Voyage au pays des Boutières

Docteur Francus

- Albin Mazon -

VII

Un campagnard huguenot

Une promenade au Serre de la Roue. – Les bois de châtaigniers. – Chênes et noyers. – La maison d’Agrippa. – Le livre d’Olivier de Serres. – Les chambas. – La segala. – L’annebé. – Les croix des Rogations. – Les pratiques religieuses. – La philosophie de la prière. – Catholiques et protestants. – Pourquoi ceux-ci se soutiennent mieux entre eux que ceux-là. – Les redingotes infaillibles. – Le danger de la dépopulation et de la désertion des campagnes. – Le devoir des riches. – Les syndicats agricoles. – L’éducation de la classe rurale. – Quelques particularités locales. – Les dernières réflexions d’Agrippa.

Nous avions promis à Agrippa d’aller passer une journée avec lui dans le domaine qu’il habite près de Vernoux. La chose se fit le surlendemain de notre arrivée, et ce fut pour nous une agréable partie de campagne, en même temps qu’une bonne occasion de voir et d’étudier bien des choses. Nous en revînmes le soir avec un agenda bourré de hiéroglyphes destinés à nous rappeler tout ce qui avait frappé notre attention et méritait de rester dans nos souvenirs. Que s’il y a, dans la traduction faite après coup de ce grimoire, quelque désordre et un médiocre souci de la forme, le lecteur voudra bien nous le pardonner, en songeant que cela tient au sujet lui-même, notre but étant de mettre sous ses yeux une photographie exacte plutôt qu’un dessin artistique.

Agrippa vint nous prendre de grand matin à l’hôtel Verd, et, comme il faisait très beau, c’est ce jour-là que nous fîmes, pour commencer, l’ascension du Serre de la Roue (1).

Du sommet de cette montagne, le panorama est admirable. On est au centre et pour ainsi dire sur l’axe prédominant d’un cercle montagneux qui s’étend du Rhône au sommet des Cévennes, et de là son nom vulgaire, car son vrai nom est Issarlés transformé en Isserlets par l’auteur de l’Histoire des Camisards ; et ce nom parait lui venir des issarts, c’est-à-dire, des mottes de gazon desséché qu’on y brûle en grand nombre pour la fumure des champs ; de sorte qu’à certaines époques, vers la Saint Jean principalement, la montagne apparait au loin toute tâchetée de points lumineux, et les vieux paysans racontent même à ce propos, dans les veillées d’hiver, une histoire qui constitue évidemment une petite médisance à l’égard du loup, mais qui a toujours le privilège de les faire rire de bon cœur de ce féroce ennemi de leurs troupeaux.

Voici donc ce qu’ils assurent avec une gravité comique qui double le sel de leurs paroles :

Un jour, le loup vit un homme qui faisait rôtir au feu un morceau de viande qu’il mangeait ensuite avec une satisfaction visible. Voulant profiter de l’exemple, notre loup, la première fois qu’il prit un agneau, le présenta, les uns disent à la lune, d’autres, aux feux qu’il voyait briller au loin sur le Serre de la Roue ; puis, mangeant la pauvre bête, et ne lui trouvant pas un goût différent que d’habitude, il dit : Je croyais les hommes plus fins que ça !

D’après la tradition locale, les amas de pierres brutes, que l’on voit sur ce sommet, seraient des restes du campement des Camisards avant le combat de Leyris (8 juillet 1709) ; mais, comme on sait que ceux-ci ne séjournèrent là que fort peu de temps, il semble plus raisonnable de penser qu’ils ne firent qu’utiliser un vieux castrum gaulois, d’autant qu’un propriétaire voisin y a trouvé dans ces derniers temps une belle hache en pierre polie.

A propos de cet incident, on ne lira pas sans intérêt la note suivante extraite des notes de Bouchet, notaire à Lamastre :

« Le 12 juin 1709, les religionnaires nommés Camisards sont entrés au château des Bos, le matin, à l’ouverture des portes et pris toutes les armes. Ils se sont ensuite assemblés à la Roue d’Isserlets, y ont prêché et donné la Cène, au nombre d’environ 200 armés et plus de 400 paysans. Les sieurs de Roquelaure et de Lamoignon, commandant et Intendant en Languedoc, sont venus en Isserlet avec 4.000 hommes de troupes, menant canons et autre artillerie de guerre ; les ayant suivis, les ont attrapés proche de Leyris, en ont défait une partie (8 juillet), et le restant à Fontréal proche de Cluac (19 juillet)… En prenant la Cène, on leur fait avaler des charmes, en sorte qu’ils charmaient tous et qu’ils n’ont pu être tués qu’en leur donnant au visage. Il y est aussi resté quantité d’officiers et de soldats, s’étant cruellement défendus avec leurs charmes, croyant qu’il leur était capable d’en tuer mille. Il y en a eu une grande quantité de pris et pendus et roués en plusieurs endroits… »

L’histoire des charmes qu’on faisait avaler à ces pauvres fanatiques est naturellement des plus douteuses, si l’on prend le mot à la lettre, mais il est très explicable à un autre point de vue, et les plus incrédules pourront s’en convaincre en lisant dans l’ouvrage d’Antoine Court, le plus sérieux des historiens protestants de cette époque, les prodigieuses divagations – qu’on peut bien comparer à de véritables incantations – des prophétesses dont le Vivarais et le Dauphiné étaient remplis. Ces prophétesses excitaient leurs coreligionnaires en leur promettant des miracles. Toutes répétaient cette promesse que l’Esprit Saint leur avait faite :

« Il se tiendra une assemblée célèbre dans un pré nommė Lacour proche Chạlancon. Des Anglais y assisteront. Un arbre merveilleux y croîtra et fleurira dans une nuit, et sous son ombre on célèbrera la Cène ».

Le mouvement, écrasé à Leyris et à Fontréal, se rattachait à un projet d’invasion anglo-hollandais, dont l’insuccès fut attribué principalement à l’imprudence des deux chefs protestants, Billard et Mazel, « qui envoyèrent le signal du soulèvement à leurs frères des Cévennes par deux folles, lesquelles, au lieu de marcher de nuit, s’amusèrent à convoquer une assemblée et à fanatiser sous les murs de Nimes, et se firent prendre avec les instructions des alliés ».

Du haut du Serre de la Roue, on aperçoit là-bas, au sud, le petit plateau de Vernoux, avec son groupe de maisons, d’où jaillit le clocher de la nouvelle église ; plus loin, le sommet de Gruas qui masque Privas, et le pic de Lachamp-Raphaël qui se détache dans le ciel ; puis, en allant de l’ouest au nord, le Gerbier de Jonc, Sara, le Mézenc, la pointe verdoyante de l’ancien château de St-Agrève, le Pilat ; enfin, bien loin, à l’est, les Alpes Dauphinoises et le mont Blanc. C’est une vraie farandole de montagnes : buvez là-dessus, par une belle matinée d’été, un verre de St-Péray mousseux, si un compagnon avisé vous a fait cette surprise (comme on nous la fit un jour où nous avions gravi le Serre du côté de Mezeirac) – et tous ces acteurs partiront.

Dans un rayon plus rapproché, ce ne sont que bois, champs et prairies, dans lesquels disparaissent, noyés dans la verdure, les pacages rocheux et les terres incultes.

Nous sommes au véritable cœur des Boutières, et nulle part peut-être, en faisant même abstraction des souvenirs historiques, on ne saisit mieux le caractère, à la fois doux et sévère, riant et tourmenté, de la nature de cette région.

Les flancs du Serre sont couverts de beaux châtaigniers. Nous savions déjà que c’était l’arbre favori de notre compagnon ; mais, si nous l’avions oublié, les nombreux : Bonjour, M. Castagne ! que lui adressaient les paysans rencontrés en chemin, nous l’auraient vite rappelé. Sur quoi, Agrippa nous dit, en souriant, qu’il était on ne peut plus flatté de la comparaison, car le châtaignier, par sa sobriété, son clair feuillage, la solidité de son bois et la saveur de son fruit, est un type admirable du règne végétal. De plus, il a sur nous, je veux dire sur les habitants de ce pays, un grand avantage.

– Lequel ?

– Celui de n’être ni catholique ni protestant.

Et il ajouta d’un ton quelque peu goguenard :

– En vérité, j’envie la châtaigne qui se contente d’être bonne à manger pour tout le monde, en laissant chacun libre de la manger de la manière qui lui convient.

– Mais, lui objectai-je en riant, ce que vous dites du châtaignier, s’applique tout aussi bien au blé, à la pomme de terre et aux autres végétaux du pays.

– C’est vrai, dit-il, sans se départir de son flegme, mais c’est le châtaignier, roi du pays, qui leur a donné le ton.

Il me fit encore l’éloge du châtaignier dont le produit dans sa terre atteint près de cinq francs par arbre, en ajoutant que l’histoire de la poule aux œufs d’or est complétée, en ce qui le concerne, par la destruction des châtaigneraies, qui se pratique en quelques endroits, pour des usages industriels (2).

Agrippa prétend que la musique du vent dans les bois de châtaigniers est plus douce qu’ailleurs.

Notre huguenot entretient avec un soin particulier sa châtaigneraie, plantant de jeunes arbres entre les vieux, afin que ceux-ci, à leur déclin, aient des successeurs tout trouvés.

Au sommet du domaine, il y a un bouquet de pins et même une chesnaye ou rourède, dont le plus bel individu, d’après ses calculs, doit avoir plus de cinq siècles. Et là-dessus, Agrippa nous donna la note rurale sur la durée comparative de la vie du chien, du cheval, de l’homme, du corbeau et du chêne :

Tres chi per lo vido d’un choval,
Tres choval per lo vido d’un ome,
Tres ome per lo vido d’un courpata,
Tres courpata per lo vido d’un roure.

Les chênes sont devenus rares et les noyers encore plus. Il y a un siècle, on calculait que les noix du plateau central et des Cévennes formaient plus des trois quarts de la production totale de la France. Le tiers servait à faire de l’huile, qui était consommée dans les régions montagneuses où ne vient pas l’olivier. Les ébénistes des villes ont si bien fait la chasse aux noyers de l’Auvergne et du Vivarais, en vue des loupes de son bois très recherchées pour la belle marquetterie, qu’on commence à s’étonner quand on trouve encore quelques-uns de ces arbres sur son chemin. Nous en avons remarqué cependant de beaux spécimens du côté de Vernoux, de Lamastre et de St-Jeure d’Andaure. Les nombreux hameaux ou quartiers de l’Ardèche auxquels le noyer a donné son nom témoignent de l’ancienne importance de sa culture. Il y en a un à Vernoux et un autre à Boffres, pour ne parler que de ceux de la région.

Partout les bords des chemins sont égayés par les reflets rouges et jaunes de la digitale et du bouillon blanc, que le paysan qualifie de patarasse.

Bien que les bois de charpente, au point de vue commercial, n’aient plus leur valeur d’autrefois, à cause de l’emploi du fer et de l’importation des bois étrangers, il semble qu’il y ait un sort attaché à leur destruction, et Agrippa ne réussit pas toujours à empêcher ses voisins de céder à la tentation d’un profit immédiat pour déboiser.

– Tenez, disait-il, en nous montrant un commencement de ravinement, voilà ce qui est résulté de l’enlèvement de deux chênes : c’est une raso. A la première pluie un peu forte, elle s’élargira et peu à peu toute la terre s’en ira à la rivière.

Nous apprîmes à Agrippa que dans quelques départements, entr’autres Seine et Oise, il s’était formé des sociétés pour la protection des arbres ; chaque membre s’engage à en planter au moins un chaque année. Ce n’est pas beaucoup. Les syndicats agricoles peuvent rendre un grand service en faisant comprendre aux paysans que déboiser c’est détruire la charpente du sol, préparer les inondations ou les rendre plus désastreuses qu’elles ne le seraient naturellement.


La maison d’Agrippa est située au penchant d’une colline, dans une exposition charmante, avec bon air, bon soleil et large horizon. Elle est vaste, proprement tenue, mais sans aucun luxe, sentant d’une lieue, pour qui a le flair du pays, son propriétaire cultivateur huguenot ; ressemblant, d’ailleurs, à beaucoup d’autres, avec la cave, le bûcher, la remise et l’écurie sous voûte au rez-de-chaussée ; la cuisine, la salle à manger, la dépense et un cabinet de travail au premier : toutes ces pièces donnant sur le bardat ou terrasse couverte, à laquelle, on accède par un escalier de pierre extérieur ; et enfin, au-dessus, toutes les chambres à coucher auxquelles on monte du bardat par un escalier en bois. C’est sur le bardat que se font les travaux intérieurs quand il fait mauvais temps,

– Vous savez déjà, dit Agrippa, que je fais valoir moi-même mes terres, me souvenant du vieux dicton i:

Celui son bien ruinera
Qui par autrui le maniera.

Et je me contente d’un domestique avec sa femme et trois ou quatre enfants des hospices que je forme à la vie agricole, et je travaille effectivement avec eux autant que mes forces et mes autres devoirs de maître de la maison me le permettent.

C’est sur le bardat, en face de la belle nature, au chant des oiseaux, mêlé à tous les bruits de la campagne, que nous déjeunâmes en descendant du Serre.

La sœur de notre hôte avait organisé le repas, d’ailleurs très simple, mais que la course que nous venions de faire rendait exquis et comme les ménagères de campagne, elle ne consentit à se mettre à table qu’à la fin, quant tout fut servi.

Le meilleur plat, à notre goût, fut un bol d’excellent lait froid, que chacun de nous fit légèrement tiédir en y mettant quelques châtaignes chaudes, cuites moitié à l’eau et moitié à l’étuvée, avec un peu de pain bis – ce qui est infiniment supérieur à la soupe de châtaignes, qu’on mange dans le bas Vivarais sous le nom de cuisinat.

Nous apprîmes par la sœur d’Agrippa – un vrai type de vieille huguenote d’un aspect froid, qu’elle adoucissait de son mieux, à la coiffure noire dont le bandeau inférieur était serré contre les tempes de manière à cacher les cheveux – que leur habitude était de prendre leur repas en famille, c’est à dire avec tous leurs serviteurs : en quoi notre hôte voyait une des bonnes pratiques de la vie de campagne, tendant à rapprocher les maîtres et les serviteurs, sans nuire au respect que ceux-ci doivent à ceux-là ; et il pensait avec raison qu’au lieu d’être ainsi mis en danger, le respect dû aux maîtres était plutôt accru par cette familiarité paternelle, quand elle était accompagnée chez eux d’une parfaite dignité de la vie et de la pratique des enseignements chrétiens.

Après déjeuner, Agrippa nous ayant conduit dans le cabinet de travail qui lui servait aussi de bibliothèque – une bibliothèque formée de deux simples étagères – nous montra, à la place d’honneur, un antique exemplaire du Théâtre d’Agriculture d’Olivier de Serres, et offrit de nous en lire un passage, comme la plus utile lumière, disait-il, qu’il pût nous donner sur l’esprit et la vie des paysans des Boutières. Et d’abord voici les réflexions par lesquelles le grand homme apprend à chacun de nous à trouver son pays plus beau que tous les autres.

Je ne veux pas dire qu’il n’y ait différence de terre à terre ; ce seroit avoir perdu le sens commun de croire tous terroirs égaux en bonté et fertilité ; mais bien, que l’expérience n’a pas sans sujet fait reconnoistre la vérité de ce proverbe : Un pays vaut l’autre. La Montagne, où il y a de l’herbe et des herbages, dont il se retire plusieurs commodités servans à divers usages de très grand profit, ne cède en revenu à la Vallée et Campagne, qui ne rapporte le bled qu’avec beaucoup de despense et de labeur. Cela se voit assez sans en rechercher la preuve ailleurs que dans notre contrée de Languedoc, d’où les plus grandes et riches maisons sont ès montagnes du Vivarès et de Gévaudan. C’est donc mon but de persuader au bon Père de famille de se plaire en sa terre, se contenter de ses naturelles facultés et n’en abhorrer ni en rejeter les incommodités avec tant de mespris et desdain, qu’il laisse à leur occasion de s’efforcer à la rendre avec le temps, par son industrie et continuelle diligence, ou plus fructueuse ou moins incommode. Car à quel propos se fascheroit-il du lieu auquel il doit passer sa vie ? Peut-il convertir les montagnes en plaines et les plaines en montagnes ?…

Après les considérations humaines, en voici qui viennent d’un peu plus haut, et si vous voulez bien songer que, longtemps avant Olivier, les populations de nos montagnes étaient profondément empreintes du sentiment religieux qui les a inspirées, vous aurez saisi la plus grosse raison de la conservation du culte réformé dans notre région :

Que l’homme se console donc en la Providence de Dieu qui a distribué à chacun ce qu’il connoist lui estre nécessaire ; mesmes pour ce regard, imposé à l’homme, à cause de son péché, cette juste peine : De cultiver la terre à la sueur de son visage ; lui faisant néanmoins, par sa bénédiction et suivant ses promesses, savourer le fruit de son travail en la jouissance de biens terrestres. Et qui doit s’imaginer au mesnage quelque paradis sans peine et incommodité, puisque les plus grands Estats du monde sont enveloppés de tant d’épineuses difficultés ? Par là, nous, pauvres mortels, apprendrons qu’il n’y a rien de parfait, rien d’assuré dans cette vie mortelle, pour tendre à l’immortelle. Doncques notre mesnager se souviendra qu’il est en terre, et se résolvant de cultiver la Terre, pour y vivre avec les siens, prendra cette belle science pour adresse de son travail… dont le fondement est la bénédiction de Dieu, laquelle nous devons croire estre comme la quintessence et l’âme de notre Mesnage ; et prendre pour la principale devise de notre maison cette belle maxime : Sans Dieu rien ne peut profiter. Là dessus nous bastirons notre Agriculture…

– Mais, cher Monsieur, dis-je à Agrippa, il n’y a pas, dans tout ce que vous venez de lire, une idée qui pût être désavouée par le plus zélé des catholiques, et si ce sentiment religieux, dont vous vous glorifiez à juste titre, a été la principale cause du maintien du protestantisme dans ce pays, on peut bien espérer qu’il servira à l’occasion à ramener l’union entre les deux cultes ; d’autant plus que s’il est toujours vivant parmi vos coreligionnaires locaux, comme vous le dites, vous ne pouvez pas ignorer qu’il n’en est pas de même partout ; et que les plus éminents, les plus célèbres, de votre religion, ont tous plus ou moins glissé dans ce qu’on appelle la libre pensée et tendent visiblement à l’athéisme ; en sorte que, par la marche naturelle des choses, la question ne sera plus bientôt, dans l’Ardèche comme ailleurs, entre le catholicisme et le protestantisme, mais entre les chrétiens de toutes nuances et les athées.

– Il y a beaucoup d’exagération dans ce que vous dites, répartit Agrippa. Il est bien certain toutefois qu’il y a protestants et protestants comme il y a fagots et fagots. Pour moi, je ne reconnais pas comme étant de notre religion ceux qui, bien que protestants de nom ou de naissance, ne croient ni à Dieu ni à diable et ont fait de la politique une carrière. Les vrais réformés continuent de croire en Christ et s’efforcent de mettre leurs actes d’accord avec les préceptes de l’Evangile. Vous ne voyez trop dans le protestantisme que ceux de la première catégorie, parce qu’ils sont les plus bruyants, les plus remuants, les plus hostiles au catholicisme, mais j’ai tout lieu de croire que les autres sont plus nombreux au moins dans nos campagnes.

Et ici notre huguenot revint sur la salutaire influence de la vie rurale et du commerce direct avec la terre, l’abandon de la terre étant, selon lui, le plus grand de nos maux, celui qui vicie toute notre politique, et même nos religions. La terre est une femme jalouse qui se venge cruellement de nos dédains et de nos ingratitudes, en nous abandonnant à son tour, non seulement à l’immoralité des agglomérations urbaines et à leur morbidité physique, mais aussi aux insanités d’une raison trop orgueilleuse et dépourvue du divin contrepoids de l’Evangile.

A mes coreligionnaires, comme aux catholiques, continuait Agrippa, je dirais volontiers : C’est à ceux qui aimeront le mieux la terre, le travail de la terre, le culte de la terre accompagné de la foi en Christ, qu’est réservée la victoire, car ce culte élève l’âme en même temps qu’il fortifie le corps et assure la perpétuation des familles. N’êtes-vous pas frappé de la dégénérescence de la bourgeoisie sceptique, chez les protestants comme chez les catholiques ? Le fils de famille, qui a méprisé la pioche et la charrue, adore Bacchus et Vénus, ne se marie pas, et s’en va sans enfants et sans honneur, ne laissant qu’un nom méprisé, contribuant ainsi à l’amoindrissement de sa religion et de son pays.

Après tout, reprenait Agrippa, nous voyons peut être les choses trop en noir. Une grande science dans cette vie consiste à savoir se borner, à ne pas se perdre dans les nuages, à ne pas étendre sa tâche et ses visées au-delà des limites que la raison et les circonstances nous assignent, à ne pas vouloir, par exemple, ce qui est le cas aujourd’hui d’une infinité de gens, réformer le monde ou découvrir tous les secrets de la création. J’aime mieux la leçon de la sagesse populaire :

Per réfourma cé qué vaï maou,
Coumenço tu per toun oustaou.

– St Augustin, dis-je, avait depuis longtemps rendu aux proverbes un hommage mérité :

Sœpé lingua popularis
Est doctrina salutaris.

– C’est pourquoi, continua notre huguenot, je renonçai de bonne heure aux carrières dites libérales auxquelles mon passage au lycée de Tournon paraissait me destiner, et remplaçant courageusement mon père dans l’exploitation de nos terres, je me suis fait mesnager du mesnage des champs, comme dirait notre illustre maître, cherchant à perfectionner mes cultures et à répandre autour de moi les meilleures pratiques et les idées saines de tout genre, croyant ainsi remplir ma tâche de chrétien et de patriote. Et j’ai trouvé là, par surcroit, outre les satisfactions morales, une indépendance à laquelle on parvient difficilement dans les carrières dites libérales et qui est absolument inconnue dans la carrière des fonctions publiques.

Une fois j’ai failli m’écarter, par généreuse illusion, du rôle modeste que je m’étais tracé. J’aurais voulu fonder un grand orphelinat agricole des Boutières ; mais j’y renonçai par divers motifs, surtout en voyant que, par le temps qui court, tous les établissements de ce genre étaient ordinairement déviés de leur but et devenaient des nids à fonctionnaires plutôt que de véritables pépinières d’agriculteurs. Par suite de quoi, au lieu de faire grand, je me suis borné à faire moi-même un petit orphelinat. J’emploie et dresse actuellement quatre orphelins ; j’en augmenterai le nombre prudemment, à mesure que mes ressources le permettront. Si une vingtaine seulement de mes concitoyens de la région suivaient mon exemple, j’aurais mieux fait que de fonder un grand orphelinat. Le vrai progrès va beaucoup moins vite dans la réalité que dans la cervelle des utopistes.


Nous passâmes l’après-midi à parcourir le domaine d’Agrippa, où il y a un peu de tous les terrains et de toutes les cultures : du blé, des arbres fruitiers, des jardins, des luzernes et en haut des bois.

Ce n’est pas dans les Boutières comme dans les plaines du Dauphiné où la charrue et la charette sont les grands instruments de travail et de transport de l’agriculteur.

Ici celui-ci a à faire ordinairement à des terrains pentueux, et il n’y a que la pioche pour travailler les chambas, et l’annebé pour y distribuer le fumier.

On appelle chambas dans la région de Vernoux, Lamastre et le Cheylard, ce qu’on appelle dans le bas Vivarais des faysses ou des accols, et ailleurs des échamps, c’est à dire des terrasses soutenues par des murs de pierres sèches au penchant des côteaux, sur lesquelles on cultive les grains et les arbres fruitiers ; on disait chenebiers quand on y plantait du chanvre.

L’annebè est la hotte, de forme particulière, appelée besche dans le bas Vivarais, et son étymologie est aisée à trouver dans le gosier des habitants du haut Vivarais, chez lesquels une besche est devenue le plus naturellement du monde anne bè.

L’annebè remplace la charette ou même la brouette là où la déclivité du terrain rend l’emploi de tout véhicule impossible : c’est une sorte de brouette retournée qu’on se met sur le cou, une hotte d’osier qui, au lieu de s’appliquer sur le dos avec des bretelles, comme une hotte ordinaire, porte en bascule sur le colassou (le saccol dans le bas Vivarais), maintenu en équilibre par les deux branches qui se joignent au devant du porteur et qu’il retient avec ses bras. Comme ce mode de transport serait trouvé ingénieux si on y était moins habitué, et s’il n’était pas si vieux, car on le retrouve en Andalousie, en Syrie, au Caucase et probablement dans tous les pays montagneux du vieux monde !

En fait de grains, il y a bien quelque froment dans le bassin de Vernoux, grâce aux lambeaux de terrain calcaire qu’y a laissé la mer jurassique, froment qui est même recherché des marchands ; mais il y a loin de là au beau froment des terres argilo-calcaires du bas Vivarais, à la touzelle blanche de Grospierres ou de Ruoms, dont les grains tournant au jaune doré, résonnent en tombant et qui coulent en quelque sorte entre les doigts des leveurs qui les reconnaissent ainsi rien qu’en y passant la main. Le blé des Boutières, c’est le seigle qui y devient fort beau et qui, avec une addition de froment, donne le sedjala ou segala, ce pain à la fois si savoureux et si salubre, que beaucoup de médecins considèrent comme étant, au point de vue du fonctionnement régulier des voies digestives, bien supérieur au pain de pur froment. Le fameux pain Kneipp, qui obtient aujourd’hui un légitime succès auprès des personnes trop sédentaires des villes, n’est qu’une sorte de segala aiguisé d’un peu d’avoine.

On fait aussi, dans le pays, de l’orge et de l’avoine. On calcule que la bonne avoine doit peser dix kilos le double décalitre, tandis que la touzelle en pèse seize (3).


Une croix, formée de deux morceaux de bois blanc, attachée à un échalas de vigne, ayant attiré notre attention, Agrippa nous explique que c’est un reste de croix des Rogations plantées par son voisin, catholique fervent, avec lequel, d’ailleurs, il vit en très bons termes. C’est un excellent homme que le père Fourel, un peu naïf seulement, et qui met des croix partout, quand vient le mois de mai. Il en met dans les châtaigneraies qui donnent le pain à la maïnado (la jeunesse de la maison). Il en met dans la prairie qui nourrit les bêtes à qui nous devons tant de services ; aux chambas, où poussent les grains et les pommiers ; dans les champs de truffola (pommes de terre) connues dans le pays bien avant Parmentier ; dans les jardins et sur les portes des maisons. Nous en rions un peu, ma sœur et moi, mais en somme, cela ne fait de mal à personne. Et, si vous notez ce trait de mœurs dans votre agenda, ajoutez-y qu’Agrippa se garderait de toucher aux talismans du père Fourel, en pensant qu’on voit trop souvent la paille dans l’œil du voisin, sans se douter de la poutre qu’on a soi-même dans les yeux.

Et nous aurions bien besoin que les croix du père Fourel fissent l’effet désiré ; car les affaires sont loin de marcher pour le pauvre agriculteur. Autrefois la terre en France nourrissait le propriétaire et le fermier. Aujourd’hui, vu ses charges énormes, et l’importation des grains étrangers, la terre est un luxe ou même devient onéreuse pour le pauvre propriétaire, s’il n’est pas lui-même son fermier. Est-ce une poussée providentielle vers un état d’égalité plus complète entre les hommes ?

Après tout, les croix du père Fourel ne sont pas autre chose que la traduction en langage rural et une sorte de figuration des paroles d’Olivier de Serres sur la nécessité de la bénédiction divine pour tous les biens de ce monde.


Une voiture de pèlerins qui allaient à Lalouvesc étant venue à passer, Agrippa fit, avec beaucoup de réserve, d’ailleurs, quelques observations sur l’abus des pratiques religieuses des catholiques, les trouvant généralement excessives et constatant le mauvais effet qu’elles produisent sur les protestants. Sans doute, dit-il, je n’entends pas qu’on ait à gêner sur ce point la liberté de qui que ce soit, mais il me semble que votre clergé agirait sagement en modérant la ferveur de ses bonnes paroissiennes. Est-il raisonnable de supposer que le Christ exige de nous tant de prières et de pieuses manifestations extérieures ?

Nous répondîmes à peu près ceci à notre huguenot :

Pourquoi ne pas laisser à chacun le soin de prier à sa manière et de manifester sa piété selon ses habitudes, ses convenances et son tempérament ? Je crois que vous vous trompez, en disant que le clergé pousse aux manifestations excessives ; c’est bien plus tôt le contraire qui est généralement vrai. Et s’il croit prudent parfois de les tolérer, comme en ce qui concerne beaucoup de pèlerinages, êtes-vous bien sûr qu’il ne fait pas en cela œuvre de sagesse ? Pour nous, pour beaucoup d’autres, plus instruits, plus réfléchis que le commun des hommes, la prière peut n’être qu’une élévation du cœur et de l’esprit vers Dieu ; un mouvement intime, invisible pour le voisin répondant à l’attraction invincible de la puissance mystérieuse dont bon gré mal gré nous dépendons ; un acte qui n’exige ni église, ni génuflexions, ni formules quelconques ; un besoin de notre faiblesse, un appel à la lumière et à la miséricorde : ce qu’on pourrait appeler la prière philosophique, la prière que les plus enragés libres penseurs ne sauraient eux-mêmes condamner. Mais essayez donc de prêcher ce mode de prière et de manifestation pieuse autour de vous, aux ouvriers comme aux paysans, et vous verrez combien de gens vous comprendront. Et précisément n’est-ce pas là qu’il faut voir une des causes de l’échec de votre Réforme ? Etait-il sage, était-il juste, de réagir brutalement contre les croyances traditionnelles, contre les habitudes séculaires du culte, en tentant d’imposer à la masse des idées et des formules qu’elle était et qu’elle est encore hors d’état de comprendre. Il y avait sans doute des superstitions – c’est une excroissance inévitable à la surface de toute religion, mais qui demande, comme certaines excroissances de la peau humaine, à être traitée avec beaucoup de ménagement, et – pour vous dire toute ma pensée, il me semble que, même au point de vue d’une haute philosophie, et dans l’intérêt moral des populations, l’Eglise catholique, en maintenant la messe et les sacrements, en continuant d’orner ses temples, en conservant ses belles cérémonies, ses processions et même ses pèlerinages, a montré beaucoup plus que ses adversaires, une connaissance profonde de la nature, des besoins et des aspirations de l’âme humaine.

Après tout, sommes-nous bien sûrs que ces braves gens, écloppés ou non, qui vont à Lalouvesc, en chantant des cantiques, avec l’espoir d’être guéris, n’ont pas trouvé d’instinct le moyen le plus efficace de remédier à leurs maux ?

– J’en suis si peu sûr, dit Agrippa, que je serais le premier… si j’étais écloppé, à envier leur foi naïve, quel qu’en dût être le résultat. En tout cas, mon cher docteur, vous avez des façons de raisonner qui déroutent ; je me demande parfois si vous n’êtes pas au fond aussi protestant que catholique, et il me serait beaucoup plus facile de vous combattre si vous étiez un peu plus… clérical.

– Et moi, je suis heureux, mon cher hôte, d’avoir rencontré chez vous beaucoup plus d’esprit catholique et de bon sens qu’il n’en est resté malheureusement chez la plupart de vos coreligionnaires.


Une question, qui revint plus d’une fois dans nos conversations, est celle de la place par trop prédominante que les protestants ont prise depuis quelques années dans l’administration du pays.

A ce sujet, Agrippa n’hésitait pas à donner tort aux protestants qui auraient l’idée insensée de former une sorte de classe dirigeante. Mais ce ne pourrait être, selon lui, que le résultat de l’ignorance, et il n’y aurait pas plus à en tenir compte que des exagérations catholiques rêvant de nous ramener par voie législative à l’unité de foi.

La vérité, suivant Agrippa, est qu’une partie de l’opinion publique, égarée par la proportion excessive des protestants dans les fonctions publiques, a attribué à une influence confessionnelle systématique ce qui est tout simplement le fait d’une administration dépourvue de tact.

Quant à expliquer pourquoi l’administration est devenue telle, Agrippa décline modestement sa compétence. Tout ce qu’il se borne à affirmer, c’est que l’influence protestante n’est absolument pour rien dans cette transformation de l’administration qui a cessé d’être impartiale comme autrefois et qui est devenue l’instrument des factions politiques.

D’autre part, dit-il en se ravisant, si nos coreligionnaires se trouvent exercer passagèrement plus d’action que les vôtres sur la politique générale du pays, si la proportion des fonctionnaires protestants est plus grande que précédemment, n’y a-t-il pas beaucoup de la faute des catholiques qui n’ont pas voulu au début accepter la république et ont mieux aimé se retirer des fonctions publiques que de la servir ? N’est-ce pas, dès lors, par la force des choses que les protestants, sans préjugés pour le gouvernement républicain, ont pris les places qu’ils conservent à l’heure actuelle ? En tout cas, n’y a-t-il pas lieu, sur ce point, de vous en prendre à vous-mêmes, c’est-à-dire à votre mollesse et à votre inertie, plutôt qu’à la persévérante activité des protestants ? Et tout cela, après tout, est dans la marche naturelle des choses. Et un philosophe comme vous devrait y reconnaître cette influence providentielle que les anciens avaient symbolisée dans la roue de la Fortune. Cette mollesse et cette inertie ne sont-elles pas, en effet, le défaut des majorités qui, précisément parce qu’elles sont le nombre et la force, s’imaginent n’avoir plus rien à faire qu’à jouir en paix de leur triomphe, tandis que les minorités, toujours inquiètes de l’avenir et constamment préoccupées de leur infériorité numérique, luttent et persévèrent, sans jamais s’abandonner ?

Il en est du pouvoir comme de la richesse. Tout le monde sait qu’il y a moins de difficulté à gagner une fortune qu’à la conserver. Ecoutez le proverbe que cite Olivier de Serres :

        Avec labeur le bien s’acquiert,
        Avec langueur se possède,
Et plus couste de le garder que de l’acheter.

Quoi qu’il en soit, je suis loin de regarder comme un bien le mouvement par lequel un si grand nombre de protestants s’éloignent de plus en plus de l’industrie, du commerce et surtout de l’agriculture, pour entrer dans les fonctions publiques.

En se compromettant avec la politique, ils en subiront naturellement toutes les vicissitudes et ils y laisseront force lambeaux de leur indépendance et de leur honnêteté, outre les défiances qu’ils éveillent et la réaction qu’ils risquent de provoquer.

Quant à croire le protestantisme tout entier complice des Juifs et des Francs-Maçons dans leur guerre à la liberté de conscience et au sentiment patriotique, je considère cette généralisation comme absolument injuste. Les apparences fâcheuses du moment sont un résultat trop concevable du trouble politique et social, de l’anarchie morale, où nous vivons ; mais, comme il n’y a pas au fond de fanatisme religieux ni d’un côté ni de l’autre, je suppose que l’équilibre ne tardera pas à se rétablir. Vienne un gouvernement plus régulier et moins agité que ceux du quart d’heure, il lui suffira d’être juste et ferme pour que toutes choses à ce point de vue rentrent dans l’ordre.

En attendant, il serait temps de ne pas mettre à la charge du protestantisme tout ce que la république, ou ses gérants actuels, font de mal. Notez que la plupart de ces gérants ont été élevés par des prêtres. Au fond, la vraie cause du mal est le nouveau régime que la France s’est donné, ou que les circonstances lui ont imposé, et pour lequel elle n’était peut-être pas suffisamment préparée. En tous cas, si des protestants jouent dans le gâchis actuel un rôle fâcheux, un plus grand nombre de catholiques n’y font pas meilleure figure, preuve que les passions humaines, sans distinction de confession, exercent ici la principale influence.

A propos des Francs-Maçons, Agrippa insista sur l’erreur fâcheuse que commet la presse catholique en identifiant les protestants avec eux, et il nous raconta à ce sujet de fort curieux détails, qu’il serait indiscret de répéter, parce qu’ils s’appliquent encore à des vivants, mais d’où il résulte que les vrais protestants de l’Ardèche n’ont pas plus de tendance que les vrais catholiques à s’affilier à la secte, et qu’ils ont même vu avec un extrême regret quelques personnages de leur religion – deux ou trois au plus – s’enrôler dans la fameuse association. Quant aux pasteurs actuels de l’Ardèche, notre interlocuteur affirmait bien haut que pas un seul ne pouvait avoir l’idée de soutenir, sous une forme quelconque, une secte qui a pour programme la déchristianisation du pays – une secte à laquelle les circonstances ont donné une influence tout-à-fait disproportionnée avec le nombre de ses adhérents comme avec leur valeur personnelle et qui ne peut conséquemment avoir qu’une durée éphémère.

Le fait est que les quatre uniques Maçons qu’il avait connus jadis dans l’arrondissement de Tournon, tous catholiques, étaient en somme des viveurs avant tout, et ce qu’il avait le plus retenu de leur conversation, c’est qu’ils étaient les premiers à rire de l’importance qu’on leur attribuait et de la naïveté des catholiques à cet égard. Il ne croyait pas qu’on pût citer le nom d’un seul Franc-Maçon à Vernoux. Il nous répéta enfin le mot d’un des plus gros bonnets calvinistes de la région, qui consulté par le fils d’un de ses amis, pour savoir s’il devait se laisser affilier à la secte, lui répondit sans hésitation : Gardez-vous en bien, cela ne vous servirait à rien, et puis c’est si bête !

Ce qui ne veut pas dire cependant, ajoutait Agrippa, que la Franc-Maçonnerie n’exerce aucune action sur les évènements actuels – le fait paraissant malheureusement trop certain – mais que le protestantisme, en tant que religion n’y est pour rien, ce qui, d’ailleurs, est mathématiquement démontré par le fait qu’il y a infiniment plus de francs-maçons catholiques que de francs-maçons protestants.


Nous avons reproduit volontiers la défense confessionnelle d’Agrippa, d’autant qu’elle peut jeter quelque lumière dans l’esprit des protestants eux-mêmes, dont beaucoup certainement ne se doutent pas de la profondeur du fossé que les agissements de certains de leur religion tendent à creuser entre les deux communions chrétiennes. Comment ne se sont-ils pas déjà aperçus qu’en fait de tolérance religieuse, nous avons, en trente ans, reculé de plus d’un siècle. En sorte que si, désirant éviter de trop délicates controverses, nous n’avons pas voulu insister auprès de notre interlocuteur sur le rôle joué, depuis 1870, par quelques-uns de ses plus éminents coreligionnaires ; si nous ne lui avons pas rappelé que les pasteurs Buisson, Pécaut, Steeg et compagnie ont avoué hautement que, par leur active coopération aux lois scolaires, ils avaient voulu reprendre l’entreprise avortée au XVIe siècle, c’est à-dire la décatholisation de la France, nous n’en restons pas moins convaincu, malgré son plaidoyer, qu’il y a dans le haut personnel huguenot une véritable conspiration contre la liberté de conscience des catholiques, conspiration que d’honorables protestations individuelles comme la sienne ne peuvent nous empêcher de considérer comme très réelle et très préjudiciable aux bonnes relations entre catholiques et protestants.

En ce qui concerne spécialement les huguenots du Vivarais, est-il bien vrai, comme le soutient Agrippa, que la plupart sont animés des mêmes sentiments libéraux et chrétiens que lui ? Et ne faut-il voir qu’une exception dans le groupe sectaire qui semble n’avoir d’autre principe que la haine du catholicisme et d’autre but que sa destruction ? Nous aimerions à le croire. Mais, si quelque doute persiste dans notre esprit, on voudra bien nous le pardonner, en songeant à la manière dont votent généralement ces mêmes huguenots – toujours avec les pires sectaires – et à ce fait que la fraction sectaire de leur religion est la seule représentée dans la presse locale et dans les Assemblées électives. Quel pas vers la conciliation ils pourraient faire simplement en choisissant dans leur rangs des hommes plus modérés ! Finalement, quand on songe à la façon dont l’histoire a été arrangée par leurs écrivains, en vue de perpétuer chez eux d’irritants souvenirs et des préjugés que les politiciens véreux ont tant d’intérêt à entretenir, peut-être n’est-il pas juste d’exiger de pos pauvres calvinistes ruraux qu’ils votent mieux que tant de catholiques eux-mêmes ; et on est disposé à les plaindre encore plus qu’à les blâmer ; et l’on maudit surtout cette misérable politique, sans laquelle tant de braves gens, dans les Boutières et ailleurs, vivraient dans la paix et l’union, au lieu d’être toujours sur le qui-vive et à se regarder comme des chiens de faïence.

Ce qui nous plaît le plus dans Agrippa, ce qui rend la discussion agréable et utile avec lui, c’est d’abord la courtoisie et l’esprit d’équité dont il fait preuve quand il a quelque vérité déplaisante à dire à son interlocuteur, ensuite et surtout l’absence chez lui du défaut capital de bon nombre de ses coreligionnaires, non pas ceux qui sont en veste comme lui, mais ceux qui pontifient en redingote. Ceux-ci ont généralement une confiance sans bornes dans leurs lumières, ne doutent de rien, et se croient naturellement placés par leur science et leur concept religieux au dessus du reste des hommes. On dirait qu’ils ont volé au pape son infaillibilité. Nous nous sommes trouvé jadis en relations avec un certain nombre de protestants de marque, des écrivains et des pasteurs célèbres de leur temps, et il en est même dont le talent et le caractère nous avaient inspiré de réelles sympathies. Mais nous étions trop souvent choqué en découvrant, chez les plus méritants eux-mêmes, un incommensurable orgueil à peine déguisé et parfois singulièrement naïf. Pas un n’était en état de comprendre qu’on pût être intelligent et raisonnable, si l’on concevait le monde, la politique ou la religion autrement qu’eux. Jamais nous n’avons mieux vu que par leur exemple combien l’absence d’un grain d’humilité est une lacune énorme et peut déparer des personnes d’ailleurs estimables, puisqu’elle ne leur permet pas de comprendre ce qui est le b a ba de la science et de la philosophie, que les plus savants eux-mêmes peuvent se tromper.


Une autre question, sur laquelle nous étions en parfait accord cette fois avec Agrippa, est celle du danger qui résulte pour le pays de la diminution de sa population agricole, de la désertion de plus en plus accentuée des campagnes.

La France est comme un malade congestionné par l’afflux du sang au cerveau ou dans d’autres organes importants, et menacé d’apoplexie. Que fait en pareil cas un médecin avisé ? Il tâche d’abord de dégager à tout prix les organes congestionnés, afin d’éviter une catastrophe. Ce premier péril conjuré, il impose au malade un régime de nature à prévenir le retour des mêmes accidents.

Pour guérir la congestion dont souffre notre malheureux pays, et dont nos agitations politiques sont en partie la conséquence, il faut à tout prix et le plus promptement possible arrêter l’engorgement des grands centres, et trouver le moyen d’en détourner cette cohue de braves gens qui s’y précipitent à la recherche de positions industrielles, commerciales ou autres, ou de préférence, quand ils le peuvent, de fonctions publiques. Tout le monde sait que le nombre des fonctionnaires a doublé depuis trente ans. Tous ces déserteurs de la terre croient trouver ainsi un chemin plus facile et plus direct vers la fortune. Et c’est le contraire qui arrive le plus souvent. Comme le disait l’autre jour l’orateur d’un congrès agricole, il y a place pour tout le monde au banquet de la vie, mais il ne faut pas que tout le monde veuille s’asseoir à la même place au festin, sans quoi on finirait par se battre.

Ce qui arrive par les congestions urbaines.

Il sort des écoles trop de déclassés. Que de pauvres enfants de paysans, envoyés par des parents malavisés, parce qu’ils avaient un certificat d’études, sont allés se brûler, comme des moucherons à la chandelle, à la flamme des villes ! L’expérience pour eux est venue trop tard. Mais ce n’est pas même le tableau de leurs déceptions qui suffira à neutraliser la funeste attraction des villes sur les campagnards.

L’action gouvernementale peut atténuer le mal par des mesures favorables à l’agriculture et aux industries agricoles, principalement en modifiant les lois fiscales et économiques, de façon à permettre à la propriété de se maintenir et à l’agriculture de soutenir sur le marché français la concurrence avec les produits étrangers. Le libre échange est une belle chose en théorie ; encore faut-il qu’il soit judicieusement appliqué.

Aujourd’hui l’Etat prend à la propriété rurale le quart environ de son revenu, tandis qu’il ne demande guère que le 12 % à la propriété urbaine et 3 ou 4 % seulement à la propriété mobilière qui, d’ailleurs, a tant de moyens de ne rien lui donner du tout. Est-il étonnant qu’avec cela la valeur des terres ait baissé d’un tiers ou même davantage ?

Une des premières tâches des syndicats agricoles doit être de pousser les pouvoirs publics aux réformes les plus urgentes en faveur de nos pauvres paysans. Mais ils doivent surtout s’attacher à faire comprendre à ceux-ci la vérité du proverbe : Aide-toi, le ciel t’aidera ! Ces associations rurales ont déjà fait quelque chose pour l’amélioration de leur sort, et l’on peut espérer que leur œuvre s’étendra par une large application du principe de mutualité aux assurances contre tous les fléaux naturels et aux retraites pour les travailleurs de terre. Jusqu’ici malheureusement le nombre est trop restreint des hommes d’intelligence et de cour, actifs et dévoués, qui ont su créer des syndicats agricoles, les animer de leur esprit, de leur honnêteté et de leur patriotisme, et l’on peut craindre de voir s’éteindre après eux ces foyers de chaleur et d’organisation de la vie rurale. Il y a là cependant un précieux moyen de salut, et il faut désirer que beaucoup plus de riches comprennent leur devoir religieux et politique, comme leur véritable intérêt, en se faisant, parmi leurs concitoyens ruraux, les protecteurs de la vie des champs, en ramenant les bras et les cœurs à l’agriculture, en quoi ils prépareront mieux que partout autre moyen la paix et les réparations sociales (4).

Il faut transformer l’instruction donnée aux enfants de la campagne, en vue de leur faire aimer le milieu où ils vivent, leur clocher, leur maison, leurs vieux parents, la terre qu’ils ont travaillée et qui a nourri leur enfance, et où il y a pour eux infiniment plus de chances de bonheur que partout ailleurs.

Quaou vaï dé tra lous serres
Sa pas dé qué vaï querre

(Qui va par delà les montagnes, ne sait pas ce qu’il va chercher) dit un proverbe local, et l’expérience nous apprend trop que sur un ou deux qui réussissent dans les villes, il y en a dix ou vingt qui y vont perdre leur santé ou leur honnêteté, infailliblement leur repos d’esprit, souvent sans y trouver la fortune.

Donc rien de plus louable que les initiatives locales tendant à retenir la jeunesse dans les campagnes, par exemple la création de petits ateliers industriels, où les jeunes filles, restant en quelque sorte sous les yeux de leurs familles, sont exposées à beaucoup moins de dangers que dans les villes.

On nous permettra, à ce propos, de mettre sous les yeux de nos lecteurs une lettre que nous écrivait, il y a trois ans, un vieux curé, que Dieu a, depuis, appelé à lui, et dont les bienfaisantes intentions n’ont pas été sans porter des fruits :

« J’étais en quête pour trouver un travail afin de retenir nos jeunes filles dans le pays, en leur faisant honnêtement gagner leur vie. Trop pauvres pour vivre sans rien faire, trop grandes demoiselles pour aller couper du bois ou ramasser des pierres, elle s’expatriaient en grande partie et couraient dans les villes pour s’y mettre en service. Vous jugez facilement de ce qui arrivait trop souvent à ces pauvres naïves. La plupart se perdaient. Toutes ou presque toutes contractaient des goûts et des habitudes qui faisaient le tourment du reste de leur vie. Depuis plusieurs années, je cherchais à remédier à ce triste état de choses. Mais enfin, je viens de trouver à Avignon un travail dont la genèse a été bien laborieuse. Toutes les difficultés semblent aplanies, et notre petit atelier va s’ouvrir la semaine prochaine sous la surveillance d’une sœur de la Présentation… »

L’atelier fut ouvert, en effet ; on y travaillait à la confection d’articles divers comme feuilles et fleurs en perles pour monter des couronnes funèbres, et malgré les difficultés que lui a suscitées récemment une concurrence inattendue, il faut espérer, dans l’intérêt de la population locale, que l’œuvre du regretté fondateur lui survivra longtemps encore.

Mais c’est en vain qu’on travaillerait, soit par d’ingénieuses combinaisons privées, soit par des mesures législatives, à la restauration de l’agriculture, dont la cause est si étroitement liée à l’apaisement social, si on persistait dans la déplorable erreur qui consiste à croire que ce but peut être atteint en éteignant dans les masses les sentiments et les principes religieux – erreur dont, croyez-le bien, nous dit Agrippa, les véritables protestants, ceux qui croient encore en Christ, souffrent autant que les catholiques. Et, si l’on ne savait de quelles aberrations l’esprit humain est susceptible, on chercherait vainement à comprendre comment ce qu’on appelle la neutralité de l’école, appliquée surtout comme elle l’est, a pu entrer dans notre législation. Est-ce en détruisant indirectement dans l’âme des enfants de l’un et de l’autre culte les croyances qui ont été jusqu’ici les seules génératrices de la morale, qu’on pouvait espérer d’avoir raison de l’égoïsme, de la cupidité et des autres passions innées au cœur de l’homme ?

Tout le monde connaît l’aveu d’un farouche radical: que, si chacun pratiquait les préceptes chrétiens, il n’y aurait plus de question sociale.

D’où il suit logiquement qu’au lieu d’être l’objet de si furieuses attaques, l’enseignement religieux devrait être la première de nos préoccupations. N’est ce pas toujours aux doctrines du Christ qu’il faut en revenir, si l’on veut faire pénétrer dans les jeunes cerveaux les idées de justice, de charité, de résignation et de paix, sans lesquelles il n’y a pas de société possible ?

Et ici, comme le fait justement remarquer Agrippa, nous devrions nous en prendre encore plus à nous mêmes qu’au gouvernement, car, outre que nous sommes, en définitive, responsables des erreurs ou des crimes de nos gouvernants, puisqu’ils sont ou sont censés être une émanation de la volonté nationale – puisqu’ils sont tout au moins un résultat de son inertie – il est clair que, sans le coupable absentéisme de tant de propriétaires riches, sans l’égoïsme, sans l’indifférentisme, sans l’inconcevable apathie des classes supérieures en général, on ne verrait pas la France se décomposer à vue d’œil comme sous l’effet d’une inexorable fatalité.

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Paulo minora canamus. Voici quelques particularités observées chez les huguenots de la région, dont bon nombre sans doute s’appliquent à leurs coreligionnaires du Vivarais.

Le paysan huguenot des campagnes est généralement d’un extérieur plus grave que le paysan catholique, plus silencieux et défiant que ce dernier, quelquefois d’un puritanisme plus ou moins affecté ; mais dans les villes ces différences sont beaucoup moins perceptibles ; là, le bourgeois protestant est aussi sociable, aussi ouvert que le bourgeois catholique, et dans cette classe, il serait souvent impossible de dire d’une personne qu’elle est catholique ou protestante, en passant quelques heures avec elle.

Les huguenots aiment moins le chant que les catholiques ; leur voix tend plus ou moins à la psalmodie. Le ton est toujours en mineur, en mélodie mélancolique. Gounod a tiré du Vivarais sa cantilène du Pâtre de la Montagne.

Rien de plus froid que leurs temples, d’où l’art est soigneusement exclu, sans style architectural et sans ornements. La chaire y tient lieu d’autel. Il y a, de plus, une balustrade pour la Cène et des bancs. Enlevez tout cela, et vous aurez une grange. N’oublions pas le calorifère – chose beaucoup plus rare dans les églises.

Pas de croix à l’intérieur. Tandis que les Luthériens ont conservé le Crucifix avec la figure du Christ, nos Calvinistes n’admettent la croix sans le Christ que sur le temple. A Lapra, près de Lamastre, le temple est pourvu d’une cloche, mais c’est une exception remarquée. Nous ne connaissons pas d’explication plausible à cette suppression de la croix par des chrétiens. On nous dit que le pasteur de Lapra voyait là simplement un effet de l’ignorance. C’est lui qui a fait surmonter son temple d’une croix.

Quant aux cloches, il y a une explication historique. Elle se trouve, si nos souvenirs sont exacts, dans la nouvelle édition de l’Histoire du Languedoc, où il est dit que les cloches furent interdites pour le culte protestant par une ordonnance de Mazarin. On peut s’étonner cependant qu’après la Révolution, les protestants n’aient pas repris l’habitude de sonner les cloches. Et comme personne certainement ne pouvait songer à leur en contester le droit, il faut qu’ils aient trouvé une raison quelconque de conserver cette différence avec le culte catholique. Il est, d’ailleurs, infiniment probable que l’ordonnance de Mazarin fut une simple mesure de précaution et non un acte vexatoire contre les protestants. Mazarin ne leur était pas hostile. C’est lui qui disait : « Ce petit troupeau broute de la mauvaise herbe, mais il ne s’écarte pas ».

Comme légère innovation dans les habitudes calvinistes, on peut noter qu’à Vernoux, à Lamastre et ailleurs, les jeunes protestantes vont, en robes blanches et voile blanc, à leur première Cène, comme les premières communiantes catholiques, et qu’on les voit arriver par tous les chemins dans ce costume, le jour de la Pentecôte. C’est aussi en blanc qu’elles assistent aux enterrements de leurs compagnes.

Il semble qu’il y ait parmi eux plus d’orthodoxes que de libéraux ; en quoi il ne faudrait pas voir cependant une distinction entre huguenots pratiquants et huguenots non pratiquants ; car les pratiques religieuses chez les protestants n’ont pas la même importance que chez les catholiques. Cette différence tient au dogme de la présence réelle. La messe renouvelle le fait de la rédemption ; de là une efficacité particulière pour le salut des fidèles qui y assistent. Chez les protestants où la Cène est une simple commémoration, qui se célèbre d’ailleurs rarement, l’assiduité au culte, tout en étant recommandée, n’est pas de stricte obligation, et de ce qu’un protestant pratique irrégulièrement, il ne faut pas nécessairement en conclure qu’il a renoncé à sa religion. Ce n’est pas tout à fait comme un catholique qui cesserait d’aller à la messe et de se confesser. En fait, les protestants qui fréquentent le temple sont presque tous des orthodoxes, c’est-à-dire des croyants à la divinité du Christ, tandis que les libéraux, plus ou moins libres-penseurs, n’y vont guère. Les uns et les autres se moquent volontiers des Momiens qui sont cependant, dans le culte réformé, les plus universellement estimés par leur probité et la régularité de leur vie. On leur reproche parfois des abstentions électorales, pourtant bien concevables, quand on songe à la qualité des candidats, qu’on prétend leur imposer. Les Momiens, nous dit-on encore, ont un mépris particulier pour les individus qui, nés catholiques, font profession d’hostilité contre leur religion.

Les huguenots sont moins expansifs que les catholiques.

Pour les veillées d’hiver, les uns et les autres se conforment aux conseils d’Olivier de Serres, « faisans auprès du feu des paniers et corbeilles, vans et semblables meubles de mesnage, suivant cette maxime de ne faire jamais de jour ce qu’on peut faire de nuit, ni en beau temps ce qu’on peut faire en laid ; à quoi les Anciens ont ajouté leur advis : Que celui n’entend rien au mesnage, qui en temps clair et serein travaille à la maison plutôt qu’aux champs ».

Mais, comme si cela tenait à la différence des cultes, les veillées huguenotes ont généralement moins de gaité et d’entrain que les veillées catholiques.

Ces dernières sont comme de petites fêtes. Tout le monde est réuni autour de la table ou de la cheminée, selon la saison. Les jeunes filles pèlent des châtaignes, ou cas sent des noix, ou tricotent. Les vieilles filent de la laine ou de la bourre de soie pour la filoselle dont on fait des bas. Il y a encore parfois un rouet comme dans la Dame blanche. Les hommes taillent des manches de pelles, de pioches ou de faulx. D’autres font des paniers, de la vannerie. On raconte les histoires du pays, et il n’en faut pas beaucoup pour provoquer d’interminables éclats de rire. Les garçons cherchent leur novio. Chacun a apporté son bois pour entretenir le foyer. Quelquefois on boit du vin blanc ; c’est de droit quand il y a la padelée de châtaignes grillées dans la poële percée de trous ; mais jamais cette petite orgie sous l’œil des vieux ne va au-delà d’un verre pour les hommes, et d’un demi ou d’un quart de verre pour les femmes.

Les protestants vivent plus chez eux, et si, dans les veillées, les mains sont aussi occupées, on y chercherait en vain, sauf de rares exceptions, la bonhomie et la franche gaité qui débordent naturellement chez le voisin catholique.

En revanche, la jeunesse huguenote fréquente les vogues beaucoup plus que la jeunesse catholique, sauf les Momiens qui n’y vont jamais. Quand on voit une jeune fille danser dans les vogues, on peut être sûr que c’est une protestante ou quelque fille venue de la ville. Les jeunes filles catholiques, élevées par les sœurs ou tenues par les confréries, s’abstiennent soigneusement d’y paraître.

Il me semble, dit Agrippa, à qui je communiquais ces réflexions, que vous oubliez un peu trop les risques d’erreur auxquels on s’expose par ces sortes de généralisations. Pour moi qui ai passé ma vie au milieu de populations mixtes, je ne vois pas de différence bien tranchée dans les habitudes et les allures des paysans de l’une et de l’autre religion. On sent bien que cela a dû plus ou moins exister autrefois. Aujourd’hui, c’est bien effacé. La seule remarque qu’on pourrait faire est celle ci :

La jeunesse protestante aimerait un peu plus à s’amuser, et en revanche, dans la jeunesse catholique, il y aurait un peu plus de tendance à boire. Peut-être cette différence tient-elle en grande partie aux heures du culte et aussi à un manque de surveillance. Près des églises, la messe étant le matin, le paysan est tenté par le cabaret de bonne heure. Près des temples, le culte étant vers midi, on sort du service religieux pour aller au bal, et les pasteurs n’empêchent pas ces divertissements, à la différence des curés qui surveillent leurs troupeaux de jeunes filles avec une sollicitude touchante.

Au sujet des rapports entre pasteurs et curés, Agrippa nous dit qu’on aurait tort d’en juger par le langage des journaux des deux partis, et assura que, de part et d’autre, ils étaient généralement convenables. Le pasteur qui prendrait texte aujourd’hui de certains objets de culte ou de certaines pratiques religieuses, chez les catholiques, pour les taxer d’idolâtrie, comme faisaient ses prédécesseurs du XVIe siècle, ne serait pas regardé comme sérieux, même par ses collègues. J’ajoute que, loin d’avoir observé chez nos pasteurs des sentiments hostiles contre les curés, je crois pouvoir affirmer qu’il y a plutôt chez eux un véritable regret d’être empêchés par les circonstances d’entretenir de plus amicales relations avec leurs collègues de l’autre communion chrétienne. Un d’eux me disait un jour: « Je suis plus rapproché d’un curé pieux que de certains de mes collègues ».

Il est à remarquer que ce qu’on appelle aujourd’hui les œuvres de paroisse dans le monde catholique, ont été en usage, dans les pays mixtes, bien avant de l’être dans d’autres lieux, à cause du besoin plus grand de s’entretenir et de se défendre religieusement. Il y a longtemps qu’à Vernoux et autres bourgs de la région, des dames patronnesses s’occupaient des enfants, les habillaient, leur faisaient le catéchisme, les préparaient à la première communion, surveillaient les jeunes filles et les réprimandaient au besoin. C’est pourquoi les jeunes protestants préfèrent épouser des jeunes filles catholiques, quand ils le peuvent.

Il y a aussi les œuvres de paroisse protestantes conduites également avec beaucoup de zèle : confection et distribution de vêtements aux pauvres, réunions de jeunes filles où on les fait travailler et amuser. Dans cet ordre d’idées, les pasteurs font venir de Paris ou d’autres grandes villes de jeunes enfants appartenant à des familles pauvres et indifférentes en matière de religion, qu’ils placent à la campagne dans des familles protestantes dans un but de prosélytisme.

Les changements de religion sont rares d’un côté comme de l’autre. Le secrétaire de la mairie d’un pays mixte nous disait : Depuis trente ans que je suis là, j’ai vu, pour cause de mariage, quatre ou cinq catholiques qui sont passés au protestantisme, et autant de protestants qui sont passés au catholicisme. Et, d’après d’autres renseignements recueillis à diverses sources, il semble bien que ce fait particulier donne la mesure de la situation générale.


Agrippa voulut nous garder pour la soirée.

Ayant encore mieux vu, dans cette journée, combien nos manières de voir, sans être concordantes, avaient de points communs, il y eut alors quelque épanchement de sa part – beaucoup plus certainement que n’en comporte la gravité défiante et morose du caractère huguenot car il me dit qu’en songeant que son père et son grand-père étaient protestants, mais que leurs devanciers étaient catholiques, les uns et les autres croyant à la révélation chrétienne, lui-même ne voyant pas de causes suffisantes de division, se sentait parfois comme suspendu entre les deux cultes. En somme n’était-il pas de la même religion que tous ses prédécesseurs, puisqu’il croyait comme eux tous à l’Evangile, et la différence de culte n’était-elle pas un point tout-à fait accessoire ? Au fond, disait il, je suis un peu de votre avis. J’admire l’héroïsme de vos sœurs de charité et la fécondité générale des œuvres catholiques. Peut-être êtes-vous mieux que nous dans la vraie tradition chrétienne…

Malgré cela, je ne vois pas la nécessité de changer. Quand on a été élevé dans une religion, il est convenable d’y rester, à moins de motifs tout-à-fait extraordinaires qui, à mes yeux, n’existent pas. Que ce soit le curé ou le pasteur qui accompagne le pauvre Castagne au cimetière, le bon Dieu sera toujours là pour le recevoir, et je ne lui ferai pas l’injure de penser qu’il m’accueillera moins bien dans un cas que dans l’autre, si j’ai suivi fidèlement ses préceptes. J’aime mieux croire que sa miséricorde sera en raison des épreuves qu’il nous a infligées et de la manière dont nous les avons supportées. Lui seul sait bien – pour employer une expression de nos paysans – ce qui a bouilli au fond de nos marmites.

Y avait-il un ressouvenir personnel dans cette réflexion assez inattendue qui suivit :

En fait d’intolérance, il y en a une que vous ne nierez pas et que l’abbé Genthial eût certainement condamnée : elle consiste dans les entraves que vos prêtres mettent aux mariages mixtes, surtout quand il s’agit d’unir une femme catholique à un mari protestant ; et c’est bien maladroit de leur part, car il n’y a pas de meilleur missionnaire qu’une femme, quand ses paroles sont confirmées par l’exemple de sa vie.

Au reste, le protestantisme vous sert beaucoup plus qu’il ne vous nuit. Il vous soutient comme l’opposition soutient le gouvernement. Sans nous, le catholicisme se corromprait plus aisément, et si le catholicisme disparaissait, le protestantisme ne ferait pas long feu après lui.

  1. Voir p. 67.
  2. On extrait du bois l’acide pyroligneux et de l’écorce on tire du tannin.
  3. Le double-décalitre, c’est-à-dire 20 litres, est la mesure courante du pays et correspond au setier, Le boisseau, 5 litres, est le quart du setier. La salmée ou charge équivaut à 10 setiers ou 160 litres.
  4. Voir l’excellente publication de M. de Gailhard Bancel : Quinze années d’action syndicale. Paris, Poisson, 14, rue de Beaune, 1900.