Voyage au pays des Boutières

Docteur Francus

- Albin Mazon -

VIII

Châteauneuf-de-Vernoux

Bramefan. – Châteauneuf. – L’église paroissiale et le prieuré de Saint-Félix. – La démolition du château (1582). – La saisie judiciaire de ses ruines. – Le mas d’Alibert. – La fondation d’une chapelle. – Les exemptions de taille royale pour les biens nobles et les protestations des communes. – Un spécimen d’hommage au XVe siècle. – Une lettre de Just Louis de Tournon à François de Barjac (1592). – La famille Sonier. – Condition modeste de la petite noblesse vivaroise au XVIIe siècle. – Nobles exerçant le notariat. – Un procès qui a duré 182 ans. – Saint-Apollinaire-de-Rias. – L’enchevêtrement des anciennes juridictions administratives et judiciaires.

Un quartier de la plaine de Vernoux s’appelle Bramefan, ce qui veut dire Crie la faim, parce que le peu d’épaisseur de la terre végétale n’y laisse pousser que des herbes. Le terrain est plein de géodes renfermant de beaux cristaux de quartz.

A l’extrémité de Bramefan, on aperçoit Châteauneuf-de-Vernoux avec sa vieille tour et ses arbres.

Châteauneuf fut jadis un bourg fortifié. Les plus anciens documents connus remontant au XVe siècle, désignent Châteauneuf comme un chef lieu de mandement ressortissant de la paroisse de Vernoux, dont il n’est distant que d’une petite lieue. Les maisons, qui s’étagent sur une colline à l’abri du nord, étaient dominées par un château dont il ne reste qu’une façade de tour carrée fort pittoresque. On appelait cet endroit Castrum Novum, Châteauneuf, en Vernonois. Il était traversé dans sa longueur par une grande route (magna carreria regia).

La seigneurie était partagée entre les seigneurs de Tournon et ceux de Pierregourde, mais ceux-ci étaient loin de constituer toute la noblesse locale.

En 1629, on comptait à Châteauneuf 27 maisons nobles ou vivant noblement.

Il y avait une église paroissiale située au dessous de la route, avec diverses chapelles fondées par des particuliers : celle de Marie Magdeleine, celle de Notre Dame et Saint-Jacques-le-Majeur, celle de Saint-Sébastien, etc.

En outre, il existait un prieuré de St-Félix, de l’ordre de St-Benoît, situé à l’ouest, en dehors de l’agglomération. Pendant plus de deux cents ans, de 1315 à 1543, les titulaires de ce prieuré furent presque sans interruption de la famille de Haut Villar.

Ce lieu appartenait, dès le XIIIe siècle, à des membres de la famille de Tournon.

En 1281, Marguerite de Poitiers, femme de Roger, seigneur de Clérieux, reçut en dot de son frère, Aymar de Poitiers III, comte de Valentinois, le château de Châteauneuf de Vernoux, sauf la partie que Guillaume, seigneur de Tournon, tenait d’Aymar.

En 1485, le seigneur est un Jean, bâtard de Tournon, qui a épousé Jeanne de Lauberge (1).

M. de Lubac dit que « les fortifications de Châteauneuf furent détruites en 1567, ainsi que celles de Vernoux, par ordre de Damville ; cet ordre fut exécuté malgré la résistance des habitants qui soutinrent, dit la tradition, une sorte de siège ; on montre même encore sur les hauteurs voisines la place où auraient été établies les batteries d’attaque » (2).

Il est probable que la tradition est au moins exagérée, car nous n’en trouvons aucune trace dans les annales du pays. En tous cas, si le château fut démoli en 1567, il dut l’être de nouveau en 1582 (avec les châteaux de Soyons, du Pouzin, etc.) par suite d’une décision prise dans une réunion mixte des députés du Vivarais, tenue au mois de mars de cette année à Aubenas, décision ratifiée le 16 octobre suivant par les Etats du Languedoc réunis à Pézenas.

Le seigneur de Châteauneuf en 1639 est un Claude Gardon de Boulogne, et en 1657, un René de Bénéfice, qui est aussi seigneur d’Entrevaux. Mais ce dernier, comme la plupart des nobles de son temps, était chargé de dettes, et quand il mourut en 1682, son héritier, noble Louis Itier, n’accepta la succession que sous bénéfice d’inventaire, et tous ses biens furent saisis. De la description extrajudiciaire qui fut faite, il résulte que l’aspect du château était alors à peu près tel qu’on le voit aujourd’hui. En avant, fondée sur un roc en saillie, se dressait la façade d’une tour carrée à trois étages, jadis surmontée d’une échauguette et flanquée à ses angles supérieurs de deux tourelles en encorbellement, dont l’aspect a dû être gracieux. Par derrière, des débris informes d’anciennes murailles jonchaient le sol. La forteresse de Châteauneuf, qui marquait autrefois l’extrême limite sud des possessions du royaume de Bourgogne, n’était donc plus sous le règne de Louis XIV qu’un lambeau féodal rappelé par quelques ruines que disputait l’huissier. Au siècle suivant, cette ombre de fief sans toit et sans justice appartient à Me Claude Robert, avocat au Parlement et à ses descendants. Mais là, comme dans toute la région, l’organisme féodal est usé et perdu, et la Révolution n’y trouvera plus rien à détruire (3).


Si les données historiques sur Châteauneuf sont assez rares, en revanche, une liasse de vieux papiers, relatifs à un domaine de la contrée, va nous permettre de pénétrer au cœur du passé de cette région.

Quand on a traversé Bramefan, en allant de Vernoux à Châteauneuf, on arrive en présence d’un bouquet de chênes, qui entoure une de ces vieilles maisons, d’apparence moitié féodale et moitié bourgeoise, dont les anciens nobles faisaient leur habitation de campagne, car, à moins d’être possesseurs d’un castel muni de fortes murailles et d’une défense facile, ils avaient généralement leurs demeures dans le bourg même à l’abri du château-fort. Ces métairies, à physionomie de gentilhommières, étaient, d’ailleurs, très modestes. Elles se composaient d’une grande pièce à haute cheminée commune au maître et aux serviteurs et de deux ou trois chambres. Le bâtiment était ordinairement flanqué d’une tour avec un escalier à vis. Les murs de la tour supportaient quelques créneaux, Tel était encore, à la fin du dernier siècle, l’aspect du mas d’Alibert, jadis appelé Grangevieille (il figure sous le nom de la Grange dans la carte de Cassini et dans celle du diocèse de Viviers), et baptisé aujourd’hui Sonier, dans la carte de l’état-major, du nom de ses propriétaires actuels.

Le domaine de Grangevieille appartenait en 1348 à un certain Durand Martin, qui en fit reconnaissance, pour une partie, au seigneur de Châteauneuf, et pour l’autre partie, à noble Pierre du Pont.

Durand avait, entre autres voisins, deux frères portant tous deux le nom de Grégoire de Sellier. Le fils et héritier de ces derniers, nommé Jacques de Sellier, acheta Grangevieille pour le joindre au pré et à la terre qu’il possédait à côté. Ce Jacques devait être un gros personnage, pour le temps et le lieu, car il fonda une chapelle dans l’église paroissiale, plus tard détruite lors des guerres de religion, et dont l’emplacement était dans la partie basse du bourg, au-dessous du chemin qui le traversait dans sa longueur. Il dota cette chapelle d’une pension annuelle et perpétuelle de cinq salmées de blé seigle et vingt sols tournois.

Les fondations de cette nature comportaient diverses prérogatives. Le fondateur avait le titre de patron de la chapelle et le transmettait à ses héritiers, avec le droit de présenter à l’évêque un ecclésiastique ou recteur pour la desservir. Il jouissait de certains privilèges honorifiques dont le plus important était d’avoir sa sépulture dans la chapelle. Voilà le beau coté des fondations. Le revers de la médaille se trouvait dans les charges, qu’elles laissaient aux familles, quand la fortune les abandonnait, et l’on verra plus loin les conséquences lointaines qu’a eues le zèle pieux de Jacques de Sellier.

Jacques, n’ayant pas d’enfants, disposa de ses biens de la manière suivante :

Un quart de son héritage fut attribué à noble Guinot de Chambaud, seigneur de la Tourette ;

Les trois autres furent donnés à noble Odon d’Alibert, de la paroisse de Vernoux. La pension afférente à la chapelle fut répartie dans les mêmes proportions, avec cette clause que les successeurs desdits Odon et Guinot payeraient seulement la moitié de cette rente.

En 1489, Odon d’Alibert passa un acte avec Guinot de Chambaud, par lequel il prit pour lui et ses héritiers la totalité des charges de la dotation, moyennant quinze livres tournois et une salmée de seigle qu’il reçut de Chambaud.

La famille d’Alibert ou Ariber (quelques actes portent Ariberni) était, d’après un mémoire des prieurs de St-Félix, originaire de la ville baroniale de Chalancon et ne vint se fixer à Châteauneuf qu’à la suite de l’héritage de Jacques de Sellier. On trouve, en effet, un Guillaume d’Alibert intervenant comme notaire dans un acte passé à Chalancon, le 5 juillet 1373, portant reconnaissance par Durand de Caume, alors seigneur de la Tourette, de son domaine situé dans le mandement de Châteauneuf, en faveur de noble et discret homme Guillaume de Haut-Villar, prieur de Châteauneuf.

C’est probablement un descendant de ce Guillaume, noble Durand d’Alibert qui, en juillet 1471, faisait hommage de ses biens nobles du mandement de Châteauneuf à haut et puissant seigneur Jacques de Tournon, par devant maitre Broè, notaire royal à Tournon.

Un acte passé par son fils Odon, le 21 janvier 1474, nous met en présence d’un des incidents les plus fréquents à cette époque, c’est-à-dire d’une protestation communale contre l’exemption d’impôts trop abusivement accordée aux biens nobles.

Odon était possesseur à Châteauneuf, non seulement de biens nobles, affranchis comme tels de la taille royale, mais encore de biens ruraux qui y étaient sujets. Il crut pouvoir se soustraire à cette obligation. Les habitants de Châteauneuf, sur qui seraient retombées les tailles indûment écartées, réclamèrent à la chancellerie royale et entamèrent un procès contre Odon. L’instance était engagée quand celui ci se décida à céder. Parmi les amis communs qui présidèrent à la transaction, nous remarquons les noms de noble Odon de Presle et de maître Eustache de Barjac, et parmi les témoins celui de Guillaume Erard, un des ancêtres du bandit qui se fit une triste célébrité dans les guerres de religion. L’acte ne désigne pas les biens ruraux pour lesquels Odon consentit à payer les tailles comme les autres habitants de Châteauneuf, mais parmi eux ne devait pas être compris le domaine de Grangevieille, au terroir de Bramefan, car peu d’années après, le 14 février 1478, Odon en fit hommage, avec dénombrement, en faveur de Jacques de Tournon, seigneur du Châteauneuf.

Voici la traduction à peu près littérale de l’hommage d’Odon d’Alibert à Jacques de Tournon :

Au nom du Seigneur, Amen.

Sachent tous présents et à venir qui ce présent et véritable instrument liront et entendront,

Qu’en l’an de grâce de la bienheureuse Incarnation de N. S. 1478, et le 22 du mois de février, Sérénissime prince Louis par la grâce de Dieu Roi de France régnant,

En présence de moi notaire public et des témoins ci-après écrits,

S’est personnellement constitué noble Odon d’Alibert, fils et héritier de noble Durand d’Alibert, de Châteauneuf de-Vernoux, diocèse de Valence, lequel n’errant en rien et sans tromperie, mais de plein gré, sciemment et librement, et en toute bonne foi, ainsi qu’il l’a déclaré, pour lui même et ses héritiers et successeurs quelconques,

A la demande, instance et solennelle réquisition de magnifique et puissant seigneur, messire Jacques de Tournon, seigneur de Tournon Beauchastel, Châteauneuf-de-Vernoux, etc., et autres baronnies, ici présent et requérant pour lui, ses héritiers et successeurs quelconques,

Le susdit noble Odon a confessé et en paroles de vérité publiquement reconnu que lui et ses prédécesseurs, de qui il a droit, ont tenu dudit seigneur Jacques de Tournon et de ses prédécesseurs, et qu’il tient, doit et veut tenir en fief et hommage lige et noble, savoir, généralement tous les cens, rentes, usages, possessions et propriétés que ledit, noble Odon a, tient, perçoit et possède et qu’il a accoutumé de posséder dans ledit mandement de Châteauneuf-de Vernoux, et dans la juridiction dudit seigneur, confrontés et pleinement décrits dans un cahier de papier écrit, lequel en forme de déclaration et dénombrement desdits cens, choses et propriétés susdites, a été exhibé par ledit noble Odon audit seigneur Jacques de Tournon et Châteauneuf de-Vernoux, et à moi notaire soussigné, dont la teneur, sans rien ajouter ni retrancher, est comme suit :

Premièrement, une grange appelée Bramefan, avec ses appartenances, sise dans la paroisse de Vernoux et mandement de Châteauneuf-de-Vernoux à la part de Tournon, confrontant : de la bise, aux prés du prieuré de l’église de St-Félix, ruisseau entre deux, et aux prés de noble Odon de Presles ; du levant, à la terre de Vital Fabri et aux terres de Gamon et Jacques Mirabel ; du couchant, aux prés de noble Guinot, seigneur de la Tourette, ruisseau entre deux, et aux terres de Jean de Lyoux ; et du midi, aux terres d’Antoine Fabri, dudit lieu de Vernoux.

Après l’énumération en neuf articles de divers droits féodaux ou censes dues à Odon sur diverses propriétés nobles, appartenant à d’autres propriétaires, parmi lesquels figurent noble Durand de Caume, seigneur de la Tourette, Brun de Colonges, Nicolas de St-Agrève, Ponce de Lyoux et autres voisins, l’acte continue ainsi :

Et pour les sudites rentes, cens et propriétés quelconques à la part de Châteauneuf-de-Vernoux, ledit noble Odon, pour lui et tous ses héritiers et successeurs, a fait hommage lige audit seigneur présent, stipulant solennellement et recevant, ledit noble ayant les mains jointes incluses entre celles dudit seigneur de Tournon et Châteauneuf-de-Vernoux, le baisant à la bouche ainsi que ledit seigneur le pratique en signe de liaison et d’amitié ;

Avec protestation néanmoins faite que, si quelqu’une des choses ci-dessus déclarées et dénombrées ne lui appartenait pas, il les pût retirer, et aussi, que s’il avait omis de déclarer ou dénombrer quelque chose qu’il tient dudit seigneur, il les pût par supplément ajouter à son dénombrement dès qu’il en aurait connaissance ;

Promettant ledit noble Odon, par son serment prêté sur les Saints-Evangiles de Dieu, et sous l’obligation et hypothèque spéciale de tous ses biens meubles et immeubles, présents et à venir, audit Jacques, seigneur de Tournon et de Châteauneuf-de-Vernoux, présent et recevant solennellement, stipulant pour lui et ses héritiers et successeurs, d’être à l’avenir et perpétuellement bon et fidèle homme lige, à raison des cens, rentes, choses et propriétés susdites, et de faire tenir audit seigneur et aux siens tout ce qui est contenu dans le serment de fidélité, selon les déclarations et les interprétations d’icelle, c’est à-dire de le défendre par tous les moyens sûrs, utiles, appropriés, possibles et honnêtes, et de faire toutes les autres choses qu’un vrai et fidèle vassal et homme lige est tenu d’observer envers son seigneur.

Et ledit Jacques, seigneur de Tournon et Châteauneuf-de-Vernoux, a reçu et agréé, en son nom et au nom des siens, les protestation et reconnaissance de fief susdites, et ne veut et n’entend déroger en aucune manière aux choses susdites ou quelqu’une d’icelles, à quelque titre que ce soit, et ne veut et n’entend pas non plus que sur les susdites choses ledit noble Odon se puisse créer de nouveaux droits.

De tout ce quoi ils ont convenu l’un et l’autre qu’il serait fait un instrument public par moi notaire public soussigné.

Fait et passé à Tournon dans la grande salle du château dudit seigneur. Témoins présents : Révérend Père en Dieu, messire Jean de Tournon, abbé de Condé ; noble et honnête homme Jean de Lonnay ; Geoffroy de la Chapelle, damoiseau ; Jean Michel, notaire ; Henry Simon, Antoine Iodon, à cet effet appelés.

(Extrait des notes de Me Broé, notaire).

Nous avons donné le texte de l’hommage presqu’en entier parce qu’il reproduit la formule de ce genre de contrats au XVe siècle en Vivarais.

Odon d’Alibert fit plusieurs donations pieuses. En 1479, il abandonna à la chapelle Notre-Dame et St-Jacques-le Majeur une rente de quatre quartes de seigle et une poule, qu’il percevait annuellement de Gamon et Jacques de Mirabel, ses voisins. En 1491, il abandonna une ouche (4) au prieur de St-Félix pour le service de la chapelle de Ste-Marie-Magdeleine, à la charge pour le prieur de fournir ladite chapelle de cierges, linges, hosties et autres objets nécessaires au culte. Il était pourtant gêné, car il vendit, sans faculté de rachat et sous la réserve de la seigneurie directe et d’une rente, une partie du domaine de Bramefan comprise dans le dénombrement de 1478, laquelle partie passa aux mains du seigneur de la Tourette et fut dénombrée par Guillaume de Ginestous au compois-terrier fait par la communauté de Vernoux en 1644, sous la contenance de trente-deux sétérées.

Guinot d’Alibert, fils d’Odon, était notaire à Châteauneuf. Il était aussi assez mal dans ses affaires, et vendit encore d’autres propriétés. Il conserva néanmoins Grangevieille, puisque nous voyons, le 16 août 1646, son fils, noble François d’Alibert, reconnaître ce mas, avec deux maisons à Châteauneuf, en faveur de noble Alexandre de Pierregourde, coseigneur de Châteauneuf.

La Réforme vint et le pays tout entier se fit protestant, les d’Alibert comme les autres. Les habitants de Châteauneuf démolirent l’église et les chapelles et ne laissèrent pas pierre sur pierre

Voici une lettre de l’époque, probablement inédite et reconstituée le mieux qu’il a été possible, sur un original presqu’illisible. Elle est adressée par Just Louis de Tour non à François de Barjac (5), le 10 septembre 1592 :

« Monsieur de Chateauneuf, j’ay sceu qu’aucuns de vostre religion se permissent pour me faire dire d’inouïes opinions, qui se prennent, batissent et jugent de mes desseins… pour les tourmenter… Voulant qu’ils soyent mieux informés de mes justes intentions au service du Roy et de Monsieur de Montmorency, vous prie me fere ce plaisir de me venir voir, et à vostre retour ils cognoistront le peu d’occasion qu’ils ont de me calomnier, soubsonner, et se mesfier de moy, qui n ay aultre désir que celuy que j’ay, lequel désir seroyt la bien manutention et conservation de ce misérable pays de mangeres (mangeurs, vauriens ?) que reste pour moy beaucoup d’affliction de m’y maintenir. Je ne vous diray aultre chose jusques à ce que j’aye le bien de vous voir, dont je vous prie encore un coup. Et je suis, Monsieur de Châteauneuf, vostre affectionné voysin sincère amy.

Tournon ».

Les habitants de Châteauneuf avaient probablement blâmé Just Louis de Tournon d’avoir adhéré à la Ligue. On sait qu’il fit peu après sa soumission au roi Henri IV.

Isabeau d’Alibert, l’héritière de la famille, avait épousé maître Jean Sonier, notaire à Vernoux, dont il reste des minutes incomplètes (1580 à 1599). La date de ce mariage est inconnue. Il est postérieur au 17 juillet 1592, car, à cette date, c’est Isabeau d’Alibert simplement qui fait reconnaissance de ses biens nobles à Claudine de la Marette, dame de Pierregourde ; notons qu’elle ne savait pas signer, peut-être était-elle fort jeune. Parmi ces biens est le mas d’Alibert, autrefois la Grangevieille des Alibert. On remarque, dans cette pièce, à côté des formules d’usage, qu’Isabeau s’engage à être bonne et loyale vassale, à garder lesdites directes, à ne pas les transporter à gens d’église et aultres personnes prohibées… C’est un signe des temps. On sait que cette Claudine de la Marette avait épousé François de Barjac.

Un acte du 10 août 1604 nous montre Jean Sonier et Isabeau d’Alibert mariés.

Par cette union, les biens nobles de la famille d’Alibert échurent à la famille Sonier qui les a toujours conservés depuis.

En mai 1631, la seigneurie de Châteauneuf ayant passé aux mains du seigneur de Gourdon, Isabeau d’Alibert lui fit reconnaissance des fiefs qu’elle avait reconnus autrefois à Claudine de la Marette, dame de Châteaubout et Châteauneuf à la part de Pierregourde. Elle était veuve alors et mourut elle-même bientôt après.

Daniel Sonier, fils de Jean et d’Isabeau, se vit réclamer la pension léguée par les d’Alibert à la chapelle de Sainte Marie-Madeleine, ce qui le contrariait d’autant plus qu’il était protestant et pas riche.

Dans cette contrée montagneuse, d’un difficile accès, toutes les ressources étaient bornées à celles que produisait le sol, dont les denrées se vendaient à bas prix. Les fortunes étaient peu considérables et la propriété très divisée.

« Le pays de Vivarais, dit Pierre Marcha, est fort raboteux et montagneux, ce qui le rend autant rude que le peuple y est doux et obligeant sur tous les autres de la France, principalement la noblesse qui y est en grand nombre, mais communément pauvre d’argent, à cause de la petite débite de leurs revenus, qui leur fournissent néanmoins le moyen de faire meilleure chère avec mille écus de rente qu’on ne ferait ailleurs du royaume avec deux mille écus ».

Les familles s’alliaient entre elles et sortaient peu. Les notaires étaient gens considérés, côtoyant la noblesse, et en épousaient souvent les filles.

C’est un trait caractéristique à notre haut Vivarais, qu’à cette époque on trouve des notaires dans les familles de la noblesse, ce qui n’existait pas ailleurs, en Dauphiné par exemple. C’était pour les nobles un moyen d’augmenter leurs revenus sans quitter leurs terres, et la seule profession libérale qu’ils pussent exercer sur place. Ils quittaient, dans la formule de leurs actes, leur titre de noble, pour prendre celui de discret homme, d’honnête homme et de maître, mais hors de là n’en exerçaient pas moins leurs prérogatives nobiliaires et les transmettaient à leurs enfants. Il y avait donc en Vivarais une sorte de mitoyenneté entre la bourgeoisie et la noblesse. Par exemple, on trouve dans cette région des notaires dans la famille de Vernes, dans la famille d’Alibert, et d’une façon continue, ces deux familles étaient nobles, leurs membres se qualifiaient d’écuyers, de seigneurs. On peut citer encore comme exemples : Jean de Calma (1370), Eustache de Barjac (1470), Jean de Sellier (1539), Isaac de St-Agrève, vers la même époque. La petite et la moyenne noblesse ne croyaient donc pas déroger avec l’office de notaire.

Daniel Sonier, qui fut aussi notaire royal, et de plus châtelain de Châteauneuf, eut à lutter avec les consuls de Vernoux pour faire reconnaître ses biens nobles exempts de taille. En 1652, il fit venir de Tournon les extraits des divers actes d’hommage de la famille d’Alibert, qui étaient aux archives de la famille de la Tourette. Armé de ces documents, il résista victorieusement aux consuls.

Il eut une lutte plus difficile à soutenir avec les prieurs de St-Félix. Malgré la révolution religieuse qui s’était accomplie dans la contrée, le prieuré n’avait pas cessé d’être pourvu d’un titulaire : c’était en 1644 messire François Vachier. L’évêque de Valence, ayant ordonné la reconstruction de l’église détruite, Jean-Pierre Desbos, successeur de Vachier, entreprit la tâche ardue de rétablir les anciens droits attachés tant à la cure qu’au prieuré de St-Félix, qui venaient d’être réunis. Dans ce but, il intenta des actions et souleva de nombreux procès. Daniel fut assigné devant la cour de Boucieu, comme héritier de la famille d’Alibert et soutint quelque temps le procès. Puis une transaction intervint en 1664. Sonier consentit à payer une somme de douze livres par année, et donna comptant 17 livres pour les arrérages qu’on n’avait pas réclamés depuis un siècle.

Ce Daniel laissa deux fils : Jean-Pierre, qui continua la branche aînée protestante à Alibert, et Daniel qui alla s’établir à St-Fortunat et dont la postérité devint catholique.

Charles Sonier, un des fils du Daniel de St-Fortunat, épousa en 1727 demoiselle Jeanne de la Selve du Faïn, fille de noble André Guy de la Selve, sieur du Faïn, et de dame Magdeleine de Meissonnier.

Les la Selve du Faïn ont joué un rôle important en Vivarais. Lorsque Louis XIII passa à Valence en 1629, allant assiéger Privas, les députés du haut et du bas Vivarais se rendirent auprès de lui, ayant à leur tête du Faïn, syndic du pays, qui harangua le Roi, lui représentant à quelles insolences se portaient les huguenots, surtout ceux de Privas.

Le Roi lui répondit qu’il en ferait tel châtiment qu’il en serait à jamais mémoire (6).

Jeanne de la Selve avait six frères qui prirent tous du service. Isaac mourut lieutenant colonel au régiment de Vocance. De quatre capitaines au régiment d’Auvergne, l’un, Alexandre, fut tué au siège de Barcelone ; Marc-Antoine mourut de ses blessures à Seva en Piémont ; René mourut également de ses blessures à Landau ; André Guy fut tué à la bataille de Parme. Le plus jeune et dernier survivant, Henri, lieutenant au régiment d’Auvergne, fut complimenté par le Roi qui l’engagea à quitter le service et à prendre femme pour qu’il fit souche d’une si brave famille. Mais Henri, accablé de douleur par la perte de ses frères, avait résolu de se consacrer à Dieu seul et échangea son uniforme contre une robe de Chartreux.

Leur sœur, Marguerite de la Selve, épousa Isaïe d’Indy.

D’un second mariage avec la dame d’Ollières, André Guy eut deux autres fils qui devinrent officiers dans le régiment d’Auvergne, et dont l’un fut tué au siège de Tournai.

Quant à la famille de Meissonier, c’est celle des Meissonier, seigneurs de Châteauvieux. L’Hubac était un de leurs fiefs et la famille Sonier en a gardé le nom.

C’est à ce lieu de l’Hubac, paroisse de St-Cierge, résidence de la dame de Meissonier, que fut passé le contrat de mariage de Charles Sonier, en présence du sieur Marc Meissonier de Châteauvieux, écuyer, conseiller du Roi et contrôleur de l’extraordinaire des guerres, d’Alexandre d’Audigier, bourgeois de St-Fortunat, et de noble André Guy de la Selve du Faïn, sieur de St-Cierge, capitaine au régiment d’Auvergne.

Pierre St-Ange Sonier de Lubac, un des fils de Charles Sonier, était revenu se fixer à Vernoux. Il hérita, en 1786, des biens de son cousin Jean-Pierre Sonier d’Alibert, mort sans postérité, et c’est ainsi que la branche cadette catholique devint propriétaire de l’antique héritage qu’elle agrandit par diverses acquisitions, et qui prit insensiblement le nom de Sonier au lieu d’Alibert.

Les nouveaux propriétaires héritèrent aussi de l’éternel procès né du legs du vieux Jacques de Sellier à la chapelle de Marie Magdeleine. Nous avons vu que le litige paraissait éteint par la transaction de 1664. Mais peu après, l’évêque de Valence ayant visité Châteauneuf et ayant donné de nouveaux ordres pour la reconstruction de l’église, le prieur Desbos, pour couvrir les frais de l’entreprise, avait naturellement redoublé d’ardeur dans ses réclamations de droits féodaux. En ce qui concernait Sonier, le prieur invoqua une clause résolutoire insérée dans la transaction de 1664, alléguant que des recherches nouvelles lui donnaient droit sur d’autres propriétés ayant appartenu à Jacques de Sellier.

Le prieur Desbos gagna la plupart de ses procès, ce qui lui permit de faire élever une petite église jointe à son prieuré. Elle fut terminée au bout de trois ans et solennellement consacrée le 8 mai 1672, au milieu d’une assistance considérable. On y remarquait : messire César de Lestrange, seigneur de Grozon ; noble de Badel, seigneur du Noyer ; messire Claude Robert, seigneur de Châteauneuf d’Eclassan ; noble de Chambonnet, du Velay ; de Bologne, seigneur de Châteauneuf, écuyer ; mestre Michel Moreau, avocat au Parlement, etc. Il y avait, dit le procès verbal officiel, plus de six cents autres personnnes, la plupart de qualité.

Le procès des prieurs contre les Sonier était encore pendant bien après la construction de l’église. Une nouvelle transaction eut lieu en 1741 et le chef de la famille, alors Isaac Sonier, las de la lutte, promit de revenir à la pension primitive de cinq salmées de seigle et 20 sols d’argent, en soldant les arrérages depuis 29 ans.

Cet interminable procès fut encore repris vers 1840. A vrai dire, les prieurs n’existaient plus, mais la fabrique de St-Félix-de Châteauneuf avait été unie à celle de Vernoux, et c’est cette dernière qui fit revivre les prétentions des prieurs curés de St-Félix. L’affaire n’a été terminée que vers 1846, par un rachat définitif de la pension. Elle avait duré 182 ans !

Il est heureux, on le voit, pour la vieille histoire de Châteauneuf, que Grangevieille ait existé et même – à quelque chose malheur est bon – que ses habitants aient eu un long et ennuyeux procès avec les prieurs de St-Félix, car sans la liasse poudreuse qui en est restée, nous aurions complètement ignoré une série de faits qui ne sont pas sans intérêt, tout au moins pour l’étude des mœurs locales. D’ailleurs, le fait d’une habitation constante de quatre siècles – phénomène qui devient de plus en plus rare dans notre siècle où les familles s’émiettent comme les croyances – donne à la famille Alibert-Sonier une physionomie particulière qui s’encadre fort bien dans les arbres et les ruines de Châteauneuf et nous paraît justifier amplement cette petite digression.


La paroisse de St-Apollinaire-de-Rias, qui touche à Châteauneuf, est un ancien démembrement du prieuré de Vernoux ; aussi le prieur de Vernoux avait-il autrefois droit de présentation au bénéfice de St-Apollinaire, mais bien avant le siècle dernier, ce droit était passé à l’évêque de Viviers. La lettre du curé de 1762 dit : « La qualité des lieux, c’est d’être très misérables et habités par des protestants ».

Le procès-verbal de la visite du grand vicaire de Viviers en 1583 contient le paragraphe suivant au sujet de St Apollinaire-de-Rias :

« Les notables, qui ont déposé pour St-Jean-Chambre, déclarent en même temps l’état de St-Apollinard de Rias. Depuis les derniers troubles, aucun service n’a lieu dans cette paroisse dont l’église est aussi rompue et déserte. On ignore l’état et les revenus de la cure ; M. de la Tourette perçoit, dit on, ces revenus… On ne connait plus un catholique à St-Apollinard, les témoins ne sachant pas qu’il y en ait encore dans ce lieu ».

Les deux mandements de Châteauneuf-de-Vernoux et de St-Apollinaire, quoique faisant partie de diocèses différents, étaient réunis, au siècle dernier, pour l’administration de la justice. Le marquis de la Tourette était seul seigneur de St-Apollinaire et coseigneur de Châteauneuf pour les trois quarts : le dernier quart appartenait aux St-Priest de la Fouillouse. Le tout relevait de la baronnie de Chalancon et en arrière-fief du Roi.

L’enchevêtrement des juridictions n’était pas moindre pour Vernoux qui était divisé entre deux mandements : Une partie de cette paroisse formait, avec la paroisse de St-Julien-le-Roux, le mandement de la Tourette, et l’autre partie formait avec Boffres le mandement de Savinas. Ce dernier était uni au mandement de la Tourette pour la justice, mais il était divisé pour la seigneurie et le spirituel, puisque Boffres appartenait au prince de Soubise et faisait partie du diocèse de Valence.

  1. Abbé Garnodier. Recherches archéol. sur St-Romain de Lerp, p. 301.
  2. Revue du Vivarais, 1893.
  3. Idem.
  4. Terre labourable entourée de fossés.
  5. François de Barjac, sieur de Pierregourde, était le frère-cadet de Charles de Barjac, sieur de Colans, qui fut gouverneur du Vivarais par les protestants pendant la deuxième guerre civile 1567-1568. Il exerça lui-même cette charge de 1572 à 1575. Le fief de Pierregourde lui avait été apporté par sa femme Claudine de la Marette, héritière de son frère, le sieur de Pierregourde, tué à Mensignac, en octobre 1568. (Voir l’ouvrage de Garnodier, p. 236).
  6. Journal historique du siège de Privas.