Voyage autour de Crussol

Docteur Francus

- Albin Mazon -

II

Une excursion à travers les anciennes divisions politiques, administratives et ethnologiques du Vivarais

Le plus ancien chemin de nos contrées. – Villes et Cités romaines à cheval sur le Rhône. – La réunion du haut et du bas Vivarais. – La domination lyonnaise dans une partie du Vivarais. – Deux ilots foréziens. – Le comté de Valentinois et sa cession au roi de France. – Situation bizarre des terres valentinoises de la rive droite du Rhône. – La baronnie de Chalancon. – Le Vivarais placé sous la juridiction du Présidial de Valence en 1636. – Il est rendu au Présidial de Nimes en 1649. – Les diocèses de Valence et de Viviers avant le Concordat. – Padgels et Royols. – Les Boutières et le pays des Bedos.

Il est assez généralement admis que le Vivarais correspondait à peu près à l’ancienne Helvie, comme le département de l’Ardèche correspond à l’ancien Vivarais, et l’on part de là pour admirer l’unité d’une existence nationale ou provinciale persistant ainsi depuis les temps les plus reculés jusqu’à nos jours, à travers tous les bouleversements de l’époque romaine, du moyen-âge et de l’histoire moderne.

Sans chercher noise à ce sentiment d’admiration de soi-même, qui est la plus douce des imperfections chez les individus comme chez les groupes humains, et sans vouloir examiner s’il est vrai, comme on pourrait le croire d’après un passage de Strabon (1), que les Helviens aient subi la domination des Arvernes, il nous sera bien permis de constater que, tout en gardant une certaine unité d’ensemble, notre pays a payé son tribut comme les autres à la mobilité des temps et à l’instabilité des régimes. Pour le prouver, nous allons commencer ce voyage par une excursion à travers les divisions politiques, administratives et même ethnologiques, dont le territoire de l’Ardèche a été l’objet, en invitant seulement les plus intrépides à nous suivre, car si le sujet est d’un intérêt palpitant, ce n’est évidemment que pour le petit groupe de lettrés qui aime mieux l’histoire que le roman.

Nous descendions un jour le Rhône, de Viviers au Pont-St-Esprit, sur une frêle barque conduite par le Boucoun, ce vieux batelier de Bourg-St-Andéol dont nous avons eu l’occasion de parler dans un précédent Voyage. Nous étions trois passagers, plus ou moins amateurs d’histoire et d’archéologie. Le plus érudit expliquait aux deux autres le parcours de la fameuse voie Domitienne, qui suit la rive gauche de Lugdunum à Massilia. Les vieux noms font bien entre savants et avaient ici l’avantage de ne pas trop détourner l’attention du Boucoun de sa tâche de pilote. Un autre de nos compagnons soutint que les Romains n’avaient fait qu’emboîter le pas aux Celtes et qu’ils avaient simplement donné un nom et ajouté peut-être quelques pavés aux sentiers celtiques. On discute assez longtemps sur ce point nébuleux.

– Les voies romaines sont les plus anciennement connues ! disait l’orateur de la voie Domitienne.

– Non, répliquait l’autre, ce sont les chemins celtiques !

Une idée fantasque nous fit intervenir.

– Eh ! qu’en dis-tu, le Boucoun ? criâmes-nous au batelier.

– Lou pus ancien cami, répondit gravement le Boucoun, oco’s lou Rôsé !

– Bravo ! répétâmes-nous en chœur. Le brave homme avait mis tout le monde d’accord, sans se douter peut-être de la profondeur de la vérité sortie de sa bouche.

Il est certain qu’il fut un temps où les chemins les plus élémentaires, même les simples drayes, manquaient sur les deux rives du Rhône, qui néanmoins roulait comme aujourd’hui les eaux versées dans son lit par ses nombreux affluents et par la fonte des neiges éternelles.

S’il est difficile de découvrir de quel côté est venu le premier homme dans nos montagnes, et à quelle race appartenaient, soit les troglodytes dont on trouve les traces dans les grottes de Soion (2), de l’Ardèche et du Chassezac, soit les tribus pastorales et guerrières dont les dolmens reçurent les ossements et les armes, il n’en reste pas moins très vraisemblable que les premières communications sérieuses dans notre région eurent lieu par le Rhône, et qu’un tronc creusé ou une barque quelconque, cotoyant les bords du fleuve ou tirés le long de ses berges, y précédèrent de beaucoup l’existence de tout chemin sur terre ferme.

Les cours d’eau navigables, outre qu’ils constituaient la plus naturelle et la plus aisée des voies de communication, offraient aussi des conditions de défense contre les hommes et contre les bêtes qu’on aurait cherchées vainement ailleurs. Avec les découpures capricieuses des fleuves, vierges de tout travail humain, les îles étaient nombreuses et chacune d’elles était pour les antiques nautonniers une sorte de forteresse.

A mesure que la région se peupla et qu’on put jouir d’une certaine sécurité, le fleuve, restant toujours le grand chemin commun des populations, leur servit de trait d’union plutôt qu’il n’établit entre elles un mur de séparation.

Plus tard seulement, les fleuves changèrent de métier, ou du moins on ajouta à leurs fonctions jusque là purement commerciales, médiatrices et pacifiques, celles de gendarme et de garde-frontière.

Leur ancien rôle se trouve confirmé, aux époques les plus reculées, par l’existence de ces doubles villes à cheval sur leurs eaux, vieilles sœurs que la politique a séparées.

C’est ainsi que dans l’Helvie même, nous voyons la plus importante ville de notre littoral rhodanien établie sur les deux rives du fleuve. Il résulte, en effet, des actes du martyre de saint Andéol, que le saint fut arrêté à Bergoiates-le-haut, qui était le quartier de la rive gauche, pour être emprisonné à Bergoiates-le-bas, le quartier de la rive droite, situé sur l’emplacement actuel de Bourg-St-Andéol.

A propos du Pouzin, nous avons montré que, suivant toutes les vraisemblances, l’ancien Puletum s’étendait aussi sur les deux rives du Rhône.

Les exemples de ce genre ne nous manqueraient pas si nous voulions sortir du Vivarais.

La délimitation des anciennes Cités romaines dans la région helvienne s’établit en conformité du rôle de trait d’union rempli par le Rhône. Il est probable qu’anciennement le lit du fleuve, moins régulier et plus semé d’îles ou de marécages, ne présentait que rarement une grande profondeur, en sorte qu’il était plus facile de passer d’une rive à l’autre, soit en bateau, soit à la nage, soit même à gué, que de pénétrer dans l’intérieur de nos montagnes.

La Cité d’Albe helvienne paraît être restée entièrement confinée sur la rive droite, sans qu’on sache bien au juste quelles étaient ses limites au sud et à l’ouest : maison sait qu’au nord elle était bornée par la rivière d’Erieux.

De l’Erieux au Doux, régnait la Cité de Valence.

L’auteur d’un Mémoire envoyé de Montpellier aux auteurs de l’Histoire du Languedoc (3) affirme que les Helviens n’ont jamais dépendu des Cavares ou des Segalauniens. « Il importe peu, dit-il, qu’une partie du Vivarais soit du diocèse de Valence, on ne peut rien conclure à ce sujet. Une partie du diocèse d’Avignon au couchant du Rhône se trouve dans l’Uzège et paye les charges à Uzès ; mais il ne faut pas en conclure que cette partie de l’Uzège fait ou ait jamais fait partie du Comtat Venaissin. Chambéry est dans le diocèse de Grenoble et n’a jamais fait partie du Dauphiné. »

Ce langage est assez naturel dans un document qui avait pour objet la défense de la juridiction du Languedoc contre le Dauphiné dans le haut Vivarais, mais il ne nous paraît pas répondre à la réalité historique. Il suffira de rappeler le fait suivant : tandis qu’entre l’Ardèche et l’Erieux, le point de départ de toutes les bornes milliaires, retrouvées sur la rive droite du Rhône est Albe, c’est de Vienne que se trouvent comptées les distances au dessus de l’Erieux.

Est-il bien certain, comme le suppose le savant auteur de l’Histoire du Vivarais, que l’ancienne Helvie s’étendit au delà de l’Erieux et correspondît à l’ancien Vivarais ? – Nous n’oserions le nier, mais nous sommes loin de considérer le fait comme au dessus de toute contestation.

Au delà du Doux, le doute est encore plus légitime. Le triangle formé par l’extrémité septentrionale de l’Ardèche actuelle semble en dehors des cadres, et on ne sait pas bien à qui il a appartenu jadis. Est-ce aux Allobroges ? Est-ce aux Ségusiaves ? Le fait est qu’on le trouve anciennement lié à la Cité, puis à l’archevêché de Vienne, et c’est là évidemment un indice à l’appui de la version allobrogique.

Quoi qu’il en soit, l’ancienne extension des Cités de Vienne et de Valence sur la rive droite du Rhône, qui s’est prolongée si longtemps dans le domaine politique et surtout dans les circonscriptions ecclésiastiques, autorise à croire que la région située au-delà de l’Erieux, qu’on a appelée plus tard le haut Vivarais, n’a été réunie que postérieurement au reste du Vivarais. Le président Challamel (4), qui s’est préoccupé de cette question, fait remonter à Euric, roi des Wisigoths, cet événement si important dans l’histoire de notre pays. On sait qu’Euric, maître de Nimes en 472, poussa plus tard ses conquêtes beaucoup plus loin et qu’il s’empara notamment du Vivarais. Après sa mort, arrivée en 484, son fils Alaric II régna en Vivarais : ce fait résulte de deux passages du Martyrologe cités par Columbi et de l’inscription funéraire de Domnolus, mort la 12e année du règne d’Alaric, découverte à Viviers. Les raisons données par le président Challamel à l’appui de sa thèse, c’est-à-dire de la réunion du haut et du bas Vivarais par Euric, nous paraissent fort judicieuses, sinon absolument concluantes, et méritent tout au moins d’être signalées.

« Il est à croire, dit l’auteur de la Chronologie de l’Ardèche, qu’Euric, après avoir conquis la cité de Viviers, continuant d’avancer le long de la rive droite du Rhône, trouva trop de résistance au-dessus d’Annonay, ce qui l’obligea à borner ses conquêtes à cette limite ; que, songeant ensuite à la manière de faire administrer les deux territoires qu’il enlevait aux Cités de Vienne et de Valence, et les trouvant trop petits pour leur donner une administration particulière, il les joignit à la Cité de Viviers, ne faisant ainsi, des trois pays qu’il venait de conquérir sur les Bourguignons, qu’une seule province régie par une seule et même administration. Quel prince autre qu’Euric eût pu faire cette réunion ? Il fallait un roi comme celui-là, un roi maître de ce qui composa dans la suite le haut et le bas Vivarais, et ne possédant rien dans la partie des comtés de Valence et de Vienne qui se trouvait située sur la rive gauche du Rhône. Or, c’était le cas où se trouvait le prince Wisigoth. Nous convenons que, s’il eût conquis sur les Bourguignons les entiers comtés de Vienne et de Valence, comme il avait conquis sur eux l’entier comté de Viviers, il n’aurait pas fait une telle réunion. Il n’en eût pas même eu l’idée. Il eût laissé les trois comtés tels qu’ils étaient sous les rois de Bourgogne et les eût administrés tous les trois de la même manière qu’ils étaient avant qu’il les eût conquis. Mais sa conquête ne comprenant que le comté de Viviers et les deux petits territoires qui s’y trouvaient attenants, il était tout naturel qu’il joignît le tout, afin de mieux gouverner toute sa conquête et de s’en assurer la possession. »


Avançons de deux ou trois siècles. Une partie du haut Vivarais, dont il est d’ailleurs fort difficile de préciser l’étendue, dépend du Lyonnais (pagus Lugdunensis). Le fait résulte de trois passages du Cartulaire de St-Chaffre et d’une charte de Charles, roi de Provence.

En mars 961, Geilin, très noble et puissant homme, de concert avec sa femme Raimodi, donne au monastère de St-Chaffre l’église de St-Sauveur située à Macheville (Lamastre), in pago quondam Lugdunensi, quod nunc est in episcopatu Valentinensi. Ce Geilin, est le plus ancien des comtes de Valentinois et la tige de la première maison de ce nom. D’autres documents nous le montrent faisant, en 940, des donations de biens situés à la Mure, Cornas et Soion.

On peut induire de la façon dont ce paragraphe est rédigé, comme l’a fait observer le président Challamel, que Lamastre, tout en étant dans l’épiscopat de Valence et sous la dépendance des comtes de Valentinois, faisait néanmoins partie du Vivarais.

Ailleurs, on trouve la donation de deux manses situés in pago Lugdunensi, in vicaria Soionense, in villa quœ dicitur Carabaciago.

Un troisième paragraphe du même Cartulaire mentionne la villa Toulau sive Valletta (Toulaud) comme étant in pago Lugdunense.

Après Macheville, Soion et Toulaud, voici la ville de Tournon qui, dans une charte de Charles, roi de Provence, fils de l’empereur Lothaire, se trouve aussi faire partie du pagus lugdunensis. Il est vrai qu’une vingtaine d’années après un autre document nous montre Tournon dans le pagus viennensis.

Il est donc certain qu’à une période antérieure au Xe siècle, le territoire vivarois, situé entre l’Erieux et le Doux, a dépendu en tout ou en partie du Lyonnais.

La charte du roi de Provence nous appprend que Lothaire, son père, avait fait rendre à l’Eglise de Lyon Tournon et son château dont s’étaient emparés des usurpateurs. Le roi, sur la demande de l’archevêque Remi, premier chapelain du palais, confirme cet acte en 862.

Par une autre charte, émise vers 869, Lothaire II, frère de Charles, ajoute son autorité à cette double restitution. (5)

Comment l’Église de Lyon se trouvait-elle maîtresse d’une partie du Vivarais ? Les documents précis manquent à cet égard. Mais le fait, comme on le voit, repose sur des bases sérieuses. Il est certain que l’Eglise de Lyon devait avoir grand peine à défendre cette possession éloignée contre la cupidité et les ambitions des princes voisins. C’est pour cela sans doute que, selon la supposition très vraisemblable de M. Rouchier (6), elle prit le parti de les opposer les uns aux autres et de choisir pour alliés les plus puissants d’entre eux, en inféodant Tournon à un vaillant baron du pays, descendant ou non de St-Just ; Annonay et Bourg-Argental, aux Dauphins du Viennois, et probablement aussi une partie de ce qu’on appelait la viguerie de Soion au comte de Valentinois.

Les mêmes raisons amenèrent la cession, faite par les archevêques de Lyon aux comtes de Forez, de quelques fiefs vivarois, tels que Retourtour, Deyras, Pailharès et Colombier-le-Jeune. L’enclave de Pailharès ou chatellenie de Rochebloine et cette de Colombier-le-Jeune s’étendaient sur les territoires des communes actuelles de Pailharès et Nozières, de St-Félicien et Colombier-le-Jeune, formant deux îlots foréziens en terre vivaroise, qu’on trouve marqués par un pointillé spécial dans la carte de l’ancien diocèse de Viviers et même dans celle de Cassini. A Pailharès, les traditions locales montrent encore le quartier du Forez et le quartier du Vivarais.

Un fait beaucoup plus récent, mais qui ne paraît pas sans rapport avec l’ancienne domination lyonnaise en Vivarais, est mentionné par le P. Ménétrier (7) : c’est un acte du 9 août 1313 par lequel des commissaires royaux, pour former la sénéchaussée de Lyon, détachent de la sénéchaussée de Beaucaire la Cité et le diocèse du Puy, le bailliage du Velay et totam boteriam Bosseu, c’est-à-dire, toute la boutière de Boucieu-le-Roi. Nous aurons à parler un peu plus loin de ce qu’on appelait en Vivarais le pays des Boutières, et l’on verra que Boucieu précisément n’en faisait pas partie.

La complication des droits seigneuriaux et l’enchevêtrement des juridictions au moyen-âge dépassent l’imagination, au regard de l’unité politique et administrative qui caractérise les temps modernes. C’est ainsi que les archevêques de Vienne possédaient en toute justice les terres de Satillieu, d’Ardoix, de Félines et divers domaines aux territoires d’Annonay, de Quintenas, de Boulieu, etc.

Les comtes d’Albon (futurs Dauphins de Viennois) avaient la pleine souveraineté dans leur ville de Champagne, le château de Thorrenc, la terre d’Eclassan, d’Hayras, de Revirand.

Des comtes de Vienne-Bourgogne relevaient les seigneuries de Serrières, Peyraud et plusieurs autres fiefs et arrière-fiefs.

Enfin, les archevêques de Lyon, au titre que nous avons indiqué plus haut, revendiquaient pour leur Eglise la suzeraineté des deux châteaux et seigneuries d’Annonay et d’Argental (8).

La division ecclésiastique au moyen-âge procède directement de l’extension qu’avaient prise en Vivarais les Cités de Vienne et de Valence.

Il y avait trois archiprêtrés (Annonay, Quintenas et St-Félicien) dépendant de la métropole de Vienne, et un archiprêtré (St-Sylvestre), dépendant de l’évêché de Valence, tandis que le diocèse (ancienne Cité) de Viviers comprenait les trois archiprêtrés de Viviers, de Sampzon et des Boutières. Ce dernier, d’une étendue considérable, allait de Privas jusqu’à St-Agrève.

Nous allons maintenant nous occuper d’une façon spéciale de la fraction vivaroise du diocèse de Valence en mettant largement à contribution un très intéressant Mémoire historique sur la partie du comté de Valentinois située sur la rive droite du Rhône, publié l’année dernière par M. Prudhomme, archiviste de l’Isère et secrétaire perpétuel de l’Académie delphinale. Ce document fait partie d’une série de mémoires, rédigés vers le milieu du XVIIIe siècle, sur les ordres de la chambre des comptes de Grenoble, pour établir les droits de juridiction de cette cour sur les diverses provinces (Briançonnais, Gapençais, Embrunais, Valentinois et Diois) réunies successivement au Dauphiné. On va voir de quel intérêt est le Mémoire en question pour l’histoire du Vivarais.


Le comté de Valentinois s’étendait, comme on le sait, sur les deux rives du Rhône.

La maison de Poitiers, qui le possédait, avait reconnu, en 1239, la suzeraineté des comtes de Toulouse sur ses terres de la rive droite, tandis qu’elle était vassale de l’empire sur la rive gauche.

Or, le roi de France, ayant en 1271 recueilli l’héritage des comtes de Toulouse, devint le suzerain des terres de la maison de Poitiers en Vivarais.

Aimar de Poitiers, fils du comte de Valentinois, renouvela au roi de France, comme comte de Toulouse, en 1326, l’hommage qu’il lui devait, pour ses terres du Vivarais, « en conformité de celui fait par ses prédécesseurs à Raymond, comte de Toulouse. »

Louis de Poitiers reconnut aussi tenir en fief du roi de France les mêmes terres et mouvances, et en donna le dénombrement au sénéchal de Beaucaire en 1376.

« Pendant le temps que les comtes de Valentinois furent vassaux des rois de France, ces derniers accordèrent plusieurs privilèges aux habitants de leurs terres en Vivarais ; entr’autres, ils les exemptèrent des contributions qui se levaient pour subvenir aux frais de la guerre que les rois de France avaient à soutenir contre leurs ennemis : on en voit des lettres du 26 juin 1348, qui furent confirmées en 1366 et en 1411. »

En 1422, mourut Louis de Poitiers qui, en 1419, avait institué pour son héritier le dauphin Charles, et lui laissait les comtés de Valentinois et de Diois qui, en vertu de son testament, étaient réunis au Dauphiné. Le testament imposait au Dauphin le payement d’une somme de 50.000 écus d’or pour faire face aux dettes et aux legs du défunt. Dans le cas où cette condition ne serait pas remplie, la succession était dévolue au duc de Savoie. Le dauphin ne paya pas d’abord, ce qui détermina le duc de Savoie à prendre en main le comté de Valentinois où il mit même un gouverneur.

Or, le dauphin, devenu Charles VII, émit en 1424, des lettres-patentes par lesquelles il déclara vouloir exécuter le testament de Louis de Poitiers, et en conséquence proclame l’union perpétuelle des comtés de Valentinois et de Diois au Dauphiné.

Le duc de Savoie n’était pas le seul prétendant à l’héritage de Louis de Poitiers. L’évêque de Valence et le seigneur de St-Vallier se mirent sur les rangs et obtinrent même du conseil du Roi un jugement qui leur attribuait le comté de Valentinois, mais le conseil delphinal et la chambre des comptes de Grenoble protestèrent. Finalement, par une transaction du 24 juillet 1426, le roi assigna à ces deux personnages 5.000 florins de revenu annuel sur plusieurs terres désignées, moyennant la cession de leurs droits. Il est à remarquer que parmi les terres désignées étaient comprises celles de Privas, Tournon et St-Vincent.

Dans une autre transaction, en date de 1454, il est dit que, lors du traité de 1426, le comte de Savoie jouissait de plusieurs terres qui faisaient partie du comté de Valentinois de l’autre côté du Rhône, entre autres de la baronnie de Chalancon qui en était le lieu principal ; il y avait même établi un gouverneur. Mais déjà, en 1446, le Dauphin Louis (depuis Louis XI) avait traité avec le duc de Savoie, qui lui avait abandonné toutes ses prétentions sur les comtés de Valentinois et Diois, et par exprès sur les châteaux de Baïx et Chalancon qu’il possédait, et avait reçu en retour la seigneurie directe et l’hommage du Faucigny.

Dès que le dauphin Louis eut fait avec le duc de Savoie le traité de 1446, il voulut se faire reconnaître comme seigneur des fiefs situés en Vivarais. Ses vasseaux lui en rendirent hommage, comme il résulte de nombreux actes des années 1446 à 1454.

Le changement survenu en 1422 plaçait les terres valentinoises de la rive droite du Rhône dans une situation assez bizarre. Comme fief delphinal, elles étaient régies par des officiers delphinaux et ressortissaient à la Chambre des comptes et au Parlement de Grenoble ; d’autre part, à raison de la suzeraineté du roi de France, elles étaient justiciables en appel du sénéchal de Beaucaire et du Parlement de Toulouse.

Les deux parlements étaient donc naturellement en litige, et l’autorité royale avait de la peine à tenir la balance de façon à ne mécontenter personne.

Il est certain qu’on voit pendant longtemps la cour des comptes de Grenoble donner dans cette partie du Vivarais les investitures des fiefs et en recevoir les hommages et dénombrements.

En 1488, le Parlement de Grenoble, jugeant entre le roi et le seigneur de St-Vallier, adjuge au roi la baronnie de Chalancon, qui était précédemment sortie du domaine royal, comme compensation des 5,000 florins assignés aux Saint-Vallier et au duc de Savoie, en vertu des traités de 1426 et de 1454.

« Le roi Charles VIII, continue le Mémoire, se voyant le possesseur de la baronnie de Chalancon, qui était alors comme la capitale de tout le Vivarais, où étoit anciennement le siège de justice, où ressortissoient toutes les appellations des juges des vassaux du Roi dans ce pays, voulut y établir un ordre nouveau et faire cesser les contestations qui étoient entre le Parlement de Toulouse et celui de Grenoble. »

Les premières lettres patentes sont du 12 juillet 1489 ; elles furent adressées au Parlement de Grenoble. « Il y est porté qu’un arrêt du Parlement de Grenoble ayant réuni au domaine du Roi la baronnie de Chalancon, de laquelle dépendaient plusieurs fiefs et hommages, au nombre d’environ 200, et 80 places ou forteresses, et attendu l’éloignement des vassaux et feudataires, le roi ordonna au Parlement de Grenoble de députer un des conseillers pour se transporter à Chalancon et Baïx pour y recevoir les hommages dûs au Roi et leur enjoindre de donner leurs dénombrements en la Chambre des comptes de Grenoble. »

En exécution de ces lettres, le Parlement envoya deux conseillers qui reçurent une foule d’hommages consignés dans un registre intitulé : Homagia baroniœ Chalanconis, lequel malheureusement, n’existe plus. Les dénombrements, fournis du même chef, à la Chambre des comptes de Grenoble, sont presque tous datés de 1489 et 1490.

« Par d’autres lettres de la même date, données à Amboise, le roi ordonna que les lods, qui lui étoient dus à cause des terres et fiefs dépendants et mouvants de la baronnie de Chalancon, seroient payés entre les mains du Trésorier général du Dauphiné, auquel les contrats d’acquisition seroient montrés. Il y est dit à la vérité qu’en cas d’opposition de la part des débiteurs de ces lods, ils seroient assignés par devant la cour de Parlement de Toulouse où cette baronnie étoit ressortissante. »

Or, d’autres lettres royales, en date du 12 juillet 1489, nous font connaître un fait assez curieux. Il en résulte que, tandis que la baronnie de Chalancon était entre les mains des seigneurs de Saint-Vallier, la cour de juges supérieurs de Chalancon était tombée en décadence, « parce que plusieurs des vassaux les plus considérables n’avoient pas voulu y obéir et se seroient pourvus aux juges du Vivarais et du Velay, au préjudice des droits et mouvances de cette baronnie. » Le roi dut intervenir, en quelque sorte, contre sa propre autorité, puisqu’il « ordonna que l’exercice de la cour ancienne de juges supérieurs y seroit continuée de la même forme qu’elle y étoit anciennement, et défendit aux juges du Vivarais et Velay de prendre cognoissance des vassaux, et défendit aux vassaux de se pourvoir ailleurs que pardevant les juges de Chalancon, dont les gages seroient payés par le Trésorier et Receveur général de Dauphiné. »

Un an après (19 juillet 1490), de nouvelles lettres royales portent que « la baronnie de Chalancon et son ressort, ensemble la terre et seigneurie de Baïx, St-Pierre-de-Barry, le Pouzin et leurs dépendances, comme étant des principaux membres du comté de Valentinois, seront à l’avenir régies et gouvernées par des officiers delphinaux, juges, châtelains, procureurs, aux mêmes gages qu’ils avaient anciennement et que ces officiers useront du sceau delphinal ; qu’il y aura un juge lequel sera juge ordinaire des lieux de Chalancon, Durfort, St-Fortunat, Baïx-sur-Baïx, St-Pierre de Barry et le Pouzin, et généralement de toutes les terres que S. M. possède en Vivarais et Velay, comme dauphin et comte de Valentinois ; par devant lequel juge ressortiront tous les sujets de la baronnie, comme ils faisoient du temps des comtes de Valentinois, avant la réunion desdits comtés au Dauphiné ; lequel juge cognoitroit des premières appellations de tous les vassaux du Roi à cause de la baronnie de Chalancon ; que les appellations de ce juge ressortiront au Sénéchal de Beaucaire et à la cour présidiale de Nimes et de là au Parlement de Toulouse, sans que les baillis et juges du Vivarais puissent en avoir aucune cognoissance. Enfin le roi ordonna par ces mêmes lettres que les juges, procureurs fiscaux et les châtelains de Baïx-sur-Baix et du Pouzin, lors de leur nouvelle institution en leurs offices, prêteroient le serment ordinaire au Parlement de Grenoble, de même que les autres officiers delphinaux, et que les châtelains qui faisaient la recette des revenus des terres de Chalancon, Baïx et le Pouzin et leurs dépendances, qui étoient du domaine du Roi comme Dauphin, en rendroient compte en la chambre des comptes de Dauphiné et remettroient les deniers de leur recette entre les mains du trésorier delphinal comme faisoient les autres châtelains. Ces lettres furent aussi adressées au Parlement de Toulouse. »

Il résulte de ce qui précède que « ce qui fut réuni au Dauphiné consistoit seulement aux droits qui appartenaient aux comtes de Valentinois, tels que d’instituer toutes sortes d’officiers, soit de justice ou pour la recette des revenus, et de recevoir les hommages et dénombrements des vassaux ; car, pour le ressort des juges qui appartenoit au Roi comme comte de Toulouse, il n’y eut aucun changement. »

En exécution de ces lettres patentes, le roi écrivit au lieutenant du bailli du Vivarais et à l’avocat et procureur général, dont le siège était à Boucieu, « de ne rien entreprendre sur la juridiction de la seigneurie de Chalancon, et d’observer ce qui était contenu dans ces lettres patentes. »

En vertu de ces mêmes lettres patentes, on voit la chambre des comptes de Grenoble nommer châtelain de Chalancon noble Antoine de la Tourette, le 26 octobre 1489.

Les hommages et les dénombrements se continuent à la chambre des comptes de Grenoble pendant les deux siècles suivants. Le dernier hommage est de l’année 1683 pour le prieuré de St-Pierre-de-Rompon. On voit aussi des lettres d’anoblissement du Vivarais adressées et vérifiées en la chambre des comptes de Grenoble « Celles accordées à Isaac Meyssonnier, sieur du Pont, le furent en 1606 et celles du sieur de Fages, de la ville de Largentière, le furent en 1660, comme elles l’avaient été en la chambre des comptes de Montpellier, le sieur Fages voulant être reconnu pour noble dans le ressort de ces deux chambres des comptes. »

Le Mémoire ajoute :

« Il ne convenait pas qu’une cour de justice telle que celle de Chalancon subsistât dans un lieu qui avait des seigneurs particuliers : aussi voit-on par l’établissement du Présidial de Valence que la cour établie pour le Vivarais avait été changée en plusieurs lieux différents et transférée de l’un à l’autre. On n’y découvre pas si ces différentes cours avaient la même autorité et juridiction que celle de Chalancon. Mais ce que l’on voit de certain, c’est que le roi, par son édit d’août 1636, supprima toutes ces cours de justice, établit par ce même édit un Présidial dans la ville de Valence, auquel il attribua l’appellation et le ressort de tous les juges du haut et bas Vivarais. »

Ce passage du Mémoire, qui vise les péripéties du régime judiciaire en Vivarais, nous amène à constater que de tout temps ce pays a protesté contre les mesures successives qui l’ont subordonné à des tribunaux étrangers. Jusqu’en 1552, les deux sièges royaux du bailliage du Vivarais, établis à Villeneuve-de-Berg et Boucieu-le-Roi, jugeaient dans toutes les matières qui étaient spécialement attribuées en première instance aux baillis et sénéchaux, prononçaient sur les appels des juges ordinaires et ressortissaient directement au Parlement de Toulouse. En 1552, un édit royal établit le Présidial de Nimes et l’ordonnance du commissaire d’installation spécifie que le Vivarais y ressortirait. Les inconvénients de ce système ne tardèrent pas se faire sentir. L’éloignement du siège du Présidial rendait les procès fort coûteux pour les habitants du Vivarais, en même temps qu’il facilitait le désordre et les malfaiteurs, sur lesquels l’ancien bailliage exerçait une action bien plus sûre et plus expéditive. Ces raisons décidèrent Louis XIII, en 1631, à confirmer le bailliage du Vivarais dans ses anciennes attributions, avec ressort direct au Parlement de Toulouse.

Il est vrai que cette décision royale fut retirée, sans avoir même été appliquée. Le Présidial de Nimes fut rétabli dans sa juridiction sur le Vivarais, mais à la condition qu’il déléguerait chaque année plusieurs de ses membres pour aller rendre la justice sur les lieux – condition qui ne fut jamais remplie. En 1635, on réunit le Vivarais au Présidial du Puy, mais on s’aperçut bientôt que, par suite des difficultés des communications, surtout en hiver, les inconvénients étaient encore plus graves qu’avec le Présidial de Nimes. C’est alors qu’on songea à Valence et qu’on y établit un Présidial comprenant le Vivarais dans sa juridiction. Mais cette mesure, en ce qui concerne le Vivarais, n’eut pas plus de succès que les précédentes. Elle provoqua des réclamations énergiques, non-seulement du Parlement de Toulouse, dépouillé de ses droits séculaires, mais aussi des populations vivaroises lésées dans leurs intérêts et qui, tout en acceptant la juridiction religieuse de la rive gauche du Rhône, avaient toujours – ce que le Mémoire dauphinois lui-même laisse apercevoir – protesté contre l’administration civile du Dauphiné. Les officiers du bailliage d’Annonay allèrent jusqu’à faire défense aux habitants de relever appel des justices seigneuriales auprès du Présidial de Valence et le cours de la justice fut à peu près interrompu.

En 1642, on eut l’idée d’un moyen terme. Le Présidial de Valence devait députer huit de ses membres, avec un avocat ou procureur royal, pour aller tenir une « chambre et séance continuelle » à Villeneuve-de-Berg, afin d’y juger en première instance tous les procès et différends survenus entre les habitants du Vivarais, mais le projet fut presque aussitôt abandonné que conçu.

En 1643, le Présidial de Valence fut maintenu en possession du ressort sur le Vivarais, à la condition qu’il maintiendrait à Privas un nombre d’officiers suffisant pour rendre la justice dans ce pays. Les appels devaient ressortir au Parlement de Toulouse. La chambre de Privas fonctionna peu de temps. A tort ou à raison, elle fut bientôt discréditée ; on l’accusa de s’être mise sous la dépendance de cinq ou six seigneurs du pays.

La question, portée de nouveau au conseil du Roi, fut jugée par un arrêt du 22 avril 1649. Le haut et le bas Vivarais furent rendus à la juridiction du Présidial de Nimes, moyennant une indemnité de 80,000 livres, produisant une rente de 4,000 livres, qui fut allouée au Présidial de Valence.

Depuis lors aussi, et en se basant sur cet arrêt, la chambre des comptes de Montpellier succéda en Vivarais à la juridiction de la chambre des comptes de Grenoble, malgré les protestations de cette dernière, formulées dans le mémoire historique dont nous avons donné un aperçu.


Comme contre partie de ce mémoire, il faut noter les observations de M. Roussel, subdélégué de l’intendant du Languedoc et garde des archives du domaine du Roi près la chambre des comptes de Montpellier, communiquées à dom Bourotte (9).

M. Roussel rappelle que, depuis la réunion du Dauphiné à la couronne, les officiers delphinaux ont toujours tenté de se maintenir dans l’usage abusif de recevoir les hommages de quelques vassaux du Vivarais, mais que cet usage était trop contraire à l’ordre légal pour qu’il pût subsister sans réclamation. Une requête du procureur général au Parlement de Grenoble, on 1631, constatait l’existence en Vivarais et en Velay de beaucoup de villes, châteaux, terres et seigneuries « relevant et se mouvant du roi comme Dauphin du Viennois, comte de Valentinois », spécialement les châteaux, terres et seigneuries de Montréal en Velay et de Châteauneuf des Boutières, et requérait qu’on mandât leurs possesseurs pour prêter hommage, bailler leurs aveux et dénombrements et payer les lods et autres droits, à peine de réduction de leurs fiefs Le procureur général énumérait les terres et seigneuries en question dans une liste où nous remarquons les noms de Rochepaule, St-Agrève, Rochemeire, château de Chambarlhac, Mézenc, Palherès, Chambarlhac la ville, Châteauneuf de Boutières, Laulanhier et Fay.

Or, dit M. Roussel, « tous les hommages rassemblés dans le relevé prouvent seulement que les officiers delphinaux, ayant toujours eu à cœur de faire passer les possessions que les comtes de Valentinois ont eues en Vivarais pour autant de dépendances ou de portions du comté, se sont attiré le plus qu’ils ont pu les hommages des seigneurs de ces fiefs, qui ont anciennement appartenu à leurs comtes, et ont dressé ou fait dresser et rendre ces hommages, conformément à leurs vues, étant maîtres de ne les pas admettre s’ils ne leur convenaient pas. La clause qu’on affecte de répéter à chaque hommage rendu au Roi comme Dauphin et comte de Valentinois, si elle est exactement copiée, ne prouve que la même chose, puisqu’un grand nombre de ces fiefs qui relevaient de la baronnie de Chalancon, que le Roi a possédée et donnée et vendue en différents temps, devaient être hommagés au Roi comme baron de Chalancon, et de même aux autres seigneurs qui ont possédé cette baronnie. La plupart des seigneurs de ces fiefs, à qui il était fort indifférent de relever du Roi comme Roi ou du Roi comme Dauphin, et dont plusieurs ont même ignoré ces distinctions, ont suivi les impressions qu’on a voulu leur donner. Ce qui est plus important, c’est que les propres officiers du domaine de la couronne n’ont jamais eu beaucoup d’attention à distinguer leur domaine du domaine delphinal. Des recherches sur la nature, l’étendue et l’origine de ces deux domaines exigeraient un travail long et pénible qu’ils ne sont guère à portée d’entreprendre… »

A l’appui de ces observations, M. Roussel donne une longue série d’hommages du Vivarais, depuis le XIVe siècle, extraits des archives du Roi à Montpellier.

Pour en finir avec ces luttes de juridictions entre les deux rives du Rhône, disons que le Présidial de Valence nourrissait encore, au siècle dernier, le dessein de reconquérir le terrain perdu en Vivarais, car voici ce que le marquis de Jovyac écrivait a dom Bourotte en 1772 :

« On me dit que cette ville (Valence) poursuivrait fortement qu’on lui rendit le ressort qu’elle avait sur le Vivarais. Je ne crois pas qu’ils y réussissent. Il est vrai que Nismes donne une certaine somme tous les ans à cette ville ou plutôt au présidial par accord, mais enfin les choses sont trop bien arrangées pour qu’on y touche. Il y a apparence que plus anciennement le Vivarais ressortissait au Parlement de Toulouse. » (10)

On sait que c’est en 1780 seulement que l’autorité royale donna satisfaction aux désirs et aux besoins judiciaires du Vivarais, par l’établissement des deux sénéchaussées d’Annonay et de Villeneuve-de-Berg. Notons que l’on comptait encore dans ce pays trois cents justices seigneuriales, ce qui peut donner une idée des difficultés au milieu desquelles la justice de ce temps était obligée de se débrouiller.

La juridiction de l’évêché de Valence sur la rive droite du Rhône s’est maintenue jusqu’à la Révolution, mais elle était soumise aussi à de certaines conditions qui, paraît-il, n’étaient pas toujours remplies. C’est ainsi qu’un édit royal de 1667, faisant droit à une requête des habitants du Vivarais, enjoint à l’évêque de Valence d’établir à Tournon un official forain pour rendre la justice à ses diocésains, tant laïques qu’ecclésiastiques, qui habitent au pays du Vivarais, dont les appellations ressortiront au métropolitain de Vienne résidant à Annonay, et en cas d’appel comme d’abus au Parlement de Toulouse. (11)

En 1698, le diocèse de Valence se composait de 105 paroisses, dont soixante-dix en Dauphiné et le reste en Vivarais (12). Il y avait donc alors trente-cinq paroisses sur la rive droite du Rhône ressortissant au diocèse de Valence.

Jean de Catellan n’en compte que trente-trois dont voici les noms :

Tournon (en partie), St-Barthélemy-le-Plein, Colombier-le-Jeune, le Crestet, Gilhoc, St-Barthélemy-le-Pin, St-Basile, Mounens, St-Prix, Lamastre, Monteil, Désaignes, la Bâtie-d’Andaure, Rochepaule, St-André-des-Effangeas, le Pouzat, St-Félix-de-Châteauneuf, Boffres, Bruzac, St-Laurent-du-Pape et St-Marcel, Soion, Toulaud, Guilherand, St-Péray, Cornas, Châteaubourg, St-Sylvestre, St-Didier, Champis et St-Romain-de-Lerp.

Ces trente trois paroisses formaient avant le Concordat un seul archiprêtré dont le chef-lieu était St-Sylvestre.

Le chiffre de trente-cinq, donné par l’intendant Bouchu, s’explique sans doute par le fait que les paroisses de Mauves et Plats, qui formaient l’une un prieuré-cure de Cluny, et l’autre une simple cure de la collégiale de Tournon, se trouvaient enclavées dans cette partie du diocèse de Valence.

Le diocèse de Viviers, avant le Concordat, comprenait l’Ardèche actuelle, moins l’extrémité nord et la fraction centrale dépendant de Vienne et de Valence, et moins les paroisses de Gravières, Naves, les Vans, Chassagne, Berrias, Beaulieu, St-André et St-Sauveur de Crugières qui appartenaient au diocèse d’Uzès. Il est à remarquer que les quatre paroisses de Banne, Malbosc, Brahic et Courry, formaient une sorte d’îlot vivarois dans le diocèse d’Uzès. Par contre, le diocèse de Viviers possédait huit communes de la Haute-Loire, formant l’officialité de Pradelles, lesquelles faisaient alors partie du Vivarais, et qui furent remplacées dans la formation du département de l’Ardèche par les huit communes du canton des Vans.


Cet aperçu des anciennes divisions politiques, administratives et ecclésiastiques du Vivarais serait incomplet, si nous ne le faisions suivre des divisions d’un autre genre, établies dans notre pays par le langage populaire, et qui sont peut-être les restes précieux de traditions historiques, dont il nous reste à deviner le secret.

Dans le bas Vivarais, la grande division est celle des Royols et des Padgels, les premiers habitant le pays bas, aussi bien ceux du Rivage que ceux de la zône des châtaigniers, et les seconds confinés sur les hauts plateaux. Il est certain que ces deux catégories de Vivarois diffèrent entre elles autant par le moral que par le physique, en sorte qu’on pourrait y voir les produits respectifs de deux races distinctes, s’il n’était pas encore plus raisonnable de supposer qu’elles ont une tige unique, dont le rameau montagnard a maintenu sa vigueur et sa physionomie primitives, tandis que le rameau de la plaine s’est notablement modifié sous l’influence des éléments étrangers de tout genre, commerciaux ou conquérants, dont il a subi les pénétrations successives.

A notre avis, le mot de padgel équivaut à autochtone et veut dire l’homme qui est essentiellement du pays (pagus), qui a plus ou moins conservé son indépendance dans les hautes contrées qu’il habite, tandis qu’on aurait donné, par opposition, le nom de royol aux populations d’en bas successivement soumises aux rois visigoths, aux rois de Provence ou de Bourgogne, et enfin aux rois de France.

Dans le haut Vivarais, la division établie par le langage populaire n’est pas tout-à-fait la même. Une lettre du curé de St-Martial à dom Bourotte, en 1762, contient à ce propos de très-curieuses données qu’il est intéressant de connaître. Voici donc toute la partie de cette lettre qui se rapporte à notre sujet :

« La Boutière (Botariœ vel Botriœ) est un petit pays qui a environ douze lieues de longueur, enclavé dans le Vivarez entre le pays des Bedots et ceux du bas Vivarez et du Coiron au voisinage de Privas. Il est borné, ce pays, dans sa longueur, savoir : à l’orient, par le Rhône ; au couchant, par les montagnes du Vivarez et du Velay qu’on nomme Mezenc. Dans sa largeur, on borne ce même pays : au midi, par le chemin du Forez à Montélimar et par la chaîne de montagne septentrionale d’Aps, vis-à-vis le monticule ou camp de César, jusqu’au Rhône qui sépare le Teil de Viviers, et au nord par la rapide rivière d’Erieux, selon quelques-uns, quoique plus probablement ses bornes s’étendent le long de la colline, eaux versantes, qui descend depuis Devesset, Saint-Agrève, Grauson, le Serre Montreynaud, jusqu’au Rhône, puisque la figure du terroir semble devoir nous inviter à adopter cet espace de terre qui se trouve placé entre cette chaîne de montagnes et Erieux, au delà de laquelle rivière s’étendent le diocèse de Viviers et les quatre mandements des basses Boutières dans celui de Valence.

« Les Boutières sont divisées en deux parties, haute et basse.

« La haute comprend toute l’officialité de Saint-Agrève où sont le Cheylard et St-Agrève. Elle limite avec le Velay et la susdite route ancienne, le mont Seraudon, le pont Chervil dans la paroisse de Chalancon limitrophe de St-Julien-la-Brousse, le mont Reynaud ou Grauson, et la montagne du Pouzat du diocèse de Valence.

« La basse Boutière contient cet espace de terre qui est entre le Rhône, le diocèse de Valence ou pays des Bedots, voisins des peuples de la Vocance dans le haut Vivarez, et les montagnes du pays des Roïaux, le Coiron et le bas Vivarez. On y appelle les quatre mandements des Boutières les quatre juridictions de St-Pierreville, Doüan ou Dohan (Don), Montagu près St-Sauveur, et la Voulte qui appartiennent au prince de Soubise.

« La figure de la Boutière est à peu près semblable à celle d’une botte. Ce pays est, en général, montueux, sablonneux et assez propre pour les plantations d’arbres fruitiers et autres… Les habitants (Botari vel Botrii) y sont propres pour les affaires, les arts et le commerce, mais dissimulés. Le Vivarais (ou Helvia) fait partie du Languedoc comme la Boutière, le pays des Bedots et des Vocançais fait partie du Vivarais avec les Cévennes. Les peuples de la Vocance sont voisins du Basset où est Bas-en-Basset son chef-lieu (aujourd’hui canton de la Haute-Loire).

« … Le petit canton du Coiron est placé dans le bas Vivarais au dessous de la basse Boutière, qui est à son septentrion, d’où il s’élève comme sur une roche isolée et contient sept à huit paroisses où est Berzème. Le Coiron est aussi au levant des Vaisseaux qui est au pays des Reynar… (nom illisible).

« Le pays des Bedots est au nord des Boutières, depuis les paroisses de Devesset et St-Agrève jusques au Rhône, où est Lamastre avec le petit bourg de Désagnes, la ville d’Annonai et autres. Celui-ci a à son septentrion la vallée de la Vocance, depuis St-Bonnet-le-Froid jusques au Rhône où est Ville-la-Vocance, etc. Le pays des Bedots, regio Beduesiorum, était anciennement de la Gaule lyonnaise comme aussi la Vocance et le Basset.

« Le pays des Royaux est au midi des Boutières. On y voit Montpezat, Burzet, Vals et autres lieux dans le bas Vivarez jusques aux Cévennes propres… »

On voit par là que, dans l’esprit des populations, le Vivarais était encore divisé, au siècle dernier, en trois parties distinctes :

Le pays des Royols ou Royaux, c’est-à-dire le bas Vivarais ;

Les Boutières qui allaient, suivant une ligne oblique au Rhône, de Privas à St-Agrève ;

Enfin, le pays des Bedots, « qui avait fait partie de la Gaule lyonnaise », et comprenait les régions valentinoise et viennoise de la rive droite du Rhône.

A propos des Boutières, l’acte cité par le P. Ménétrier fait supposer que le mot de Boteria était autrefois employé, non pour désigner uniquement la région de ce nom en Vivarais, puisque le pays de Boucieu se trouve précisément en dehors, mais probablement toute région montagneuse du même genre en Vivarais. Ceci nous paraît venir à l’appui de l’avis que nous avons émis, dans notre opuscule des Muletiers, que botaria ou boteira signifiait surtout le chemin des boutes (des outres).

Il y avait, dans cette partie du Vivarais, deux voies principales pratiquées par les muletiers, correspondant aux deux grandes vallées, celles de l’Erieux et du Doux. Chacune de ces voies aurait donné son nom au pays, et c’est pour cela sans doute que nous trouvons dans un document lyonnais du XIVe siècle, un dernier écho de la boteria de Boucieu, c’est-à-dire du chemin muletier de la vallée du Doux, tandis que la boteria de l’Erieux a seule persisté dans le langage local pour désigner la contrée qu’elle traversait.

Cherchons maintenant d’où vient ce nom de Bedots ou Bedos, que bon nombre de nos compatriotes, sans doute, entendent ici pour la première fois. Nous ignorons si la regio Biduesiorum se trouve mentionnée autre part que dans la lettre du curé de St-Martial. Mais il y a là un problème de géographie et d’histoire vivaroises qu’il serait fort intéressant de résoudre et sur lequel nous appelons l’attention des archéologues de l’Ardèche et de la Drôme.

Il est certain que l’expression de Bedos est encore usitée sur nos bords du Rhône. Dans la région de Serrières et Tournon, il n’est pas rare d’entendre les invectives : Hue dromadaire ! Hue Bedos ! qu’on se renvoie entre gens de la Drôme et de l’Ardèche. Du côté de Valence et de Romans, une nourrice ou servante vivaroise est désignée comme venant du pays des Bedos. A Montélimar, ce mot revient dans un dicton local qui vise la lourdeur des montagnards vivarois : Bedos, lourdaut, qué passant lou Rôsé a lissa toumba son esclo ! (Bedos, lourdaud, qui, en passant le Rhône, a laissé tomber son sabot.) D’autres disent : Gavoï lourdaut… ce qui, d’après M. le baron de Coston, pourrait s’appliquer aux gens du Gévaudan qui dansaient la gavotte. Notre érudit confrère fait observer, à ce propos, que les Espagnols des villes appellent gavaschos les montagnards qui viennent passer l’hiver chez eux pour gagner leur vie, comme les Savoyards à Paris.

Questionné par nous au sujet de ce mot Bedos, M. le baron de Coston nous répondait en 1887 :

« Il est vrai que sur toute la côte du Rhône, dans le département de la Drôme, on appelle les habitants du Vivarais bedots ou bedocs. Cette dernière forme paraît être la vraie, car on désigne les femmes sous le nom de Bedoces et non pas Bedotes. Les Bedocs traitent les gens de la Drôme d’Impériaux ou d’-Autrichiens_, à cause de l’ancienne suprématie des Empereurs d’Allemagne. – D’après Ducange, en 1322, Bedoccus à Nimes voulait dire étranger. Bedoccius est un nom d’homme commun dans le Gard, l’Ardèche et l’Hérault dans les XIIe, XIIIe et XIVe siècles. On le trouve même à Montélimar et à Valence dans le XIVe. Aurait-on donné au pays un des noms communs à un grand nombre de ses habitants, ou bien bedoc est-il une altération de bec d’oc, analogue à langue d’oc et langue d’oïl, bec étant synonyme de langue et ayant aussi la signification : extrémité du Languedoc ? Mais cela n’explique pas comment à Nimes bedoccus voulait dire étranger. Il faut se résigner à ignorer beaucoup de choses. »

Il est parfaitement exact que le féminin de Bedos, dans la Drôme, est bedosse. Ainsi, une personne de Romans nous disait encore dernièrement que sa mère était une bedosse de Sarras.

Un point essentiel à noter, c’est que le mot de bedos, comme synonyme de Vivarois, est inconnu dans le bas Vivarais. La lettre du curé de St Martial circonscrit nettement, d’autre part, le pays des Bedos à la partie du Vivarais rattachée autrefois à la rive gauche du Rhône par des liens de juridiction ecclésiastique, politique ou judiciaire. Or, si l’on songe qu’on appelait au XVe siècle bedels et bedaux, non-seulement les bedeaux d’église, mais les officiers judiciaires de second et de troisième ordre, chargés de faire exécuter les sentences, ainsi que les collecteurs d’impôts, il n’y a rien de déraisonnable à supposer que le Vivarais, peuplé, en sa qualité de pays montagneux et pauvre, de gens moins exigeants et plus disciplinables que ceux des plaines du Dauphiné, ait pu être alors, comme la Corse aujourd’hui, une pépinière de petits fonctionnaires de ce genre, d’où le nom générique qui serait resté à ses habitants dans la partie limitrophe du Dauphiné.

Plusieurs chartes du commencement du XIVe siècle mentionnent les bidaudi comme des soldats irréguliers de ce temps, que Ducange croit ainsi nommés parce que leurs principales armes étaient deux dards. Les bidaudi paraissent avoir été les précurseurs des compagnies qui, dans le courant du même siècle, dévastèrent toute la France.

Or, il se pourrait que les premiers pillards de ce genre fussent venus en Dauphiné de la rive droite du Rhône, laissant la qualification peu flatteuse de leur nom à la partie du Vivarais qu’ils avaient traversée.

M. de Puitspelu, qui, dans son Dictionnaire étymologique du patois lyonnais, signale le mot Bedot comme un surnom péjoratif, donné par les habitants de la rive gauche du Rhône à ceux du Vivarais, paraît incliner dans un sens où ces deux interprétations se trouvent combinées. Il ajoute que les gens de la rive droite s’en vengent en appelant les gens de la rive gauche bardoux.

Signalons encore pour mémoire un mot qui pourrait avoir contribué à nous faire traiter de Bedos par les gens de la rive gauche.

Le bedoil était une sorte d’arme en façon de serpe, un bâton ferré. Or, les montagnards ont porté de tout temps des bâtons ferrés, et ceux qui passaient du Vivarais en Dauphiné devaient en être pourvus plus que personne.

Nous donnons, bien entendu, ces explications pour ce qu’elles valent, en reconnaissant que la moins invraisemblable, en attendant d’en trouver une meilleure, est celle qui fait venir Bedos de Bedoccus, qui voulait dire étranger indigent (13). Ce n’est pas, d’ailleurs, à Nimes seulement, mais aussi en Provence, et peut-être dans tout le Midi, qu’on employait ce terme de bedos, au féminin bedossa, car nous le voyons figurer sous cette forme, avec la signification de forains, dans le Dictionnaire français-provençal d’Honorat et dans le Dictionnaire de la langue romane de Roquefort.

Constatons enfin que le mot de Bedos se trouve dans le roman provençal de Flamenca :

E Bornier et Lemosin
Peiragosin et Cahercin
Rosengas e Bedos et Got…

(Traduction : Et Berrichons et Limousins, Périgourdins et Cahorsins, Rouergats et Bedos et Got…)

Nous ne voyons rien d’invraisemblable à ce que l’auteur de cette énumération ait eu en vue les gens du Vivarais et du Gévaudan après ceux du Rouergue.

Une division d’un autre genre semble résulter d’un passage de la Géographie des Gaules de Monet, où l’on distingue en Vivarais le pays champêtre et le pays des montagnes. – Oppida Helviorum campestrium propter Rhodanum sunt Turnonium, Soionum, Charmœ, Voltunna, Posinium, Baia ad Baiam etc… Urbes Helviorum montanarum sunt stus Aggripa, Desania, Monistrolium, (quod sibi vendicant Vellavi), Calancolium, Chelartium, Albenacum, etc.

  1. Strabon dit que « les Arvernes ne possédaient pas seulement l’Auvergne, mais qu’ils dominaient encore dans toute la partie méridionale de la Gaule, depuis le Rhône jusqu’aux Pyrénées et jusqu’à l’Océan » »« ; mais il est probable que les anciens géographes grecs ne connaissaient pas mieux la Gaule de leur temps que nos géographes modernes ne connaissent les royaumes et les peuplades de l’Afrique centrale, ce qui permet de n’accepter la version de Strabon que sous bénéfice d’inventaire.
  2. On verra plus loin, au chapitre relatif à cette localité, les raisons qui nous ont déterminé à écrire Soion et non Soyons.
  3. Collection du Languedoc, t. 27.
  4. Chronologie de l’Ardèche (manuscrit.)
  5. Ces deux chartes sont reproduites aux Pièces justificatives du premier volume de l’Histoire du Vivarais, de M. le chanoine Rouchier.
  6. Histoire du Vivarais, t. 1, p. 428.
  7. Ménétrier. Histoire civile et consulaire de Lyon. Preuves p. 87 et 88.
  8. Histoire du Vivarais, t. 1, p. 426.
  9. Collection du Languedoc, t. 27.
  10. Collection du Languedoc, t. 189
  11. Poncer. Mémoires historiques sur le Vivarais, t. 2, p. 6l.
  12. Le Dauphiné en 1698, rapport de l’intendant Bouchu, annoté et commenté par M. Brun-Durand, p. 113 et 115.
  13. Et quia plures veniunt ad dicta loca ad habitandum, nichi habentes vel possidentes immobilia, qui vocantur Bedocci, id est forensesDucange.