Voyage aux pays volcaniques du Vivarais

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XX

Le Lac d’Issarlès

Le lac d’Issarlès. – Sa récente mise en adjudication. – Les poissons qu’il contient. – Un troglodyte moderne. – Une courte digression sur l’inégalité des conditions. – Les vrais riches. – Les fourmis ailées.

Le lendemain, à 6 heures et demie du matin, nous partions du Béage sur nos montures de la veille pour aller visiter le lac d’Issarlès.

Le meilleur chemin à suivre pour cette excursion est le sentier qui débouche sur la grand’route à 4 ou 500 mètres au dessus du Béage. On marche directement vers la montagne rouge de Cherchemus qu’on laisse à gauche pour descendre en ligne oblique sur le lac. Le chemin devient alors abrupte et pierreux, mais cet inconvénient est compensé par la vue admirable dont on jouit et qui s’étend fort loin à l’ouest sur les montagnes de Coucouron et les monts et vallées de la Haute-Loire. Plus bas le sentier s’améliore ; il est sablonneux et uni comme une allée de jardin et l’on peut s’abandonner, sur sa monture, à toutes sortes de rêveries provoquées par le chant des oiseaux qui vous saluent du milieu des pins et par les miroitements du lac à travers les arbres.

Le lac d’Issarlès a une forme ovale ; il ressemble à une poire ; son diamètre est de 1,007 mètres dans la direction de l’est à l’ouest, et de 1,226 mètres dans celle du nord au sud. Il a 5 kilomètres environ de circonférence et il faut plus d’une heure pour en faire le tour. Le lac a jusqu’à 133 mètres de profondeur. Les gens du pays disent que les eaux sont trop fortes et qu’on ne peut pas plonger bien avant. On ne le voit pas augmenter notablement en temps de pluie ni diminuer en temps de sécheresse.

La surface totale du lac est de 90 hectares 38 ares.

Est-ce un ancien cratère ou n’est-ce que le résultat d’une dépression produite par le vide que les déjections de Cherchemus avaient occasionné dans les entrailles de la montagne ? – C’est une question que je ne chercherai pas à résoudre. La première hypothèse est cependant la plus probable, vu l’immense quantité de débris volcaniques qui entourent le lac et qui paraissent sortir d’une bouche très-voisine.

Le lac est séparé de la Loire par un contrefort de la montagne de Cherchemus entièrement formé de cendres et de scories recouvertes par un joli bois de pins. La Loire coule à une centaine de mètres de profondeur au dessous du niveau du lac. Rien ne serait donc plus facile, le jour où on le jugerait utile, que de pratiquer une saignée au lac pour le dessécher ou du moins le diminuer d’étendue.

Du côté de Veyradeire le lac est borné par une falaise aride, formée d’un conglomérat ou tuf volcanique où il est aisé de reconnaitre l’action successive de l’eau et du feu.

Cette falaise forme comme le rebord de l’immense bénitier où les eaux du lac sont suspendues au dessus du fleuve et du torrent qui viennent en mugissant confondre leurs eaux à ses pieds.

Si le lac est un ancien cratère, la falaise en question a dû être plus élevée et former autour de lui une ceinture continue. Les eaux ou les laves l’ont ébréchée de deux côtés et lui ont fait comme deux portes, l’une qui s’ouvre sur Veyradeire et l’autre sur la Loire. Le hameau du Lac est à l’extrémité méridionale de la falaise. Comme le bourg principal de la commune d’Issarlès est assez éloigné, on a érigé ce hameau en paroisse et l’on y a bâti une petite église dont le desservant actuel est un ancien missionnaire. On sonnait la messe pendant que nous visitions les environs. Il y avait là trois cloches dont je fais mes compliments au curé. Je ne sais si c’est un effet d’harmonie locale, mais jamais sonnerie ne me parut avoir des sons plus argentins et ne me caresse aussi doucement les oreilles.


Le lac d’Issarlès était comme toute la région environnante, une ancienne propriété de la maison de Montlaur dont la succession échut, au siècle dernier, à la famille de Vogué. Les moines de Mazan et de Bonnefoy y avaient droit de pêche.

Sous la Révolution, on vendit la plus grande partie des terres et sols d’Issarlès, mais on ne vendit pas la propriété du lac qui fut considéré comme cours d’eau. En 1815, on rendit aux Vogué les bois non vendus, et la famille des de Maillé, anciens seigneurs de Vachères, à qui le lac avait été cédé par bail emphytéotique avant la Révolution, rentra simultanément en possession du lac. Or, le bail des Maillé étant expiré dernièrement et la propriété du lac s’étant trouvée appartenir à un Vogué dont la succession avait été répudiée, cette propriété dut être mise en vente. L’adjudication eut lieu, je croie, au tribunal civil de Paris en février 1876. Un propriétaire de la Chapelle - Graillouse offrit 7,000 francs, mais la famille de Vogué poussa à 8,000 et resta d’autant plus aisément adjudicataire qu’on savait qu’elle serait allée beaucoup plus haut pour conserver un vieux bien de famille.

Nous ne nous plaindrons pas que le lac d’Issarlès lui revienne, à la condition toutefois qu’il ne reste pas entre ses mains une propriété morte. M. de Maillé y avait fait dans le temps quelques essais de pisciculture qui ne furent pas sans succès et qui mériteraient d’être poursuivis.

Les eaux du lac nourrissent des truites, des ombre-chevalier, des tanches, des carpes et des vérons. Nous aperçûmes des légions de ces derniers dans les eaux basses du bord où ils venaient sans doute chercher un abri contre la voracité des truites.

Les truites ne se reproduisent pas dans le lac, mais celles qu’y avait mises M. de Maillé acquirent une taille fort raisonnable, puisque M. Delmas en a vu une de 11 kilogrammes prise dans les filets du garde-pêche. Il serait facile, d’ailleurs, ce me semble, d’établir un courant d’eau communiquant avec le lac, et qui permettrait aux truites de se reproduire. On ne connait jusqu’ici qu’un déversoir naturel du lac ; il est souterrain et l’eau qui en sort fait tourner un moulin.

Je me souviens d’un procès plaidé devant le tribunal de Largentière, il y a quelques années. Il s’agissait d’un propriétaire voisin qui avait une prise d’eau dans le lac pour l’arrosage de ses prairies. Il prouva par de vieux titres les droits qu’on lui contestait, mais il ne manqua pas de se plaindre de la qualité des eaux du lac comme étant trop peu fertiles à cause de leur pureté et de leur fraîcheur.

Ou ne pêche plus depuis quelques années dans le lac d’Issarlès, par suite des incidents judiciaires rapportés plus haut. L’ancien garde de M. de Maillé n’a même plus ni barque ni filets. Il paraît que le lac n’a jamais été une source bien féconde de revenus. Le garde en question, qui est là depuis 13 ou 14 ans, ne pêcha guère que pour 200 francs de poissons la première année, et les années suivantes, beaucoup moins, car on négligea de remplacer par de petites truites les grosses qu’on avait pêchées. Il existe sur un des côtés du lac un réservoir où l’on peut garder vives, pendant plusieurs mois, les grosses pièces que l’on a capturées.

Je note ici en passant que le lac de St-Frond, du côté de Fay-le-Froid, qui n’est pas si grand que le lac d’Issarlès, rapporte environ 3,000 francs par an de poisson. Ce produit est partagé entre le propriétaire M. de Causans, du Puy, et son garde.

Le lac d’Issarlès est à 997 mètres d’altitude, par conséquent à 211 mètres plus bas que le lac du Bouchet près de Pradelles. Comme il est fort bien abrité à l’est par Cherchemus et même au nord par le large piédestal de montagnes où ont surgi l’Alambre et le Mézenc que l’on aperçoit là haut par la grande fente de la vallée de Veyradeire, la température y est relativement douce. L’eau gèle quelquefois sur les bords, mais cela ne va jamais bien loin. On m’a affirmé cependant qu’en 1870 le lac fut entièrement gelé et qu’une charrette à bœufs aurait pu passer partout. En été, il y a des poules d’eau, et en hiver, des canards sauvages qui viennent y prendre leurs quartiers depuis la Toussaint jusqu’au mois de mars. Les chasseurs du pays en tuent un certain nombre qu’ils envoient à Pradelles.

L’habitation de l’ancien garde du lac est une des curiosités locales. Elle est creusée dans le tuf volcanique de la falaise qui sépare le lac de Veyradeire et dont le terrain appartient à M. de Maillé. Comme personne ne se souvient de l’époque où cette singulière maison a été ouverte, on peut, avec un peu d’imagination, la faire remonter jusqu’au temps des troglodytes.

L’habitation se compose de deux pièces superposées.

Celle d’en bas sert à la fois de cuisine, de salon, de salle à manger, de chambre à coucher et d’étable : il y a une sorte d’armoire à gauche en entrant, puis le foyer dans un enfoncement, ensuite le buffet et un four derrière lequel est l’étable, enfin, en revenant vers la porte, les placards-lits où couche la famille composée de l’homme, de la femme et de deux enfants.

La pièce au dessus, à laquelle on monte par une échelle de bois posée à l’extérieur, sert de grenier et d’atelier de travail. Le garde y tient son foin et son banc de sabotier, car depuis qu’il ne pêche plus, il a repris son ancien métier de fabricant de sabots.

Nous remarquâmes deux ouvertures pratiquées dans l’épaisseur du plafond rocheux qui sépare les deux pièces. Le garde nous dit que ces deux trous étaient destinés à donner issue, l’un à la fumée du foyer, et l’autre à la fumée du four. Les pauvres gens doivent être joliment enfumés en hiver quand le froid oblige de tenir la porte fermée. Au reste, c’est le lot commun en montagne, et il ne faut rien moins que les conditions exceptionnellement hygiéniques résultent du genre de vie des habitants et de la pureté de l’air pour compenser l’état demi-asphyxiant dans lequel les mettent parfois la fumée et la cohabitation avec leurs troupeaux.

Ce brave homme de garde a, me dit-on, un traitement annuel de 200 francs par an outre la jouissance des terrains environnant sa case et qui sont généralement fort arides. Il a trouvé le moyen cependant de faire pousser çà et là quelques légumes et quelques plantes et avec cela et le produit de ses sabots, il vit et fait vivre sa famille, et, dans sa pauvreté, est probablement plus riche qu’une infinité de gens grands possesseurs de terres ou d’écus.

Je causais de cela quelques jours après avec un bon démocrate qui se mit à déclamer contre l’inégalité des conditions.

– Comment vous y prendriez-vous, lui dis-je, pour y remédier ?

Il ouvrit la bouche, mais la referma aussitôt avec stupeur, car il avait vu d’avance la difficulté de se procurer les centaines de mille et de mille francs de rente qu’il se préparait à distribuer libéralement entre tous les déshérités de la fortune.

Il reprit vite, du reste, son aplomb et dit :

– Convenez que, si je pouvais lui indiquer sous sa case une mine d’or ou d’argent qui lui valût douze ou quinze cents francs par an, j’aurais singulièrement facilité son bonheur !

– Je n’en suis pas sûr du tout, car ses besoins pourraient fort bien se développer encore plus vite que ses nouvelles ressources et alors il serait moins avancé qu’auparavant. La richesse n’est bonne que si elle vient d’une façon normale, c’est-à-dire en raison de la peine de corps ou d’esprit qu’on se donne pour la gagner. Obtenue de toute autre façon, elle ne profite guère. Ce qui vient par la flûte s’en va par le tambour. Le lot de cent mille francs, quand il tombe sur un pauvre diable, lui fait habituellement commettre des sottises. Le seul moyen raisonnable d’améliorer le sort d’un homme, c’est de lui trouver une occupation en rapport avec sa position et ses aptitudes et qui soit accompagnée d’une juste rémunération. Si donc j’avais le produit d’une mine à la disposition du garde, je me garderais bien de le lui donner, mais je l’emploierais à lui inculquer le goût de la pisciculture et à lui fournir les moyens de le satisfaire en lui faisant trouver au bout de son travail un salaire équitable.

Ceci a pour but de faire comprendre que la richesse est une chose toute relative, et qu’elle fait le bonheur, si bonheur il y a, bien moins par ses proportions numériques que par la manière dont elle est acquise et employée. En y réfléchissant bien, on trouve, d’ailleurs, qu’elle consiste encore moins dans les choses qu’on possède réellement que dans celles dont on peut se passer.

Un richard de nos pays promenait dans Lyon un brave padgel et lui montrait mille et un objets en lui disant :

– Vois, comme je suis riche, je pourrais acheter ceci et cela et encore cela.

– Je suis plus riche que vous, lui répondit l’autre, car je n’ai envie de rien de tout cela.

La richesse, que j’appellerai de privation, complète la richesse de possession et au besoin la supplée et, outre qu’elle n’est pas sujette aux banqueroutes, elle est d’un ordre infiniment supérieur à l’autre ; c’est pour cela que Dieu l’a mise, comme l’air et l’eau, à la portée de tous par la doctrine sublime de la résignation et du sacrifice, en l’accompagnant, du reste, du secret de la transformation des privations en pures et célestes jouissances.


J’ai visité bien des fois le lac du Bourget qu’ont immortalisé les vers de Lamartine et qui est, en effet, quelque chose d’admirable moins par lui-même que par sa position au milieu des plus pittoresques montagnes de la Savoie, mais j’affirme que le lac d’Issarlès lui est supérieur sinon par l’étendue et la majesté des montagnes environnantes, du moins par leur cachet pittoresque et par la couleur générale du paysage. Rien n’est comparable à cette vasque bleue adossée à une montagne rouge qui descend pour ainsi dire à pic dans ses eaux avec les forêts qui lui font une traînée verte. L’illusion est d’autant plus forte qu’on voit se réfléter dans le lac la montagne, les arbres et les nuages comme dans le plus pur des miroirs, et qu’en certains endroits, par une disposition singulière des échos, on croit entendre sortir des profondeurs mêmes du lac les cris et la sonnerie des troupeaux qui paissent l’herbe de ses versants. Le lac du Bourget est, d’ailleurs, un lac beaucoup trop civilisé avec ses bateaux à vapeur, son abbaye d’Hautecombe et le voisinage d’Aix-les-Bains. Il manque complétement de ce charme sauvage, de cette vraie senteur des montagnes, qu’on respire à pleins poumons dans notre lac vivarois où il n’y a pas même une barque, qu’environne une nature vierge et qui reçoit tout au plus une fois par an la visite de quelque audacieux touriste.


Nous avions mis une heure et demie pour aller du Béage au lac d’Issarlès. Nous en mîmes un peu plus pour revenir, en faisant le tour du volcan de Cherchemus. Le sentier que nous suivîmes passe à l’entrée du cratère où paîssait tranquillement un troupeau de moutons et dont nous pûmes faire le tour à cheval. La terre végétale formée par les cendres volcaniques décomposées tend de plus en plus à recouvrir les gros blocs de basalte, et il est probable qu’avant cinquante ans le blé et les pommes de terre pousseront sur l’emplacement de l’ancienne bouche à feu. Déjà un des versants intérieurs est cultivé et nous y aperçûmes des champs d’avoine et de seigle.

En revenant de Cherchemus au Béage, nous fûmes assaillis sur le plateau par une véritable nuée de fourmis ailées. Les rencontres de ce genre sont assez fréquentes en montagne. Le peintre Auguste Bouchet ayant fait un jour l’ascension du Gerbier de Jonc ne put rester au sommet à cause des fourmis ailées qu’il y trouva et qui, en un clin-d’œil, lui couvrirent la figure, les mains et les vêtements.