En considérant la solution donnée de notre temps à la question des écoles et surtout l’application qui en a été généralement faite, on est amené invinciblement à se demander si le cerveau du peuple français est bien équilibré et s’il a la moindre idée de la justice distributive.
Nous allons exposer simplement ce qui s’est passé à Vernoux.
Il y avait autrefois à Vernoux deux écoles communales : celle des Frères, fondée il y a une cinquantaine d’années par le vénérable curé Chifflet, le fondateur de l’hôpital, et l’école purement protestante. Cette division toute naturelle répondait aux sentiments comme aux besoins de la population. Les familles catholiques n’avaient qu’à se louer du soin et de l’intelligence que les Frères mettaient à remplir leur tâche, et les protestants, de leur côté, se montraient satisfaits de leurs instituteurs, dont un, M. Manson, a laissé dans le pays la réputation d’un maitre parfait. Le plus vulgaire bon sens, comme le plus vulgaire sentiment des convenances, commandait de maintenir un statu quo dont personne ne se plaignait, et la majorité protestante du conseil n’eût probablement jamais pensé elle-même à modifier cet état de choses, sans l’invite aux mauvaises passions, à l’esprit sectaire, qu’est venue lui apporter la nouvelle loi scolaire.
La laïcisation de l’école de Vernoux, ou plus exactement la suppression de l’école des Frères au profit de l’école protestante devenue l’unique école communale, a été opérée le 13 février 1887.
Dans une commune qui compte 1500 catholiques à côté de 1750 protestants, c’est à dire où les deux cultes sont divisés en deux camps à peu près égaux, on conviendra que l’accaparement exclusif des fonds scolaires par l’un des deux n’est pas précisément une œuvre de haut libéralisme et de parfaite équité.
Mais, dira-t-on, la nouvelle école communale n’est pas plus protestante que catholique ; elle est neutre, conformément à la loi ; tant pis pour les familles catholiques, si elles ne veulent pas y envoyer leurs enfants !
Ce raisonnement est fort beau en théorie, mais ne soutient pas l’examen au point de vue pratique. Outre que les catholiques sont payés pour savoir ce que vaut la neutralité, dont on parle, pourquoi les blesser gratuitement dans leur conscience, quand on sait qu’ils n’admettent pas la séparation de la croyance religieuse et de la morale, et de quel droit un Etat, qui se prétend libéral, peut-il se prévaloir pour intervenir dans une question si délicate entre la famille et l’enfant ? On comprendrait que, pour faire respecter toutes les croyances, l’Etat eût établi des écoles pour chaque confession religieuse dans toutes les communes mixtes, mais mettre toutes les croyances à la porte de l’école, pour complaire à l’on ne sait quelle infime minorité d’énergumènes ignorants, ne parait guère digne d’un gouvernement qui se respecte et qui veut tenir compte de la réalité des choses.
Quelle est, en fait, la conséquence de ce beau régime, partout où la sagesse des autorités locales n’a pas su ou n’a pas voulu en tempérer l’application ?
Pour les protestants, d’abord – c’est un pasteur du département qui va nous le dire :
Nos écoles protestantes ont disparu ou à peu près. Les écoles laïques les ont remplacées. On n’a vu au premier abord que des avantages à cette substitution. Les églises qui avaient eu le courage et la témérité de conserver leurs écoles ont dû se rendre à la réalité, et devant des bancs vides, congédier instituteurs et institutrices. Ne, fallait-il pas profiter des avantages qu’offrait l’école laïque, gratuite et obligatoire ? Les protestants, habitués à ne faire aucun sacrifice pour les cultes, ont trouvé inutile d’en faire pour leurs enfants. Qu’importe à la plupart l’enseignement religieux que le maitre donnait à ses élèves en même temps qu’il leur inculquait les premiers éléments des diverses sciences ?
On n’en parle plus, il est tombé dans le domaine de l’oubli.
Les conséquences n’ont pas tardé à se manifester. Les enfants sont arrivés et arrivent à l’âge de leur première communion sans savoir un mot d’histoire sainte, sans savoir les premiers faits chrétiens.
Les pasteurs ont prévu ces résultats et, pour remédier à cette absence d’enseignement religieux, ils ont créé des écoles du jeudi à côté des écoles du dimanche. Mais dans combien de cas ces écoles du jeudi donnent-elles tout ce qu’on pourrait en espérer ? Ou l’élève est fatigué et ne peut accorder à cet enseignement l’attention qu’il réclame, ou il le considère comme inutile, tout au moins comme superflu et se réserve pour la classe primaire.
Dans tous les cas, les notions chrétiennes et les grands faits de l’ancien et du nouveau testament sont ignorés ou méconnus.
Et c’est l’Eglise de demain, c’est la nouvelle génération de nos protestants qu’on élève dans une ignorance religieuse qui fait rougir, et qui deviendra un véritable péril pour le protestantisme si nous n’y portons promptement remède !
Les parents comprendront-ils leurs devoirs vis-à-vis de leurs enfants et prêteront-ils leur concours à l’œuvre poursuivie par les pasteurs ?
Ils peuvent conjurer le danger. Mais il est temps d’ouvrir les yeux et d’arrêter les progrès du mal (1).
Pour les catholiques, outre la plaie morale qui frappe surtout les pauvres familles plus ou moins obligées par leur situation d’envoyer leurs enfants à l’école laïque, il y a une aggravation de charges qui est une iniquité criante.
En effet, les catholiques payent forcément, comme contribuables, pour l’école publique, soi-disant neutre, où leur conscience et une triste expérience les empêchent d’envoyer leurs enfants ; et ils payent de plus pour l’école libre que les mêmes motifs leur font préférer invinciblement à l’école communale.
A Vernoux, il y a mieux encore, les catholiques payent, comme contribuables, les 2.000 francs que reçoit le pasteur protestant, tandis que le curé n’en reçoit que 1.200 (le traitement du vicaire ayant été naturellement supprimé) ; ils payent aussi pour l’entretien du temple protestant, sans avoir reçu un centime pour la construction de leur église.
Si après cela les catholiques de Vernoux n’ont qu’une très médiocre idée de la liberté et de l’égalité républicaines, il nous semble qu’on leur en a donné quelque peu le droit et que ce ne sont pas, dans tous les cas, les préfets et les maires laïcisateurs qui sont autorisés à leur en faire un grief.
Or, ce que nous venons de voir à Vernoux se voit dans presque tout le département. Les laïcisations ont été poussées avec une sorte de fureur idiote, malgré les protestations des pères de famille et de bon nombre de municipalités, malgré les avertissements des républicains honnêtes et sensés qui ont bien vite reconnu le danger que ce fanatisme à rebours faisait courir à la République. Des iniquités de ce genre étaient possibles, il y a deux ou trois siècles. Aujourd’hui elles ne peuvent avoir qu’une durée éphémère, parce qu’elles blessent toutes les notions de liberté, d’égalité, de bon sens et de justice distributive.
Comme preuve de la réprobation que le nouveau régime scolaire a rencontrée dans l’Ardèche, notons qu’il y a aujourd’hui (2) dans le département plus de 150 écoles libres et que la supériorité numérique des élèves qui les fréquentent est en moyenne d’un tiers, quelquefois des huit dixièmes. A quel surcroît de charges iniquement imposé aux consciences catholiques correspondent ces chiffres ? C’est un calcul que nous recommandons aux républicains sincèrement amoureux du principe de l’égalité devant l’impôt, qui est assurément la plus palpable de toutes les conquêtes de 1789.
Une protestation individuelle, très honorable pour celui qui l’a faite, a eu lieu, il y a quelque temps, près de Vernoux, à ce hameau de Cluac dont nous avons parlé dans un précédent chapitre. Elle mérite d’autant plus de trouver place ici qu’elle émane d’un protestant, notre compatriote, M. Vacheresse, ancien secrétaire général aux préfectures de l’Ardèche et du Rhône, et ex-président du tribunal d Embrun.
M. Vacheresse a un domaine près du hameau de Cluac, dont l’école publique fut laïcisée en 1884. Les religieuses qui la dirigeaient ouvrirent alors une école libre de filles dans une maison dont M. de Saléon-Terras, maire du Cheylard, leur concéda gratuitement la jouissance. C’est cet immeuble que M. Vacheresse a acheté. Or, dans le double but de montrer aux protestants que la loi néfaste attentait aux droits du père de famille, quel que fût son culte, et aux catholiques, que ces droits imprescriptibles pouvaient trouver des défenseurs parmi les réformés aussi bien qu’au sein du catholicisme, M. Vacheresse se hâta de maintenir la concession faite aux sœurs par son vendeur, et il saisit l’occasion de la réouverture de l’école pour prononcer un discours qui est à la fois un acte de courage et un rappel aux vraies doctrines libérales si singulièrement méconnues de nos jours.
Voici ce discours que les coreligionnaires de M. Vacheresse ne sauraient trop méditer :
DISCOURS PRONONCÉ LE 3 JUIN 1888 PAR M. VACHERESSE Ancien Secrétaire Général de la Préfecture du Rhône Avocat à Tournon (Ardèche).
Messieurs,
En prenant possession de la maison où M. de Saléon Terras avait accueilli votre école libre, je tiens à vous donner publiquement l’assurance que les dispositions prises par mon prédécesseur seront maintenues. La propriété a passé d’un catholique à un protestant. Mais rien n’est changé dans votre œuvre. Le nouveau propriétaire ne se croit pas obligé d’être hostile aux religieuses, parce qu’elles enseignent des croyances qui ne sont pas les siennes.
Par le temps qui court, un exemple de tolérance ne sera pas de trop. Quelque pénible qu’en soit l’aveu, il faut bien reconnaitre que la liberté religieuse et le respect de la liberté religieuse ont diminué en France. Lorsque, il y a plus de cinquante ans, M. Guizot organisa l’instruction primaire, non seulement les prêtres et pasteurs qui gardent le dépôt des doctrines chrétiennes eurent toute facilité pour les enseigner, mais le droit souverain des pères de famille sur l’instruction religieuse de leurs enfants fut expressément réservé. C’est l’honneur de ce temps-là que personne n’eût osé proposer aux pouvoirs publics de porter atteinte à la liberté de conscience pas plus qu’à nos libertés politiques.
Qui alors aurait pu prévoir qu’un jour viendrait où une loi ferait défense aux ministres de la religion de paraître dans les écoles primaires ? Qui aurait jamais supposé qu’en plein dix-neuvième siècle, à la veille du Centenaire de 1789, un Parlement français en arriverait à ce degré d’intolérance que, malgré le vœu presque unanime, il bannirait de l’enseignement public les croyances de la majorité du pays ?
Voilà pourtant quelle situation vous a faite une loi qu’on dirait inspirée par le fanatisme d’un autre âge. Ces prêtres catholiques et ces pasteurs protestants qui rivalisent de zèle et de dévouement, que votre confiance appelle pour tous les actes de la vie chrétienne, pour les baptêmes, pour les mariages, pour assister les mourants, il vous est défendu de les envoyer dans les écoles primaires publiques continuer à vos enfants l’instruction religieuse qu’ils ont commencée chez vous. La loi ne tolère la religion que hors l’école, et encore les jours de récréation, le dimanche et le jeudi, comme on permettrait les arts d’agrément – la danse ou la musique. Des enfants de six à treize ans sont obligés d’aller au loin par tous les temps, qu’il pleuve ou qu’il neige, apprendre le catéchisme à l’église ou au temple, dans des bâtiments froids et humides, au risque de tomber malades.
Faut-il s’étonner que, pour résister à cette intolérable oppression, des écoles libres aient partout surgi ?
Si encore les dispositions vexatoires qui ont révolté la conscience publique devaient avoir pour résultat une rénovation des sentiments populaires, si les auteurs et inspirateurs des lois scolaires pouvaient raisonnablement espérer qu’ils aboutiront à créer une société à leur image, ce serait, sinon une excuse, du moins une explication. Mais s’imagine-t-on par hasard qu’on va déraciner les croyances religieuses ?
Il semble bien que c’est le rêve de quelques-uns. D’autres, sans aller si loin, s’acheminent, volontairement ou non, vers le même but par la substitution d’une sorte de philosophie à l’enseignement chrétien. C’est ainsi qu’un des rapporteurs de la loi scolaire a opposé à l’ingérence des religions positives dans l’éducation la théorie de l’école neutre, où l’on enseigne « une morale commune à tous les peuples, basée sur la raison naturelle… morale qu’on appelle laïque, parce qu’elle ne doit être ni ecclésiastique, ni confessionnelle ». Reste à examiner si le nouveau catéchisme a quelque chance de jamais remplacer l’ancien.
En définitive, cet exposé des idées nouvelles ne contient qu’un mot nouveau destiné à rajeunir une chose fort ancienne. C’est, au fond, ce que Pascal appelait la morale païenne : « Comme leur morale est toute païenne, la nature suffit pour l’observer… La loi et la raison sont des grâces suffisantes pour ces effets… Quant à la religion, nous lui donnons d’autres vertus pour objet… une vertu plus haute que celle des plus sages du paganisme. …Pour dégager l’âme de l’amour du monde, pour la retirer de ce qu’elle a de plus cher, pour la faire mourir soi-même, pour l’attacher et la porter uniquement et invariablement à Dieu, ce n’est l’ouvrage que d’une main toute puissante… » Tel est, messieurs, depuis des siècles, l’idéal religieux des peuples chrétiens. Croyez-vous qu’il va disparaître et céder la place au programme de l’enseignement laïque ?
Pour exprimer une prévision à cet égard, je ne veux pas raisonner comme un croyant qui s’adresserait à des croyants. Je me place exclusivement au point de vue législatif et je dis que, dans notre pays, étant donné l’état d’esprit des populations, toute loi d’enseignement qui exclut la religion de l’enseignement est mort née.
La volonté arbitraire ni les idées préconçues du législateur ne suffisent à maintenir ce qu’il a établi. C’est à des conditions plus difficiles que les institutions peuvent se perpétuer. Il y faut le souffle vivifiant de l’assentiment populaire. Cela est particulièrement vrai de l’éducation des âmes. Quant Louis XIV interdit en France le culte protestant, son entreprise, bien qu’elle ait finalement échoué, obtint quelques succès relatifs, parce que les croyances proscrites étaient remplacées par d’autres ; les préceptes d’une religion propagée par une foi vivante ne laissaient dans les âmes aucun vide. Mais quelques lieux-communs d’une philosophie vulgaire n’auront pas la même vertu. Les manuels d’instruction laïque ne remplaceront pas l’Evangile et ne le feront pas délaisser.
Pourquoi d’ailleurs tant d’hostilité contre l’enseignement chrétien ? Est-il menaçant pour la République ? Est-il contraire aux principes de la société moderne et aux intérêts de la démocratie ? Cette religion du Christ, qui a proclamé l’égalité des hommes, qui a fondé la liberté de conscience par la distinction entre Dieu et César, je ne sache pas qu’elle soit incompatible avec les idées politiques et sociales que les républicains eux mêmes ont coutume de résumer par les mots : principes de la Révolution, et par la date de 1789. Aussi est-on confondu d’étonnement lorsqu’on voit des hommes sérieux, – sans autre motif que le désir de satisfaire une minorité turbulente dans quelques grandes villes – heurter de front les croyances de tout un peuple et entreprendre une lutte dont l’issue est certaine.
Mieux qu’ailleurs, messieurs, dans ce Vivarais tout rempli encore du souvenir des guerres de religion et de l’insurrection des Camisards, nous avons appris ce que peuvent les résistances de la conscience. C’est ici, au château de Fontréal, que furent écrasés, en juillet 1709, les derniers combattants huguenots. La liberté religieuse avait succombé : plus de pasteurs, plus de culte, plus d’enseignement. Quatre-vingts ans plus tard, l’œuvre éphémère du despotisme s’écroulait d’elle-même et la liberté des cultes nous était rendue.
Que cet exemple vous soit un encouragement et une espérance. Nous n’étions qu’une poignée : vous avez le nombre et la force. Il nous fallait combattre un pouvoir séculaire à l’apogée de sa grandeur : vous avez affaire à un gouvernement né d’hier, en proie à la discorde. Ayez confiance ! On ne vous résistera pas longtemps. Plus heureux que nos pères, vous n’aurez pas à conquérir votre liberté religieuse à coups de fusil ; il suffira d’une arme plus pacifique : votre bulletin de vote.
Tout conspire à vous délivrer. Sous des drapeaux différents, catholiques et protestants s’unissent pour défendre une cause qui les intéresse également. Lorsque, pour la première fois, le gouvernement de la République eut la funeste inspiration d’interdire l’enseignement à un ordre religieux, M. le pasteur Bersier écrivit au ministre : « … Vous compromettez la cause de la République par une politique anti-libérale ; vous soulevez contre elle une force dont vous ne soupçonnez pas la puissance, celle de la conscience religieuse elle-même, et vous préparez les réactions de l’avenir… Je ne veux pas que le protestantisme puisse être rendu solidaire d’une telle entreprise, et c’est là ce qui m’oblige à parler ».
Lacordaire a exprimé, en d’autres termes, les mêmes idées : « La loi sur la liberté de l’enseignement a été l’édit de Nantes du dix-neuvième siècle… Si une main téméraire, quelque puissante qu’elle fut, osait un jour y toucher…, qu’elle sache bien que Louis XIV, dans toute sa gloire, n’a révoqué l’édit de Nantes qu’en déshonorant son règne, en préparant le dix-huitième siècle et la ruine de sa maison ».
C’est à dessein que je réunis les noms de Lacordaire et de M. Bersier. L’illustre dominicain et le pasteur éminent dont s’honore l’Eglise réformée de France s’accordent à défendre, dans sa plénitude, la liberté de l’enseignement, qui est une des formes de la liberté de conscience. Et, ce qu’ils disent des enseignements supérieur et secondaire, où les ressources de la fortune fournissent mille moyens d’échapper aux entraves de la loi, est encore plus juste lorsqu’il s’agit de l’instruction primaire. Ici, en effet, les pauvres gens, assujettis à l’obligation scolaire, sont à la fois contraints d’envoyer leur enfants à l’école et empêchés d’y faire enseigner leur croyances. C’est bien là une violation de la liberté de conscience. Tant que leurs ministres n’auront point recouvré le libre accès des écoles primaires publiques, toutes les communions chrétiennes, catholique ou protestantes, seront également opprimées. Les droits imprescriptibles de la conscience sont leur patrimoine commun.
Si j’insiste sur la solidarité des intérêts religieux, c’est qu’il importe de dissiper une prévention malheureusement trop répandue.
Nous entendons dire journellement : « Tous les protestants sont républicains. Tous ont applaudi à la dispersion des congrégations catholiques. Tous approuvent l’interdiction de l’enseignement religieux dans les écoles primaires ».
Eh bien ! messieurs, autant de mots, autant d’erreurs.
D’abord on peut être républicain sans s’associer nécessairement à une politique d’intolérance. Les exemples, – nombreux et honorables, – ne font pas défaut.
D’ailleurs, rien n’est plus inexact que les classifications politiques fondées sur la confession religieuse. La vérité est que les protestants, pas plus que les catholiques, ne sont inféodés à aucun parti. S’il en est bon nombre de républicains, d’autres n’ont point oublié que leurs pères furent les compagnons d’Henri IV. On demandait un jour au duc de Mayenne ce qui avait déterminé la victoire aux combats d’Arques ; pressé de questions, il finit par répondre : « C’est la vertu de la vieille phalange huguenote et de gens qui, de père en fils, sont apprivoisés à la mort ». Voilà toujours quelques protestants qu’on voudra bien ne pas classer comme républicains. En combattant pour le glorieux fondateur de nos libertés religieuses, ils combattaient pour leur propre cause.
Cette cause impérissable est restée chère à leurs descendants. Que, dans un pays bouleversé par un siècle de révolutions, les protestants se soient divisés sur la politique, ce n’est guère surprenant. Ils ne sont pas les seuls. Mais, sauf les exceptions qui sont dues à l’ignorance ou qu’imposent la discipline et la tyrannie des partis, ils sont généralement demeurés fidèles aux traditions de liberté religieuse. Il n’est pas vrai qu’ils aient applaudi à la dispersion des congrégations catholiques : pourquoi approuveraient-ils aujourd’hui des pratiques violentes qui peuvent demain se retourner contre eux ? Il n’est pas vrai non plus qu’ils aient vu avec satisfaction prohiber l’enseignement religieux : de ce qu’ils sont moins nombreux que les catholiques, s’ensuit-il qu’ils souffrent moins qu’eux de cette exclusion ?
En vous donnant ces explications, j’ai voulu contribuer pour ma part à détruire des malentendus regrettables. C’est bien assez de nos dissensions politiques, sans les exaspérer par des dissidences religieuses qui n’ont aucun rapport avec les choses de la politique. Dans cette pensée d’apaisement, je suis heureux d’apporter mon concours à l’œuvre que vous avez fondée. Lorsqu’on saura, dans nos campagnes, qu’un protestant donne asile à une école catholique, ce fait en dira plus que tous les discours sur l’union des diverses confessions chrétiennes dans la revendication de leurs communes libertés.
Et, s’il m’est permis d’exprimer un vœu, puisse le gouvernement de la République voir enfin quel soulèvement d’opinion a provoqué la loi scolaire ! Qu’il comprenne le péril de ce grief permanent, ravivé chaque jour par l’application d’une loi antipathique au pays ! Qu’il se rende compte de l’inanité des mesures de compression et de l’invincible faiblesse de ceux dont il s’est fait – souvent malgré eux – des adversaires ; et qu’il médite cette parole d’un contemporain des guerres de religion : « L’Eglise est une enclume qui a usé beaucoup de marteaux ».
Il y aurait encore bien des choses à dire au sujet de la façon dont nos gouvernants comprennent la question de l’instruction primaire. Nous nous bornerons à relever deux points :
Constatons, en premier lieu, que si leur prétention à être les inventeurs de l’instruction populaire peut bien tromper quelques badauds, elle ne soutient pas l’examen pour qui est tant soit peu versé dans les études historiques. L’instruction était sans doute moins répandue autrefois qu’aujourd’hui, mais toujours on a fait de louables efforts pour la répandre, toujours le clergé a marché en tête de cette généreuse croisade et, si l’on veut tenir compte des circonstances, il n’est pas aussi sûr qu’on pourrait le croire, que le mérite du présent sur ce point soit supérieur à celui du passé, d’autant que c’est évidemment l’œuvre du passé qui a permis les succès de l’heure présente. En ce qui concerne spécialement Vernoux, nous lisons ceci dans un manuscrit intitulé : Rolle et taille de la communauté de Vernoux, année 1779 :
« Art. 13 : Plus la somme de cent cinquante livres (est allouée) pour les gages d’un maître d’école, à la charge d’enseigner gratis ».
L’instruction gratuite n’est donc pas un bienfait moderne ; elle se pratiquait à Vernoux, village perdu dans les montagnes, avant la Révolution. – Et combien d’autres faits de ce genre, qu’il serait trop long de citer, n’avons nous pas recueillis dans nos pérégrinations à travers les vieux manuscrits ardéchois !
Il est vrai que le passé n’avait pas imaginé de séparer l’instruction primaire de l’enseignement religieux. Il n’a jamais présenté de symptôme de cette folie moderne qui consiste à traiter les enfants comme des philosophes. Est-ce que les funestes résultats de ce système ne commencent pas déjà à se manifester, dans l’état de trouble et de malaise que présente la physionomie générale du pays, et dans les chiffres tristement éloquents de la statistique criminelle ! Pour l’année 1886, le nombre des prévenus mineurs passibles de la police correctionnelle s’est élevé à trente trois mille jeunes gens, fleur de cette jeunesse pour laquelle on a ruiné l’Etat et les communes en instituteurs et palais scolaires, et il n’a fait qu’augmenter depuis. On arrêtait, il n’y a pas longtemps, à Paris, une bande d’enfants pratiquant le vol à l’étalage, dont le plus âgé n’avait pas dix ans. Ceux qui se moquent des légendes du moyen-âge feraient bien de se demander si notre temps n’est pas la dupe de légendes aussi absurdes et dans tous les cas plus pernicieuses.
Où sont les avantages de l’instruction laïque, ce talisman précieux qui devait dissiper toutes les ténèbres, apaiser toutes les passions, faire de notre pays un nouvel Eden ? Y a-t-il moins de pauvres, d’ivrognes, de voleurs, d’assassins ? Y a-t-il surtout moins d’imbéciles ? Voyons-nous diminuer les cabarets ? Les grèves ont-elles disparu ? Hélas ! c’est tout le contraire : la fièvre a partout succédé à un calme relatif. Etait-ce bien difficile à prévoir ? La faute n’en est pas naturellement aux instituteurs qui, généralement, nous le croyons, ont atténué en partie, par leur attitude individuelle, les effets d’un système insensé. Nous savons tous les instincts fâcheux et les passions désordonnées qui sont dans notre nature, et il n’est pas nécessaire d’être sorcier pour comprendre les troubles que leur explosion peut occasionner à l’état social, si on continue d’exclure de l’éducation de la jeunesse les seules influences assez fortes pour les contenir.
On apprend à lire aux enfants, nous disait l’autre jour un homme de beaucoup de sens, mais on ne leur apprend pas à se conduire, et l’habitude de la lecture, si elle n’est pas accompagnée des leçons de morale, rendues efficaces par le prestige religieux, ne peut que répandre dans les esprits novices des idées fausses et des ferments de colère ! Continuez, braves gens, de laïciser ; on commence à en voir les effets ; Dieu veuille qu’on ne les ressente pas bientôt trop cruellement !
Quoiqu’il en soit, nous dit Agrippa, votre Notice sur Vernoux sera dignement close par le discours de M. Vacheresse, et je vous en remercie au nom de mes coreligionnaires, car ce document restera pour sauver leur honneur, lorsque, dans des temps plus calmes, l’histoire impartiale aura à juger leur attitude du temps présent.