Voyage aux pays volcaniques du Vivarais

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XXI

La montagne

La Loire et Valavieille. – Une matinée d’été sur la montagne. – Le beurre et le fromage. – Le royaume des Ours. – Le mot d’un paysan de la Champ-Raphaël à l’auberge de Mézilhac. – Les maisons et les mœurs des montagnards. – La médecine en montagne. – Développements de l’instruction primaire en montagne, grâce aux frères et aux religieuses. – Les deux pôles de la France. – Le grand concert du suffrage universel et la partie qu’y font les populations rurales.

Une route carrossable, entièrement ouverte depuis 1875, conduit du Béage à Ste-Eulalie, la Champ-Raphaël, Mézilhac et Aubenas.

Nous franchîmes sur des ponts minuscules deux ruisseaux dont l’un n’était autre que la Loire, mais il nous fut impossible de distinguer le ruisseau mort-né Valavieille de son confrère destiné à devenir cent-lieux plus loin un puissant fleuve navigable. Pourquoi les géographes ont-ils été aussi injustes entre ces deux fils limpides de la montagne, en donnant à l’un la gloire, tandis qu’ils condamnaient l’autre à l’obscurité ? On peut donner à cela plusieurs raisons.

La première rappelle l’histoire de cet hidalgo qui frappant à une auberge le soir, répondit au Qui est là ? de l’aubergiste :

– C’est noble senor don Perey y Salamanca y Gardony y d’Arcos y Limperani…

– Grand Seigneur Jésus ! s’écria l’aubergiste en lui fermant la porte au nez, où prendrions-nous des chambres pour donner à tout ce monde là !

Le mot de Loire (en latin Liger) est plus court et sonne beaucoup mieux que Valavieille, et cela suffirait, en effet, pour expliquer la préférence dont il a été l’objet.

Mais il y a une autre raison qui est probablement la vraie parce qu’elle est la plus simple.

De ces deux ruisseaux, c’est celui dont la source était la plus facile à désigner qui devait l’emporter sur l’autre. Valavieille n’a pas de source nette et précise et dont la situation puisse être aperçue de loin. Il vient du côté de Bonnefoy, reçoit des eaux de diverses montagnes et a beaucoup trop de pères. La Loire n’en a qu’un et un père qu’on aperçoit de loin, un père reconnaissable à la fois des montagnes du Cantal et des montagnes du Dauphiné – le pain de sucre le plus parfait des Cévennes, le Gerbier de Jonc.

Le premier géographe qui rasa le Vivarais – car de bien longtemps aucun d’eux n’y pénétra – et qui demanda : « Quel est ce pic ? » dut recevoir pour réponse : « C’est le Gerbier de Jonc ; la Loire y prend sa source, » parce qu’il était impossible de caractériser avec autant de netteté la source de son frère jumeau.

Fort heureusement pour Valavieille, il n’est pas susceptible d’un vilain sentiment qui fait bien des malheureux dans l’espèce humaine : il est certain qu’il n’a pas séché de jalousie, même aux étés les plus chauds, et que ses eaux claires nourrissent d’aussi belles truites que la Loire.

Les deux frères s’élancent gaîment, bruyamment, l’un vers l’autre, sous le soleil du Gerbier de Jonc, vers les magnifiques prairies de Ste-Eulalie, la plus fraîche et la plus fleurie des communes de la montagne. Mais c’est surtout au milieu de juin qu’il faut voir Ste-Eulalie, alors que les faucheurs n’ont pas encore passé.

Le matin, quand le soleil a levé la rosée, c’est une orgie de parfums qui n’a d’égale que l’orgie des oiseaux chantant sur les arbres ou dans les haies. Le serin, le chardonneret, la mésange, les bergeronnettes, les moineaux, tout cela crie, chante, siffle, piaille avec une ardeur incroyable. Dans une chambre, quelque grande fût-elle, ce serait un concert des plus discordants dont on serait assourdi. Ici tous ces bruits s’harmonisent dans l’espace immense, et l’on écoute avec délices ce bruyant concert ailé, auquel le beuglement des vaches ou le hennissement des étalons vient parfois mêler ses notes retentissantes. L’alouette chante en montant dans les airs à perte de vue : on ne la voit plus, mais on l’entend encore.

Vers midi, la chaleur a chassé tous les oiseaux dans les bois, et ce sont d’invisibles insectes qui continuent la partie. Les sauterelles dans ces parages imitent dans les herbes le bruit de la cigale.


Tandis que la basse Ardèche végète dans la pauvreté depuis la maladie de la vigne et du ver à soie, la montagne est riche. Toutes ses industries agricoles, c’est-à-dire le bétail, le fourrage et le beurre, sont en prospérité.

Une vache rapporte au montagnard environ 300 francs par an.

Le beurre se vend dans la montagne de 1 franc à 1 fr. 25 c. le demi-kilogramme. Les propriétaires n’ont pas à se déranger. Il y a des leveurs de beurre qui viennent prendre la marchandise chez eux.

Je lisais, il n’y a pas bien longtemps, dans une causerie scientifique d’Henri de Parville, des extraits d’un rapport de M Eugène Tisserand, inspecteur général de l’agriculture, sur l’avantage qu’il y a d’écrémer le beurre en le maintenant à une basse température. M. Tisserand prit du lait qui venait d’être trait, il en maintint une partie à la température de 12°, une autre à 25°, une autre à 5° et une autre à zéro. Voici les résultats obtenus :

La montée de la crème est plus rapide quand la température à laquelle a été exposé le lait se rapproche plus de zéro.

Le volume de crème obtenu est plus grand quand le lait a été soumis à un plus fort refroidissement.

Le rendement en beurre est aussi plus considérable quand le lait a été exposé à une basse température.

Enfin, le lait écrémé, le beurre et le fromage sont de meilleure qualité dans ce dernier cas.

En moyenne, le lait refroidi à 3 ou 4° donne 10 pour 100 de beurre en plus que le lait conservé à 14° et au-dessus.

Le beurre provenant du lait refroidi est plus fin, plus délicat, d’une consistance plus ferme. Il se conserve frais beaucoup plus longtemps que le beurre ordinaire. Le lait est aussi amélioré par le froid et il tourne moins vite et plus difficilement.

Même résultat pour le fromage.

Aussi, tandis que dans la plus grande partie de la France on maintient à 12° le lait destiné à la fabrication du beurre, dans tout le nord de l’Europe on le refroidit à 6° à l’aide de grands bassins remplis d’eau de source et même au moyen de la glace. C’est pour cela que le beurre de Danemark fait prime partout, et l’on prétend qu’il pourrait passer l’Equateur et être expédié jusqu’en Chine. Ce petit royaume qui n’a qu’une superficie de 3 millions et demi d’hectares et 1,800,000 habitants, quatre ou cinq fois plus seulement que l’Ardèche, exporte plus de 100,000 tonnes de 100 kilos représentant une valeur de 38 millions de francs.

Pourquoi le froid améliore-t-il le lait ? Il est assez plausible d’admettre que le froid agit ici comme il le fait sur tous les liquides fermentescibles ; il arrête le développement des germes d’altération et porte ainsi la valeur du lait à son maximum. Les bières les plus fines, les plus délicates sont celles qui sont fabriquées aux basses températures, comme la bière de Vienne.


J’ai laissé jusqu’ici la parole à M. de Parville. Je me fais un plaisir de lui apprendre, si jamais il lit ces lignes, que nos montagnards connaissent et pratiquent depuis longtemps la découverte de M. Tisserand et des laitiers du Danemark. Tous les matins, les propriétaires de la montagne font tremper leur lait dans des sources vives dont la température varie généralement de 5° à 7°, afin de le débeurrer. Seulement ce que M. de Parville paraît ignorer, c’est que si le beurre y gagne, le fromage y perd, car la substance grasse et nutritive qui est partie en plus avec le beurre se retrouve naturellement en moins dans le fromage.

Le montagnard vend ses plus mauvaises tomes 50 centimes la livre.

Avec le petit lait il fait encore des tomes ou fromages de la qualité la plus inférieure qu’il appelle rebarbo et qu’il conserve ordinairement pour sa propre consommation. Cette dernière espèce vaut de 20 à 30 centimes la livre.

Les meilleurs fromages de nos montagnes viennent du côté de Ste-Eulalie où l’on débeurre un peu moins qu’ailleurs et où on les fait avec plus de soin. Aussi les fromages venant de ce côté se vendent-ils ordinairement un tiers de plus que ceux de la Champ-Raphaël et de Mézilhac où l’on force le bleu du fromage avec de la violette ou même avec de la moisissure de pain. Le bon fromage bleuit en restant gras. On le reconnait aussi à sa croûte fine. Une forte croûte, une croûte cornée, est un mauvais indice pour le fromage.

On fait aussi de bons fromages du côté de Pradelles et de Lespéron. Ces fromages sont portés au marché de Langogne.

Les bons fromages se reconnaissent encore à leur couleur d’ocre….. quand ils ne doivent pas toutefois cette couleur à un bain dans de l’eau d’ocre.

La bonté des fromages tient à trois causes : 1e Propreté dans la fabrication ; 2e Qualité des herbages ; 3e Proportion du beurre qu’on leur laisse.


Nous tournons la montagne de l’Ourseire qui nous masque la Champ-Raphaël.

Cette montagne, qui fait partie de la commune de Sagnes-et-Goudoulet, a été un volcan puissant dont les laves ont recouvert toute la région environnante.

La cascade du Ray-Pic est à ses pieds et forme le début de la vallée de Burzet.

Nous sommes au beau milieu de l’ancien royaume des Ours. Il ressort, en effet, des dénominations locales que le carré montagneux compris entre Burzet, le Béage, St-Pierreville et Antraigues fut le dernier refuge où se maintint ce redoutable animal.

Nous venons de nommer la montagne de l’Ourseire.

Au Béage ; il y a un rocher de l’Ours.

La vallée de Marcols, où coule le torrent de Gleyre, s’appelait autrefois Vallis Ursi et le nom en est resté à St-Julien d’Ursival.

Le dernier affluent de Gleyre porte le nom d’Orsane.

Qui sait si les Ollières qui sont près de là ne sont pas une décomposition du mot Oulsière pour Oursière ?

Un quartier de la commune de Genestelle s’appelle Oursière.

Près de Lamastre, il y a aussi une vallée des Ours.

Enfin il existait encore en 1590 un château de l’Ourse entre Viviers et Bourg-St-Andéol, dans un quartier qui a conservé le nom de l’Ourse.

Les chartes des 12e et 13e siècles mentionnent encore la présence d’ours dans nos bois.


La région phonolitique finit au pied de la Prade.

Nous saluons en passent le dike de la Champ-Raphaël, sorte de miniature du Gerbier de Jonc, et nous remarquons, sur la route même, avant d’arriver à Mézilhac, un phénomène volcanique des plus intéressants : c’est une carrière basaltique où l’on peut saisir le passage insensible du basalte en tables (phonolite) au basalte à prismes.

A Mézilhac, toute la ligne des hautes Cévennes que nous avaient masquée jusques là le Gerbier, l’Ourseire et d’autres montagnes, se déploie à nos yeux dans toute sa sauvage majesté.

Le Mézenc est au milieu, imposant et terrible avec l’Ourseire, le Gerbier, la Clède et Chaulet à sa droite, et le groupe des montagnes de Fay-le-Froid à sa gauche, dominant de toute sa masse et de toute sa hauteur les deux vallées de l’Erieux et du Doux plongées dans la brume à ses pieds. Le ciel, sans être menaçant, est semé çà et là de nuages gris qu’on voit tournoyer autour du géant des Cévennes tandis qu’un vent frais et très-vif souffle dans nos oreilles, ce qui est, du reste, l’habitude à peu près invariable au col de Mézilhac.

Il y a un proverbe dans le pays qui dit :

Quand lou Mézin prén soun chopéou
Lou vouyodjur prén soun montéou.

Nous étions en avance sur le proverbe, car, depuis la Champ-Raphaël, le froid nous avait obligés de prendre nos manteaux.

Mais, comme tout est relatif dans ce monde, nous trouvons, à l’auberge Lafont à Mézilhac, un paysan de la Champ-Raphaël qui, se chauffant au coin du feu, disait :

Goumo sa bouo dé vénir din lou buoun poïs !

Pour l’homme de la Champ-Raphaël, Mézilhac est le bon pays, de même que, pour les gens de la Viole ou d’Antraigues, Vallon ou le Bourg sont de petites Provences. Les habitants de Montpezat, en parlant des gens du Béage, les appellent les gens de la montagne, ce qui n’empêche pas les habitants de Privas ou d’Aubenas de confondre sous le nom de padgels tous ceux de Montpezat, de la Champ- Raphaël et du Béage.

Dans toutes nos hautes communes du bassin de la Loire, on dit : Nous allons chercher du vin en Vivarais, comme si on n’appartenait pas au même département.

Mézilhac est l’endroit le plus rapproché des régions civilisées où l’on peut se rendre compte de l’épouvantable malpropreté dans laquelle vivent la plupart de nos concitoyens de la montagne.

Nous engageons les faiseurs de systèmes pour qui toute la politique se résume dans de belles combinaisons gouvernementales, à quitter Vals un matin pour aller voir comment on est logé, habillé et nourri, je ne dirai pas blanchi, à Mézilhac. Ils pourront ainsi se faire une idée des améliorations réelles et pratiques qui sont à effectuer dans le sort matériel et moral des populations, avant d’aborder les réformes de luxe dont se compose la politique.

A Mézilhac et dans toute la montagne, la plupart des maisons consistent en un simple rez-de-chaussée, surmonté d’un galetas. L’homme et les bêtes se partagent le rez-de-chaussée, séparés ordinairement par une simple cloison en planches, respirant le même air et enseveli dans le même demi-jour, car le montagnard, pour éviter l’impôt des portes et fenêtres, se contente d’étroites lucarnes. On couche sur les feuilles de hêtre dans les caisses en forme de placards dont nous avons fait l’apprentissage à l’auberge de Mazan. Ces couches sont, d’ailleurs, meilleures qu’on ne pense. Elles sont douces et chaudes, et il est certain qu’on y dort mieux que sur les matelas de plumes des villes.

En somme, les montagnards se portent mieux que nous. Leur vie active, leur sobriété, le bon air et l’absence d’une foule de petites préoccupations qui nous dévorent, l’absence de politique notamment, compensent et au delà les graves lacunes de leur hygiène.

On parle souvent de l’immoralité des gens de la montagne. On est allé jusqu’à parler de honteuses promiscuités. Ces accusations peuvent s’appliquer à des faits exceptionnels, qui malheureusement, se rencontrent partout, mais elles sont une calomnie si l’on veut en faire une application générale à la montagne. Des personnes qui l’ont habitée longtemps, m’ont affirmé qu’il y avait en somme plus de moralité que dans les régions d’en has. Ce qui est vrai, c’est que, par suite même de leurs mœurs naïves et patriarcales, toute faute chez les montagnards a des conséquences visibles. Malgré cela, les enfants naturels n’y sont pas plus nombreux qu’ailleurs. On me citait une grosse commune – celle de Mazan, – où il n’y en a pas plus d’un en moyenne tous les deux ans.

Les montagnards sont forts, bien portants et ne meurent que de vieillesse, d’accidents ou de maladies accidentelles comme la pleurésie ou la fièvre typhoïde qui en est si souvent la conséquence. La phthisie pulmonaire est inconnue parmi eux, ce qui vient peut-être aussi de ce que, les constitutions chétives étant vite emportées sous la vive action du climat, les bonnes plantes seules font souche.

On a cru remarquer que dans les communes forestières, où l’air est par suite imprégné d’odeurs résineuses, la longévité est plus grande. Il est certain qu’à Mazan on vit en moyenne plus longtemps qu’à St-Cirgues.

Les montagnards n’appellent jamais le médecin. Les plus riches ne l’envoient chercher que lorsqu’il n’est plus temps. Aussi n’y a-t-il pas de médecin dans la montagne.

Dans les cas de refroidissement ou de transpiration arrêtée, la plupart emploient le remède de cheval que voici (c’est sans doute celui que le bon Peyraque confectionna aux Estables pour le marquis de Villemer) :

On fait bouillir, dans un demi-litre de vin, du lard, du poivre, du girofle, du gingembre et autres épices, et on avale le tout très-chaud.

Il arrive assez souvent que cette médication énergique provoque des sueurs abondantes et sauve le malade mais je ne jurerais pas que parfois aussi elle ne hâtât sa fin.

Il faut dire que beaucoup se contentent de chaudes infusions de tilleul ou de sureau pour arriver au même but. On trouve aujourd’hui du sucre dans toutes les maisons aisées de la montagne.

Un remède sauvage, et qui est usité aussi dans les régions inférieures, consiste à égorger un animal vivant (un chat ou un coq) et à appliquer sur la poitrine ou le coté pleurétique, en guise de cataplasme, la partie intérieure de son corps entr’ouvert.

Toutes les bonnes femmes, dans les villages de la montagne ont des recettes contre chaque espèce de maladie – recettes souvent fort extravagantes – et néanmoins – il faut le dire à la grande confusion de la médecine – on ne meurt pas plus vite là-haut que parmi nous.

L’instruction a fait autant de progrès dans la montagne que dans le bas pays, grâce surtout au dévouement des frères et des religieuses. Toute la jeunesse d’aujourd’hui sait parler français, même dans les villages les plus écartés comme Mazan, les Usclades ou le Cros de Géorand. Les officiers de mobiles de l’Ardèche ont pu constater, pendant la dernière guerre, que les hommes des cantons les plus montagneux : Coucouron et Montpezat, étaient non-seulement les plus familiarisés avec le danger, mais encore étaient aussi instruits que les autres. Les religieuses rendent de grands services au point de vue du développement de l’instruction, et l’on peut dire que ce sont elles surtout qui civilisent et transforment la montagne.


Fenno qué mounte e vacho qué descén
Touto la vido s’en répén
(Femme qui monte et vache qui descend
Toute la vie s’en repent)

Je ne sais pas quel est le désir des vaches, en supposant qu’elles en aient un autre que celui de brouter à l’aise de donnes herbes, mais je sais bien que les filles de la montagne ne rêvent que d’aller habiter les basses régions où il y a plus de soleil, des fruits plus sucrés, mais aussi plus de déceptions. La tendance, il faut bien le dire, n’est guère moindre chez les hommes. Sur toutes les pentes de ce magnifique plateau central de la France, dont le Vivarais forme à l’Est le rebord le plus escarpé, les êtres humains glissent comme les eaux pour aller arroser les terres et les populations d’en bas. Pour un qui remonte de la plaine sur le plateau il en descend cinquante. Et il le faut bien, car on meurt plus vite en bas qu’en haut et sans l’immigration de la montagne, la plaine, malgré sa richesse, serait vite déserte.

Elisée Reclus compare le plateau central à la charpente osseuse de la France.

« Toute la protubérance de ces roches primitives, dit-il, est le squelette autour duquel les terrains plus récents se sont formés, comme des tissus autour d’un os dans un corps d’animal : c’est le centre résistant de l’organisme. »

Plus loin, l’éminent géographe assimile les basses régions, celles des vallées et des fleuves, au système circulatoire, mais il se plait beaucoup trop, selon nous, à mettre les gens de la plaine au-dessus de ceux de la montagne. Sans doute, les arts et les sciences se développent mieux dans les centres populeux que sur les hauts plateaux où les soucis de la vie matérielle absorbent toute l’activité de l’existence ; mais que deviendrait dans tous les pays cette civilisation si vantée si elle n’était pas en quelque sorte rajeunie et revivifiée constamment par les vertus natives, par la foi, la force, la sobriété, le courage que lui apporte l’afflux perpétuel des montagnards ?

C’est la pensée qu’avaient déjà exprimée deux célèbres géologues et nous pensons que nos lecteurs liront avec intérêt le passage dans lequel ils signalent le contraste que présentent le plateau central et le bassin parisien au point de vue social comme au point de vue géologique.

« Les deux parties principales du sol de la France, le dôme de l’Auvergne et le bassin de Paris, quoique circulaires l’une et l’autre, présentent des structures diamétralement contraires. Dans chacune d’elles, les parties sont coordonnées à un centre, mais ce centre joue dans l’une et l’autre un rôle complètement différent.

« Ces deux pôles de notre sol, s’ils ne sont pas situés aux deux extrémités d’un même diamètre, exercent, en revanche, auteur d’eux, des influences exactement contraires : l’un étant creux et attractif ; l’autre, en relief, et répulsif.

« Le pôle en creux vers lequel tout converge, c’est Paris, centre de population et de civilisation. Le Cantal, placé vers le centre de la partie méridionale, représente assez bien le pôle saillant et répulsif. Tout semble fuir, en divergeant, de ce centre élevé, qui ne reçoit du ciel qui le surmonte, que la neige qui le couvre pendant plusieurs mois de l’année. Il domine tout ce qui l’entoure et ses vallées divergentes versent les eaux dans toutes les directions. Les routes s’en échappent en rayonnant comme les rivières qui y prennent leurs sources. Il repousse jusqu’à ses habitants qui, pendant une partie de l’année, émigrent vers des climats moins sévères.

« L’un de nos deux pôles est devenu la capitale de la France et du monde civilisé, l’autre est resté un pays pauvre et presque désert. Comme Athènes et Sparte dans la Grèce, l’un réunit autour de lui les richesses de la nature, de l’industrie et de la pensée ; l’autre, fier et sauvage, au milieu de son âpre cortège, est resté le centre des vertus simples et antiques et, fécond malgré sa pauvreté, il renouvelle sans cesse la population des plaines par des essaims vigoureux et fortement empreints de notre ancien caractère national (1). »

En considérant le plateau central comme un réservoir de vie et de force au point de vue moral, de même qu’il est au point de vue physique le grand réservoir des eaux qui vont ensuite féconder le reste du sol, MM. Dufrénoy et Elie de Beaumont sont beaucoup plus dans le vrai que M. Elisée Reclus qui semble n’y voir qu’une citadelle d’ignorance et de réaction.

Ce qu’on appelle ici « ignorance et réaction » n’est bien souvent que le suprême bon sens populaire barrant le passage au torrent des appétits surexcités par de faux savants ou de vils ambitieux. A quels excès ne se serait pas cent fois laissé aller notre pays sans le correctif et le frein salutaire que le vote des populations rurales et montagnardes a apportés aux insanités des grandes villes et particulièrement de celle qu’on appelle le cœur de la France ?

Le suffrage universel est comme un orchestre immense où les musiciens sont pour la plupart condamnés à jouer d’un instrument dont ils ne savent pas la première note. La cacophonie est donc chose toute naturelle dans ce système, où les électeurs des villes font la partie aiguë et criarde, qui perce parfois le tumulte, mais que finissent toujours par dominer les basses profondes dont l’ensemble forme l’instrumentation des populations rurales. En vérité, je vous le dis, les électeurs de la Champ-Raphaël et du Cros-de-Géorand ont un rôle dans le concert « si concert il y a » auquel la France est condamnée depuis 1848 et ce rôle, grâce à la sagesse divine qui sait faire sortir le bien des plus sottes combinaisons humaines – est infiniment plus sensé que celui des faubouriens de Belleville et de la Croix-Rousse.

  1. Explication de la Carte géologique de France par MM. Dufrénoy et Elie de Beaumont. t. 1. Paris 1841.