Voyage au pays des Boutières

Docteur Francus

- Albin Mazon -

V

Vernoux pendant la Révolution et les Cent-Jours

La fédération de Vernoux (6 Janvier 1790). – Le royalisme libéral au début de Révolution. – L’héroïsme de Mlle d’Apchier. – Le représentant Rovere dans la maison d’Indy. – Le tambour Beausoleil au château de Cachard, et la lettre de son petit-fils, le duc de Bellune. – La sœur Marie Vincent de Paul (Aimée Millot). – Les notes d’un maire pendant les Cent Jours. – Origine de la famille Gümpertz. – La visite du préfet d’Indy à Vernoux. – Le retour de l’île d’Elbe. – Les passages de troupes. – L’occupation autrichienne dans la région de Vernoux en 1815. – Le réfractaire Roumegin. – La conversion de Mlle Ducros.

Les passions religieuses s’étaient bien calmées, à Vernoux comme dans le reste du Vivarais, à la fin du siècle dernier, et l’on peut dire qu’au début de la Révolution, les esprits étaient unanimes dans le désir des sages réformes, trop longtemps attendues. La cinquième des grandes assemblées dites fédérations (1), qui eurent lieu à cette à époque, et où les représentants du Dauphiné et du Vivarais, quelquefois d’autres provinces voisines, se trouvaient habituellement réunis, eut Vernoux pour théâtre. C’était le 6 janvier 1790. Cinquante sept communes y envoyèrent des adhérents qui se réunirent dans la plaine de Pras. Le serment fut prêté dans la formule ordinaire : « Nous jurons d’être fidèles à la Loi, au Roi et à la Nation ». Mais l’Adresse expédiée par les fédérés de Vernoux à l’Assemblée constituante fut un peu plus catégorique. Nous y remarquons cette phrase : « Dans tous les temps, notre auguste monarque, Louis XVI, restaurateur de la liberté, pourra disposer de nos armes, contre l’ennemi de l’Etat et contre ceux qui oseraient attenter aux droits sacrés de la couronne ».

Des sentiments identiques quoique moins explicites se manifestèrent aux fédérations de Valence (31 janvier), de la Voulte (1er février), de St-Péray (6 février) et de Privas (28 février) de la même année, etc. (2).

Nous n’avons pas à examiner par quel enchainement de circonstances la suite des évènements répondit si peu aux sentiments de royalisme libéral qui était la note dominante du jour. Mais ce que nous aimons à constater, à l’honneur des habitants de Vernoux, c’est que, dans leur paisible vallée, la Révolution n’a pas d’histoire, c’est-à-dire qu’elle n’y a laissé aucune des traces sanglantes qui l’ont déshonorée sur tant d’autres points. Bien que séparés par la religion et la politique, les habitants avaient des habitudes d’hospitalité et de bienveillance qui leur firent traverser sans violences cette époque tourmentée.

Les familles attachées par leurs traditions aux idées royalistes étaient principalement les de Vabres d’Apchier, les d’Indy, les de Gumpertz et les Sonier de Lubac.

Le comte d’Apchier fut fait prisonnier à Lyon et, sur le point d’être massacré, fut sauvé par l’héroïsme de sa fille, encore très jeune, qui eut le courage d’entreprendre seule, à cheval, sans s’arrêter ni jour ni nuit, le trajet alors très long de Lyon à Vernoux, pour demander en faveur de son père aux autorités révolutionnaires de Vernoux un certificat de civisme qui ne lui fut pas refusé, et elle eut le bonheur d’arriver à Lyon à temps pour sauver son père.

La famille d’Indy n’émigra pas. Elle continua de vivre à Vernoux, entourée de sympathie et de respect. Elle n’échappa pas cependant aux petites vexations dont nul n’était exempt en ce temps de tyrannie déguisée du nom de liberté. Mme d’Indy, étant dans un état de grossesse avancée, fut forcée un jour de prendre part, au risque de sa vie et de celle de son enfant, à des farandoles qu’on organisait dans la rue et pour lesquelles on arrêtait de force les passants. Dans la vaste maison qu’elle habitait, cette famille recueillit pendant la Terreur un certain nombre d’amis et de parents. De ce nombre fut le marquis de Bellescize, rentré secrètement d’émigration. Il faut dire, à la louange des habitants de Vernoux, que tous connaissaient les dangers de sa situation et que pas un ne chercha à le molester ni à le dénoncer. A cette époque, les traditions d’hospitalité étaient si générales, que lorsqu’une personne de considération passait, elle était reçue de droit dans les maisons notables ; les aubergistes, d’ailleurs mal outillés, les y adressaient eux-mêmes. C’est ce qui arriva pour un des proconsuls révolutionnaires, Rovere. Il fut envoyé dans la maison d’Indy, y tomba malade et fut soigné par ses hôtes selon leurs traditions d’hospitalité dont ils ne voulurent pas se départir, même envers un adversaire politique. Celui-ci ne voulut pas être en reste, et ayant appris que le frère du maître de la maison, le chevalier d’Indy, avait vu supprimer sa pension militaire comme aristocrate, il la lui fit rendre immédiatement.

Les deux autres familles citées plus haut eurent à subir des vexations désagréables par suite de l’application de la loi des émigrés.

M. de Gumpertz, ancien officier, chevalier de St Louis, reconnu parent d’émigrés, vit ses biens momentanément mis sous séquestre.

M. Sonier de Lubac, ancien juge châtelain de Vernoux et de la baronnie de Boffres, ayant un fils émigré, subit le même désagrément,

Mais cette situation ne dura que quelques mois ; des amis intervinrent, des certificats de civisme furent délivrés et les séquestres furent levés.

Les prêtres qui se trouvaient à Vernoux ne furent pas inquiétés et continuèrent même, avec quelques précautions, l’exercice du culte. L’un d’eux fut cependant dénoncé par un ennemi du dehors. Le commissaire du gouvernement, chargé de son arrestation, entra avec fracas dans la maison où ce prêtre se trouvait, et, devançant rapidement ses compagnons, courut le premier à la porte de la chambre qu’il savait être occupée par le prêtre. Il la ferma à double tour, mit la clé dans sa poche et dit à ses gens : « Je viens de fermer cette chambre pour empêcher le calotin d’y entrer ; maintenant fouillons la maison ». On fit semblant de fouiller et on se retira.

L’histoire de la Révolution dans les départements est pleine de faits de ce genre, ce qui prouve combien la masse de la nation, plus libérale au fond que ses oppresseurs du quart d’heure, était peu sympathique au régime terroriste.

La Révolution a mis sans doute un terme à une infinité d’abus, mais ceux qui parlent de la morgue et de la tyrannie de la noblesse à la fin du dernier siècle prouvent simplement qu’ils n’ont aucune idée des relations sociales du temps. Il y avait alors, surtout dans nos pays, et sauf de très rares exceptions, une simplicité toute cordiale et une sorte de fusion des classes, qui sont bien moins caractérisées aujourd’hui. En voici deux exemples pour la région de Vernoux :

Une famille distinguée allait à l’église pour le baptême d’un de ses enfants. En route, on rencontre un bon paysan qui s’écrie :

– Oh ! le bel enfant ! Que je voudrais en être le parrain ! Je payerais volontiers le vin de la noce !

– J’accepte, répond le père ; le nom d’un brave homme lui portera bonheur.

Ce qui fut dit fut fait et l’enfant prit le nom d’André qui était celui du parrain. Il devint plus tard le chevalier de X…

Autre anecdote locale, qu’on nous permettra de répéter ici, bien que l’ayant déjà racontée ailleurs (3).

Il y avait souvent des réceptions dans les petits castels du voisinage. Plusieurs familles s’y réunissaient et on faisait danser la jeunesse. Une fête de ce genre avait lieu au château de Cachard. Comme on n’avait pas de musicien sous la main, on s’adressa au régiment de la garnison de Valence qui envoya son tambour, qui parait-il, savait aussi jouer du fifre. (D’après quelques-uns, c’est le lieutenant Bonaparte qui serait venu avec le fifre de son régiment.) On ajoute que vers la fin de la soirée, le maître de la maison s’approcha du musicien pour le remercier et le rémunérer. Mais le soldat ne voulut rien accepter, disant qu’il serait trop payé si on lui permettait de danser avec une des demoiselles de la maison. Il y en avait trois, toutes fort jolies. Le tambour Victor, dit Beausoleil, reçut donc la récompense qu’il avait demandée et se retira enchanté.

La Révolution survint. La famille de Cachard se dispersa ; ses membres émigrèrent, quelques-uns périrent sur l’échafaud ; leur modeste fortune fut anéantie. Sous la Restauration, le chef de la famille vint à Paris pour solliciter une petite part dans les restitutions faites aux émigrés. Il sollicita une audience du maréchal Victor, duc de Bellune, ministre de la guerre. Dès qu’il fut introduit, celui-ci, entendant annoncer son nom, s’avança, lui serra affectueusement les mains et lui rappela le souvenir de la soirée passée au château de Cachard. Inutile d’ajouter que la demande fut aussitôt accordée. Le ministre de la guerre était l’ancien tambour dit Beausoleil.

A propos de ce nom, l’excellent maréchal aimait assez à plaisanter, en disant qu’il avait beaucoup perdu en prenant le titre de duc, parce que de Beausoleil, il était alors devenu belle lune (Bellune).

Voilà ce que raconte la chronique du pays. Elle en raconte bien d’autres, depuis St-Georges, où l’on aurait vu le lieutenant Bonaparte participer aux danses champêtres de la station, jusqu’au château de Granoux où ce diable de Corse aurait aussi mené le fifre Victor. Y a-t-il un fond de vérité dans toutes ces histoires, ou bien ne faut-il y voir que des légendes fort concevables en présence des merveilleuses transformations qui s’accomplirent à la fin du siècle dernier ? Il n’y a pas longtemps encore, c’est cette dernière supposition qui nous paraissait la plus vraisemblable, mais c’est à la première aujourd’hui qu’il convient de donner la préférence, après les intéressants détails, que nous a donnés le petit-fils de Victor, M. le duc de Bellune, sur la jeunesse de son grand-père et son séjour à Valence, lettre que l’on peut lire dans notre Notice sur Boffres.


On a vu qu’avant la Révolution, M. Millot et M. de la Tourette étaient seigneurs par indivis de Vernoux. Une fille de M. Millot mérite ici une mention spéciale comme ayant été une des plus utiles collaboratrices de la Mère Rivier, et les quelques traits que nous allons relever dans un récent ouvrage, tant au sujet de sa personne, que des circonstances de la Révolution à Vernoux, ne paraîtront pas sans doute dénués de tout intérêt à nos lecteurs.

Aimée Millot (Sœur Marie Vincent de Paul) était fille de Simon-Pierre Millot, seigneur de Vernoux, et de Marie Bénigne Guillin, habitants de Vernoux, mais elle naquit à Lyon en 1780 pendant un voyage de ses parents qui étaient allés passer quelque temps dans cette ville auprès de la famille Guillin, pour se distraire de la mort d’un fils premier né. L’histoire de la vocation de cette sainte fille évoque les plus tristes souvenirs du temps de la Révolution.

« J’ai vu, dit-elle, passer un des prêtres qui devaient peu de jours après monter à l’échafaud en compagnie du P. Rouville, de quelques religieuses et d’une pauvre fille de quinze ans qui ne cessa de crier jusques sur l’échafaud : « On me tue et je n’ai rien fait ! ». On l’accusait d’avoir assisté à la messe d’un prêtre condamné (4).

« Je vis, à Lyon, passer près de moi sur le quai de la Baleine, M. de Ligonnès, chevalier de Malte, de Sablières, et un prêtre avec lui ; ils marchaient, le visage serein, se donnant le bras et conversant : on allait les fusiller.

« Mon père, bien que très considéré et aimé des habitants de Vernoux, demeura toujours très exposé, parce qu’il ne cachait pas ses sentiments. Sa fortune fut presque entièrement perdue, et il nous fallut emprunter et travailler pour vivre.

« Mon oncle maternel, Guillin de Poleymieux, ancien gouverneur du Sénégal, fut mis en pièces par la populace, dans son château de Poleymieux. Les assassins descendirent vite à la cave, mais, avant de boire, ils jetèrent dans le tonneau le cœur de la victime… J’avais vu dans sa maison une députation de chefs indigènes du Sénégal venue pour saluer le Roi.

« Au mois de mars 1792, mes parents me confièrent aux Visitandines de Valence. Je devais me préparer à ma première communion. La crise révolutionnaire ne m’en laissa pas le temps. Nous apprîmes bientôt que les Sœurs et nous allions partir du couvent. Je n’y étais venue qu’à contrecœur, n’ayant jamais jusqu’alors quitté mes parents : du belvédère, quand j’y pouvais monter, je regardais du côté de Vernoux. Sans manifester ma joie, je m’en allai donc contente. D’autres avec raison pleuraient.

« Un couvent des Sœurs de St-Joseph avait été épargné à Chalencon, on m’y plaça. J’y fis ma première communion le jeudi saint 1793.

« Les grandes pertes que firent mes parents furent encore un des moyens dont Dieu se servit pour m’attirer à lui. Tout à-coup les assignats perdirent leur valeur ; d’immenses fortunes furent englouties ou considérablement diminuées. Mon père devint triste et soucieux ; ma mère pleurait souvent ; je compris leur position, et, de concert avec ma sœur, je me mis à travailler avec courage afin de leur venir en aide ».

Voici pour le rétablissement du culte à Vernoux :

« Cependant, l’orage révolutionnaire passait. M. Arnaud Coste, curé de Vernoux, qui s’était réfugié dans sa famille, put rentrer et dire la messe dans une maison voisine de la nôtre. Je lisais, chaque jour, dans les journaux, ce qui intéressait la religion. Dès que j’eus connaissance du décret du 30 mai qui rétablissait la liberté du culte, je dis à qui voulut l’entendre que le culte sacré était rétabli. Quelques bonnes filles vont aussitôt vers l’église alors transformée en club ; elles s’y introduisent par une fenêtre et commencent à la balayer. Les municipaux les firent, le jour même, saisir et emprisonner ; mais il y eut de tels murmures dans le peuple qu’on fut obligé de les relâcher. Leur sortie fut un triomphe. On fut obligé de livrer l’église aux catholiques… »

C’est vers ce temps, en 1801, qu’Aimée Millot se lia avec deux jeunes filles d’Annonay, Apollonie et Gabrielle Pervencher, dont les parents étaient venus se fixer à Vernoux. Gabrielle avait alors, comme Aimée Millot, 21 ans et Apollonie un an de plus. « On les avait jugées, quelques années auparavant, si discrètes et si prudentes que, malgré leur jeunesse, elles étaient admises pour assister aux saints mystères, dans les maisons où des prêtres se cachaient ».

Les jeunes filles virent, pour la première fois, en février ou mars 1802, la Mère Rivier qui était venue à Vernoux pour y installer une de ses écoles. C’est Aimée Millot elle-même qui va nous raconter avec sa franchise et sa rondeur habituelles combien peu favorable fut pour elle l’impression de cette première entrevue :

« Nous nous rendîmes à l’église, très préoccupées de voir ces nouvelles religieuses que M. le curé avait annoncées. Elles étaient là fort humbles sous les yeux de tous, et paraissaient intimidées. Leur costume faisait pitié : sur la robe très commune, une sorte de mante d’indienne bleue, et, par dessus la coiffe plissée, un chapeau de paille de quinze sous. Au sortir de l’église, j’entendis une vieille dame grommeler : Ira qui voudra les entendre ; je pense en savoir autant qu’elles. Et presque tout le monde murmurait ainsi. Je fus moi-même assez sotte pour rire d’elles. Cependant, mes amies et moi, nous résolûmes de faire une visite à la Mère Rivier. Nous fûmes très étonnées de voir qu’elle ne nous disait pas un mot de notre vocation (dont il avait été question trois mois auparavant avec le curé et M. Vernet). Je lui dis : Madame, notre confesseur croit que Dieu nous appelle dans votre maison, mais nous éprouvons les plus grandes répugnances pour votre genre de vie. Elle nous répondit froidement : Personne, Mesdemoiselles, ne vous presse de partir ; je suis bien loin moi-même de vous y engager. Seulement, si Dieu vous appelle à la vie religieuse, souvenez-vous qu’on doit répondre à sa voix et ne se laisser arrêter par aucune considération humaine.

« Plus tard, continue Aimée Millot dans l’intéressante relation qu’elle a laissée, lorsque nous eûmes le bonheur d’être ses filles, notre bonne Mère nous dit qu’elle avait instamment demandé à St Régis, dans un pèlerinage qu’elle fit à cette époque, de nous déterminer à la suivre. Mais elle voulait sans doute qu’aucune influence humaine ne vint se mêler à celle de la grâce. Pour moi, ma vanité m’empêchait alors de discerner ce que j’ai tant admiré plus tard, les mérites et les dons si rares de notre vénérée Mère. Rendant compte de notre entrevue à M. le curé, je lui dis : Je ne puis comprendre qu’une si petite personne se mêle de fonder un couvent. M. le curé, qui l’avait appréciée mieux que moi, me répondit : La congrégation qu’elle a fondée, si petite aujourd’hui, sera un jour la plus belle œuvre de la contrée ; vous vous moquez de sa maison, on y verra descendre bien des évêques. De Vernoux, la Mère Rivier se rendit à Lalouvesc. A son retour, elle passa dans notre ville et nous fit dire ces simples paroles : Je pars demain ; si vous voulez me suivre, venez. Au même instant la lumière se fit dans notre esprit, et notre résolution fut prise irrévocablement. Les demoiselles Pervencher partirent avec elle, et il fut convenu que je prendrais le prétexte d’aller aux eaux de St-Laurent, et qu’ensuite j’écrirais du couvent de Thueyts à ma famille pour lui annoncer que j’étais résolue d’y rester ».

Le tableau des préludes de la séparation est d’un intérêt poignant, et nous ne croyons pas que personne puisse le lire sans émotion :

« Ce que je souffris jusqu’au jour de mon départ ne peut se rendre ; j’allais quitter tout ce que j’aimais pour embrasser un genre de vie qui me répugnait toujours davantage. La pensée que j’allais affliger ma mère – ma mère que je regardais comme la personne la plus parfaite que je connusse, et que j’aimais avec excès – me causait un martyre au-dessus de toute expression. La vue de ma jeune sœur l’augmentait encore. Cette pauvre enfant, qui avait entendu dire que je devais partir comme les demoiselles Pervencher, me répétait sans cesse, en m’accablant de caresses : Maman Aimée, ne t’en va pas ! C’étaient autant de traits qui me perçaient le cœur. Plus le moment de la séparation approchait, plus j’étais malheureuse. La veille, je disais : Adieu, beau ciel, je ne te verrai plus de ma maison paternelle ; adieu, père et mère chéris ; adieu, je ne vous retrouverai plus qu’au paradis. Je fis mes adieux à toute ma famille, sans laisser comprendre que c’étaient les derniers, et je partis le cœur bien oppressé. Après avoir passé à Aubenas, je m’enfilai dans les montagnes, lesquelles m’avaient toujours donné une impression d’anxiété et de terreur. Je les trouvais plus tristes que jamais. J’arrivai enfin au couvent de Thueyts. Je crois que je n’aurais pas été saisie d’une plus grande tristesse si j’étais entrée dans une prison… »

Telle fut l’entrée au couvent de l’éminente religieuse qui, après avoir été dans sa jeunesse, comme elle l’avoue, une jeune fille au caractère difficile et aux tendances mondaines, devint ensuite la plus douce et la plus humble des filles de la Présentation. Successivement première maîtresse du pensionnat de Thueyts, secrétaire de la Mère Rivier, visitatrice et enfin assistante générale, la sœur Marie survécut longtemps à toutes les premières compagnes de la vénérable fondatrice. C’est sur l’ordre de l’évêque de Viviers, Mgr Delcuzy, qu’elle écrivit, à l’âge de 79 ans, la relation détaillée des principaux évènements auxquels elle avait assisté dans les maisons de l’institut, et le récit de sa propre vie jusqu’à son entrée au couvent. Elle est morte à la maison du Bourg, le 11 décembre 1863, et ses derniers mots à ses sœurs groupées autour d’elle furent ceux ci : « Mes Sœurs, aimez la charité et la simplicité ! (5) ».

A la chute de l’empire, M. Jean-Louis de Gümpertz fut nommé maire de Vernoux. Pendant tout le cours de son administration, il eut soin de relever sa correspondance officielle, et souvent sa correspondance privée, sur des cahiers qui, réunis, forment un gros volume de plus de 500 pages et nous fait assister à tous les évènements survenus dans ce pays de 1814 à 1821. Nous en détachons quelques extraits sur la première Restauration et les Cent-Jours, époque troublée dont les contrecoups se sont fait sentir dans nos cantons les plus reculés (6).

Un mot d’abord sur cet excellent homme, dont le caractère droit et sympathique se révèle à chaque page. Il se présente lui même dans une pétition adressée au ministre de l’intérieur pour l’admission d’un de ses fils dans une école militaire :

« Il y a plus d’un siècle que ma famille, quoique étrangère, a consacré sa vie au service de nos rois. François Théodore, mon aïeul, né à Dusseldorff en 1673, entra au service de la France en 1700 et se retira capitaine dans Surlauben en 1718. Jean-Balthazard, mon père, né à Altzaï en Palatinat, en 1730, fut fait sous-lieutenant dans Alsace en 1746, capitaine dans les volontaires étrangers en 1756, chef d’escadron dans la légion de Lorraine en 1760, chevalier de St-Louis en 1761. Il eut le corps traversé d’une balle au siège de Louisbourg en Canada, l’avant-bras gauche coupé au siège de Sigenheim, et se retira avec le grade de lieutenant-colonel en 1776. – Je suis né à Vernoux en 1769, reconnu regnicole français par S. M. Louis XVI, le 1er juillet 1781. Elevé à l’école royale et militaire de Tournon, placé au régiment de Navarre, j’ai fait la campagne de 92 sous les ordres de notre roi. Rentré après six ans d’exil, je me suis marié avec la fille du marquis de Jansac, colonel au 2e de Soissonnois… »

Pour compléter ces renseignements, ajoutons que Jean Balthazard, son père, s’était fixé à Vernoux où il se trouvait en garnison, par son mariage avec Mlle Hélène Badon, fille d’un riche notaire de l’endroit. Il avait fait construire un joli hôtel entre cour et jardin, où nous retrouvons, en 1814, notre nouveau maire, qui vient d’être décoré de la Légion d’Honneur. Nous l’y voyons, à l’âge de 45 ans, entouré de sa mère, de sa femme, et de ses sept enfants, un peu affligé de rhumatismes, mais plein de zèle et d’ardeur pour ses administrés.

Par ses antécédents comme par ses sentiments, M. de Gümpertz était naturellement désigné, à l’époque dont nous parlons, pour occuper les fonctions de maire. Son compatriote et ami, M. d’Indy, venait d’être nommé préfet de l’Ardèche. Il pouvait s’adresser à lui en toute confiance. Aussi lui écrivait-il, à la date du 22 janvier 1814 :

« J’espérais, mon cher ami, et les habitants de la terre natale s’étaient flattés qu’ils ne seraient pas derniers à te voir ; leur empressement a été déçu. Le sage Ulysse s’amusait dans l’ile de Calypso… »

Privas comparé à l’ile de Calypso ! Il en était peut-être ainsi en 1814.

Cet appel fut entendu, et la visite du préfet a laissé des souvenirs par les démonstrations enthousiastes des habitants de Vernoux, dont la majorité saluait un régime plus pacifique représenté par un enfant du pays.

Une cavalcade nombreuse allait jusqu’à La Voulte pour recevoir le premier magistrat du département et lui faire escorte. M. d’Indy descendit de voiture au milieu des acclamations et fut conduit comme en triomphe à son hôtel – la seule maison de Vernoux d’aspect aristocratique – où l’attendait sa mère.

Comme magistrat municipal, M. de Gümpertz le harangua ; comme ami, il lui adressa des vers. Harangue et vers sont consciencieusement inscrits au livre de mémoire.

Ces joies furent brusquement interrompues par le retour de l’île d’Elbe. En vain, M. d’Indy, par une énergique proclamation, fit-il appel aux populations. L’aigle volait de clocher en clocher. – Préfets et sous-préfets font leurs malles, M. Arnaud va s’installer à Privas, et M. de Las Cases remplace à Tournon M. de la Roque.

Le maire de Vernoux ne se retire pas, parce qu’il croit pouvoir être utile à ses amis et à ses concitoyens. Il entretient des rapports polis mais froids avec les administrateurs envoyés par Buonaparte. Il écarte les soupçons dirigés contre les royalistes mis en surveillance. Il écrit aux curés et aux ministres protestants pour qu’ils recommandent à leurs ouailles la paix, l’union, la soumission aux lois, le respect dû aux personnes et aux propriétés (28 juin).

Les évènements se précipitent. L’empire croule de nouveau et les fonctionnaires royalistes reprennent leurs postes. Mais quelques esprits exaltés reprochent à notre maire son impartialité, l’équité de son administration sous des régimes différents. Il écrit à M. d’Indy la lettre suivante, pleine d’une honnête indignation :

« Je vois, mon cher ami, que les intentions les plus pures sont mal prises, qu’un homme doux et pacifique passe pour un sot et pour être trop faible. Eh bien ! soit ! Pour être maire, je ne me suis point regardé comme un chef de parti. Sous quelque gouvernement que ce pût être, je ne l’aurais point accepté. Par le ton, le lien et les reproches que l’on t’a faits, je vois que je t’ai blessé. Ce ne devait pas être. Je dis plus, lorsque le sentiment est franc, il ne laisse pas de doutes. Il faut à Vernoux quelqu’un de plus énergique : nomme-le, tu m’obligeras, et n’en compteras pas moins sur l’attachement de ton dévoué… » 23 juillet.

Cette démission ne fut pas acceptée. Nous retrouvons immédiatement après notre maire en plein exercice de ses fonctions, et la charge était lourde, comme on va le voir par les détails suivants.

Vernoux était alors un lieu de passage, étant traversé par la grand’route royale de St-Laurent-du-Pape à St-Etienne, route difficile à cause des pentes à gravir, mais fréquentée à défaut d’autres voies de communication. Les passages de troupes étaient continuels. Une lettre sans date, adressée au comte d’Apchier, habitant alors son château de Vaurenard (Rhône), présenta un tableau animé du va-et-vient de cette époque à Vernoux :

« Nous sommes écrasés depuis deux mois de passages de troupes à pied et à cheval qu’il faut nourrir : jugez de la misère de l’endroit. Ajoutez à cela une énorme réquisition pour le maréchal Augereau, plus une pour le général autrichien Bianchi, plus une pour les troupes à cheval qui sont ici. En vérité, il y a de quoi perdre la tête… Les Autrichiens sont à la Mastre, viennent jusque sur les hauteurs en vue de Vernoux, tiennent St-Félicien, Tournon, Annonay, St-Péray, Bellevue. Par une fatalité, qui peut s’expliquer, j’ai logé tous les commandants, les généraux, leur suite. Ma maison est toujours comme une auberge pleine. Ils sont à peine sortis le matin, que l’on garnit quatre, cinq ou six lits, pour ceux qui vont arriver. La chambre de ma femme était l’arche de Noé ; nous y étions tous relégués, le jour où j’eus vos deux sous-préfets et voire préfet, le colonel des hussards de Berchissi, sa femme enceinte prête d’accoucher, avec des bonnes, des enfants, des domestiques. Il fallut servir trois soupers dans les chambres. Du portail à la maison il y avait plus de 25 voitures. Un Monsieur que je ne connaissais pas m’aborda avec beaucoup de politesse et me demanda de remiser ses voitures dans ma cour.

– Vous voyez, lui dis-je, la place qui reste ; il n’y a plus un point libre ni pour hommes ni pour chevaux.

– Je ne demande qu’une place pour nos voitures ; je passerai la nuit dedans.

Je me tournai et dis à une personne de sa suite :

– Qu’est ce Monsieur ?

– C’est M. de Bondy.

– Chacun est maître chez soi, repris-je en me retournant, et je ne souffrirai pas que M. le Préfet du Rhône sorte de chez moi. Mon lit sera pour lui ainsi que mon souper.

– J’y consens, me dit-il, mais à la condition que vous ne me séparerez pas de mes deux sous-préfets.

– Messieurs, vous aurez des lits chez quelqu’un de votre connaissance, chez M. d’Apchier. Tout s’arrangera pour le mieux.

Le lendemain, après s’être chauffé, avoir déjeûné, je fis mes adieux à ces Messieurs, et je leur prédis avec un air prophétique que dans peu ils seraient dans leurs résidences sur les ordres du Roi. Ils partirent. J’espère que bientôt tout cela finira, car réquisitions, impôts, avances, tout cela absorbe tout ; on ne peut ni vendre ni se faire payer.

On nous annonce pour demain le général Augereau et 500 cavaliers. J’aurai l’honneur de loger Son Excellence, sa suite et trente chevaux !!! »

Autres extraits des lettres de notre maire :

« Le 25 août 1815, arrivée de 3.500 hommes d’infanterie autrichienne et de 1.800 hussards. Obligation de leur fournir vivres, bois et fourrages. Je donnai l’entreprise aux sieur C… et V… et le matin 26, à force de peines, de soins, de réquisitions, les rations furent distribuées à 9 heures. Seul avec M. Olagner, secrétaire, je suis resté trois nuits et quatre jours à la municipalité pour répondre à tout et fournir les moyens de transport. Il est resté une garnison pendant cinquante-trois jours. C’est le 27 août qu’un bataillon de chasseurs tyroliens, par ordre de son commandant, a mis ses huit cents hommes à discrétion chez les bourgeois – le tout pour récompenser nos peines et nos sacrifices ».

Les charges de l’occupation durèrent et s’aggravèrent pendant deux mois. Il fallait tenir tête à tout, satisfaire les troupes, calmer les esprits, trouver les ressources. Chaque page du recueil est remplie de ces préoccupations.

19 septembre, « A M. le Préfet : Mon ami, la charge que nous supportons, et qui sans nul doute est au-dessus de nos forces, ne m’a laissé aucun instant depuis dix jours… le soldat fatigué n’est pas poli, et j’ai été souvent obligé de calmer son impatience et de la faire réprimer par ses officiers… Nos pauvres habitants sont obligés de nourrir le soldat, l’étape ne fait que le premier repas. Aussi plus de lard, plus de saucisses, plus de graisse, plus de vin et bientôt plus de pain. Vu la sécheresse, on ne peut plus moudre. Tu viens d’exiger un impôt supplémentaire de 25 centimes. C’est bien, mais cela ne comblera pas le fossé. Non compris les quatre premiers jours dont la dépense montera à six ou sept mille francs par jour. Nous payerons, nous souffrirons, et quand nous rendra-t-on ? – Tout est ici en réquisition, charrons, cordonniers, tailleurs, maréchaux, médicaments, drogues, armuriers, selliers, chevaux, bœufs, charettes … Ces messieurs ont besoin de moi pour signer des bons et pour fournir des guides ».

26 septembre. Du même : « Je viens mon ami, de lire dans le Mémorial l’ordonnance du roi relative à l’emprunt de cent millions. Je pense que c’est pour nous préparer à supporter cette nouvelle charge. On ne peut porter deux bâts, et c’est dans l’intérêt de mes administrés, dans le tien et le mien propre, que je crois devoir te soumettre quelques réflexions. Ne serait-il pas juste, dans les obligations que l’on nous demande, d’exempter de l’emprunt les habitants de la commune passibles non seulement de l’augmentation des 50 centimes, mais grevés depuis si longtemps de tout le poids de l’occupation militaire ?… »

Cette demande ne pouvait être entendue. Il fallut demander dix sols par franc à chaque contribuable, et cela dans un délai de cinq jours. M de Gümpertz prie le curé d’en aviser ses paroissiens. « Excitez vos ouailles, lui dit-il, à faire de suite ce sacrifice, afin d’éviter de nouveaux malheurs et surtout l’exécution militaire. J’attends de vous ce bon office, la religion étant le seul moyen d’adoucir les peines que nous éprouvons ».

Puis viennent les mille détails de l’occupation, des fournitures, etc. « La question que j’ai faite est de savoir qui devait la paille, ou des sangsues fournisseurs, ou des sucés propriétaires ! Les Autrichiens veulent que les piastres passent pour 5 fr. 30. Le receveur ne les veut que pour 5 fr. Que devons-nous faire ? »

13 octobre. « La mauvaise saison s’avance, les troupes que nous avons ici augmentent tous les jours… la misère s’accroit, les rixes commencent… un nouvel embarras se présente. Vous connaissez le pays : une partie des habitants vole le bois pendant l’hiver. Que feront les gens pour cuire la viande et chauffer les soldats ?… les officiers veulent toujours leur étape en argent. J’ai refusé, je tiens bon, vu qu’il n’y a ni paye, ni fonds. Envoyez-moi de l’argent pour rembourser les avances de nos habitants et pour qu’ils puissent payer les impôts ».

Enfin l’heure de la délivrance a sonné. Cette bonne nouvelle fait l’objet d’une lettre au préfet le 17 octobre. « J’ai enfin l’honneur de vous prévenir que le 1er escadron de hussards, en station ici, est parti ce matin pour aller à Tournon, de là à Annonay, Bourg-Argental et St-Etienne ; l’autre nous quittera demain 18, sa route est sur St-Agrève ; il ramassera en passant les escadrons épars à Chalencon, St-Martin, le Cheylard et Lamastre, passera à Montfaucon et rejoindra la division à St-Etienne.

« Le commandant, avant son départ, m’a témoigné sa reconnaissance sur le bien-être que lui et ses troupes ont éprouvé à Vernoux. J’ai réuni les officiers, ils ont dansé jusqu’à une heure du matin. Ils sont partis contents, et nous le sommes encore plus de ne plus les avoir pour hôtes, vu qu’ils seraient morts de froid, et nous de faim, s’ils eussent passé ici l’hiver ».

Il s’agit maintenant de la carte à payer. Elle est contenue dans la lettre du 27 octobre. « Monsieur le préfet, je profite de l’occasion d’une de nos victimes pour vous écrire. J’ai l’honneur de vous exposer ici un aperçu au rabais de toutes les dépenses connues que notre commune a supportées, afin que vous m’autorisiez à les porter sur nos comptes, ou que vous puissiez, comme vous me l’avez promis, nous indemniser de nos pertes :

Supplément de nourriture aux soldats, à 10
sols par jour, pendant 52 jours . . . . . . . .  6.240
140 chandelles par nuit, vu qu'ils se tiennent
éclairés de peur de surprise  . . . . . . . . .  1.547
140 logements à 10 sols de bois par jour, pour
52 jours  . . . . . . . . . . . . . . . . . . .    655
Logements militaires du 27 août, dégâts, pour
mille hommes  . . . . . . . . . . . . . . . . .  6.600
14 hommes ont bu, dans deux heures, chez ma mè-
re où ils étaient logés, 45 bouteilles de vin ;
ajoutez  la  nourriture  qu'ils  ont exigée, ce
qu'ils  ont  emporté et vous verrez, au prix où
était  le vin, si 6 francs par tête équipole au
dégât.  Je  ne  parle pas du pillage chez moi ;
gorgés  de  vin rouge, ils demandèrent de force
de  la  bière ; elle ne leur convint pas. "Nous
voulons  de  l'eau-de-vie".  -- "On  va vous en
donner".  -- "A  présent, pour nous rafraîchir,
nous  voulons  du  sucre !"  Et ce fut dans des
seaux pleins d'eau qu'on le faisait fondre.
Pour foin pris dans les écuries ou greniers . .    600
Blé, froment, donné aux chevaux . . . . . . . .    200
                                                ------
                             Totaux . . . . . . 16.237

Ces indemnités furent ultérieurement réglées. La population paisible de la contrée ne fit preuve d’aucune hostilité contre le gouvernement nouvellement rétabli, et le maire de Vernoux put en rendre bon témoignage.

Le 21 janvier 1816 eut lieu un service funèbre pour Louis XVI. Le maire écrit à ce sujet : « Ce qui fait connaître la vénération qu’inspire cet auguste prince, c’est que dans ce jour les protestants se sont réunis aux catholiques pour offrir leurs vœux d’expiation à Dieu. C’est une justice que je dois aux habitants du canton ».

Il se passa cependant un évènement fort tragique dans le courant de la même année. Voici le rapport fait au ministre de la guerre par le maire de Vernoux, le 12 juillet 1816 :

Monseigneur,

Le nommé Jean André Roumegin, soldat réfractaire, condamné par le tribunal de police correctionnelle de Tournon à 13 mois de détention pour violences envers un particulier et cris séditieux, s’évada des prisons de la Voulte lorsqu’on le menait à Montpellier. Les gendarmes reçurent l’ordre de s’assurer de la personne du fugitif, rentré dans ses foyers et y continuant ses propos et ses menaces. S’étant transportés plusieurs fois inutilement, soit dans son domicile, soit dans celui de la fille du nommé Cornu, dit Pierremale, avec laquelle il était fiancé, ils eurent avis que, le 12 mai, ledit Roumegin se rendrait à l’assemblée des protestants. La brigade en partie déguisée, armée de mousquetons et ayant des bottes, prit le chemin du hameau de la Justice, ôta ses chapeaux en passant devant le bois de la Motte où le pasteur protestant prêchait, et attendit au pont de Fressy le retour des protestants. Cinq à six d’entre eux, interpellés par le brigadier s’ils n’avaient pas vu Roumegin, répondirent négativement. Un jeune homme plus franc dit qu’il était allé à Châteauneuf, petit village à 15 minutes du bois de la Motte. Aussitôt les gendarmes s’y transportèrent. Roumegin, qui causait sur le chemin avec quelques personnes, prit la fuite dès qu’il les aperçut et gravit la montagne. On le somma de s’arrêter ; il n’en tint compte, montra ses fesses en criant : Vive l’Empereur ! Les gendarmes lui coururent après, et dans l’idée de l’intimider, tirèrent en l’air deux coups de carabine et un coup de pistolet, espérant aussi qu’au bruit on les aiderait à se saisir de lui. Il longea le lieu où s’était fait le prêche, tomba sur le domaine de Montfauché, passa près du granger qui tenait un enfant d’un an dans ses bras, et qui voyant Roumegin armé d’un coutelas, n’osa lui barrer le passage. Rapport en fut fait à M. le commandant de gendarmerie.

Quelques jours après, Roumegin, devenu la terreur de la contrée, ayant sur lui des pistolets, une carabine des chasseurs où il servait, un fusil à deux coups qu’il avait pris de force ou par ruse, menaçait de tuer les autorités locales, d’incendier et de massacrer ses voisins. Il commit de sangfroid un double assassinat, d’abord sur sa fiancée qu’il laissa pour morte avec la moitié de la figure emportée, ensuite à vingt minutes de là sur le nommé Gras, son beau-frère, qui n’a survécu que peu de jours. Alors tout se mit en mouvement. Les voisins effrayés vinrent demander des armes. La garde nationale de Vernoux, la gendarmerie furent à sa poursuite. Les communes de Boffres et de Bruzac, presque en totalité protestantes, se levèrent en masse.

Atteint au Tracol, sommé de se rendre, le refusant et répétant ses menaces et cris séditieux, il fut fait sur lui une décharge qui le laissa raide mort.

Nous arrêtons là les souvenirs du maire de Vernoux, souvenirs qui se poursuivent jusque vers la fin de l’année 1821, mais les extraits qui précédent suffisent à donner une idée de son honnête physionomie et des circonstances critiques dans lesquelles il exerça ses fonctions municipales (7).


Un incident d’un autre genre (la conversion d’une protestante) vint, deux ans plus tard, faire l’objet de toutes les conversations à Vernoux.

Du 25 janvier au 25 février 1818, eut lieu une mission à Vernoux, prêchée par les abbés Bélier, frères, missionnaires à Valence. Cette mission remua profondément la population catholique, et fut suivie de l’érection d’une croix, en face du séminaire, aux frais des habitants qui se cotisèrent.

Trois jours avant la clôture, les missionnaires reçurent l’abjuration de Mlle Ducros, sœur du ministre protestant de Vernoux.

Cette conversion fit grand bruit et souleva des orages de la part des anciens coreligionnaires de la nouvelle convertie. Voici ce qui s’était passé.

Une année auparavant, le ministre Ducros habitait à Vernoux avec son père, ancien boulanger de Valence, et sa sœur. Ce fut alors qu’il se maria, et le père Ducros résolut de retourner à Valence avec sa fille.

Mais celle-ci, qui était, dit on, maltraitée par son père, refusa net de l’accompagner, disant qu’elle était majeure et libre, et qu’elle voulait rester à Vernoux.

Cette résolution fut cause de nouvelles vexations, et la jeune fille, au désespoir, tenta de s’empoisonner avec un verre d’acétate de plomb qu’elle avait demandé sous prétexte de panser les plaies d’un pauvre. Une de ses voisines, entendant des gémissements, ne put ouvrir la porte de sa chambre où elle s’était renfermée. Elle se hâta de prévenir le médecin ; on entra par la fenêtre, et on parvint à la sauver après une douloureuse maladie. Ce furent les dames catholiques qui lui prodiguèrent leurs soins, ce qui blessait considérablement l’amour-propre du père.

Dès qu’elle fut un peu remise, elle s’échappa, déguisée en homme, de peur d’être enfermée, car son père et son frère lui disaient qu’ils en avaient l’ordre. Elle se réfugia chez une couturière protestante, où elle travaillait avec des ouvrières. Mais, ayant le désir de se convertir au catholicisme, elle n’assistait plus au prêche et frémissait au seul nom de son père et de son frère.

Lorsque la mission eut lieu, elle en suivit les exercices et, l’avant-dernier jour de la clôture, elle se rendit chez Mme de Gumpertz, femme du maire, pour la prier de l’accompagner au presbytère. Elle fit son abjuration, et le jour de la plantation de la croix, elle se plaça ostensiblement au premier rang des fidèles.

Dès que le bruit s’en fut répandu, plusieurs femmes protestantes, exaspérées, se répandirent en invectives et en menaces. Pour se soustraire à ces persécutions, elle se réfugia chez Mme de Gumpertz, où elle resta quatre jours. Puis, accompagnée de cette dame, elle se rendit à Valence pour se remettre entre les mains de Mme Duvivier, supérieure du couvent de Ste-Marthe à Romans. Elle resta un mois dans ce couvent pour y puiser l’instruction nécessaire à sa nouvelle religion, et revint à Vernoux pour travailler de son état de couturière.

Pendant ce temps, le ministre Ducros donnait lieu à des plaintes de diverse nature qui furent portées au Consistoire, et l’obligèrent à se démettre de ses fonctions et à quitter Vernoux.

Le père Ducros fit une dernière tentative pour reprendre sa fille. Il se présenta chez elle, tenant un gros bâton, jurant et faisant du bruit. Mais elle s’enferma, il ne put entrer, et il retourna à Valence.

Il fit alors, ou bien on lui fit faire une pétition dans laquelle il représentait M. de Gumpertz, maire, comme ayant capté et séquestré sa fille, et les missionnaires comme ayant troublé la conscience publique par des prédications injurieuses contre les protestants.

M. de Gumpertz n’eut pas de peine à se disculper lui-même d’une accusation qui n’avait aucun fondement et à démontrer que les missionnaires étaient restés dans leur rôle de charité et d’honnêteté chrétiennes.

Ainsi finit l’incident, où l’on voit une fois de plus que l’abbé de la Tourette avait raison d’établir des asiles pour les nouveaux convertis, et combien il est difficile à un protestant, même en ce siècle de progrès, d’user de sa liberté de conscience, s’il veut continuer d’habiter sa ville ou son village (8).

  1. Les précédentes avaient eu lieu : à Etoile, 29 novembre 1789 ; Montélimar, quelques jours après ; Tournon, 26 décembre ; Pont-Saint-Esprit, 3 janvier.
  2. Firmin Boissin. Les Camps de Jales. Toulouse, Edouard Privat, 1886.
  3. Voir notre Notice sur Boffres dans la Revue du Vivarais (1901).
  4. Il s’agit de l’exécution des abbés Bac, Gardės, Rouville, Montblanc, d’Allemand (un petit neveu de Bayard), et des religieuses Antoinette Vincent, Marianne Sénovert et Madeleine Dumoulin, qui eut lieu à Privas le 6 juillet 1794. Voir le livre de Mlle de Franclieu : Les Martyrs de l’Eglise de Grenoble, Lyon, Cote, libraire, 1890.
  5. La Vénérable Mère Rivier ; par Fernand Mouret, Paris, 1898, pages 179 à 188.
  6. C’est à l’obligeance de M. Jules Sonier de Lubac que nous devons la communication de cet intéressant manuscrit.
  7. Une Notice généalogique sur la famille de Gumpertz, publiée par M. Benoit d’Entrevaux dans la Revue du Vivarais (1893), nous apprend que Jean-Louis de Gumpertz eut huit enfants : quatre garçons et quatre filles, dont une épousa M. de Beaufort en 1819, une autre le baron de Vissac en 1828, et une troisième M. Rioufol, notaire à St-Pierreville en 1829. L’ainé des garçons, appelé Jean-Balthazard, après avoir fait les premières campagnes d’Afrique, d’où il revint avec le grade de capitaine, se maria, en 1838, avec une demoiselle Fanny de Gautier et mourut sans enfants à Vernoux en 1848. Les autres garçons moururent également sans laisser de postérité.
  8. Voir page 47.