Les Boutières. – La vallée d’Alboussières. – Agrippa. – Boffres. – Le duc d’Aumale abandonne son château à la commune. – Une donation de Louis XI au prieuré de Boffres. – Les Momiens. – L’opinion d’Agrippa.
Nous avions traversé une première fois les Boutières, mais un peu à la diable, examinant curieusement la physionomie des gens et des lieux, mais sans nous arrêter, par conséquent sans avoir le temps de répondre à la foule des pourquoi qui, à chaque pas, se pressaient dans notre esprit.
C’est à peine si nous avions pu tirer de cette course vagabonde quelques éclaircissements historiques et une idée approximative de l’étymologie de la contrée.
On appelle du nom de Boutières la partie montagneuse de l’Ardèche qui s’étend du Rhône au sommet de la chaîne cévenole et correspond aux cantons de Privas, La Voulte, St-Pierreville, le Cheylard, St-Martin-de-Valamas, Lamastre et St-Agrève. Les Boutières constituaient ainsi la partie centrale du Vivarais, tandis qu’on appelait la partie méridionale le pays des Royols et la partie septentrionale les pays des Bedos. Boteria qui, dans la basse latinité, signifiait route, chaussée, paraît ou pourrait venir de boûto (outre), du latin botta, et signifierait chemin des outres ; c’est le nom qu’on donnait probablement aux sentiers de montagne, pratiqués par les muletiers qui portaient dans des outres sur les hauteurs des Cévennes, principalement au Puy, le vin acheté dans le bas Vivarais ou sur les bords du Rhône. Il est présumable que du chemin le nom passa à la contrée que celui-ci desservait. Le fait est que la vallée de l’Erieux, où existait une des deux grandes voies muletières de cette partie du Vivarais, en a gardé le nom, et que la vallée voisine du Doux, où se trouvait l’autre voie, laquelle coïncidait, d’ailleurs, avec une ancienne voie romaine, portait aussi le nom de boteria au XIVe siècle ; il résulte, en effet, d’une charte de 1319 que la boutière de Bosseu (Boucieu-le-Roi, centre et siège judiciaire de la région), fut alors détachée de la sénéchaussée de Beaucaire pour être réunie à celle de Lyon. Quant aux mots de Royols et Bedos, personne n’en a encore donné une explication satisfaisante.
Au siècle dernier, ce qu’on appelait la terre des Boutières, appartenant au prince de Soubise, héritier des Ventadour, n’était qu’une partie des Boutières proprement dites, et comprenait seulement les quatre mandements d’Ajoux, Montagut, Don (Marcols) et Mézilhac.
C’est donc en courant que nous étions allé de St-Péray à Vernoux, puis au Cheylard, Lamastre et St-Agrève, ne rapportant que des griffonnages impressionnistes dans notre carnet de voyage, mais avec un vif désir d’en colliger d’autres, en prenant langue à droite et à gauche, en haut et en bas, plus que nous ne l’avions fait jusqu’ici.
Un compagnon de voyage, une sorte de cicérone du crû, nous ayant paru également indispensable, nous nous étions adressé à un vieil ami originaire de la contrée qui nous répondit : Parfait, je t’enverrai Agrippa !
Qu’était-ce qu’Agrippa ?
On le verra plus loin. Quelques mots d’abord de la première partie de notre course – de st-Péray au hameau de la Justice, où vint nous attendre le compagnon demandé.
On monte par une pente assez douce le flanc de la montagne dénudée et coupée de ravins profonds. Le paysage n’est rien moins que riant. Au sommet on se retourne instinctivement pour saluer une dernière fois la vallée du Rhône et les montagnes du Dauphiné, car on va changer d’horizon.
La belle vallée d’Alboussières s’étend à droite. Champis reparaît là-bas sur la montagne qui fait face. Les bois de châtaigniers alternent avec les bouquets de pins dans le large bassin vert où plusieurs villages sont pour ainsi dire noyés dans le feuillage des arbres. C’est à peine si on aperçoit un reflet blanchâtre de la toiture du château du Crozat, habité par la famille du Bay. Louis Balthazar du Bay, maire de St-Péray, fut député de Tournon, de 1821 à 1827. Louis XVIII lui conféra le titre de baron. Son fils, Adolphe, baron du Bay, est mort en 1876, laissant plusieurs enfants.
Voici encore le château de Cachard aux légendes napoléoniennes. On nous montre les manoirs de Rézalier, de la Rouveure, de Barjac, et enfin à la crête du mont, le château des Faugs (de fagi, hêtres, fayards), où la raffale des grands vents célèbre à sa manière la gloire de l’éminent concepteur qui l’habite.
Un peu plus loin, on aperçoit le village de Boffres perché sur une éminence à droite, caractérisé par les restes de son vieux château, qui appartenait au duc d’Aumale.
A la croisée du chemin de Boffres, se trouve un bâtiment portant le nom de Tribunal tandis que le hameau voisin s’appelle la Justice.
Près de là est le château de Chabret qui appartient aux familles d’Indy et de Pampelonne. La propriété de Chabret est traversée par une voie romaine qui partait de Soion, se dirigeait par Toulaud vers le sommet des montagnes, passait sur les plateaux qui dominent Vernoux au levant et au nord et aboutissait à St-Agrève. Cette voie se reconnaît sur plusieurs points aux larges dalles qui servaient de pavé. On la nomme via Lubaresca dans les anciens titres. On croit que l’étymologie est Luba ou l’Huba, exposition au nord, expression qu’on retrouve sur beaucoup de points en opposition à Ladreyt ou l’Adreyt, exposition au sud. M. d’Indy a suivi cette voie depuis Soion jusqu’à Chabret. On voit dans la forêt de pins des Perriers un rocher qui la borde tout près de son habitation et qu’on appelle dans le pays rocher de César. Il y a sur la surface deux entailles en croix qui indiquent d’une façon précise les quatre points cardinaux.
Au sud de la Justice se trouve la montagne de l’Herbasse où les protestants soulevés, sous les ordres des deux pasteurs, Pierre Brunier, du Cheylard, et Isaac Homel, de Soion, furent écrasés par le corps du duc de Noailles, le 26 septembre 1683. Les historiens protestants parlent de 600 morts, parmi lesquels Brunier – ce qui, pour ce dernier, est certainement une erreur, puisqu’à la date de 1711, on le retrouve dans le registre des pasteurs d’Amsterdam, prêchant encore quelquefois, « quoique vieux et infirme ».
Ayant quelque loisir devant nous avant l’heure où nous devions rencontrer Agrippa, nous en profitons pour visiter Boffres.
Ici les ratures de notre carnet de voyage nous rappellent que nous avons déjà crayonné ailleurs l’histoire de Boffres (1) et qu’il convient par conséquent d’être très bref sur ce sujet.
Bornons-nous à dire que Boffres faisait très anciennement partie des domaines des ducs de Ventadour et que c’est à titre d’héritier des princes de Rohan Soubise, héritiers eux mêmes des Ventadour, que le duc d’Aumale a été le dernier propriétaire du château dont les ruines sont le principal ornement du village. Un jour, après la guerre de 1870-71, le curé Michel ayant eu l’idée d’aller trouver le duc, qui commandait alors un corps d’armée à Dijon, l’étonna beaucoup en lui disant qu’il possédait un château à lui dans sa paroisse.
Le duc appela son intendant : Est-il vrai, lui dit-il, que j’ai un château à Boffres ?
– Oui, Monseigneur, répondit l’intendant ; mais ce château coûte et ne rapporte rien.
On conçoit que dans ces conditions, le duc n’ait pas eu beaucoup de peine à en faire cadeau à la commune.
Le fait historique le plus curieux à noter sur Boffres, est celui d’une donation de 2.200 écus faite en 1465 à son ancien prieuré par le roi Louis XI. 2.200 écus, soit 6.600 livres, était un beau denier pour l’époque, et correspond au moins à 40.000 fr. de notre temps. La dévotion quelque peu fantasque de Louis XI suffit-elle à expliquer cette libéralité ? Il est probable que le prieur d’alors avait des titres particuliers à la bienveillance du roi qui, il ne faut pas l’oublier, avait fait un séjour de dix ans en Dauphiné (1446 à 1456), alors qu’il n’était que Dauphin.
Un livre récemment publié (2) nous fournit quelques détails sur une famille de Boffres, les Ranc ou Durranc, dont un membre était châtelain du lieu en 1584. Ce personnage devint seigneur de Joux (un fief près de Tence) par son mariage avec l’héritière de la maison de Geissan de Joux. Voici un aperçu de son testament :
« Moi noble François Durranc, seigneur de Joux, ai fait mon testament ainsi qu’il suit : Par un préalable, j’ai invoqué le nom de Dieu, disant : Notre aide soit au nom de Dieu qui a fait le ciel et la terre ! Amen. Recommande mon âme à mon Créateur, la remettant entre ses mains, lui demandant pardon, grâce et miséricorde de mes fautes, le suppliant au nom et par les mérites de N. S. J. C. de me vouloir pardonner, afin qu’au départ de cette vie, mon âme soit reçue au repos éternel pour jouir de la béatitude éternelle qu’il m’a acquise par les mérites infinis de son fils N. S. qui est l’unique et seule espérance de mon salut… »
Le testateur élit sa sépulture au cimetière de Vernoux en la tombe de ses pères, ou dans la chapelle, si les Edits de paix n’y contreviennent et s’il mœurt en Vivarais. S’il mœurt en Velay, il élit sa sépulture au Chambon (de Tence), en la tombe de la maison de Plafay, son oncle, où demoiselle Marguerite de Joux, dame de Geissan de Joux, sa belle-mère, et demoiselle Gasparde de Joux, sa femme, ont eu leur sépulture. Il donne : 30 salmées de blé pour être distribuées aux pauvres de Vernoux, sans distinction de religion, par le pasteur et les anciens de Vernoux. Il lègue une somme de … dont le revenu à 1 sol par livre devra être employé par ledit pasteur en un broc de vin, en plus le pain nécessaire pour être fait sacrement du corps et du sang de N. S. J. C. et distribué aux fidèles communiant en ladite église aux jours des Saintes Cènes de N.S.
Les enfants de François Durranc et de Gasparde furent :
Isabeau, femme de Pierre Simon de Chambaud, seigneur de Motet et de St-Lagier (Bressac) ;
Daniel Durranc, héritier des biens en Velay, venant de sa mère Gasparde ;
Marie Durranc, héritière des biens du Vivarais.
Daniel Durranc vécut protestant. Le 19 mars 1634, M. Serveyre, curé de Tence, baptisa Jean Durranc, fils de Daniel et de Lucrèce de la Planche. L’enfant avait déjà trente mois et son nom ne fut pas porté dans les registres, « de crainte de Monsieur son père non encore converti ». Daniel se convertit à l’heure de la mort. Il décéda le 1er décembre 1653, après profession de foi, réception de l’extrême Onction, mais non de l’Eucharistie pour cause de maladie. La femme du défunt, qui était une fervente catholique, avait beaucoup contribué à sa conversion. Lucrèce de la Planche était à la tête de toutes les bonnes œuvres du Puy. Vers 1650, elle logea dans sa maison les premières Sœurs de St-Joseph formées par le P. Médaille. La famille Durranc s’est fondue en 1748 dans la famille La Fayolle de Mars.
La population de Boffres qui est d’environ 1500 âmes (en baisse de 150 environ sur le milieu du XIXe siècle) compte quatre cinquièmes de protestants pour un cinquième seulement de catholiques, et il est à noter que la proportion n’a pas sensiblement varié depuis le XVIe siècle.
Parmi les protestants de Boffres, non nombre sont Darbystes ou Momiens, et c’est le cas de la plupart de ceux qui habitent au delà de Duzon, vers Gilhac. Hâtons-nous de dire que nous employons ici le mot de Momiens, non pas dans le sens un peu méprisant que lui donne le vulgaire, mais pour suivre l’usage et pour la clarté du discours. Nous ne sommes pas Momiens, disent-ils, nous sommes évangéliques. A nos yeux, ce sont les plus sincères des protestants, la plupart de leurs coreligionnaires ayant plus ou moins glissé dans ce qu’on appelle la libre pensée. Les Momiens sont les derniers croyant de la Réforme dans la contrée. Il y en a surtout dans les cantons de Vernoux et de St-Agrève. Un de leurs principaux centres de réunion est à Roumezoux (à St-Julien-le-Roux). En été, ils se réunissent souvent à Bouchon, sur la route de Boffres à Gilhac. Chacun ayant apporté ses provisions, on dîne paisiblement sous les châtaigniers, en chantant des cantiques. Les Momiens ne viennent guère à la ville que les dimanches et jours de marché, ne fréquentent pas les cabarets. Dans leurs transactions commerciales, ils sont d’une honnêteté scrupuleuse ; un Momien qui vend du blé, ou autre denrée, fait toujours bonne mesure. Ils passent aussi pour être très serviables. Enfin, ils se tiennent généralement plus en dehors des coteries politiques que les autres protestants.
Notre rencontre avec Agrippa eut lieu au hameau de la Justice.
C’est un original, m’avait écrit notre ami commun, un laboureur nourri de sentences rurales autant que de paroles d’Evangile, mais un esprit droit et un cœur d’or – un de ces huguenots du bon coin, comme on n’en trouve plus guère, du moins comme peu osent se montrer.
– Le docteur Francus sans doute ? nous dit, en nous interrogeant de la façon la plus courtoise, un petit vieux, sec et ratatiné, mais dont les yeux brillaient, à travers des lunettes bleues, comme des yeux de vingt ans.
– Lui-même, fort heureux de rencontrer ici M. Agrippa.
La connaissance fut vite faite. Bien qu’avec une vraie tête de calviniste, Agrippa avait un air de franchise qui lui concilia immédiatement toutes nos sympathies.
– Peut-être, dit-il, ne seront nous pas toujours d’accord dans nos appréciations, mais, entre honnêtes gens, entre gens intelligents, on s’entend toujours. En tous cas, je vous aiderai à connaître le pays autant que mes occupations me le permettront ; car je suis un agriculteur pratiquant : je sème, je moissonne, je fauche, je ramasse mes châtaignes, je taille mes arbres, comme le premier paysan venu, et c’est à cette vie naturelle et active que j’attribue surtout la conservation de ma santé et … de mon bon sens.
L’occasion s’étant présenté de parler des Momiens :
– Savez-vous, dit Agrippa, pourquoi ceux-là valent mieux que nous ?
Et avant que nous eussions trouvé une réponse, il ajouta vivement :
– C’est parce qu’ils n’ont pas rompu avec la terre, avec la vie des champs. Ils aiment cette terre nourricière, ils la cultivent, et elle leur donne, en retour, non seulement des fruits, mais de bonnes inspirations. Elle maintient le foyer familial. Elle souffle des pensées saines et fortes. S’il s’est maintenu quelque protestantisme dans nos montagnes, – et permettez-moi d’en dire autant du catholicisme – c’est surtout à la vie rurale que ce résultat est dû. L’abandon de la terre – la dépopulation des campagnes qui en est la conséquence – est la grande plaie de notre temps ; c’est autrement grave que nos dissidences religieuses lesquelles d’ailleurs sont plus de surface que de fond et cachent simplement des rivalités politiques. Moins de bavards des villes et plus de travailleurs des champs : voilà le premier remède à notre décadence religieuse comme à notre décadence nationale.