La géologie du bassin de Vernoux. – Les coups de pierre contre une croix. – Portrait d’Agrippa. – De St-Agrève à Vernoux, en compagnie de l’ami Barbe. – Le commencement des travaux de la nouvelle église. – Une corvée volontaire au XIXe siècle. – La philosophie de l’église de Vernoux et son architecture. – La place St-Georges. – L’hôpital de Vernoux et son fondateur. – Le principal souscripteur éliminé du conseil par les protestants. – Les deux cultes et les deux quartiers. – Fâcheux effet des divisions locales. – La paourasse. – Qu’est-ce qui brouille tout le monde ?
Après le col de la Justice, on descend dans le bassin de Vernoux, qui forme un grand cirque d’environ huit kilomètres carrés, bordé de montagnes plus ou moins élevées mais généralement bien boisées. A travers les dentelures de la crête, on aperçoit tantôt le cône du Gerbier des Joncs et tantôt la selle du Mézenc. L’ensemble du paysage est assez triste en hiver quand les châtaigniers ont perdu leur feuillage, mais très vert et très gai dans la belle saison, ce qui faisait dire à notre excellent ami Barbe, le compagnon de nos premiers voyages, que la nature de ce pays était mixte comme sa population : grave et ennuyeuse comme un pasteur méthodiste du mois de novembre au mois de mai, fleurie et chantante comme une procession de la Fête-Dieu pendant les autres mois de l’année.
Le bourg de Vernoux est placé lui-même sur une sorte de large mamelon ou plateau qui tient le milieu du cirque. La base du sol est granitique, mais elle est recouverte d’une couche de grès tertiaire, formant des bancs stratifiés, indice évident d’un ancien lac. Le bassin de Vernoux a donc été, à une époque reculée, couvert par les eaux, qui tôt ou tard ont crevé leur barrière au sud et se sont écoulées vers l’Erieux par la vallée de Dunière. Le grès dont il est ici question est fort apprécié pour la bâtisse et c’est de cette pierre que la nouvelle église a été construite.
Une singularité géologique du bassin de Vernoux, qui se rapporte à une époque bien autrement reculée que celle de nos anciens lacs, est la présence d’un lambeau jurassique, très riche en fossiles, qui forme la partie orientale du plateau, au dessus du domaine des Pêchers, et qui s’interrompt brusquement devant les montagnes granitiques qui séparent ce pays de la vallée du Rhône. Les fossiles qui caractérisent cette formation sont les mêmes que ceux de la montagne de Crussol. Il faut donc admettre que la mer jurassique formait un golfe s’avançant jusqu’à Vernoux, et que plus tard ce golfe a été violemment séparé des terrains de la même formation par une poussée des roches inférieures granitiques qui ont établi un rempart entre la vallée du Rhône et la contrée de Vernoux (1).
Vernoux est fort heureusement situé au point de vue commercial. Il est, en effet, à la croisée de deux grandes voies de communications : celle qui va des Ollières et de Chalancon à St-Péray par Boffres et celle de St-Fortunat à St-Agrève par St-Julien-le-Roux et les Nonnières. Il est par suite le marché naturel d’un assez grand nombre de communes.
A l’entrée du bourg, du côté de St-Péray, se dresse, au bord de la route, une grande croix en fer qui rappelle une mission prêchée par le Père Jésuite Robin. On l’appelle aussi la croix de Billard, parce que c’est à ce même endroit, dit-on, que fut exposé sur une roue le corps du chef camisard, Daniel Guy, dit Billard, tué par un paysan à la suite du combat de Leyris (juillet 1709). Est-ce pour cela que la croix en question porte la trace de force coups de pierre, car il n’est guère présumable que cette profanation soit le fait de catholiques, et il faut bien par suite en conclure que le principe de la liberté des cultes et du respect de toutes les croyances n’a pas pénétré dans tous les esprits dans la région.
Agrippa, qui avait entendu cette réflexion, nous fit observer doucement qu’en vertu de ce même principe du respect de toutes les croyances ; il eût été peut-être plus sage de planter la croix ailleurs.
A quoi nous aurions pu répliquer qu’en admettant même que le choix du lieu n’eût pas été purement fortuit, les coups de pierre n’en étaient pas moins injustifiables, attendu qu’une croix ne peut jamais impliquer qu’une idée de pardon et d’oubli. Mais il nous parut que le meilleur était encore d’en rester là, et c’est un procédé que nous recommandons de suivre dans une infinité de circonstances, surtout dans celles où il y aurait beaucoup à argumenter de part et d’autre, car alors le silence veut dire : Vous avez peut-être un peu raison, et je n’ai pas tout-à-fait tort, nous ferons bien d’y réfléchir tous deux. De quoi un interlocuteur intelligent vous sait toujours gré, et cela avance plus qu’on ne croit les discussions futures.
Agrippa nous offrit l’hospitalité dans sa maison qui est située aux environs de Vernoux ; mais, comme nous aimons à être libre de nos mouvements, ayant, d’ailleurs, à voir d’autres personnes dans le bourg, nous le priâmes de nous laisser descendre à l’hôtel Verd.
Ce que nous fîmes.
Le soir même, on nous remettait la lettre suivante de notre ami commun de Lyon :
« Très Cher,
« Je ne sais si tu as vu Agrippa. J’ignore même s’il a reçu ma lettre. En tous cas, je crois convenable de te renseigner un peu plus amplement sur le compagnon de route que je t’ai donné.
« Il a été mon camarade de lycée à Tournon, où il fut, comme moi, un des fidèles excursionnistes de l’abbé Genthial (2) qui, d’ailleurs, aimait particulièrement à s’entourer de petits réformés. C’est là qu’il a reçu de ses copains, je ne sais trop pourquoi, le nom d’Agrippa. Son état-civil est différent. Son père était un brave paysan momien, il est beaucoup plus connu lui-même sous le nom de Castagne, à cause du culte qu’il professe pour le châtaignier. Entre parenthèses, je te dirai même que pour le bien disposer à ton endroit, je lui ai soufflé que tu partageais son amour pour l’arbre à pain des Cévennes, ayant ouï dire que tu avais repoussé avec indignation des propositions alléchantes pour la vente de tes châtaigniers d’Antraigues aux Vandales qui dévastent nos châtaigneraies au profit des teinturiers de Lyon.
« Agrippa a la passion de la terre. Il est agriculteur dans l’âme et prend en pitié tous ceux qui cherchent ailleurs les satisfactions de ce monde. Se coreligionnaires l’estiment plus qu’ils ne l’aiment, parce qu’il est en désaccord avec eux sur presque autant de points qu’avec les catholiques. Je me demande s’il n’est pas au fond aussi catholique que protestant, et si, un peu de scepticisme aidant, l’habitude, le respect de la tradition familiale, et l’honorable point d’honneur qui consiste à ne pas se séparer d’une minorité, ne le retienne pas, beaucoup plus que de véritables convictions religieuses, dans les rangs huguenots. Quoi qu’il en soit, c’est un esprit droit, original et indépendant, et tu trouveras sans doute que ce portrait en cinq secs vaut tous les loges de M. de Vauvenargues.
« P. S. – Il y a un roman dans la vie de cet honnête huguenot qui rappelle le Dernier des Abencerages de Chateaubriand. En deux mois, il aurait aimé, dans sa jeunesse, une jeune fille catholique, à qui, paraît-il, il ne déplaisait pas, mais qui, par scrupule de conscience, lui préféra le couvent où elle serait morte depuis longtemps. Qu’y a-t-il de vrai dans cette histoire ? Je n’en sais rien, mais il pourrait bien y avoir eu du feu sous cette fumée. Toujours est-il que je ne le lui ai jamais demandé, est sans doute tu jugeras à propos d’en faire autant. Peut-être ce petit détail éclairera-t-il pour toi quelque côté du caractère de ton futur compagnon de voyage.
Vale ».
Mais laissons là pour l’instant Agrippa, et précédons par ordre en nous reportant à notre premier voyage à Vernoux.
C’était avec l’ami Barbe en 1884. Nous venions d’Annonay par St-Agrève. Notre carnet de voyage du temps porte :
28 août : Partis de St-Agrève à midi.
Presqu’au sortir du bourg, la route se divise en quatre directions : à droite, le nouveau chemin de St-Martin-de-Valamas et du Cheylard par la vallée au fond de laquelle coule un affluent de l’Erieux ; à gauche le chemin de Lamastre ; entre deux, les deux anciennes voies, l’une qui paraît d’origine romaine, allant au Cheylard par Beauvert, et l’autre se dirigeant sur Vernoux par le Pouzat et les Nonnières. C’est cette dernière que nous prîmes.
Les prairies et les champs cultivés alternent harmonieusement avec les bouquets de bois. A gauche, le versant du Doux, à droite celui de l’Erieux. La route suit la crête à 1.000 ou 1.100 mètres d’altitude. Quel bon air on respire ici !
Après le hameau de Lichessol peuplé de protestants, nous apercevons dans un pré un carré de rosiers et d’autres arbustes, entouré d’une palissade en bois, indice d’une sépulture du culte réformé. Cette coutume est encore en usage sur certains points de l’Ardèche, mais elle va en se perdant, à cause des inconvénients qui en résultent pour les ventes de propriétés.
Beau temps. Soleil clair. Nature placide.
Le plateau finit de ce côté à un endroit appelé les Baraques, d’où part un sentier qui conduit à Beauvert et au lac de Truchet. Sur le flanc d’une vallée tributaire de l’Erieux, voici le Pouzat, un village de huit ou dix maisons. L’église est un peu à l’écart sur un renflement de terrain à gauche. Le général Combelle, un baron de l’empire, tué à la bataille de Dresde en 1812, était de cet endroit, mais sa famille s’était transportée à Gilhoc.
Vallée profonde à droite, mais assez boisée. Plus loin, les champs de pommes de terre tiennent plus de place que les bois.
Un peu avant les Nonnières, commence la zône des châtaigniers.
Les Nonnières sont au col du petit contrefort qui sépare l’Erieux du Doux, à la croisée de la route du Cheylard à Lamastre. Pays très vert. Arbres très drus. Le joli village de St-Prix se cache dans un nid de verdure, le long de la descente vers Lamastre. L’église des Nonnières porte gravée sur son fronton la date de 1846.
Beaux noyers. Pommiers encore plus beaux. Les pommes sont une spécialité de l’agriculture de St-Prix et des environs.
Laissant de côté à gauche la descente vers Lamastre, et à droite la route du Cheylard, nous filons tout droit.
Au premier village : Eh ! la bonne femme ! comment s’appelle cet endroit ?
Elle nous répond : Acua !
C’était Cluac ; nous finîmes par le deviner, en nous remémorant les noms des localités du canton, mais cela peut donner une idée de la difficulté qu’ont souvent les voyageurs à traduire les noms locaux, sur la foi du langage populaire, et cela explique sans doute pourquoi Jules César, en faisant la conquête des Gaules, a nommé à peine les principaux peuples et les principales villes.
La route nous parut longue, bien que traversant un pays vert et bien cultivé, où l’on sent l’aisance. Par exemple, les routes, hormis les jours de foire, n’y sont guère sillonnées de passants, et nous nous rappelons fort bien que de St-Agrève à Vernoux, notre voiture n’en croisa pas une autre, pas même une vulgaire charrette, et que les piétons rencontrés furent rares.
Nous n’aurions jamais cru que Vernoux fût si loin. Barbe s’était figuré qu’après la grande montée des Nonnières, il n’y avait plus qu’une grande descente pour arriver à Vernoux. Mais il fut bien déçu, et nous aussi, par l’interminable succession de plaines, de montées ou de descentes, qui se déroulèrent patiemment sous les roues de notre véhicule. N’en est-il pas de même pour une foule de choses en ce bas monde ? Notre imagination simplifie les distances comme les autres problèmes de la vie, mais la réalité est toujours plus complexe et présente de plus longs détours qu’on n’a pu se le figurer.
Le hameau dit des Baraques de Vernoux possède un temple qui sert de réunion le dimanche aux nombreux protestants de la contrée.
Nous finîmes par arriver en vue du bassin de Vernoux dont l’aspect, de ce côté, est vraiment superbe. Partout de beaux bois de châtaigniers, avec quelques bouquets de pins sur les sommets, ce qui prouve l’intelligence agricole et les habitudes laborieuses des habitants.
Là-bas, dans un ravin, nous aperçûmes les deux ou trois tours du château de Vaussèche qui appartient à M. Sonier la Boissière.
On commençait alors à Vernoux les travaux de la nouvelle église, et ce n’est pas sans une nuance d’ironie que les protestants parlaient de l’entreprise, en ne dissimulant guère l’espoir qu’elle échouerait piteusement.
Nous n’étions pas nous-même, il faut l’avouer, sans quelque appréhension à cet égard, et le reproche de témérité qu’on épargnait guère au brave abbé Gondet, le grand promoteur de l’entreprise, ne nous paraissait pas absolument immérité.
Barbe triomphait :
– Toujours la moutarde après dîner ! disait-il. On canalise le Rhône quand la navigation n’existe plus. On bâtit de belles églises, quand il n’y a plus de croyants. Si cela, du moins, pouvait remplacer la foi et les bonnes œuvres auprès de Dieu !
Il y avait bien quelque vérité dans cette observation, mais il fut difficile cependant à Barbe de maintenir ce qu’il avait dit de la disparition de tous les croyants, quand il vit le lendemain une corvée volontaire d’environ deux cents catholiques de l’endroit travaillant au nouvel édifice, avec une activité fiévreuse, sous l’impulsion de l’abbé Gondet. Et il paraît que ce spectacle se renouvelait fréquemment. Les protestants eux-mêmes en étaient frappés, et les plus francs rendaient hommage à la généreuse vaillance de leurs adversaires, ce qui n’empêcha pas, d’ailleurs, la municipalité protestante d’accumuler les obstacles sur leur chemin. Oubliant que le temple protestant de Vernoux avait été entièrement bâti avec les deniers de la commune, la municipalité se fit tirer l’oreille pour accorder au comité catholique la simple autorisation d’aller de l’avant à ses risques et périls. Plus tard, il est vrai, elle vota pour l’entreprise un crédit de 3.000 fr., mais elle annula ensuite ce vote par le motif ou sous le prétexte qu’on avait exclu les fournisseurs protestants.
Notre seconde visite à Vernoux eut lieu deux ans après. Nous arrivions cette fois, par la route de St-Julien-la-Brousse et de Chalancon. La nouvelle église était terminée, et sa flèche élancée, ses blanches murailles si hardiment couronnées de voûtes ogivales, furent le premier objet qui frappa nos regards, au milieu du beau cirque de verdure où s’élève Vernoux.
Si Barbe avait été là, il aurait bien été forcé de reconnaître qu’il y a encore des croyants. Il est bien probable aussi que, tout en maintenant son reproche de témérité contre le vicaire Gondet, il aurait reconnu qu’en somme celui-ci avait raison puisqu’il avait si bien réussi. Peut-être, en le poussant un peu, et en avouant nous-même qu’en principe, mieux vaut une vieille masure pleine d’honnêtes gens qu’une magnifique église vide ou remplie de piètres chrétiens, aurait-il fini par avouer que le succès de cette folle entreprise n’est pas sans avoir une signification plus haute que celle d’une réussite de maçonnerie…
Et, comme nous venions une fois de plus de penser tout haut devant Agrippa – car nous voici à notre troisième excursion à Vernoux – ce digne huguenot nous interpella fort courtoisement, mais non sans une nuance d’ironie, pour nous demander quelle était cette signification.
Ayant déjà eu l’occasion de nous expliquer avec lui suc la question confessionnelle et de lui montrer combien sur ce point nos idées étaient larges, et surtout combien nous respections toutes les croyances et toutes les opinions de bonne foi, nous n’hésitâmes pas à lui dire toute notre pensée.
L’importance des œuvres de ce genre consiste surtout dans le jour qu’elles jettent sur la différence de direction des deux cultes. Tandis que l’un, en effet, penche de plus en plus vers l’indifférence religieuse, ou même vers un simple déisme, car personne n’ignore combien les libéraux l’emportent chez vous sur les orthodoxes, – l’autre, au contraire, montre par des retours périodiques, mais surtout par ses œuvres, qu’il y a chez lui, dans ses croyances ou dans son organisation, une sève de jeunesse, un esprit de foi, dont le temps et les difficultés ne peuvent venir à bout. Ce qui se passe en ce moment pour les écoles n’en est il pas une preuve encore plus éclatante ? En résumé, pour qui sait voir et entendre, pour qui ne se laisse pas étourdir par des clameurs vaines et passagères, cette magnifique église de Vernoux, en même temps qu’elle est un Sursum corda pour les catholiques, dit clairement à leurs ennemis : Nous voyons les choses de plus haut que vous, et tandis que vous nous poursuivez de mesquines taquineries, nous demandons là-haut la paix, la lumière et le bon sens pour tous !
– Il y aurait sur tout cela, pour un avocat, bien des choses à dire, répartit notre interlocuteur. Comme je ne suis qu’un paysan, qui va droit au but, je me bornerai à vous répondre, qu’à mon humble avis, votre ami Barbe avait raison, en reprochant à vos prêtres de trop aimer la pierre. J’estime que la simplicité de nos temples est préférable à la magnificence de vos églises. Des deux côtés, du reste, il ne semble pas que la dévotion étouffe personne. Je suppose que pasteurs et curés se disent plus d’une fois comme le philosophe antique : Ma maison est petite ; plût à Dieu que de vrais fidèles elle fût pleine ! Enfin, tout en rendant hommage à vos bonnes intentions, je ne puis m’empêcher de penser qu’en demandant, qu’en ayant l’air d’espérer la paix, la lumière et le bon sens pour tous, vous êtes encore plus téméraire que l’abbé Gondet…
Nous venons de faire la philosophie de l’église de Vernoux. Quelques mots maintenant sur son architecture.
L’édifice a cinq travées avec deux chapelles absidiales ajourées et deux autres dans le transept. Elle est du plus pur gothique et les archéologues de l’avenir pourront y venir admirer, dans la suite des siècles, les finesses et les originalités de l’école ogivale, alors que les autres monuments de ce genre, plus anciens ou plus exposés aux révolutions humaines et météorologiques, auront disparu de la surface de l’Europe.
Le clocher, surmonté d’une flèche hardie, s’élève au-dessus du porche. On y monte par un escalier intérieur pratiqué dans l’une des deux tours à clocheton qui s’élèvent de chaque côté. Du sommet, la vue est splendide : on a sous les yeux le domaine des Pêchers ; plus loin, la vallée de Châteauneuf avec sa tour ruinée ; au midi, les montagnes qui suivent le cours de l’Erieux ; à l’est, le col de la Mure ; à l’ouest, Chalancon.
Le monument a été entièrement bâti avec le grès du pays et les chaux de Lafarge. Le travail est des plus soignés. Le granit (venant de Lamastre) n’a été employé que pour les marches du péristyle.
L’édifice est protégé par cinq paratonnerres, dont trois sur la flèche ; d’où il résulte naturellement, en temps d’orage, un puissant écoulement d’électricité de nature à neutraliser les nuages orageux passant sur Vernoux et à préserver peut-être complètement la ville elle-même de toute atteinte du feu du ciel.
Les initiateurs de l’œuvre ont eu la chance de tomber sur un bon architecte (M. Ernest Tracol), et il en est résulté une économie considérable dans la dépense.
Cette église a coûté de 300 à 400.000 francs de dons en argent, outre 200.000 francs environ de dons en nature ou en travail. Tout s’est fait dans le pays et par des enfants du pays.
Depuis lors, des dons généreux ont permis de meubler magnifiquement l’église avec des vitraux artistiques exécutés par M. Régule, de Lyon, des autels de grand prix, une chaire et des stalles finement sculptées, etc.
Il est à regretter qu’un si beau monument soit trop resserré et en quelque sorte étouffé par les maisons voisines ; mais à chaque jour suffit sa tâche : l’essentiel était de construire l’église ; avec le temps, les dégagements nécessaires se feront tout seuls. Les propriétaires eux-mêmes reconnaîtront la nécessité de donner du jour et de l’air à un édifice qui est un des organes importants de la vie communale.
La nouvelle église de Vernoux fut commencée le lendemain de Paques en 1874. Elle n’a été ouverte au culte qu’au mois de juillet 1886. Il fallut douze ans à l’abbé Gondet et à ses généreux coopérateurs de Vernoux et d’ailleurs (car le zèle ardent du jeune vicaire avait su faire affluer à Vernoux pour cette œuvre hardie des offrandes de tous les coins du monde) il leur fallut, disons-nous, douze ans pour prouver une fois de plus la vérité de l’adage latin : Audaces fortuna juvat, aussi bien que celle de la parole évangélique, que foi transporte les montagnes…
– … Aussi bien, continua Agrippa, que celle du vieux dicton patois, qu’il ne faut vouloir p… plus haut…
Ici, nous sommes obligés de couvrir par des points la crudité du dicton, que notre huguenot se hâta d’adoucir par un sourire, et dont tous nos lecteurs ont deviné le sens, savoir, qu’il ne faut pas viser plus haut que la situation ne le comporte, et qu’un peu de prudence n’est jamais de trop, même dans les entreprises les plus louables.
– Je conviens volontiers, ajouta-t-il, qu’on ne peut reprocher au promoteur de l’œuvre que d’avoir mal placé sa confiance ; mais vous conviendrez aussi que mes coreligionnaires ont fait preuve, en cette circonstance, d’un véritable esprit de charité, puisqu’ils n’ont pas soufflé mot de la fâcheuse aventure, quand il leur était facile d’en tirer parti dans un but de dénigrement. Ceci me conduit à constater que leur attitude est toujours très correcte en tout ce qui concerne le culte catholique, puisque sur ce terrain ils ne manquent jamais de s’abstenir.
– Il y a du vrai, répondis-je, et cela fait d’autant plus regretter qu’il n’en soit pas de même sur un plus haut théâtre. Mais vous conviendrez, de votre côté, que les catholiques ont été parfaits : les perdants, en supportant l’épreuve avec résignation, et les autres, en n’épargnant rien pour remédier au mal. En somme, l’incident a été pour les deux camps l’occasion de sentiments d’estime réciproque, et cela confirme l’opinion déjà exprimée par vous que nos discordes religieuses et même politiques sont généralement plus apparentes que réelles et qu’on serait moins divisé si on se connaissait mieux.
– C’est mon avis, répliqua notre interlocuteur… Toutefois, en religion comme en politique, il coulera beaucoup d’eau à Dunière avant que l’on s’entende…
Et nous pensâmes alors, malgré nous, que même si l’on s’entendait demain sur tous les points en litige, il en surgirait probablement, le jour d’après, d’autres encore plus difficiles à résoudre – tandis qu’Agrippa finissait sa phrase en rappelant l’antique parole : Tradidit mundum disputationibus eorum.
Une autre œuvre qui, pour être un peu plus vieille que l’église, n’en fait pas moins d’honneur aux catholiques de Vernoux, est l’hôpital créé par l’ancien curé, M. Chifflet, avec le concours de plusieurs de ses paroissiens et notamment de la famille Demars qui, à elle seule, donna soixante mille francs, ce qui, soit dit en passant, n’empêcha pas la municipalité protestante d’éliminer M. Demars du conseil d’administration. Notons ici, puisque cette circonstance nous oblige à en parler, que les protestants n’ont presque pas donné pour cette œuvre, bien que catholiques et protestants y soient également admis, l’acte de fondation portant qu’elle a été faite pour tous les malades et infirmes sans distinction de culte. Un seul, M. Lanthois, (un ancien pasteur), fit honorablement exception, et c’est pour cela peut-être qu’on l’élimina du conseil.
– Peut-être en savez-vous pas, dit Agrippa, qu’il existait déjà, au XVIIe siècle, à Vernoux, un hôpital, jouissant d’un revenu de 600 livres, et que l’abbé de la Tourette, prieur de Charay, qui en était l’administrateur, ne voulait pas y admettre les réformés. Voilà au moins ce que rapporte un de nos historiens (3).
A quoi nous répondîmes qu’en supposant le fait exact, il ne saurait venir à l’idée de personne aujourd’hui d’approuver cette intolérance, mais que ses imitateurs modernes sont infiniment plus coupables, car les erreurs de ce genre, explicables par le fanatisme des siècles précédents, ne supportent plus maintenant d’interprétation avouable.
L’hôpital actuel de Vernoux recueille une quarantaine de personnes. Il a de 17 à 1800 francs de revenus, ce qui est notoirement insuffisant, mais, comme beaucoup d’établissements de ce genre, il se soutient par de petites industries. Il est dirigé par trois sœurs de la Présentation.
Le vénéré fondateur de l’hôpital de Vernoux, M. Chifflet, qui avait laissa aussi des dotations pour les écoles et d’autres œuvres (dotations malheureusement englouties dans la catastrophe de l’église), est mort très âgé en 1871. Ce fut un deuil public dans la contrée. Catholiques et protestants le pleurèrent et suivirent ensemble son cercueil.
Le petit séminaire de Vernoux date de 1828. Les protestants avaient eu l’idée de fonder à Vernoux un séminaire protestant. L’évêque de Viviers, ayant eu connaissance du projet, prit les devants. La moyenne des élèves de cet établissement est de 80 à 80 élèves tous destinés au sacerdoce, et il n’y en a qu’un petit nombre qui, ne se sentant pas la vocation au bout de leurs études, embrassent un autre état.
Le canton de Vernoux a une population d’environ onze mille âmes, dont sept à huit milles protestants. Le dernier recensement a fait constater une diminution considérable, par suite de l’attraction des grandes villes et de la dépopulation des campagnes, fait qui s’observe partout, mais principalement dans les régions montagneuses où la culture est plus pénible et la vie plus frugale. Si la politique n’existait pas – la politique caractérisée par la diffusion et les violences de la petite presse et par de perpétuelles luttes électorales – tous ces braves gens des Boutières vivraient en paix, sans se préoccuper de leurs différences de croyances, les uns allant à l’église et les autres au temple, pour se retrouver bons voisins à la sortie. Les circonstances sont venues malheureusement accentuer l’esprit de coterie qui tend toujours à exister entre gens de croyances diverses, et de deux groupes distincts, mais non pas essentiellement hostiles, elle a fait deux camps ouvertement ennemis.
Cette situation a eu pour effet de rendre les catholiques plus zélés, précisément à cause du milieu difficile dans lequel ils se sentent serrés et où, tout en affectant de se désintéresser des questions de culte, et en gardant des formes courtoises, les autorités huguenotes, abusant de leur majorité avec un cynisme tranquille, ne se font pas faute de les taquiner ou de les opprimer. Sous l’influence de leur hégémonie du moment, il y a chez bon nombre de réformés comme une soif de représailles. On en a entendu qui, faisant allusion au malheureux incident de 1745, dont nous parlerons plus loin, disaient à des catholiques : Mon père a arrosé le Pré long, je te ferai arroser le haut du pré ! Aujourd’hui, les petits catholiques mêmes évitent de s’amuser avec les petits protestants. Au reste, les protestants eux-mêmes sont très-divisés entre eux, mais ils s’entendent toujours quand il s’agit de voter contre les catholiques, et c’est peut-être la seule chose qui les empêche de se dévorer entre eux, comme on l’a vu autrefois, lors des mémorables assauts du père Fougeirol contre le général Dautheville. Mais, quand la lutte est entre un catholique et un protestant, toute hésitation cesse, et il n’y en a pas de plus assidus au scrutin et de plus observateurs de la discipline électorale. Alors apparaissent tout-à-coup en ville ou au village des figures plus ou moins rustiques qu’on n’avait jamais vues, et qu’un mystérieux mot-d’ordre a fait affluer du sommet des montagnes ou du fond des vallées autour de l’urne.
Un trait caractéristique des préjugés fâcheux qu’entretiennent encore dans le pays les différences de culte, se trouve dans la facilité avec laquelle les bruits les plus invraisemblables y trouvent parfois créance. Ainsi, un beau jour, en 1870, on vit soudainement à Vernoux, à Groson, sur tout le plateau, les protestants prendre des précautions inouïes : fusils chargés, amas de pierres dans les maisons, fuite dans les bois, etc., se figurant que les catholiques, réalisant une nouvelle St-Barthélémy, devaient venir, la nuit suivante, les massacrer. C’est ce qu’on appela la paourasse (la grosse peur). Une aventure du même genre, mais plus grotesque, est survenue depuis à St-Jeure-d’Andaure. C’était après l’élection d’octobre 1885 où la liste conservatrice passa toute entière. Les protestants des Boutières avaient été très impressionnés de ce réveil des catholiques et, certaines prédications aidant, une partie, composée des plus simples ou des plus malins, paraissait redouter des violences du camp opposé. Sur ces entrefaites, une bonne femme de St-Jeure s’étant endormie à l’église et s’y trouvant enfermée, sans avoir pu se faire entendre, ne trouva rien de mieux pour sa délivrance que de sonner la cloche – ce qui provoqua une paourasse dans la localité et aux environs.
De pareils incidents n’étaient pas possibles il y a cinquante ans. Les régimes monarchiques des trois premiers quarts de siècle avaient amené tout au moins une détente des rapports entre catholiques et protestants. En se voyant davantage et de plus près, on avait touché du doigt qu’on était moins méchant de part et d’autre qu’on ne le supposait, et que rien n’était plus facile que de vivre en paix. Nous sommes loin, malheureusement, de ce désirable état d’esprit. En trente ans, nous avons, sous ce rapport, reculé de trois siècles, puisque nous voilà revenus, au moins moralement, aux guerres civiles du temps de Charles IX. Si c’est là le Progrès – qu’on nous ramène bien vite aux carrières !
Un fait important, qui est tout à l’honneur des catholiques de Vernoux, c’est que, s’ils ont contre eux le nombre, ils ont pour eux l’avantage moral : c’est à eux, en effet, à eux seuls, que l’on doit le petit séminaire, l’église et l’hôpital, et l’on peut se demander ce que serait Vernoux sans ces trois établissements qu’on peut bien considérer comme une seconde création de la ville.
Les deux cultes à Vernoux ont chacun leur quartier. Le bourg consiste en une rue unique ou du moins principale, ayant à son extrémité occidentale le quartier de la Plaine, et à l’extrémité opposée le quartier du Cadet.
Les catholiques sont groupés dans le premier autour du presbytère. Il y a là, du moins, fort peu de protestants, et les illuminations y sont rares le 14 juillet.
Les protestants sont groupés, de leur côté, dans le quartier du Cadet, dont l’hôtel Verd, le premier de l’endroit, forme à peu près le centre. C’est aussi le quartier le plus animé et le plus commerçant.
L’antagonisme qui règne entre les deux quartiers, conséquence naturelle de l’antagonisme entre les deux cultes, entrave et fausse toutes les entreprises d’utilité publique.
Un ancien maire, M. de Gumpertz (catholique), fit manquer le chemin de Chalancon, parce qu’il voulait à tout prix le faire aboutir au quartier de la Place, quand il était si facile de diminuer la montée et la descente en le développant par un quartier plus au nord appelé les Blaches.
D’autre part, on manqua le chemin de St-Fortunat, qui est fort important, parce que l’hégémonie protestante du jour a voulu le faire aboutir au quartier du Cadet.
Nous savons bien que ces rivalités locales se retrouvent partout, mais peut être, à cause de la complication religieuse, sont-elles plus accentuées ici que dans bien d’autres endroits. Elles tendent cependant à s’atténuer, comme le prouve la construction récente d’une halle, projet repris et abandonné bien des fois, chaque quartier en voulant l’emplacement de son côté. On se mit enfin d’accord pour la construire vers la place, à l’entrée de la route de Chalancon.
L’ouverture des chemins de fer de Tournon à Lamastre et de Lavoulte au Cheylard a causé un grand préjudice aux marchés et foires de Vernoux. On espère que le tramway de Vernoux sur St-Péray et Valence apportera un peu plus d’animation au commerce et aux transactions.