Voyage aux pays volcaniques du Vivarais

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XVIII

Le Béage

La Loire. – Ruisseaux purs et fleuves troubles. – Rieutort. – Les Usclades. – La dentelle et les dentellières. – La Champ Clavel. – La récolte de la violette. – Le Béage. – Les anciens muletiers. – Une relique de Saint Jean-François-Régis. – Les misères, la grandeur et la décadence d’un berger du Béage. – Régis Breysse. – Un bas-relief inédit de lui.

Nous voici revenus au bois de Bauzon, où nous avions tout à l’heure laissé la voiture.

La route est très-belle et nos chevaux filent au grand trot vers Rieutort.

La Loire déroule là-bas son filet limpide qui dans les plaines basses se changera en flots plus ou moins troubles. Pourquoi tous les ruisseaux de montagnes sont-ils clairs tandis que tous les fleuves sont troubles et bourbeux ? C’est parce que plus ils vont, plus ils ramassent d’immondices. De même les hommes allant par ruisseaux, c’est-à-dire vivant hors des villes, à distance raisonnable les uns des autres, sont honnêtes et limpides. Quand ils vont par fleuves, on n’aperçoit plus que des consciences troubles.

Venue de Ste-Eulalie qui est au nord, la Loire, sous nos yeux, tourne brusquement à l’ouest, pour aller passer sous le lac d’Issarlès, ce qui a valu le nom de Rieutort (rivus tortus) au village témoin de cette subite volte-face.

Rieutort fait partie de la commune des Usclades dont nous apercevons le clocher sur la montagne qui fait face à Bauzon. Souvent les Usclades sont ensevelies sous la neige, tandis que Rieutort, situé dans un bas-fond, en est débarrassé. C’est pour cela que Rieutort a obtenu de former une paroisse distincte.

Il n’y a guère qu’une industrie à Rieutort, celle des scieries, et elle doit y être bien ancienne, car elle a donné son nom aux plus riches comme aux plus vieilles familles du pays. Le nom de Ceyte, en effet, abonde dans la montagne.

Entre le hameau de Rieutort et le pont de la Loire, se trouve une auberge où l’on peut s’arrêter. C’est, en tous cas, la meilleure qui existe entre Montpezat et le Béage. Nous y déjeunâmes fort bien et trouvâmes le vin excellent. On ne saurait croire combien les vins alcooliques du Bas-Vivarais et du Gard se bonifient sous l’influence de l’air vif et frais de ces hautes régions. Les vins de Banne ou de Balbiac, quand ils ont passé un an à Rieutort ou au Béage, sont comparables aux bons crûs du Rhône.

La nourriture dans les auberges de la montagne est plus saine que variée. La soupe aux raves, le salé, les poulets, les pommes de terre, les œufs, le beurre et le fromage en forment le menu à peu près invariable. Mais les pommes de terre sont si bonnes ! On les dirait d’une autre espèce que celles qui viennent dans les basses vallées de l’Ardèche. Il y a bien encore quelques truites, mais elles deviennent de plus en plus rares, et elles sont toutes retenues d’avance pour Vals, Aubenas ou le Puy.

Nous montons à pied la côte des Usclades, autant pour faire un peu d’exercice après déjeuner, chose toujours hygiénique, que pour ne pas trop fatiguer les chevaux obligés de faire un long détour avec la voiture, tandis que nous grimpons par un chemin beaucoup plus court à travers les prairies.

Il ne faut guère plus de vingt minutes pour monter de la Loire aux Usclades. Devant les masures du village, des femmes et des filles sont assises avec une grosse pelotte sur les genoux et des bobines qu’elles déplacent avec une prestesse merveilleuse. Elles font de la dentelle. Je cause avec elles en attendant la voiture. Leurs réponses me laissent croire que l’auteur du Marquis de Villemer a exagéré l’exploitation dont elles peuvent être l’objet. J’apprends qu’en temps normal, les bonnes ouvrières gagnent 2 fr. 50 par jour (en 1874). Toutes ces pauvres créatures ne rêvent qu’une chose : aller habiter une ville. Leur ambition, du reste, n’ose pas viser Paris ou Lyon, et il est aisé de voir que, même à défaut de Largentière, elles se contenteraient de Montpezat. J’essaye de leur démontrer que tout n’est pas rose dans les villes, mais je vois trop bien, à leurs physionomies, que mes paroles ne les persuadent guère. C’est comme pour la République : il faut y passer pour comprendre qu’il ne suffit pas de changer de préfet ou d’enseigne gouvernementale pour que les alouettes tombent rôties.

Le travail de la dentelle est descendu jusqu’à Montpezat. C’est une des grandes ressources pour les villages des plateaux cévenols où l’hiver oblige pendant de long mois les femmes, et souvent les hommes, à ne pas quitter le coin du foyer.

Je me suis un peu raccommodé avec la dentelle depuis que j’ai vu à quelle population intéressante ce travail venait en aide, et j’engage maintenant celles qui le peuvent – mais celles-là seulement – à s’en parer, en donnant toujours la préférence aux dentelles françaises sur celles de l’étranger. Le luxe, en thèse générale, est un mal, mais on peut lui accorder les circonstances atténuantes quand il sert à faire vivre de pauvres gens.

Le commerce de la dentelle va fort mal depuis quelques années. Nos agitations politiques peuvent bien y être pour quelque chose, mais c’est surtout un effet de la force des choses. Au 17e et surtout au 18e siècle, on faisait des folies pour ces tissus délicats dont tout le monde se paraît à l’envi. La Flandre et l’Italie se disputent l’honneur d’avoir inventé la dentelle. Son usage date en France du règne de Henri II Ce monarque qui avait une cicatrice au cou, imagina de porter une collerette de dentelle plissée et tuyautée, à laquelle on donna le nom de fraise, à cause de sa ressemblance avec la fraise de veau. On sait que cette collerette prit, sous ses successeurs, des proportions extravagantes. On prétend que la reine Margot, pour ne pas froisser la sienne, était obligée de se servir d’une cuiller de deux pieds de long. La pauvre reine Marie-Antoinette porta un grand coup à la dentelle en mettant à la mode la mousseline de l’Inde. Mais le coup le plus rude, coup mortel probablement, lui fut porté vers 1818 par l’invention du tulle et l’introduction des métiers mécaniques.


Des Usclades on va à peu près en plaine jusqu’au Béage en traversant la Champ Clavel. Les montagnards appellent une champ tout plateau dépourvu d’arbres et d’habitation.

Le Gerbier de Jonc se dresse bientôt en face de nous dans toute sa magnificence, au milieu d’un cercle d’autres pics ou dômes phonolitiques qu’il domine bien moins par sa hauteur que par sa forme tranchée – un cône parfait, très-légèrement incliné, qu’on reconnaît de tous les points de l’horizon. Le Marquis de Villemer, qui, du Puy, prétend l’avoir vu derrière le Mézenc, – il a sans doute voulu dire à côté, – le compare au Soracte, une des montagnes d’Italie dont les voyageurs et les poètes ont le plus parlé. Le Soracte a 1,734 mètres de hauteur et le Gerbier 1,562 seulement.

Nous laissons sur notre droite la magnifique vallée de la Loire naissante qui s’étend au pied du Gerbier et qui renferme les plus belles prairies du département.

Le plateau où roule notre voiture réalise la supposition de la grande éponge des montagnes que nous faisions dans un précédent chapitre. Il est formé, en effet, comme on peut le voir, dans les tranchées de la route, d’une couche de 1 à 3 mètres de terre végétale, fortement reliée par les racines du gazon, qui recouvre les coulées volcaniques répandues sur la montagne.

Dans les ravins, on aperçoit le gneiss au-dessus des laves.

On commençait à moissonner sur la Champ-Clavel quand nous y passâmes.

Sur quelques points nous vîmes faire de l’escobuage. Quand on a laissé quelque temps un terrain en pâturage, on y sème des céréales, après en avoir retourné les mottes, formées de bruyère ou de gazon qu’on fait sécher pour y mettre ensuite le feu. Les cendres servent d’engrais. Quelquefois aussi on conserve ces mottes de gazon sèches pour se chauffer pendant l’hiver. Nous en vîmes au Béage dans les rues, qu’on faisait sécher au soleil.

Quand l’escobuage se fait avec une terre plantée de genêts, c’est un yssard.

Les grandes gentianes abondent à Champ-Clavel ; l’époque de leur floraison était passée, mais on les reconnaissait aisément sur les bords de la route à leurs larges feuilles au centre desquelles s’élevait, comme une baguette de fusil, la hampe des fleurs desséchées.

A côté, nous apercevons de pauvres petites violettes, de jolis œillets rouges et des campanules bleues. Toutes ces fleurs ont un air souffreteux ; on voit que, comme les femmes des Usclades, elles préfèreraient de beaucoup les chaudes et basses régions à l’air pur et à la fraîche lumière de la montagne.

La violette est récoltée dans tous ces parages pour la pharmacie. La cueillette a lieu en juin. On fait sécher la violette sur des planches, à l’ombre, comme toutes les plantes médicinales, car le soleil enlèverait leur principe actif.

Autrefois, le commerce des violettes de nos montagnes aboutissait à la foire de Beaucaire par le canal de deux ou trois épiciers herboristes de Burzet, mais aujourd’hui il se fait directement entre les petits spéculateurs des Cévennes et les droguistes des grandes villes du midi. En 1869, un herboriste de Burzet en expédia à lui seul quinze quintaux à Nîmes.

Il y a une vingtaine d’années, la violette séchée se vendait 1 fr. le kilogramme. Aujourd’hui, elle vaut de 2 à 3 francs.

Il y a toutes les années, à Ste-Eulalie, une foire spéciale dite foire des violettes, où toutes les communes de la montagne apportent leur récolte et où l’on vient surtout du Puy, et un peu d’Aubenas et de Burzet. Le chiffre de 15 ,000 francs donné par M. de Valgorge comme représentant le bénéfice total de la récolte des violettes dans nos communes de la montagne, est évidemment bien au-dessous de la réalité, même en admettant l’ancien prix de 1 fr. le kilog.

Le matin, au printemps, quand le soleil a levé la rosée, l’air est délicieusement parfumé dans ces régions par les odeurs de violettes, de thym, de romarin et d’une infinité d’autres plantes odoriférantes. N’y aurait-il pas là pour les maladies de poitrine un principe de médication digne d’un examen sérieux ?

Le plateau ne fournit guère que du fourrage et des pommes de terre. Le seigle et les raves viennent dans les bas-fonds. Les paysans du plateau se nourrissent à peu près exclusivement de raves, de pommes de terre, de laitage et de salé. Le pain est pour eux un luxe. Ils ne boivent du vin qu’au cabaret le dimanche.


Voici le Béage.

A l’aspect du pays comme à celui de ses habitants et surtout à leur langage, on sent bien qu’on entre en Auvergne. Le Mézenc qu’on peut apercevoir des hauteurs voisines, était désigné autrefois comme la limite de l’Auvergne Meta Arvernarum. De là, le nom d’Arvermatenia donné au Béage.

Le Béage porte aussi le nom de Bisaticum. Le cartulaire de St-Chaffre mentionne noble Gérenton du Béage (de Bisatico) qui prit part à la première croisade, assista au siège d’Archos, où fut tué Pons de Balazuc, et mourut lui-même au siège de Jérusalem en 1099. On voit encore, dit-on, au Béage, les ruines de son château. J’avoue que je ne les ai pas vues.

Les préoccupations modernes au Béage paraissent tout autres que du temps de Gérenton. Les femmes font de la dentelle sur la place publique en se chauffant aux rayons du soleil couchant, et les hommes évaluent le nombre des rouliers qui vont passer pour la foire du Puy. Le Béage est avant tout la grande auberge et le grand relai des muletiers et des charretiers qui vont du Vivarais au Puy. Hélas ! les muletiers ont à peu près disparu. Il y a trente ans, les routes du Bas-Vivarais fourmillaient de ces caravanes de beaux mulets tout pimpants avec leurs ornements rouges et leurs sonnettes étourdissantes, qui portaient, dans des outres, les vins du Gard et de la basse Ardèche. La charge de chaque bête était d’environ quatre quintaux. Le muletier, rude gars, au gilet rouge comme sa figure, semblait aussi fier de ses bêtes que s’il avait conduit toutes les mules du suffrage universel. C’était la joie de la route et des auberges. Les chemins de fer ont tué cette industrie, mais, si nous y avons perdu un détail pittoresque, les vignerons du Vivarais, comme les consommateurs de l’Auvergne, n’y perdent rien, car les premiers n’en vendent pas moins leur vin, – le peu du moins qu’épargne le phylloxera, – et les seconds le font venir plus vite et à meilleur compte.

Le Béage possède depuis 1865 une nouvelle église digne d’une commune assez importante. J’ai entendu bien des personnes rendre hommage au zèle persévérant dont le curé, M. l’abbé Ceyte, et le maire, M. Cyprien Souteyrand, ont fait preuve pour mener à bonne fin une entrepris que la difficulté des transports, non moins que le manque de bois et de pierres de taille, rendaient particulièrement coûteuse et laborieuse.

On voit dans la sacristie une croix en argent émaillé, d’un travail remarquable, qui vient de l’abbaye de Bonnefoy. On en a offert mille francs au curé, qui a refusé.

Le maître-autel, encadré dans une sorte de retable, est l’œuvre d’un habitant du pays.

L’église possède une relique authentique de saint Jean-François-Régis : c’est un fragment d’un os du pouce, donné avant la Révolution au curé d’alors par Mme Souteyran de la Mathone, qui le tenait elle-même du curé de la Louvesc. Le pèlerinage qui a lieu, le 16 juin de chaque année au Béage, en l’honneur de saint François-Régis, remonte à cette époque.

On raconte que M. Chouvet, fuyant la persécution révolutionnaire, emporta avec lui la précieuse relique et qu’un jour, pour éviter d’être pris, il fut obligé de se jeter dans la Loire qu’il traversa à la nage. La relique fut sauvée, mais le sceau qui en établissait l’authenticité fut perdu et ne fut remplacé qu’en 1831 avec les formalités d’usage et l’approbation de l’autorité diocésaine.

On suppose que saint François-Régis a passé plusieurs fois au Béage, mais on n’a rien de certain à cet égard. Il est certain, en revanche, qu’il fit, en 1635, une mission à la Champ-Raphaël à laquelle on vint de toute la contrée environnante, et c’est de là qu’il alla évangéliser Privas.


Dans un petit hameau en face du Béage, on nous montra la maison, ou plutôt la cabane de Régis Breysse.

Cet artiste qui a eu, dans l’Ardèche du moins, grâce surtout à M. de Valgorge, une certaine célébrité, mais dont la fin n’a pas répondu aux espérances du début, est né là, le 19 juillet 1810, d’une famille très-pauvre. Ses premières années avaient été des plus dures et il en a retracé le souvenir dans un bas-relief d’un effet curieux et saisissant qu’il nous a donné lui-même. Nous ignorons s’il en existe d’autres exemplaires.

Ce bas-relief en plâtre représente toute la famille Breysse dans une étable où un propriétaire hospitalier lui a donné asile pour la nuit. Les pauvres gens ont l’air morne et abattu ; il est trop évident qu’ils n’ont pas dîné. Deux des enfants cherchent à consoler la mère, tandis qu’un troisième, qui n’est autre que l’auteur lui-même, bien reconnaissable à son nez retroussé et à ses traits accentués, aussi bien qu’aux figurines en bois qui sortent à moitié de sa poche, a la tête appuyée contre le sein de sa mère. Le propriétaire, une lampe (un chalel) à la main apparaît sur le seuil de la porte apportant la soupe à ses hôtes. Les bœufs ruminent gravement au ratelier à côté de ce groupe dont chaque personnage révèle par son attitude les souffrances et l’anxiété qui l’accablent. Il est impossible d’oublier cette scène quand on l’a vue une fois et je crois que, transportée sur la toile par un artiste de talent comme Auguste Bouchet, elle aurait un véritable succès.

Quand Breysse eut dix ans, on en fit un pâtre. Il garda les moutons d’un nommé Valette, et c’est dans cette humble position qu’il commença à manifester son goût pour la sculpture en taillant avec son couteau des figurines représentant des chiens, des vaches ou des moutons. On raconte que pour donner de la couleur à ses figures, il se faisait une incision au bras et teignait le bois avec son sang. Ces premiers essais lui valurent l’honneur d’entrer … chez un coutelier du Béage, puis chez un coutelier du Monastier ; enfin chez un coutelier de Montpezat, car, dans le milieu où vivait Breysse, la coutellerie répondait aux sommets les plus élevés de l’art.

De Montpezat, Breysse se rendit au Puy, où sa vocation d’artiste se dessina d’une façon plus nette et où il trouva des protecteurs qui lui donnèrent le moyen d’aller étudier la sculpture à Lyon.

Le Conseil général de l’Ardèche accorda à Breysse, en 1838, une subvention de 800 francs, laquelle fut élevée à 1,000 francs pour chacune des quatre années suivantes.

Grâce au département, Breysse, put donc aller à Paris continuer ses études artistiques. Il fut un des élèves de David (d’Angers) et il fut admis à l’école des Beaux-Arts.

Les œuvres principales de Breysse sont :

Le bas-relief représentant la défense de la redoute Montelegino, qui figure dans l’ancienne salle du Conseil général de l’Ardèche (1841) ;

Le beau Christ de l’église paroissiale d’Aubenas (1849) ;

Et le bas-relief représentant Boissy-d’Anglas à la fameuse séance du 1er prairial, qui se trouve aussi dans l’ancienne salle du Conseil général (1845).

M. de Valgorge cite encore un groupe représentant un gladiateur tenant sous son pied la tête d’un lion qu’il a terrassé et qu’il va frapper de son glaive, et une statue de l’ange Gabriel tenant un lys à la main. Ces deux ouvrages sont de l’année 1844. Le dernier se trouve dans un château des environs d’Autun.

Breysse a fait plusieurs bustes, entre autres celui de Laurent (de l’Ardèche). Il nous montra un jour l’ébauche du Giotto, un berger comme lui, qui, après avoir dessiné deux chèvres sur un rocher, dort au pied de son œuvre. Le dormeur, naturellement ressemblait à Breysse. – Puisque vous dormez comme le Giotto, lui dis-je, tâchez de vous réveiller comme lui !

Nous avons connu Breysse personnellement en 1851 et 1852. Le pauvre artiste était déjà complètement dévoyé. Il avait voulu faire de la politique, il en avait fait à tort et à travers, et il avait perdu à ce jeu le peu de cervelle qu’il avait en même temps que les amitiés puissantes qui avaient jusque-là facilité sa carrière. Il était d’autant plus agri qu’il avait pris à la lettre les éloges un peu exagérés qu’on lui avait donnés pour l’encourager et qui avaient développé chez lui une vanité immense.

« Je suis l’enfant de la montagne, disait-il souvent. Je suis éclairé par Dieu. Quand la montagne me dira : lève-toi, je roulerai comme l’avalanche… Mon nom sera immortel » ; etc., etc.

Et il n’y a pas un de ceux qui ont connu Breysse qui ne lui ait entendu tenir quelque discours de ce genre.

A cette époque, il n’avait qu’une idée en tête : c’était d’être chargé de la statue d’Olivier de Serres, dont l’érection à Villeneuve-de-Berg était déjà projetée, et il nous a bien souvent montré, dans son atelier de la rue du Cherche-Midi, l’ébauche qu’il en avait préparée. Nous demandâmes, dans la petite feuille d’annonces judiciaire de Guiremand, – la seule qui parût alors à Privas, – qu’on le chargeât de ce travail comme lui revenant en quelque sorte de droit, puisque la nouvelle statue aurait ainsi rappelé deux Ardéchois au lieu d’un. Breysse était profondément blessé dans son amour-propre d’artiste et d’Ardéchois, à la seule pensée que cette statue pouvait être confiée à un autre et nous sommes convaincu que cette déception n’a pas peu contribué à préparer la terrible maladie dont il est mort. Déjà il désespérait alors et cherchait dans l’ivresse l’oubli de ses déceptions et de ses misères.

Breysse était un cœur loyal ; il avait un véritable talent artistique… mais de cervelle point. Sa destinée pouvait être toute différente, s’il avait eu auprès de lui quelqu’un pour le diriger et le préserver des sottises qui devaient fatalement lui faire redescendre tous les échelons qu’il avait si péniblement remontés. Sa conversation pétillait d’un esprit tout particulier, éminemment original et d’une tournure toute gauloise, que semblaient rehausser encore ses incorrections de langage. Il ne fallait pas bien fort gratter l’artiste pour retrouver le pâtre du Béage, mais cela n’en avait que plus de saveur. On se moquait parfois de lui, mais on l’aimait. On disait : pauvre garçon ! mais on ne lui refusait pas son estime.

Breysse n’avait encore montré qu’un côté de son talent. S’il eût vécu – et il aurait vécu s’il avait allié au talent l’esprit de conduite – il aurait sans doute trouvé sa véritable voie qui, selon nous, n’était ni la sculpture religieuse ni la sculpture historique, mais la sculpture de genre. Breysse n’avait qu’à se laisser aller à ses pensées et à retracer ce qu’il connaissait le mieux, pour ouvrir à l’art un horizon nouveau. Puisqu’il tenait à faire de la démocratie, il n’avait qu’à démocratiser la sculpture, cette tragédie de pierre, qui n’a pas encore su se débarrasser des airs solennels et des poses guindées. Il aurait fait connaître aux habitants des villes des situations, des costumes et des misères dont ils n’ont pas l’idée. Le plâtre que nous possédons était un début dans cette voie, la vraie pour Breysse, celle qui lui aurait valu la célébrité, car l’artiste comme l’écrivain ne rend bien que ce qu’il a vu, senti et vécu.

Breysse est mort fou à l’hospice de Bicêtre, après une maladie de trois mois. Il avait la manie des grandeurs, ce qui est, à tous les points de vue, la plus incurable des folies. Il donnait un million à l’un et deux millions à l’autre. Il considérait tous ceux qui l’approchaient comme ses serviteurs. Il conféra un jour le cardinalat à l’un de ses compatriotes, M. l’abbé Soleihac, aujourd’hui vicaire à Ste-Marie des Batignolles, qui lui continua jusqu’au bout ses visites charitables. Une autre fois, il s’écria : « Reculez ! mes plumes poussent ! » Il fut inhumé le même jour que le prince Jérôme, c’est-à-dire le 2 juillet 1860.

N’aurait-il pas mieux valu qu’il restât berger ou coutelier au Béage ?