Opportunité de ce nouveau voyage. – Calvin, roi de France et de Navarre. – Le quartier général des protestants vivarois. – Pourquoi Dieu nous tient à distance. – Beautés naturelles du haut Vivarais. – A quoi peut servir l’étude d’un petit coin de terre.
Il y a bien longtemps, nous écrivait l’autre jour un de nos bienveillants lecteurs, que vous nous avez promis le Voyage au pays des Boutières (prière au docteur de relire la préface du Voyage autour de Crussol) : le temps ne serait-il pas venu de s’exécuter ?
Si notre correspondant veut relire, à son tour, la préface en question, il pourra voir que le programme de nos travaux, formulé en 1888, a reçu en bonne partie son exécution : la preuve en est dans la série de nos ouvrages publiés depuis cette époque, telle qu’on peut la voir sur la couverture du dernier (le Voyage autour d’Annonay) ; son désir n’en est pas moins légitime, et les circonstances lui donnent même un véritable caractère d’actualité ; car le véritable roi de France et de Navarre n’est-il pas aujourd’hui Calvin ? Et n’y-a-t-il pas un intérêt particulier, pour le public philosophe, à visiter en ce moment la partie de nos montagnes où se sont le mieux conservées les traditions huguenotes, celle qui est et a toujours été le quartier général des protestants vivarois ? En tous cas, c’est dans le passé historique de cette région, comme dans sa physionomie moderne, qu’on peut mieux prendre sur le fait les traits essentiels de coreligionnaires du docteur Fombarlet et de l’ex-pasteur J. J. Roux.
C’est pourquoi nous nous décidons à mettre en ordre les notes de nos anciens ou récents Carnets de voyage au pays des Boutières, en y joignant à l’occasion les réflexions que notre sujet comporte. Etranger à tout esprit de parti et de secte, et porté par notre nature, comme par la réflexion et l’expérience, à voir les choses de haut, nous ne chercherons qu’à être vrai, juste et impartial, fort peu soucieux comme d’habitude des jugements qu’on pourra porter sur notre œuvre, et sachant d’ailleurs fort bien qu’il est encore plus difficile aujourd’hui que du temps de La Fontaine de contenter tout le monde.
Il paraît que le proverbe : Nul n’est prophète dans son pays, s’applique non seulement aux hommes, mais encore aux montagnes.
Quand, en parcourant la région de Valgorge, nous laissions voir notre admiration pour les magnificences qu’y prodigue la nature, nous avons souvent reconnu un sentiment de surprise, parfois moqueuse, chez les indigènes. Pauvre homme, semblaient-ils dire, qui s’enthousiasme naïvement pour des choses que nous dédaignons tous les jours !
Un jour, à Saint-Agrève, comme nous contemplions, du sommet des ruines de l’ancien fort que la famille de Clavière a transformées en un beau parc, la splendide file de pics et de dômes bruns qui s’étend du Gerbier de Jonc aux deux cônes de l’Abbesse si pittoresquement baptisés par les habitants d’Yssingeaux, le brave paysan qui nous accompagnait répondit à notre exclamation : Que c’est beau ! par celle ci : C’est bon pour les messieurs ; j’aime mieux voir mes carrés de choux !
Nous n’accordons guère notre admiration et notre respect qu’à ce qui se tient bien loin et bien au-dessus de nous, d’où il appert que le Mézenc a eu grandement raison de s’établir loin de Privas, et que le bon Dieu n’a pas eu tout à fait tort de se mettre à l’abri de nos indiscrètes familiarités par des immensités de temps et d’espace que l’esprit lui-même est impuissant à franchir.
Un de nos amis du haut Vivarais, à qui nous parlions de sa région, avant de l’avoir parcourue, nous répondait : Le haut Vivarais est morne, âpre et maussade, et ne ressemble en rien au reste du département, quelques points exceptés.
Nous rappellerons à cet ingrat, pour sa punition, ces vers de Gœthe :
Warum in die ferne schwelfen ?
Sieh’ : das schœne liegt so nah’.
(Pourquoi vaguer si loin ?
Vois : le beau est si près)
Si, en effet, la partie septentrionale de l’Ardèche ne ressemble guère à la partie méridionale ; si un sol exclusivement granitique la rend à peu près nulle au point de vue géologique, elle n’en a pas moins une physionomie sui generis fort attrayante, dont le touriste comme le peintre vraiment observateurs pourraient aisément préciser les traits, et cette physionomie n’est ni aussi âpre ni aussi maussade que le prétend un de ses enfants naturellement blasé sur ses beautés naturelles.
Il y a quatre ou cinq ans, au cours d’un voyage en Suisse, combien de fois, tandis que d’autres touristes étrangers acclamaient la nature helvétique, nous a-t il été donné de constater que les paysages suisses n’étaient pas rares en Vivarais, et que les différences à signaler, dans ces deux éditions d’un même auteur, n’étaient pas toujours à notre désavantage !
Les hauteurs boisées de Lalouvesc à St-Agrève, la montagne de Roche-de-Vent et un grand nombre de points des Boutières, surtout dans la vallée de l’Erieux, sont des régions d’un grand caractère qui peuvent soutenir la comparaison avec beaucoup de localités célèbres, lesquelles ne sont peut-être si renommées que parce qu’elles sont loin de nous.
A d’autres points de vue, le haut Vivarais est supérieur au reste du département. – Le passé y parle, surtout dans la région des bords du Rhône – ce grand chemin des nations – par une foule de monuments ruinés, véritables médailles de pierre, où l’histoire du pays est plus éloquemment écrite que dans les livres. Il suffira de citer : le Trophée de Fabius, plus connu sous le nom de Sarrasinière ; les ruines romaines de Desaignes et du Châtelet ; l’église gréco-lombarde de Champagne, ce Saint-Denis des Dauphins, comtes d’Albon, le plus parfait spécimen architectural de l’Ardèche ; l’inscription des Nautes du Rhône, près d’Arras, et une foule de tours et de vieux manoirs, plus éloquents, plus superbes, dans leurs draperies de lierres et de mousses, qu’ils ne le furent jamais dans toute la réalité de leur puissance.
Abstraction faite d’Alba Augusta et de Viviers, c’est au haut Vivarais que se rattachent nos plus vieilles traditions locales, et c’est là aussi que nous trouvons le plus de souvenirs du moyen-âge et de la renaissance. Au XVIe siècle, Annonay a le triste honneur d’ouvrir l’ère des guerres religieuses du Vivarais, honneur qui lui vaut d’être saccagée cinq fois par les deux partis successivement ; Annonay est aussi la ville du Vivarais qui a fourni le plus de personnalités éminentes, dont quelques-unes se sont élevées à une célébrité européenne.
Entre la région d’Annonay et le bas Vivarais s’étend le pays de nos excursions nouvelles, pays intéressant au plus haut degré, quoique le moins connu peut être de l’Ardèche : pays qui a son cachet particulier, ses montagnes, ses cultures, ses mœurs et même sa religion à lui ; pays des raides versants, des bruyantes rivières, des âpres sommets, avec des sapins en haut et des châtaigniers en bas, des types bibliques et des têtes rondes, peuplées de cerveaux qui ne ressemblent pas tout-à-fait aux autres. La nature même y a des allures sévères : les bois font l’effet de sombres conspirateurs ; le vent parfois semble y chanter des psaumes, et avec un peu d’imagination, on peut entendre l’écho lointain de quelque assemblée du désert que le Temps a oublié d’emmener dans sa marche.
Il y a longtemps que les Boutières avaient tenté notre plume de chroniqueur, mais ayant l’habitude de ne parler que de ce que nous avons vu, sachant qu’il ne suffit pas de deux ou trois rapides traversées dans un pays pour le connaître, surtout pour en parler de façon à satisfaire les oreilles intelligentes – celles qui ne se contentent pas des belles phrases et veulent trouver sous la forme quelque chose de substantiel et de sérieux – nous ne nous sommes décidé à aborder ce sujet qu’après plusieurs années d’études et d’excursions. Il y a des gens qui sont nés coiffés : ils savent tout sans avoir rien appris ; ils parlent sur un ton doctoral des pays qu’ils n’ont jamais visités et des questions sur lesquelles ils n’ont jamais réfléchi ; ils éclairent le monde en se montrant et le réforment en se jouant, et ce n’est pas une des moindres merveilles de notre époque que de les voir régentant leurs supérieurs et leurs aînés avec une présomption qui n’a d’égale que leur ignorance. Nous n’avons pas reçu du ciel les grâces d’Etat qui ont fait parmi nous tant de sublimes écrivains et tant de profonds politiques, et nous le remercions de nous avoir inspiré l’ambition beaucoup plus modeste de chercher à nous connaître et à nous réformer nous-même, en faisant servir à cette étude le spectacle des hommes et des choses du petit coin de terre où nous sommes né. Nous avons déjà parcouru dans ce même esprit plus de la moitié de l’Ardèche, et nous espérons que ce nouveau fruit de nos voyages ne sera pas moins fécond que les autres en souvenirs historiques et en enseignements utiles.