Révolution, à l’exception des forêts qui restèrent à l’Etat. Ils furent achetés par Moulin, du hameau de Chafour (Mazan). Les bâtiments de l’abbaye, à l’instigation du frère de l’acquéreur qui était curé à Thueyts, furent remis à trois personnes : Mme de Boco, Mme d’Antraigues et une troisième dont le nom nous échappe, pour servir à des œuvres pies. Ces trois personnes les transmirent à l’abbé Vernet, supérieur général du séminaire de Viviers. Celui-ci fit ériger la paroisse de Mazan. Il voulait y faire un établissement religieux d’arts et métiers. Rebuté par les difficultés de l’entreprise, il consentit à la vente de quelques dépendances : le moulin, l’enclos, la tour du cloître, etc. Tout cela fut vendu à bas prix.

L’abbé Vernet fit agir auprès du gouvernement pour en obtenir la restauration de l’ancienne basilique qui, lors de l’adjudication faite à Joyeuse, avait été réservée pour l’exercice du culte. Mais ses efforts restèrent infructueux. En attendant, le culte se célébrait dans le chœur de la basilique qui avait été séparé de la nef par un mur aujourd’hui disparu.

Cela dure jusqu’en 1843. Alors, le curé et les habitants, fort peu sensibles à des considérations artistiques et incommodés par l’humidité du vieux bâtiment où l’eau filtrait en abondance par suite d’un barrage fait à quelques pas de là en amont du ruisseau, se résolurent à construire la nouvelle église ou plutôt à aménager dans ce but l’ancienne boulangerie des moines. « Si, comme le dit fort justement M. Reymondon, on eût consacré l’argent qu’on a employé là aussi stupidement, à faire recouvrir, fermer et daller l’ancienne basilique, on n’aurait pas dépensé un centime de plus, et elle serait aujourd’hui dans un état parfait de conservation… »

La principale responsabilité de cet acte qui précipita le pillage des matériaux de l’ancienne basilique appartient au curé d’alors, M. Vidil, mais il faut bien reconnaître que l’administration, avec ses lenteurs et ses refus, en a une part. Si, en effet, elle eût accueilli les demandes de M. Vernet, nous n’aurions pas à déplorer la ruine irréparable du plus bel édifice religieux de l’Ardèche.

Toutes les maisons de Mazan, excepté l’auberge qui est située sur la rive droite du ruisseau, sont d’anciennes dépendances de l’abbaye comme l’indiquent suffisamment certaines portes à colonnettes et leurs fenêtres ogivales.

Le couvent occupait toute la rive gauche du ruisseau. En dehors de la basilique, de la nouvelle église et des maisons habitées, il ne reste qu’une tour, située au bord de l’eau et quelques pans de mur. Toutes les voûtes se sont écroulées. Il y a un champ de pommes de terre là où était autrefois le réfectoire. Les crues du ruisseau ont emmené l’ancien cimetière des moines qui se trouvait derrière l’église. Le cimetière actuel de la commune adossé à la basilique était l’ancien jardin des moines.

Un paysan me regardait curieusement tandis que je considérais la coupole de la basilique à moitié blanche de la blancheur des ruines parce qu’on la découronne à l’envi de ses belles pierres de taille noircies par le temps.

– Comment ! lui dis-je, peut-on ainsi détruire de si beaux édifices ?

– Ah ! me dit-il, il y a longtemps que le maire, l’adjoint et le curé ont défendu de prendre ici des pierres. Mais que voulez-vous ? On vient de la campagne à la messe. On voit que tout ça s’écroule. On aperçoit une belle pierre qui conviendrait parfaitement pour la porte ou la fenêtre de la maison qu’on bâtit… C’est comme cela que, malgré toutes les défenses, il en part de temps en temps quelques-unes pendant la nuit.

M. Reymondon n’avait donc pas tort, et le poète-touriste a pu justement s’écrier de son côté :

Le temps seul n’a pas fait cette œuvre de Vandales.
L’homme a détruit la voûte et descellé les dalles,
Son bras ne s’est jamais lassé :
Stupide, il a frappé volutes et colonnes,
Meurtri les chapiteaux, démoli les couronnes,
Merveilles d’un âge effacé (2).

La basilique de Mazan a été classée parmi les monuments historiques, il y a deux ou trois ans, en même temps que l’église de Thines. C’est tout bonnement de la moutarde après dîner. Le gros de l’édifice, qui a déjà subi de graves avaries depuis 1859, résistera peut-être encore un certain temps, grâce à la solidité de sa construction, mais il est évident qu’à défaut de réparations qu’on ne fera pas, parce qu’elles représenteraient aujourd’hui une somme trop considérable, son écroulement n’est plus qu’une question d’années. Un beau jour, on entendra dire que la voûte est tombée, puis les piliers, puis les murs. Dans un demi-siècle, on y sèmera des pommes de terre ou des raves et la pioche du paysan y heurtera le cercueil de quelque vieil abbé mitré qui se redressera peut-être en lui criant : Barbare !


Nous mîmes environ une heure et demie pour aller de Mazan rejoindre à Bauzon la grand’route de Montpezat.

On nous montra sur la gauche les montagnes de St-Cirgues.

Il y a dans cette commune deux sources d’eau minérale.

L’une, appelée Sainte-Silice, est située dans le lit du ruisseau à 200 mètres environ en amont de St-Cirgues. Elle est très-gazeuse et fait sauter les bouchons des bouteilles. On lui attribue une vertu anti-diarrhéique et l’on ajoute qu’elle est exhilarante et peut même griser comme le vin.

L’autre source, beaucoup moins gazeuse, est située dans le village même.

  1. Recherches historiques sur Villeneuve-de-Berg et leBas-Vivarais, par l’abbé Mollier, p. 388
  2. L. Grasset. Bas-Vivarais du 25 novembre 1876.