Voyage aux pays volcaniques du Vivarais

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XXIII

Antraigues

La Viole. – La fête de St-Roch à Antraigues. – Un sermon sous les châtaigniers – Lucie Fournier. – Les sœurs de St-Roch. – Un vœu des habitants d’Antraigues en 1720. – Les clapeyras. – Antraigues et les Palets en l’an 1900. – Le président Gamon et sa ménagerie. – La grande Société des Eaux de Vals et de l’Ardèche. – Antraigues, Prades et le pont de la Beaume devenus des faubourgs de Vals. – Le futur établissement hydrothérapique des Palets. – Vals et Vichy – Les sources du Régal. – Les Escourgeades. – Le comte d’Antraigues. – Claude Gleizal. – Un défenseur ignoré de Louis XVI. – Le volcan de Jaujac. – La fontaine du Pêchier.

La descente de Mézilhac vers Antraigues est moins rapide que vers Marcols à cause du développement plus considérable de la voie.

Tout près de Mézilhac, on aperçoit, sous la route, la glacière de M. Scharff, brasseur d’Aubenas, qui fournit de glace en été toutes les villes de l’Ardèche au sud du Coiron. C’est un petit bâtiment en planches entouré d’un courant d’eau vive. Sur ce point, comme à Mézilhac, l’air est toujours frais même au fort de l’été.

Les prairies alternent avec les bois de sapins et de hêtres. Bientôt les prairies cessent. La montagne à gauche et à droite est tapissée de bruyères dont les fleurs d’un rouge vineux tranchent sur les teintes grises des roches granitiques.

En face de nous se dresse le Ron des Chabrié (la montagne des Chevriers) qui est entre la Viole et Antraigues.

Bientôt nous entrons dans la région des châtaigniers où trône coquettement le joli village de la Viole. Ce lieu rappelle malheureusement un conflit semblable à celui qui a ensanglanté récemment Loubaresse. Il y a quelques années, des montagnards essayèrent de s’opposer par la force à des travaux de reboisement. Ce n’est pas assez pour l’administration des forêts d’avoir à vaincre les obstacles naturels, il faut qu’elle ait parfois à lutter contre les populations mêmes à qui doivent le plus profiter ses louables efforts pour protéger la terre des versants montagneux et prévenir les inondations.

La Volane ou le Volant, que nous cotoyons depuis Mézilhac, est désigné, dans de vieux titres, sous le nom de Merdaric, qui, d’après Soulavie, signifie crasse de fer en vieux langage vivarois. Nos lecteurs peuvent se rappeler que c’est aussi le nom du ruisseau qui vient de la Gravenne de Montpezat, et dont les eaux forment la cascade de la Gueule d’Enfer.

A partir de la Viole, la pente s’adoucit, mais les ombres crépusculaires s’épaississent et nous ne jouissons plus qu’à demi du spectacle de la vallée. Nous sommes frappés néanmoins par le caractère sauvage de la gorge que traverse la route avant d’arriver au pont de l’Huile.

On se croirait au bout du monde et l’on est à deux pas d’un chef-lieu de canton avec son juge de paix et sa brigade de gendarmerie, voire même son bureau de télégraphe électrique.

Nous saluons la vieille tour d’Antraigues que nous ne voyons pas, mais qui nous rend notre salut en sonnant 8 heures et nous allons prendre à l’auberge Brousse un repos bien mérité.


Le lendemain, les cloches d’Antraigues sonnaient à toutes volées. Le village tout entier avait un air de fête auquel le ciel semblait s’associer, car il était encore plus bleu que d’habitude et la lumière du soleil elle-même paraissait d’une teinte à la fois plus douce et plus gaie.

D’interminables files de paysans et de paysannes montaient à Antraigues par toutes les voies où le village est accessible, mais surtout par la route du pont de l’Huile qui passait sous nos fenêtres. Il y avait beaucoup de groupes isolés, mais on reconnaissait des villages entiers venus en procession avec leurs confréries et leurs bannières d’église.

C’était le 16 août, fête de St-Roch, patron d’Antraigues, très-populaire dans toutes les communes environnantes. Ah ! comme on retrouve l’infirmité humaine, même dans ce qui nous relève le plus, c’est-à-dire le sentiment religieux ! St-Roch ne serait pas tant fêté si à son auréole de saint il ne joignait pas la réputation d’un grand médecin.

Nous nous joignîmes à la procession qui, à 9 heures, se dirigea vers la chapelle de St-Roch, cachée dans les châtaigniers de la montagne qui domine la vallée du Mas, à une petite demi-heure d’Antraigues. Le sentier qui y conduit, monte, monte toujours. Pierreux, inégal et brûlé par le soleil, c’est un vrai chemin du paradis. Cependant il y a des oasis d’ombre où l’on a établi de petits reposoirs champêtres, formés de genêts, tapissés de mousses et ornés de fleurs. Dans chacun de ces reposoirs qui ont la forme d’une cabane se trouve un enfant rose et frais, en costume d’ange, tenant à la main une grande pancarte avec une inscription en l’honneur de St-Roch.

St-Roch, notre patron, priez pour nous !

St-Roch, consolez les affligés !

St-Roch, convertissez les pêcheurs !

St-Roch, priez pour les pélerins !

A St-Roch, gloire et amour, etc.

Nous cheminions derrière une pauvre paysanne de la Champ-Raphaël qui, tenant d’un bras un enfant à la mamelle, et de l’autre égrenant un chapelet, répéta pendant tout le trajet : Glorieux St-Roch, à quoi les cinq ou six personnes qui l’accompagnaient répondaient en chœur : Priez pour nous, s’il vous plait !

Un esprit fort n’aurait pas manqué de crier à la superstition et un esprit léger aurait ri. Pour ma part, je déclare que le spectacle de cette foi naïve et ardente m’a touché profondément, et que j’y trouve, beaucoup plus que dans les phrases creuses de nos démocrates, un motif d’espérer le relèvement final de notre pays.


Nous arrivons à la chapelle. Un autel est dressé devant la porte avec l’image de St-Roch. Les petites filles et les enfants qui viennent en tête de la procession avec leurs bannières se rangent sur les bords de la route et derrière l’autel pour faire place aux confréries et au clergé qui arrivent en chantant. L’effet de ces chants graves et traînants, au milieu de cette nature agreste, est des plus imposants. L’oreille, les yeux et le cœur, captivés par l’ensemble de la cérémonie et par la physionomie recueillie des assistants, sont incapables de relever ce qui peut manquer d’harmonie dans certaines voix ou certains détails. La foule couvre les faysses qui forment comme les gradins naturels de la montagne et envahit même les châtaigniers dont les plus grosses branches servent de tribune aux plus agiles des fervents de St-Roch. Le tableau est d’un pittoresque charmant. Derrière la chapelle sont des buvettes champêtres où, je m’empresse de le dire, on boit surtout de l’eau, laquelle est, d’ailleurs, assez rare dans le quartier. Un soleil ardent brûle le sommet des châtaigniers et jette çà et là dans la foule des trainées lumineuses, s’épanouissant tantôt sur le frais visage d’une jeune fille et tantôt sur la figure ridée et tannée d’un montagnard. Le recueillement est le même chez tous. A part les cris de quelque enfant que la mère cherche vainement à calmer, le silence est complet, solennel.

Les prêtres et les pénitents prennent place autour de l’autel et la messe commence.

Au milieu de l’office divin, l’abbé Methallier, un ancien vicaire de la paroisse, prononce, d’une voix solennelle et assurée, qui retentit merveilleusement sous les arbres, un sermon où il fait ressortir la grandeur de la religion et rappelle les miracles dûs à l’intercession des saints. On l’écoute avec plaisir et, il faut l’espérer, avec fruit.

Après la messe, la procession redescend dans le même ordre et avec les mêmes psalmodies. Hélas ! dès l’entrée du village, on entend aussi d’autres chants retentir dans les cabarets et l’on se rappelle involontairement cette magnifique scène des Huguenots où les chansons de l’orgie sur la place alternent avec les cantiques divins qui sortent de l’église.

Il y avait bien deux ou trois mille personnes à la procession, mais on évalue au triple le nombre des personnes qui, du 15 au 17 août, viennent en pèlerinage à la chapelle de St-Roch.

On sait que St-Roch était de Montpellier et que tout jeune encore il donna son bien aux pauvres pour aller soigner les pestiférés. On ne lit pas assez la vie des saints aujourd’hui ; il y a cependant une foule de choses extrêmement démocratiques que nos réformateurs du jour pourraient y apprendre.

Une sainte fille d’Antraigues, Lucie Fournier, qui avait été guérie par l’intercession de St-Roch, voulut, il y a une trentaine d’année, marcher sur ses traces et forma une petite association destinée à soigner les malades chez eux. Telle est l’origine du couvent de St-Roch dont nous avions aperçu les sœurs à la procession avec leur costume imité de leur saint patron, c’est-à-dire un vêtement noir, une pèlerine bordée d’un liseré rouge, une croix sur la poitrine et un rosaire au côté. Ces saintes filles rendent dans le pays des services inappréciables. Le petit ordre des sœurs de St-Roch vient à peine de naître, et il a déjà des communautés au Teil, à Viviers, à Vals, à Burzet et à la Voulte.


Le culte de St-Roch dans nos contrées date au moins du 17° siècle et prit naissance dans les terribles épidémies qui désolèrent à cette époque une partie du Midi.

Le 19 juillet 1694, les habitants d’Aubenas font un vœu à la Sainte-Trinité pour lui demander d’arrêter le fléau qui sévissait sur eux, en se réclamant des mérites de St-Roch en l’honneur de qui ils promettent « jusqu’à la consommation des siècles une procession générale et une messe solennelle le jour de sa fête ».

C’est de cette époque probablement, à moins que leur origine ne soit encore plus ancienne, que datent les processions publiques en l’honneur de St-Roch qui se célèbrent, le 16 août de chaque année, non seulement à Antraigues et à Aubenas, mais encore à Vinezac et dans d’autres paroisses des diocèses de Viviers, Nîmes et Mende.

La fameuse peste de Marseille de 1720 eut son contre-coup en Gévaudan et dans une partie du Bas-Vivarais. Elle fit surtout des ravages à Florac, Marvejols, Genoulhac et dans le canton des Vans, et le duc de Roquelaure, gouverneur du Languedoc, dut établir, en 1721, une sorte de blocus régional pour circonscrire ce fléau.

A cette époque, les habitants d’Antraigues renouvelèrent un vœu qu’ils avaient fait autrefois à St-Roch. Voici le texte de ce vœu que nous devons au digne curé d’Antraigues, M. l’abbé Chenivesse :

« Ce vingtième d’octobre 1720, en conséquence de la délibération prise en corps de communauté ce jourd’huy et remise devant le gref ; messire Antoine Beaussier, prêtre et curé d’Antraigues, et sieur Claude Mazade, consul moderne dudit lieu d’Antraigues, ont, au nom de ladite communauté comme députés et commis à cet effet par ladite délibération, le Saint-Sacrement exposé, et à l’issue des vêpres, ratifié et solennellement approuvé le vœu que ladite paroisse avait fait autrefois à St-Roch de fester le jour de sa feste 16me d’oùst et d’aller ce jour là en procession à la croix qu’on appelle des Portes. Et pour engager d’autant plus ce glorieux saint à nous garantir par son intercession de la contagion dont nous sommes menacés et dont une partie de la province est actuellement infectée, lesdits sieurs curé et consul, en la qualité et manière que dessus, ont fait vœu de célébrer cedit jour le plus sainctement possible, en ne s’occupant que des œuvres de religion et d’empêcher autant que possible qu’aucun ne passe ce jour dans les jeux, festins, danses et cabarets. En foi de quoi, lesdits curé et consul ont souscrit les présentes pour mémoire à la postérité en y attachant la formule du vœu qu’on a prononcé.

Signé : Beaussier curé, Mazade consul.

Il y a fort heureusement dans cet acte un autant que possible qui sauve un peu la situation, car, en l’an de grâce 1878, le curé et le maire auraient peine à empêcher leurs paroissiens et administrés de faire succéder, le 16 août, à la célébration de la fête de St-Roch les jeux, les festins et la fréquentation des cabarets.


Antraigues, que les registres notariaux du 13e siècle désignent sous le nom d’Interaquœ, tire son nom de sa position entre trois rivières : la Volane, le Mas et Bise, sans parler du ruisseau d’Oursières qui vient de Genestelle.

Le village est perché à 100 ou 150 mètres au-dessus du thalveg de la vallée sur un promontoire de granit entremêlé de colonnes basaltiques, adossé à de grands bois de châtaigniers et tenant pour ainsi dire dans ses mains, l’un à droite, l’autre à gauche, deux magnifiques volcans : Craux et la Coupe d’Ayzac. Peu d’endroits offrent concentrés dans un aussi petit espace autant de curiosités naturelles et autant de sources d’eaux minérales.

Le volcan de Craux, le premier en date, ne se révèle plus que par les énormes blocs de basalte qui couvrent encore en partie le versant où s’épanchaient ses laves. Le cratère a depuis longtemps disparu et a été remplacé par un plateau sur lequel s’élève le vieux château de Craux, ancienne résidence de la famille d’Ucel et qui appartient depuis le siècle dernier à M. de Fabrias. On appelle dans le pays Clapeyras ou Graveyras les amas de rochers qui n’ont pas encore été recouverts par la végétation. Ceux de la montagne de Craux, vus d’Antraigues ou d’Oursières, rendent pour ainsi dire palpables les envahissements graduels de la végétation et font comprendre comment nos montagnes brûlées se sont peu à peu couvertes de terres végétales et d’arbres. Le bois mort, les cailloux, les mousses, les bourses de châtaignes bouchent lentement les interstices des rochers du clapeyras ; peu à peu il se forme une légère couche de terre ; les genêts et les buis poussent les premiers, puis les fougères et d’autres arbustes, et enfin les chênes et les châtaigniers dont les racines plongent dans les cavités souterraines formées par les gros blocs et vont chercher la terre extraordinairement fertile formée sous les basaltes par la décomposition des cendres volcaniques.

La Coupe d’Ayzac, de l’autre côté de la Volane, est un des derniers volcans éteints du Vivarais. Son cratère est effondré d’un côté et il y croit de magnifiques châtaigniers. Faujas de St-Fond lui trouvait une grande ressemblance avec le Vésuve. C’est de la Coupe d’Ayzac que sortirent les laves qui remplirent la vallée d’Antraigues et qui allèrent jusqu’au pont de Bridon.

Dans la vallée de la Besorgue qui se trouve derrière Ayzac, il y a aussi de belles colonnades basaltiques, que je n’ai pas eu l’occasion de visiter : elles proviennent du volcan du Pic de l’Etoile qui avoisine Juvinas.


Ceci se passait en l’an de grâce 1900.

Je sortais de la gare de la Bégude-Vals.

– Les voyageurs pour les Palets ! cria une voix.

En même temps, un omnibus se remplit de voyageurs sous mes yeux.

Je cherchais dans ma tête – car je n’étais pas venu de longtemps à Vals – ce que pouvaient bien être les Palets. Ne trouvant rien, je me dis qu’il y avait un moyen bien simple de me renseigner, et comme je n’avais rendez-vous que pour le soir avec mon excellent confrère, le docteur Chabannes – qui ne sera pas fâché de se voir octroyer ainsi 23 ans de vie assurée – je grimpai assez lestement, malgré mon grand âge, sur l’omnibus où il y avait encore une place d’impériale – pardon, de nationale.

L’omnibus fila de toute la rapidité que peuvent déployer deux maigres haridelles dans la direction d’Antraigues. Il me sembla que la route avait subi quelques améliorations. Nous rencontrâmes en chemin la diligence du Cheylard et la voiture de Marcols. Nous croisâmes une charrette chargée de caisses d’eau minérales, provenant, à ce qu’il me parut, de la source du Volcan et d’autres sources dont j’entendais le nom pour la première fois.

Je fus frappé de la grande quantité d’habitations qu’on avait construites tout le long de cette fraîche vallée de la Volane où les granits et les basaltes, les châtaigniers et les noyers, se font face depuis des siècles comme les danseurs pétrifiés d’un quadrille sans fin.

La route était devenue une sorte de prolongement de la rue de Vals, et Antraigues, tout en restant chef-lieu de canton, était devenu à proprement parler, un faubourg de Vals.

Le village et la tour d’Antraigues, qui nous étaient apparus à un détour de la route, s’étaient de nouveau effacés derrière les flancs de la montagne.

Les voilà qui reparaissent, nous sommes au pied du promontoire de laves et de granit où se rejoignent la Volane et la Bise.

Le rocher du Fromage est toujours là, comme une sentinelle qu’on a oublié de relever depuis le déluge, continuant de montrer aux géologues l’ancien niveau de la mer lavique qui remplissait autrefois ces bas-fonds.

Une route nouvelle des plus pittoresques contourne le rocher du Fromage, se dirigeant vers Genestelle.

Notre voiture s’y engage. Je comprends maintenant, et je me rappelle qu’en effet l’ancienne demeure du président Gamon s’appelait les Palets. Et quelques vers du vieux centre gauche de la convention qui fut si près de prendre part au dernier banquet des Girondins, pour avoir trop cru à la modération des radicaux de son temps, me reviennent à la mémoire :

D’où naît cet intérêt et ce secret amour
Pour le champ, pour le toit où l’on reçoit le jour ?…
Je ne sais, mais qu’importe ? ô campagne chérie,
O vallon des Palets, ô ma douce patrie,
Je t’aime, il me suffit. D’un cours toujours égal,
Là, de féconds ruisseaux roulent un pur cristal ;
Là, de riants vergers et de sombres bocages
Offrent de toutes parts des fleurs et des ombrages ;
Là, des groupes d’oiseaux ravissent par leurs chants,
De mes bosquets fleuris aimables habitants ;
Là, je puis m’égarer sur de vertes collines
Où paissent les troupeaux de cinq fermes voisines…

Les vers du président Gamon sont un peu rococo, comme toute la poésie du 18e siècle, mais ils ont un parfum de naïveté qui charme et qu’ils empruntent surtout à l’amour de la nature et des choses champêtres qui caractérisent leur auteur. Ecoutons-le encore descendant le matin à la basse-cour et donnant à manger à ses bêtes :

Qu’il m’est doux le matin, dans mes foyers rustiques,
De voir un bataillon d’animaux domestiques,
A ma porte assemblé, m’attendre chaque jour
Et par des cris joyeux saluer mon retour !

Ne semble-t-il pas entendre le piaillement des poules et des canards qui voient arriver le grain ou la pâtée ?

Ce sont des courtisans que l’intérêt amène,
Il est vrai ; mais leur cœur ne couve point la haine,
Et, sans déguisement, leur visage, leur voix,
Bénissent mes bienfaits et chérissent les lois.
Dirai-je les amours de mes poules chéries,
Et des coqs panachés l’orgueil, les jalousies !
Dépeindrai-je surtout cet amour maternel
Que méconnait souvent l’homme toujours cruel !
Que sur les animaux cet amour a d’empire !
Quel noble dévouement cet amour leur inspire !
La poule ne craint plus le dogue furieux,
Les plus affreux dangers ne sont rien à ses yeux ;
Ses petits menacés, elle se précipite :
Le dogue s’adoucit, se détourne et l’évite
Et semble respecter les transports d’un amour
Que la chienne partage et ressent à son tour.
Le chaleureux moineau, la colombe plaintive,
Et surtout la fourmi, républicaine active,
L’abeille avec transport suçant le sein des fleurs,
Le tendre rossignol célébrant ses ardeurs,
La vache ruminant dans sa marche pesante,
L’âne si patient, la brebis innocente,
L’impétueux coursier, avide de combats,
Le chien, ami fidèle, empressé sur mes pas,
La tourterelle veuve et qu’un amant console,
Et l’oiseau vigilant, sauveur du capitole,
La chèvre avec plaisir offrant à l’indigent
Ne source de lait, pur et doux aliment,
Et le paon glorieux de l’éclat dont il brille,
Des végétaux enfin l’innombrable famille,
Tout m’attache et m’instruit…

Le frais vallon des Palets est entièrement transformé. L’ancienne demeure du président est devenue un magnifique hôtel. Dans les prairies qui sont en face, au pied de la montagne de Craux, s’élève un établissement hydrothérapique, le premier de l’Ardèche et qui commence à devenir célèbre dans tout le Midi, car nulle part peut-être on ne trouve une eau aussi fraiche et une source aussi abondante que celle qui descend du plateau de Craux, coulant à une grande profondeur sous les immenses écroulements basaltiques qui constituent les graveyras.

Un restaurant champêtre avec ses nappes blanches qui éclatent à travers le vert feuillage des berceaux, s’étale coquettement au milieu d’un vaste jardin, à demi ombragé de magnifiques noyers et où l’on a soigneusement conservé les bosquets fleuris d’autrefois en y semant une foule d’autres plantations qui en font un endroit véritablement délicieux.

Ceux qui aiment la nature un peu plus sauvage n’ont qu’à monter dans les bois de châtaigniers qui dominent les prairies et le jardin. Je n’en connais pas de plus gai, de plus moussu, de plus harmonieux. De ce point d’ailleurs, la vue est charmante, avec le village d’Antraigues au premier plan et la coupe rouge d’Ayzac comme fond du tableau, sans parler des paysages verts de la vallée de Bise et de la montagne d’Oursières.

Notre omnibus prend place, dans la grande cour de l’hôtel, à côté de cinq ou six voitures particulières, car, outre les malades qui sont à demeure aux Palets pour la cure hydrothérapique, les amateurs y affluent de Vals. On y vient surtout pour déjeuner le matin et manger des truites – poisson qu’on ne trouve plus à Vals, mais qui ne manque en aucun temps aux Palets, grâce à la série de viviers qu’on y a établis.

Les Palets ont aussi la spécialité d’une glacière magnifique qui fournit de glace tout l’été Vals et même Aubenas.

La route carrossable s’arrête aux Palets, mais un joli sentier pour les piétons a été ouvert le long de la vallée de Bise jusqu’aux fontaines du Régal, et comme on y chemine presque constamment à l’ombre, comme les sites sont des plus variés, il n’y a pas de jour où ce sentier ne soit sillonné par des groupes de buveurs.

Au-dessous de l’hôtel des Palets, dans le lit même de la rivière, dont une partie a été reconquise sur les eaux et a été transformée en promenade ombragée, jaillit une magnifique source minérale comparable aux plus belles de Vals. A côté est une vaste cabane d’où sortent tous les jours plusieurs charretées de caisses pour l’exportation.

Car l’exportation des eaux minérales a pris, depuis une vingtaine d’années, dans l’Ardèche, un développement encore plus considérable, grâce à l’organisation d’une société nouvelle dite la grande Société des Eaux de Vals et de l’Ardèche, rivale de la Société de Vichy, qui a centralisé tous les efforts individuels, toutes les spéculations privées, et, d’une foule de petites entreprises plus ou moins impuissantes ou périclitantes, disséminées sur toute la surface de département, a fait une entreprise féconde et prospère, connue dans le monde entier.

Vous allez me demander certainement comment tout cela est arrivé. Je vous le dirai… dans vingt ou vingt-cinq ans d’ici, si vous et moi sommes encore de ce monde. En attendant, je prie les lecteurs de croire que, si nous venons de faire un rêve, ce rêve a ses bases dans la réalité et j’ajoute que, pour qui connaît les lieux dont je viens de parler, et dont je vais reparler maintenant au point de vue des actualités présentes, la transformation rêvée tout à l’heure ne peut être qu’une question de temps.


Une personne qui a visité beaucoup de villes d’eaux, nous disait un jour :

On s’ennuie dans les plus jolies si elles n’ont pas des environs qui puissent servir de buts de promenades ou de parties de plaisir. Une ville d’eaux qui n’est pas dans ces conditions n’est qu’un corps sans bras et sans jambes.

Sans doute il y a dans les villes d’eaux une catégorie de buveurs ou de baigneurs – ce sont ordinairement les plus malades ou, si l’on veut, les vrais malades – qui ne sortent guère de l’endroit où ils sont venus chercher la santé. Ils prennent leurs bains, boivent, mangent, se promènent conformément aux prescriptions de la Faculté et ne songent pas à autre chose, pas même à ceci : que rien ne facilite plus le bon effet des eaux que la distraction et ce qu’on appelle les parties de plaisir, c’est-à-dire les promenades par groupe dans des parages nouveaux et ordinairement en compagnie de figures nouvelles.

Mais, à côté des vrais malades, il y a la catégorie encore plus nombreuse de ceux qui le sont peu ou ne le sont pas du tout, des malades d’imagination, des gens ennuyés, des spleenétiques, des candidats battus ou des préfets dégommés, enfin des amateurs et des touristes.

Pour tous ceux-là, une ville d’eaux est cotée et vaut encore moins par elle-même, par ses ressources ou ses agréments intérieurs, que par ses échappées sur la région environnante, par les sites voisins qu’on peut visiter et qui peuvent servir de but à une partie de plaisir.

Or, il faut bien l’avouer, s’il a été réalisé depuis quinze ans à Vals beaucoup d’améliorations intérieures, tout reste encore à faire au point de vue dont nous parlons. L’étranger qui vient à Vals et qui ne voudrait pas rester éternellement confiné dans le bourg de Vals, ne sait où aller. Quand il a visité Aubenas et Neyrac, tout est dit. Il n’y a que là qu’il est sûr, ou à peu près, de trouver un hôtel et un dîner passables. Les plus hardis poussent jusqu’à Jaujac ou Thueyts. Mais Aubenas est trop ville, et Neyrac, Jaujac et Thueyts sont un peu loin, au moins dans l’état actuel des moyens de communication. Il faut à Vals des points moins éloignés où l’étranger puisse aller en une heure, passer une matinée ou une après-midi agréables sans interrompre sa cure.

Ces points sont évidemment Antraigues, Prades et le pont de la Beaume.

Je place Antraigues en première ligne, à cause de sa proximité jointe à ses nombreuses sources minérales, à sa disposition pittoresque et à son beau volcan de la Coupe d’Ayzac.

Mais le village même d’Antraigues ne pourra jamais devenir qu’accidentellement un rendez-vous pour les touristes ; il le sent si bien lui-même, qu’il descend insensiblement au pont de l’Huile où tendent de plus en plus à se concentrer le commerce et l’industrie de la commune.

Le vallon des Palets est l’endroit naturellement désigné pour servir de point de ralliement aux touristes de Vals qui viendront visiter Antraigues. C’est un des endroits les plus frais et les plus pittoresques de l’Ardèche. Nulle part on ne trouve de plus vertes prairies, de plus beaux ombrages et des eaux plus abondantes.

La source qui arrose la propriété Gamon émerge à environ 40 mètres au-dessus du chemin, et à 50 mètres au-dessus du niveau de la rivière ; elle est à la température de quatre ou cinq degrés, et par conséquent plus fraîche que toutes les sources connues dans les vallées du Vivarais. Au plus fort des étés les plus secs, elle donne encore de 20 à 30 litres à la minute. Le bassin où elle coule est rempli de petites sangsues. La source sort des blocs basaltiques d’un graveyras que tendent de plus en plus à recouvrir les châtaigniers, les chênes, les fougères, les genêts et les mousses. Cet endroit est tout indiqué pour un établissement hydrothérapique qui pourra rivaliser avec celui de Divonne.

La transformation des Palets peut s’effectuer à peu de frais. Aujourd’hui qu’un pont a été construit au confluent de la Volane et du Mas, il ne reste plus à ouvrir que 5 ou 600 mètres de route pour que les voitures puissent atteindre les belles prairies où doivent forcément s’élever un jour l’établissement hydrothérapique et l’hôtel que nous avons vus en rêve. C’est une dépense des plus minimes relativement aux résultats à attendre.

J’ai déjà dit ce qu’étaient les sources du Vernet et du Pestrin. Grâce au chemin de fer, elles vont se trouver, avant peu, aussi rapprochées de Vals que l’est aujourd’hui la Bégude.

Au Vernet, comme au Pestrin, outre l’exportation des eaux, il y a place pour de beaux établissements de bains, et la nature a tellement fait dans tous ces endroits, qu’il est impossible que les hommes ne se décident pas quelque jour à compléter son œuvre.

J’ai visité Vichy, il y a deux ans, et j’avoue que je fus émerveillé de la richesse et de la quantité de ses sources, non moins que de son magnifique établissement de bains. Un de mes confrères de l’endroit, qui m’accompagnait, me dit avec un sourire quelque peu narquois : Il paraît que Vals se pose en rivale de Vichy ; eh bien ! qu’en dites-vous maintenant ?

– Je vous répondrai à Vals, l’année prochaine, si vous y venez.

Il n’est pas venu ; c’est fâcheux, car, après lui avoir montré Vals, je lui aurais fait visiter toutes les sources d’Antraigues, de Prades, du Pestrin, de Neyrac, de Jaujac, de Thueyts et même Marcols, et le lui aurais fait toucher du doigt que le Vichy de l’Ardèche, qui comprend toutes ces sources groupées dans un espace qui n’est guère plus grand que la plaine de Vichy, qui renferme les points les plus pittoresques de la France et qui va, d’ailleurs, être traversé par un chemin de fer, peut non seulement soutenir la comparaison avec le Vichy de l’Allier, mais doit le dépasser un jour.

Il faut pour cela naturellement un certain temps ; mais il faut aussi que toutes les personnes appelées par leurs aptitudes, leur situation ou leur fortune, à agir sur les affaires du pays, s’attachent à sortir la question de l’avenir de Vals et des eaux minérales de l’Ardèche des points de vue locaux et égoïstes où elle est restée jusqu’ici, pour la placer à un point de vue large et élevé qui est, d’ailleurs, parfaitement conforme à la nature des choses.

Vals n’est pas dans Vals seulement, il est dans toute la vallée de l’Ardèche, d’Aubenas à Thueyts, comme l’ont pressenti d’instinct tous les industriels de la contrée qui mettent sur leur étiquette le nom de Vals en gros caractères à la suite des noms particuliers de leurs sources. Celles-ci sont toutes, en effet, des branches, des fuites, si l’on veut, d’une rivière minérale souterraine dont chaque point d’émergence emprunte aux canaux qu’il parcourt des propriétés spéciales.


Je reviens à Antraigues.

A deux kilomètres environ des Palets, en suivant le ruisseau de Bise, on trouve les fontaines minérales du Régal.

Ces fontaines sont encore aujourd’hui d’un accès assez difficile. On y va ordinairement par le village du Régal et par des chemins plus ou moins fantaisistes où sans guide rien n’est plus facile que de s’égarer ; mais il sera aisé, le jour où les Palets auront réalisé leurs destinées, d’établir le long de Bise un joli sentier pour arriver promptement et sans fatigue.

Les sources du Régal sortent ou plutôt filtrent, sur un espace de 300 à 400 mètres, à travers les fissures d’un granit très-dur qui forme le lit du ruisseau de Bise.

La plus importante, la seule exploitée jusqu’ici, appartient à M. Burel, du Régal. Sa température est de 11 degrés, elle débite un peu plus d’un litre à la minute, mais son captage est fort imparfait et elle pourrait en débiter davantage.

Le propriétaire en tire une cinquantaine de bouteilles par jour qu’il vend à Antraigues à raison de 10 centimes la bouteille. Cette eau est limpide, peu gazeuse mais très-ferrugineuse, comme l’indiquent son goût stypique et le dépôt rouge qu’elle laisse sur le granit où elle coule (1). Elle est employée depuis un temps immémorial par les habitants des communes d’Antraigues et de Genestelle.

L’autorisation d’exploiter la source Burel est du 5 mars 1873.

Les autres sources du régal sont les suivantes :

1e A 50 mètres en aval de la source Burel, au bas du pré Gleizal. Celle-ci sort de terre derrière un gros bloc détaché ; elle paraît abondante ; actuellement elle est en quelque sorte noyée dans les eaux qui s’écoulent de la prairie qui la domine ;

2e Une autre à 200 mètres plus bas dans les fissures du granit à pinites du ruisseau, en face du pré de Pierre Villedieu.


La fontaine des Escourgeades est située à un kilomètre environ des Palets dans un ravin de la montagne de Craux. Il paraît que son propriétaire, M. de Fabrias, l’a baptisée du nom de Comtesse. Pourquoi ne pas lui laisser son vieux nom d’Escourgeades (en patois écorchées) que lui a valu le dépôt rouge comme le sang que ses eaux laissent sur les roches où elles coulent ?

La fontaine des Escourgeades sort d’un gneiss en pleine décomposition qui sert de base à une prairie. Elle est très-ferrugineuse, mais en même temps gazeuse et agréable à boire, et nous a paru avoir la plus grande analogie avec l’eau du Péchier, de Jaujac. Nous ne croyons pas qu’elle ait été analysée.

Les autres sources minérales du canton d’Antraigues, du moins les principales, sont :

La Suprême, dans le lit même de la Volane, au quartier du Rigaudel, appartenant à Mme Chaudier ;

La Source du Volcan, au-dessous de la Coupe d’Ayzac, appartenant à M. Blachère ;

La Reine du Fer, au quartier du Raccourci, sur la route de Vals à Antraigues, appartenant à M. Comte (2) ;

Une autre source ferrugineuse, encore innommée, à 150 mètres plus haut que la précédente ;

La fontaine Dupont, appartenant à M. Baratier, située dans un ravin qui descend à la rivière du Mas, à 300 mètres en amont de la fabrique Gamon ;

Trois ou quatre sources différentes au moulin de Lacoste, dans la commune d’Ayzac ;

Une autre sur la montagne de Bise à Genestelle ;

Une autre au Vernet, commune de Genestelle, etc.

Plus nous y réfléchissons, plus nous sommes convaincu qu’Antraigues et surtout les Palets, doivent devenir, dans une période plus ou moins prochaine, un appendice de Vals et en quelque sorte le bras droit de notre première station d’eaux. Et l’on peut prédire, sans être sorcier, que la transformation des Palets marchera beaucoup plus vite qu’on ne croit, à mesure que se rapprochera l’heure de l’ouverture du chemin de fer qui doit amener les visiteurs jusqu’à Aubenas d’abord, et ensuite jusqu’à Prades.

Antraigues a donné naissance à trois hommes qui ont joué un certain rôle dans les événements de la Révolution. Ce sont :

Le comte d’Antraigues, Emmanuel de Launay, député de la noblesse du Bas-Vivarais aux Etats Généraux de 1789,

Le conventionnel François-Joseph Gamon,

Et le conventionnel Claude Gleizal ;

Le premier, révolutionnaire au début et ensuite l’agent le plus actif de la contre-révolution en Europe ;

Le second, ami des Girondins, et voulant comme eux ce dont la possibilité n’est pas encore démontrée, c’est-à-dire une république conservatrice et modérée ;

Le troisième, républicain ardent, mais honnête et consciencieux qu’on vit protester plus d’une fois contre les crimes qui déshonorèrent la Révolution.

Toute la politique moderne, avec ses lumières et ses ombres, et surtout avec ses illusions, se trouve résumée dans ces trois hommes, et nous avons été tenté plus d’une fois d’entreprendre cette triple biographie. Il y a là, en effet, le sujet d’une étude historique où le passé pourrait fournir au présent, et surtout aux Girondins de nos jours, des enseignements dont ceux-ci paraissent avoir grand besoin. Nous supposons, d’ailleurs, – car rien n’est entêté comme un homme politique, – qu’aucun d’eux n’en profiterait. Cette considération, jointe à un absolu défaut de loisirs, nous engage à ajourner ce travail indéfiniment.

Un autre habitant d’Antraigues se distingua, en 1793, par un acte de courage qui faillit lui coûter cher, bien qu’il soit aujourd’hui presque entièrement oublié.

A la nouvelle que le Roi allait être mis en jugement et que ses jours étaient en péril, l’homme dont nous parlons partit pour Paris et fit imprimer une adresse à la Convention nationale qui était un appel chaleureux en faveur de Louis XVI. Il fit plus, il alla distribuer lui-même cette pièce aux représentants du peuple, à la porte de la Convention.

Voici quelques extraits de ce document :

« Citoyen d’un Etat libre et membre du souverain, le droit que j’ai d’émettre mon vœu sur les affaires publiques est, à mes yeux, un devoir que je dois remplir librement et sans crainte. La cause de Louis XVI intéresse le salut, la liberté, la gloire de la nation française, et si vous la jugez, ce ne peut être qu’en son nom. Représentants d’un peuple magnanime, humain et généreux autant que juste, n’oubliez pas que le dépôt brillant de tous ces titres ne vous est confié que pour le rendre, s’il se peut, plus glorieux encore. Songez que toutes vos opinions, pour être dignes de vous, doivent, aussi bien que le jugement qui les suivra, recueillir les suffrages de l’univers et faire l’admiration de la postérité ; songez surtout que, dans une cause où vous êtes juges et parties tout ensemble, votre premier sentiment doit être, non pas une crainte indigne, mais une sage méfiance de vous-mêmes… »

Après avoir fait sentir indirectement à la Convention qu’elle était incompétente pour juger Louis XVI, l’auteur ajoute :

« Je suppose incontestables les droits qu’on prétend sur la personne de Louis XVI, et je demande si on le jugera sans passions aussi bien que sans préjugés ; si l’on rassemblera, si l’on pèsera cette foule de circonstances malheureuses qui semblent s’être liguées pour amener son crime ; si l’on ne voudra pas entendre qu’il n’était pas en son pouvoir d’en arrêter le concours. Je demande si l’on observera que cette même liberté qu’on l’accuse d’avoir voulu faire périr, les deux mondes attesteront, s’il le faut, qu’elle n’existerait pas sans lui. Je demande si on le condamnera même avant de le juger ; si ce sera sans pitié pour son infortune, sans égard aux lois de la politique, au mépris de l’intérêt, de la gloire et de la générosité de la nation française. Je demande enfin si les juges ne verront en lui que l’homme coupable et s’ils n’auront pas devant les yeux, à côté de la liste de ses attentats, celle de ses bienfaits. Ce serait ici le lieu d’en rappeler le souvenir qui n’est plus aujourd’hui qu’un songe ; mais les louanges qu’il faudrait leur donner ne ressembleraient-elles pas trop à ces éloges funèbres dont on avait coutume de couvrir la cendre de ses aïeux ? N’offenseraient-elles pas trop aussi cette liberté si jalouse, que fait frémir le tableau des actions honorables des Rois et qui ne se plaît qu’au récit de leurs crimes ? Par respect pour elle, je laisserai à d’autres un devoir que j’avais moi-même à remplir ; mais cette même liberté qui défend d’encenser la vertu, permet sans doute au moins d’honorer le malheur. Et quel homme fut jamais plus malheureux que Louis XVI ?… S’il fut coupable un moment, était-il en son pouvoir de ne pas de devenir et fit-il autre chose que de céder à l’impérieuse loi de la nécessité ?…

« Il semble que tout ce qui l’environnait eût conjuré sa perte, tout, jusqu’à cette assemblée constituante qui ne lui rendit son trône qu’après l’avoir constitutionnellement élevé sur une roche tarpéienne, et qui ne lui donna pour l’y soutenir qu’une inviolabilité mensongère, qu’une liste civile perfide, qu’un veto cruel, que les instruments enfin qui, loin de le garantir de la chute, devaient eux-mêmes le précipiter. Infortuné Monarque ! encore aveuglé par l’éclat de sa grandeur passée, il n’entrevit pas même l’abîme affreux qu’on creusait sous ses pas, il ne vit pas qu’on le plaçait entre deux écueils qui devaient également le faire périr et qu’il n’aurait pas même la liberté de faire un choix… »

L’adresse fait ensuite l’éloge de vertus privées de Louis XVI en rejetant sur son entourage toute la responsabilité de ses fautes.

« Louis, ajoute-t-elle, ne craint pas la mort ; mais si le premier roi qui posa les fondements de la liberté de son peuple allait être livré par ce peuple même à la main d’un bourreau, songez-y-bien, grands dieux ! quel présage funeste pour les peuples ! quelle grande leçon pour les tyrans ! »

L’adresse déclare que la seule peine qu’on puisse appliquer à Louis est celle de l’exil. « Ce jugement est le seul qui soit digne de la France régénérée, libre et partout triomphante. Et qu’on ne s’y trompe pas, un décret de mort pour Louis XVI serait bien plutôt un décret de servitude pour tous les peuples ; car quel est celui qui voudrait adorer une idole de sang à laquelle on n’aurait encore sacrifié que des victimes humaines ? Voulez-vous élever solidement sur vos têtes un nouveau temple à la liberté, n’allez pas en poser les fondements sur des monceaux de cadavres. Voulez-vous étendre par toute la terre votre doctrine sublime, il est vrai, mais bien plus étonnante encore, faites-la donc annoncer auparavant par l’éloquente voix de la douceur et de la clémence… »

L’auteur de cet écrit fut décrété d’accusation et n’échappa à la guillotine que grâce à l’intervention de ses deux beaux-frères, les conventionnels Gleizal et Gamon. Nous avons entre les mains deux exemplaires imprimés de cet écrit. Le premier en seize pages est intitulé : ADRESSE A LA CONVENTION NATIONALE SUR LE JUGEMENT DE LOUIS XVI, par Louis Mazon, du département de l’Ardèche. Le second qui, sauf quelques modifications de détails, reproduit le précédent a quatorze pages. Il est précédé d’un appel spécial : AUX JUGES DE LOUIS XVI UN VÉRITABLE AMI DU PEUPLE ET DE L’HUMANITÉ. Tous les deux sortent de l’imprimerie de Froullé, quai des Augustins, n° 39. Soulavie mentionne le fait dans ses Mémoires de Louis XVI, t. 6, p. 509.


A propos d’Antraigues, M. Chaballier a relevé récemment une erreur de M. de Valgorge qui, confondant Entraigues en Limagne avec Antraigues en Vivarais, avait fait d’Honoré d’Urfé un écrivain quasi vivarois, en ce sens qu’il aurait passé sa jeunesse sur les bords de la Volane.

Les méprises de ce genre ne sont pas rares, mais il n’est pas toujours prudent de toucher aux gloires locales, alors même qu’elles sont évidemment apocryphes. L’incident Clotilde de Surville en est la preuve.


J’ai assez parlé de Vals, ce me semble, pour avoir le droit cette fois de passer sans m’y arrêter. Et puis, que pourrais-je en dire de plus, après l’intéressant travail de M. Chaballier (3) ? Qu’on me permette donc de filer tout droit sur Jaujac, qui, par ses phénomènes volcaniques, ne peut pas être omis dans un livre comme celui-ci.

Jaujac doit à son volcan un cachet pittoresque qui l’oblige à considérer comme un bonheur les incendies souterrains d’une époque où, d’ailleurs, les habitants devaient être rares dans le pays.

Le volcan de Jaujac, outre qu’il a bordé l’Alignon jusqu’à l’Ardèche de magnifiques colonnes basaltiques et construit entre cette rivière et le pont de la Beaume une terrasse cent fois plus belle que la fameuse terrasse de St-Germain-en-Laye, est resté le plus gai, le plus joli, le plus pastoral des volcans.

Le cratère adossé à la montagne de Prunet présente la forme d’une coupe ovale, échancrée à sa partie inférieure. La crête de ses bords est couronnée d’immortelles. A l’intérieur, il est planté de beaux châtaigniers et le sol est entièrement recouvert de bruyères et de plantes aromatiques.

Le cratère a un kilomètre de tour. Son rebord le plus élevé est du côté de Prades. Le vieux château de Laulagnier a été bâti sur ses flancs. A côté se trouve la petite chapelle de Laulagnier que le curé de Jaujac a fait restaurer.

Au-dessus du cratère est un bois de pins qui lui forme une couronne verte, tranchant d’une façon très-pittoresque avec les rebords rouges de sa coupe.

D’autres bouquets de pins dans les environs font honneur aux boiseurs de la contrée.

En sortant du volcan par l’échancrure du fond, on descend dans un bois de châtaigniers aux pieds duquel s’étend une magnifique pelouse, où jaillit la fontaine minérale du Péchier. Cet endroit est un des plus ravissants que je connaisse. Rien de plus frais, de plus champêtre, et en même temps de plus grandiose. Les larges proportions de la pelouse, les magnifiques châtaigniers qui l’ombragent, la merveilleuse perspective des hautes montagnes qui forment son horizon, les riantes collines, chargées de mûriers et de vignes qui l’entourent, la proximité du volcan qui, nouvelle boîte de Pandore, a répandu en flots brûlants dans la vallée le germe de ses richesses modernes, le mélange de ville et de campagne, de civilisé et de sauvage, que révèlent les visiteurs, tout cela charme et saisit et, quand on y arrive comme nous, par une belle journée d’été, on serait tenté de dire : C’est ici que je vais planter ma tente ; c’est ici que je veux attendre, en méditant sur les vanités humaines, ce qui en est le terme le plus inévitable : la mort.

J’ignore la composition de l’eau minérale du Péchier. Qui sait même si elle a été jamais analysée ? Mais je puis dire qu’elle est très-agréable à boire. Elle est peu gazeuse, mais assez acidule et le dépôt rouge qu’elle laisse sur le verre des bouteilles est la preuve flagrante de son caractère ferrugineux.

Pendant la belle saison, c’est une procession continuelle de gens, la plupart de Jaujac, qui viennent remplir leurs bouteilles ou leurs cruches à la fontaine du Péchier. D’autres viennent simplement avec un verre dans leur poche et, après avoir bu, se promènent sous les arbres ou s’étendent sur le gazon. Il y a parfois des groupes de buveurs assez nombreux et très-disparates qui rappellent un peu les anciens temps de Vals et de Neyrac. J’y ai vu de braves paysannes tricotant leurs bas et des sœurs de Saint-Joseph surveillant les petites bambines confiées à leurs soins, à côté de solides gaillards dont la figure rouge disait assez haut qu’ils trouvaient un bon verre de vin préférable à toutes les sources minérales du monde.

La fontaine du Péchier, le volcan et les terrains environnants appartiennent à la famille de Rochemure, mais, d’après ce que j’ai entendu dire, la commune de Jaujac a un droit d’usage sur la fontaine, et c’est là surtout ce qui a empêché cette délicieuse station d’eau minérale, de tomber dans le domaine industriel.

Je ne crois pas qu’il faille s’en plaindre. Assez de stations d’eau dans ce monde sont renommées par tout autre chose que leurs eaux, c’est-à-dire par des auberges luxueuses où l’on vend fort cher des indigestions et par de splendides casinos qui sont ordinairement des foyers de ruine et de corruption. Personne n’ignore que la propriété matérielle des stations les plus fréquentées coûte fort cher à la morale publique. Le Péchier, avec son riche accompagnement de beautés naturelles, est une station unique au monde pour les philosophes comme pour les vrais malades, au moins ceux à qui ses eaux conviennent. Souhaitons-lui de garder longtemps sa fraîcheur un peu sauvage et son innocence.


Pour justifier complètement le titre donné à cet opuscule, il faudrait encore parler du Ray-Pic, du Pic de l’Etoile, des dikes volcaniques de Charaïx et de Privas, enfin de toute la région comprise entre Mazan, Coucouron et St-Laurent-les-Bains. Nous ne pouvons pas le faire par une bonne raison, c’est que nous n’avons pas suffisamment parcouru cette partie du département et que nous n’aimons à parler que de ce que nous avons vu.

  1. Un litre de cette eau contient, d’après une analyse de M. Bouis communiquée, le 9 février 1875, à l’Académie de médecine :

    Résidu insoluble . . . . . . . . . . . . . .  0,038
    Bi-carbonate de fer  . . . . . . . . . . . .  0,044
    Bi-carbonate de chaux  . . . . . . . . . . .  0,270
    Chlorure de sodium . . . . . . . . . . . . .  0,015
    Bi-carbonate de magnésie . . . . . . . . . .  0,080
                                                 -------
                                                  0,447
    
  2. La Reine du Fer, de M. Comte, a été analysée par M. Bouix (Académie de médecine, 10 août 1876).

    Voici sa composition :

    Silice et alumine  . . . . . . . . . . . . .  0,060
    Oxyde de fer . . . . . . . . . . . . . . . .  0,050
    Carbonate de chaux . . . . . . . . . . . . .  0,310
       ---    de magnésie  . . . . . . . . . . .  0,125
       ---    de soude . . . . . . . . . . . . .  0,355
    Chlorure de sodium . . . . . . . . . . . . .  0,200
                                                 -------
                                                  1,100
    
  3. Vals et ses environs. Collection des Guides Joanne.