Voyage autour de Crussol

Docteur Francus

- Albin Mazon -

III

La « Surle » de Charmes

L’Erieux et ses anciens noms. – Les moines de St-Chaffre à St-Andéol-d’Escolen. – Beauchastel et les Retourtour. – La Surle. – Le jeu de paume dans l’antiquité. – La soule en Bretagne et la choulla au moyen-âge. – La pelotte d’Auxerre. – L’éteu dans le Bocage normand. – Larnages et Surles à Valence. – Le dimanche des brandons dans l’Ardèche. – Le château de Charmes. – Les rêveries d’un ancien notaire. – La Phrényogénie. – Le génie et les lois de l’hérédité. – Les nations dégénérées et la greffe au barbare.

L’Erieux, cette ancienne frontière du diocèse de Viviers, et peut-être de l’Helvie, qui se jette dans le Rhône entre la Voulte et Beauchastel, est une des trois grandes rivières de l’Ardèche. D’après M. de St--Andéol, elle se trouve désignée dans Strabon sous le nom d’Obris ou d’Orobius. L’abbé Rouchier dit qu’on l’appelait autrefois Ereons. Nous la trouvons mentionnée dans le Cartulaire de St-Chaffre sous le nom d’Erodone, à propos de la chapelle Excolengo, une obédience de St-Chaffre, qui fournissait sa provision de trois mois de vin à la maison mère, et qui n’est autre, comme il ressort clairement des circonstances indiquées dans le Cartulaire, que l’ancienne chapelle ruinée de St-Andéol--d’Escolen, située sur la paroisse de Pranles, en face des Ollières. Le Cartulaire parle aussi, dans un autre endroit, de la rivière Erodone sur les bords de laquelle un nommé Alboïn donna à St-Chaffre une terre plantée de saules dans la villa appelée Jeorolis ou peut-être Heriolis.

Le livre de Papire Masson sur les rivières de France (1) mentionne la Deûme, la Cance, le Doux et l’Achassia (probablement l’Escoutay), en oubliant l’Erieux et l’Ardèche, ce qui semble étonnant de la part d’un homme qui avait habité Tournon.

L’Album du Vivarais, de M. Albert du Boys, appelle notre rivière l’Eyrieu et M. de Valgorge l’Errieu. Dans la Collection du Languedoc, la plupart des curés de la contrée, répondant à dom Bourotte, écrivent l’Hérieu.

La carte du diocèse de Viviers porte à la fois Hérieu et Erieux. C’est cette dernière version, consacrée par l’usage, qu’a adoptée l’auteur de l’Histoire du Vivarais, et ce sera aussi la nôtre.

Chaque vallée de l’Ardèche avait autrefois à son entrée un portier, sous forme de château ou de village fortifié. Quand cette entrée était trop large, il y en avait deux, un de chaque côté, comme Baïx et le Pouzin pour la vallée de Chomérac, la Voulte et Beauchastel pour celle de l’Erieux.

On croit que Beauchastel a remplacé la station romaine d’Umbeno qui figure avec Batiana (Baïx), dans la carte de Peutinger, entre Acunum (Ancône) et Valence. D’après quelques archéologues, en effet, la voie Domitienne arrivée à Acunum, passait sur la rive droite du Rhône pour retourner sur la rive gauche avant d’atteindre Valence.

La plus ancienne mention de Beauchastel, se trouve dans l’histoire des évêques de Valence. L’un d’eux, Odon de Retourtour, donne en 1178 à l’église de Valence Bellum-castrum, « joli pays situé au delà du Rhône, dont une partie lui était échue comme bien de famille (2). » D’après une autre version, Odon donna cette seigneurie, en 1179, à son neveu, appelé Odon comme lui, à condition d’en faire hommage à l’Eglise de Valence.

Un acte du 9 octobre 1293 nous montre un Armand de Retourtour, seigneur de Beauchastel et de Montfaucon.

A la fin du XIVe siècle, Alix de Retourtour porta les seigneuries de Beauchastel et d’Argental à la maison de Tournon.

En 1405, un Odon de Tournon, fils de Guillaume de Tournon, est qualifié seigneur de Beauchastel et de Serrières.

De 1450 à 1480, c’est un Charles de Tournon, qui est seigneur de Beauchastel.

Le vieux Beauchastel est délaissé comme le vieux Vallon, le vieux Rochemaure et tant d’autres villages qui ne répondaient plus aux besoins modernes. Un nouveau bourg est en train de se former sur la route. Au sommet de l’autre, on aperçoit quelques pans de mur fort laids, uniques débris de l’ancien Beau Chastel. Quelle ironie le Temps a fait de ce joli nom ! C’est ainsi présent a toujours l’air de se moquer du passé. Celui-ci, s’il pouvait parler, le lui rendrait bien sans doute, car chaque âge a ses vertus et ses vices, ses grandeurs et ses misères, et l’excessive admiration comme l’extrême dénigrement, vis-à-vis de l’un ou de l’autre, n’est guère que la marque des petits esprits. Ces vieilles murailles de Beauchastel paraissent indiquer une construction du XIVe au XVe siècle.

Pendant les guerres religieuses, Beauchastel servit de quartier général aux princes de Condé et de Navarre et à l’amiral de Coligny après la bataille de Montcontour (1570). Les calvinistes aux abois passèrent le Rhône de ce côté et allèrent donner la main au marquis de Montbrun en Dauphiné, mais leur échec devant Montélimar les obligea bientôt de revenir sur la rive droite, d’où ils ne tardèrent pas à regagner le Velay.

Le curé de 1762, écrivant à dom Bourotte, dit : « Bellicastrum, parce qu’il y avait autrefois un beau château. – Il existe, à trois cents pas de Beauchastel, une fontaine d’eau minérale, qui n’a de réputation que dans le pays… C’est une baronnie de la maison de Soubise. »

Il y avait jadis à Beauchastel quelques orpailleurs pour pêcher les paillettes d’or de la rivière d’Erieux ; mais cette industrie peu lucrative a depuis longtemps cessé. On pensait que l’or de l’Erieux venait d’un lambeau de terrain tertiaire lacustre qui forme plusieurs mamelons entre St-Laurent-du Pape et St-Fortunat. M. Dalmas croit plutôt qu’il vient des montagnes granitiques et volcaniques des hautes Cévennes (3).


Quand on a passé l’Erieux, le premier cours d’eau que l’on trouve est le Turzon qui vient de Bruzac, et traverse la station minérale de St-Georges.

L’ancien bac sur le Rhône était situé entre Beauchastel et le Turzon.

La rivière d’Embroye, dont on a fait Lambroye, qui a le privilège de désaltérer chaque année la Surle de Charmes, se trouve un peu plus haut. L’Embroye sépare la commune de Charmes de celle de St-Georges. La carte du diocèse de Viviers désigne sous le nom de Bonnet de Ladrés et de Bonnet de Luba deux localités situées dans la montagne sur le cours de l’Embroye. La carte de l’état-major, qui n’est pas toujours si bien inspirée, a rétabli le sens et l’orthographe de ces deux noms en mettant Bonnet de l’Adreyt et Bonnet de l’Hubac. L’Adreyt et l’Hubac, qui reviennent très fréquemment dans la topographie vivaroise, signifient dans le langage local, le premier, le versant exposé au sud, et le second, le versant exposé au nord.

De Beauchastel à Soion, c’est une série de collines calcaires sans cachet prononcé, sinon qu’après avoir produit du bon vin, avant le phylloxera, elles ne donnent plus guère, en dehors de rares bouquets de bois, que des ronces et des herbes où fourmillent les insectes et les lézards.


Charmes, la première station après Beauchastel, a eu comme cette dernière ses aventures de guerre, et nous y reviendrons à propos de Soion, qui fut le centre des principaux combats de cette région au XVIIe siècle.

Mais ce bourg a un passé qui remonte bien au delà de nos guerres religieuses, comme le prouvent le tombeau d’Alethius et l’autel de Mercure qu’on y a découverts.

Comme souvenir vivant du moyen-âge, Charmes a le jeu de la Surle, un des plus curieux vestiges des mœurs d’autrefois. Voici comment les choses s’y passent chaque année, le premier dimanche de Carême :

Pendant la semaine qui précède, les jeunes gens de Charmes se sont rendus chez les nouvelles mariées de l’année pour les inviter à la fête, en laissant de côté toutefois celles qui auraient fait parler d’elles avant leur mariage.

Le dimanche venu, ils vont chercher le maire qui, ceint de son écharpe, arrive dans un endroit désigné au milieu du village. La veille, on a planté là deux grosses branches d’arbres munies de leur feuillage. Les mariés de l’année attendent le maire près de ces arbres symboliques.

Les deux mariés plus anciens présentent leurs femmes au maire. Celui-ci offre le bras aux deux dames et le trio est encadré par deux jeunes gens qui portent des drapeaux sur lesquels est écrit : Honneur à la vertu

Le cortège est précédé par la musique suivie d’un jeune homme qui a déplanté un des deux arbres et le porte en guise d’étendard. L’autre est réservé pour le lendemain.

Les autres couples de nouveaux mariés suivent le premier magistrat de la commune et le cortège officiel est fermé par les deux maris dont les femmes sont conduites par le maire.

Toute la population de Charmes et des environs emboîte le pas et l’on se rend en grande pompe au pré de la Surle situé sur les bords de la rivière d’Embroye.

Il est à noter que ledit pré est de temps immémorial frappé de cette servitude et que tous les changements de propriétaires laissent intact le droit de la Surle.

L’arbre porté en tête du cortège est planté dans le pré à une centaine de mètres de la rivière environ. Le maire et les nouveaux mariés se rangent à côté. On apporte la Surle, d’autres disent le leu : c’était autrefois une boule en bois, mais, à cause des accidents, on l’a remplacée depuis assez longtemps par une balle remplie de son ou de morceaux d’étoffes et recouverte par des parcelles de peaux de diverses couleurs.

Le maire, le premier, lance la balle en criant : Surle.

La balle lancée, tout le monde, les étrangers aussi bien que les indigènes, se précipite pour la saisir : c’est à qui pourra s’en emparer pour aller la faire boire dans l’eau de l’Embroye. Mais ce n’est pas chose facile, car la balle est ardemment disputée à celui qui la tient ; on la lui enlève, on se la voit enlever, on se la renvoie de l’un à l’autre, et il faut quelquefois une bonne demi-heure avant qu’un heureux vainqueur ait pu faire boire la surle.

L’auteur de cet acte mémorable est ramené auprès du maire et lui remet la balle désaltérée. On se désaltère aussi, naturellement, et c’est à peine si la grosse dame-jeanne, offerte par le chef de la municipalité, suffit à apaiser la soif des ayant-droit. Le maire verse un verre de vin à chaque individu qui rapporte la balle et trinque avec lui. Il faut un rude estomac pour être maire de Charmes.

Après le maire, chacune des mariées, à tour de rôle, jette la surle et la bataille recommence chaque fois avec une animation croissante.

Le pré est coupé par un chemin : d’un côté sont les garçons, et de l’autre se trouve le camp de ceux que le langage local, bien avant Molière, qualifiait de cornards. La surle vole d’un groupe à l’autre, à la grande joie des assistants. Cette série de luttes pacifiques dure souvent deux ou trois heures, et, pendant les entr’actes, la musique placée près du maire, fait entendre ses accords rustiques.

La fête terminée, le cortège rentre au village, dans le même ordre. Le maire conduit les nouveaux mariés au cabaret et leur offre le vin d’honneur. Ici finit la cérémonie officielle, pour laisser la place aux divertissements villageois.

Le lendemain, c’est la fête des cornards.

L’adjoint officie à la place du maire, et le second arbre, porté en tête du cortège, va rejoindre l’autre sur le pré de la surle ; cette fois, ce sont les nouveaux mariés, et non pas leurs femmes, qui lancent la balle. A part cela, tout se passe à peu près de même.

Il est arrivé parfois que les jeunes gens des communes voisines ont cherché à emporter la surle chez eux, mais ceux de Charmes ont toujours réussi à les en empêcher. Les gens de St Péray tentèrent un jour d’enlever la surle ; ils s’étaient échelonnés et l’emmenèrent jusque près de Guilherand. Là, elle leur fut reprise.

Le jeu de la surle parait fort ancien à Charmes ; aucune tradition n’en indique l’origine ; on sait seulement que les anciens baillis du duc d’Uzès, à qui appartenait la terre de Charmes, remplissaient autrefois, chaque premier dimanche de carême, le rôle que remplit aujourd’hui le maire. Mais la surle présente avec d’autres jeux anciens et modernes, des analogies qui méritent d’être relevées, et c’est ce que nous allons faire aussi brièvement que possible.


Si l’on voulait remonter à perte de vue dans les origines de la surle, il faudrait aller jusqu’au jeu de paume qui a été, dit-on, inventé par les Lydiens ou les Lacédémoniens.

Homère, dans l’Odyssée, nous montre les servantes de Nausicaa jouant à la paume, après avoir lavé leur linge.

D’après d’autres documents, le jeu de paume, chez les Grecs, s’exécutait en cadence sur une sorte de pas rythmé. Ducange parle même d’un jeu de paume ou de ballon qui s’exécutait à cheval. Le brave Caton adorait le jeu de paume, et, sous ce rapport au moins, beaucoup d’empereurs romains lui ressemblèrent.

Sidoine-Apollinaire nous apprend, dans une de ses lettres, qu’il se retirait souvent à sa maison de campagne et que, là, il se divertissait avec Eodice, son beau-frère, à jouer à la paume dans une allée de tilleuls, jusqu’à ce que la pelotte (balle) fût usée et hors d’état de servir.

Dans une autre lettre, Sidoine-Apollinaire raconte sa visite au tombeau de son aïeul, le préfet Apollinaire, tombeau qui se trouvait à la sortie de Lyon par la voie d’Aquitaine, sur l’emplacement occupé aujourd’hui par la rue de Trion et la place des Choulans. La compagnie où il se trouvait se sépara ensuite en deux bandes, dont l’une se mit à jouer à la paume. Peut-être y avait-il là un endroit spécialement réservé au jeu de paume, et de là peut-être aussi le nom de place des Choulans, puisqu’on appelait choula ou soule, au moyen-âge, un jeu qui, on le verra plus loin, se rattache au jeu de paume et n’est pas sans analogie avec la surle de Charmes.

Le Glossarium de Ducange cite de nombreux extraits de chartes du XIIe au XVe siècle qui montrent combien les jeux de la sola, soula ou choulla étaient répandus en France au moyen-âge.

Le plus ancien des documents cités remonte à l’année 1152. Ce sont les habitants de Fontanœ Burgi, qui s’amusaient dès lors au jeu de la Choule.

En 1323, un différend a lieu entre l’évêque d’Amiens et les échevins de cette ville « de ce que dit li Maires prit l’esteuf (la balle), à la chole le jour de Quaresmel en le terre de l’évêque et de l’Eglise. »

En 1326, un évêque de Bayeux s’élève contre les prétentions de quelques-uns de ses diocésains qui, « malgré la défense faite par le statut synodal de jouer à ce jeu et à l’esteuf sur les églises paroissiales et en terre bénie, se croient le droit de jouer à ce jeu et à d’autres sur le terrain de chapelles consacrées au culte divin, et ailleurs en terre bénie. »

En 1352, il est question de Frères « qui pour se distraire, allèrent dans les champs où des jeunes gens de ladite ville de St-Ferréol jouaient à la Sola et les dits Frères couraient à l’envi poursuivant la balle (pila)… »

L’esteuf (stoffus) et la balle (pila) étaient identiques, car on trouve dans les registres des archives royales de 1356 qu’on jouait ad coulam seu pilam et ailleurs, pilam seu stofum.

En 1357 : « Comme les suppliants et plusieurs d’autres gens du païx fussent allés esbattre à un jeu appelé Chole… »

Quand on lançait la soule avec le pied ou avec un bâton recourbé, cela s’appelait crosser. Ce qui explique l’extrait suivant de 1361 : « Cum plures habitantes villœ de Chaillevello invicem ad pilam vel soulam luderent, seu crossarent… »

Il est à remarquer que la soule figure parmi les jeux défendus par une ordonnance de Charles V de 1369.

En 1380 : « La soule en la manière accoutumée se fist en dehors d’icelle ville de de Neufchastel… lesquels, en soulant, férirent par le visage a effusion de sanc un prestre … présent ledit Perceval, qui leur dist : Soulez paisiblement, ou vous en alez hors de la soule… »

En 1381 : « Comme les gens du payz de Vulguessin le Normant et de la forest de Lyons aient accoustumé de eulz esbattre et assembler chacun an pour sotiller et jouer à la soulle l’un contre l’autre, devant la porte de l’abbaie de Nostre Dame de Mortemer en Lyons, le jour de Karesme prenant… »

Autre charte de 1381 : « Comme le premier jour de janvier…, plusieurs jeunes gens de la ville et paroisse de la Chelles en Beauvoisis feussent assemblez pour chouler à la crosse les uns contre les autres… »

En 1387 : « Comme ilz jouaient à un certain jeu appelé choler de la crosse ; la boulaye dudit jeu feust envoyée… »

Charte du pays d’Artois, en 1400 : « Est aussi accoustumé par esbatement que l’espouse donne et gette une pelotte pour souler ; lequel le fist ainsi, et à ce se assemblèrent plusieurs personnes pour souler et eulx esbatre courtoisement… »

En 1418 : « Estant en icelle chole ou soule, ainsi que l’on emportoit l’esteuf ou cholet… »

L’esteuf (stoffus) s’appelait aussi strophus. Il est question dans les statuts synodaux de Radulphe, évêque de Tréguier (1440) « d’un jeu très pernicieux et nuisible, appelé vulgairement Mellat, avec un ballon (stropho) rond, gros et proéminent… »

En 1450 : « Le jeu de la soulle ou boulle de Chalandas, qui est ung jeu accoustumé de jour de Noël entre les compagnons du lieu de Coriac en Auvergne, et se diversiffie et divise icellui jeu en telle manière que les gens mariez sont d’une part, et les non mariez d’autre ; et se porte ladite soulle ou boulle d’un lieu à autre, et la se ostent l’un à l’autre pour gaingner le pris et qui mieulx la porte a le pris dudit jour… »

On remarquera combien ce dernier exemple et celui de 1400, dans l’Artois, se rapprochent de la Surle de Charmes.

Dans le clergé, le jeu de la balle (Pila) devient le jeu de la pilota ou de la pelotte. L’abbé Lebœuf nous apprend qu’à Noël ou à Pâques, il était d’usage que l’évêque en jouât avec son clergé. Cela se pratiquait notamment à Amiens, à Reims et à Vienne. A Auxerre, le clergé avait sanctifié ce jeu, bien qu’il fût accompagné d’une sorte de danse, en le mêlant de chants religieux. On entonnait la prose : Victimœ paschalis laudes, et on se renvoyait la balle avec les versets.

A Vienne, le lundi de Pâques, pendant qu’on sonnait vêpres, tout le clergé se réunissait au palais de l’archevêque, et là, après la collation, l’archevêque lançait la balle le premier. Et, s’il était absent, c’était son premier vicaire qui devait se pourvoir d’une balle et la lancer à sa place.

C’est à Auxerre que se conserva le plus longtemps ce singulier usage, dont on avait fait l’objet, en 1396, d’un règlement spécial (ordinatio de pilâ facienda). Chaque chanoine, entrant en fonctions, devait apporter une balle (pilota) et offrir une collation.

Vers 1530, un chanoine nommé Bretel s’insurgea contre la coutume, ce qui donna lieu à un procès retentissant. Les anciens disaient : C’est l’usage, donc cela est bon. Bretel démontra assez facilement que tous les usages n’étaient pas bons à continuer. Il n’était question au Parlement que de la pelotte d’Auxerre. François Ier, à qui la chose fut racontée à Lyon, dit qu’il serait bon d’envoyer à Auxerre un commissaire pour assister à la cérémonie et faire son rapport.

L’affaire fut examinée par des docteurs en Sorbonne, et finalement un arrêt de juin 1538 décida que l’usage devait être réformé. Les chanoines furent donc dispensés de la Pilota ; mais ils durent payer une petite contribution proportionnée aux frais de la collation, qui conserva le nom de pilota. (4)

Ducange, dans sa huitième Dissertation sur l’histoire de St-Louis, constate que le jeu de la chole était encore en usage au milieu du XVIIe siècle, parmi les paysans de nos provinces. « En certains jours solennels de l’année, et le plus souvent aux festes des patrons des villages, les païsans invitent leurs voisins à ces exercices. A cet effet, on jette une espèce de ballon dans un grand chemin, au milieu des confins des deux villages, et chacun le pousse du pied avec violence, tant que les plus forts le font approcher près des leurs, qui de cette sorte remportent la victoire et le prix qui est proposé. »

Ces jeux, envenimés par des rivalités de villages ou de personnes, dégénéraient souvent en luttes sanglantes. Ils étaient en usage dans la Basse-Bretagne, le Berry, le Bourbonnais, la Picardie, la Normandie et ailleurs. Ils furent le dangereux passe-temps d’une grande partie de la France jusqu’aux XVIe et XVIIe siècles. Les ordonnances des rois de France et les statuts synodaux en parlent souvent pour les interdire. L’Ecosse les connaissait également et il en est question dans le Lai du dernier ménestrel, de Walter Scott.

Emile Souvestre, qui a encore assisté à des Soules près de Vannes, explique ainsi ce jeu dans les Derniers bretons :

« On donne le nom de Soule à un énorme ballon de cuir rempli de son que l’on jette en l’air, et que se disputent ensuite les joueurs partagés en deux camps opposés. La victoire reste au parti qui a pu s’emparer de la soule et la porter sur une autre commune que celle où le jeu a commencé.

« Cet exercice, ajoute-t-il, est un dernier vestige du culte que les Celtes rendaient au soleil. Ce ballon, par sa forme sphérique, représentait l’astre du jour ; on le jetait en l’air, comme pour le faire toucher à cet astre, et lorsqu’il retombait, on se le disputait ainsi qu’un objet sacré. Le nom même de soule vient du celtique Heaul (soleil), dans lequel l’aspiration initiale a été changée en S, comme dans tous les mots étrangers adoptés par les Romains, ce qui a donné seaul ou soul. Maintenant le jeu de la soule n’est plus en usage qu’au pays de Vannes. C’est là seulement qu’on le retrouve encore dans toute sa brutalité primitive… »

M. Jules Lecœur, dans son intéressant ouvrage sur le Bocage normand (5), racontre les terribles soules de St-Pierre-d’Entremont, sur la route de Condé à Tinchebray, qui donnaient lieu à de véritables batailles entre paroisses. Ce jeu y fut interdit en 1852, et non sans peine ; il fallut l’intervention de quatre ou cinq brigades de gendarmerie pour empêcher les populations des paroisses circonvoisines de s’entre-assommer suivant l’antique et traditionnel usage.

Une autre soule célèbre, celle de Lande-Paty, était fournie par la dernière mariée qui, en revanche, avait l’honneur de la jeter. Le curé de la paroisse la fit interdire par un arrêt du parlement de Rouen en 1694.

On soulait encore, il n’y a pas bien longtemps, dans bon nombre de localités de l’Orne. Aujourd’hui, ce jeu a presque partout disparu ; son diminutif, l’éteu, est seul resté en usage dans quelques communes, et l’on va voir les frappantes analogies qu’il présente avec notre surle.

Dans quelques communes du département de l’Orne, le dimanche qui suit la bénédiction nuptiale, la grand’messe achevée, deux jeunes gens vont prendre la mariée à son banc, l’accompagent hors de l’église et se dirigent vers la croix du cimetière. Là, ils s’arrêtent et le marié, qui les a accompagnés aussi, montre à la foule des curieux l’éteu (l’ancien esteuf), qui n’est autre qu’une petite pelotte, bourrée d’étoupes ou de son, mais contenant aussi de petites pièces d’argent, puis le lance par dessus la croix le plus haut possible. Les jeunes gens se précipitent sur l’enjeu, se le disputent, non sans force horions, et il appartient à celui qui, devenu son possesseur, parvient à franchir un ruisseau ou la limite de la commune, sans que ses adversaires aient pu le lui arracher. S’il ne peut échapper à leur poursuite, il lui faut rapporter l’éteu au pied de la croix, et le lancer lui-même, pour que de nouveau il soit disputé. Pour toute récompense, il reçoit un ruban que lui donne la mariée.

Dans quelques localités, le marié devait faire passer l’éteu par dessus le toit de l’église, et il était hué, s’il s’y reprenait à plus de trois fois.

A St-Aubert-sur-Orne, ceux qui s’étaient mariés depuis moins d’un an se rendaient, dans la matinée du Mardi-Gras, armés chacun de son éteu, dans le pré dit de la Soule, où se ressemblaient aussi les jeunes gens de la paroisse, divisés en deux camps, ainsi que force curieux. C’était une petite fête, et les épiciers du voisinage y apportaient des noix que l’on épluchait en les arrosant avec l’eau-de-vie du crû. Au signal convenu, on voyait les balles, lancées par les mariés, tomber sur les groupes de souleurs qui, les mains tendues, cherchaient à les attraper au vol.

Alors il y avait courses à toutes jambes, pour arriver sur les limites de la paroisse, avant d’être atteints par les poursuivants.

Vers midi, quand toutes les soules avaient été conquises, on se retrouvait dans le pré de la soule, et les balles ouvertes, chacun des deux partis remettait à son porte-bourse l’argent conquis, pour être employé à festiner le dimanche suivant.

L’usage de jeter l’éteu était tellement enraciné dans les mœurs, que ceux qui essayaient de s’y soustraire, et ils étaient très rares, ne pouvaient jamais y réussir. Après avoir subi maintes avanies, éprouvé parfois des sévices, il leur fallait, de guerre lasse, se soumettre à l’antique coutume.

Le divertissement de l’éteu, ajoute M. Jules Lecœur, existait dans bien d’autres provinces que la Normandie, mais c’est chez nous qu’il s’est conservé le plus longtemps. On s’y livrait tout récemment encore à Rabodanges, la Forêt-Anoray, Ste-Croix-sur-Orne, St-Hilaire-de-Briouze et dans d’autres paroisses. Il est toujours en usage à Vieux-Pont, Chênedouit et peut-être ailleurs. Telle était l’ardeur qu’on apportait à se disputer l’éteu ou soule, qu’à Ducey, par exemple, on a souvent vu celui qui s’en emparait se jeter dans la Sélune et traverser la rivière à la nage, tout habillé, afin de mettre l’eau entre ses adversaires et lui.

Il y avait une seule de redevance féodale (6).

Un acte du notaire Avenet, de Valence (1505 à 1511), dont nous devons la communication à l’obligeance de M. Lacroix, le savant archiviste de la Drôme, nous fait connaître une transaction de 1440, d’où il résulte que les surles n’étaient pas inconnues sur la rive gauche du Rhône.

Il y a, dit l’acte, trois classes d’habitants à Valence, les bourgeois, les artisans et les manouvriers.

La première a ses cérémonies propres indépendantes de celles des deux autres classes. Celles des artisans et des cultivateurs nous révèlent des violences et des actes repréhensibles qui accusent des mœurs barbares et peu de police. Des arbitres, nommés par les artisans et les manouvriers des quartiers de la Rivière (basse ville), de la porte Tourdéon et de la porte St-Félix, prononcèrent la sentence suivante :

« Les classes des artisans et des manouvriers, comme celle des bourgeois, auront chacune leur surle et larnage ou charivari particulier, à moins d’une invitation spéciale contraire. Les conseillers de la ville connaîtront de la taxe à imposer au nouveau marié. Il n’y aura plus de larnages honteux. On cessera aussi, pour les premières noces, de pousser violemment les époux vers le Rhône, ou vers les maisons mal famées, pour avoir une rançon, car cette rançon sera payée librement en déterminée par les conseillers de la ville. »

Les arbitres choisis étaient François de Brenieu et Eynard Chabasse, docteurs ès lois ; Antoine de Montclus, Jean de la Faurie, syndics de la ville ; Guillaume Arnoux, Pierre de Salle, chanoines de Valence ; Girard, barbier ; Brusac, orfèvre ; Dodot, Gybet, de Baon, de la Lèbre, de Charmes, et Gericots.

Il y avait alors, comme on le voit, deux usages distincts : le charivari (chavaricum) ou larnage (seu larnagium), et la surle (surlam) tendant tous à rançonner des nouveaux mariés.

Le charivari paraît avoir été plus spécialement affecté aux secondes noces et la surle aux premières. Tout le monde connaît l’effroyable musique connue sous le nom de charivari, à laquelle, dans les petites villes et villages, n’échappaient guère, il n’y a pas encore bien longtemps, les veufs et veuves coupables, d’avoir convolé de nouveau. Il est évident que le fait de se marier une première fois était un péché beaucoup moins grave, outre qu’il était beaucoup plus fréquent, et c’est pour cela sans doute que la surle, considérée à ce point de vue, est depuis longtemps tombée en désuétude ou s’est transformée comme à Charmes.

Dans une foule d’endroits, en Vivarais comme en Dauphiné, les mariés sont encore tenus par les traditions locales de payer leur bonheur en faisant festoyer la jeunesse. Une lettre du maire de Barnave, datée du 6 juillet 1806, raconte que les jeunes gens de sa commune et des localités voisines se présentent aux époux, après les cérémonies religieuses, pour les complimenter et leur offrent une collation composée de fruits secs, de dragées, de confitures, de vin blanc, etc. Les garçons accompagnent l’époux et les jeunes filles l’épouse, en chantant des chansons joyeuses. Avant l’entrée de la mariée dans le domicile conjugal, la mère ou le plus proche parent du mari présente des morceaux de gâteau au cortège de le nouvelle mariée et à celle-ci qui est alors introduite dans la maison nuptiale. Le mari remercie les jeunes gens qui, à leur tour, l’invitant à venir trinquer avec eux, lorsqu’il sera libre, dans un endroit désigné.

Pareille invitation n’est pas tout à fait désintéressée, comme bien on pense, mais l’usage tient lieu de loi et chacun s’y soumet.

Arrivé au rendez-vous, le nouveau marié s’attable un instant, puis une gratification plus ou moins abondante permet à la jeunesse de continuer la fête sans lui.

Le premier dimanche de Carême, ou dimanche des brandons, l’ancien Quaresmel, qui joue un si grand rôle à Charmes, est caractérisé, dans bon nombre de communes de l’Ardèche, par de vieux usages locaux qu’il est intéressant de signaler.

Dans les environs de Tournon, des farandoles se rendent devant la maison des mariés de l’année ; on allume des feux, et les jeunes gens composant la farandole dansent tout autour. Dans certains hameaux du canton de Lamastre, on met un fagot à la porte de chaque nouvelle mariée, et c’est elle qui doit venir y mettre le feu. Ailleurs, c’est un vrai feu de joie, avec une perche au milieu, laquelle perche était surmontée d’un coq vivant, symbole de l’infidélité, qu’on brûlait bel et bien.

A Villeneuve-de-Berg, le premier dimanche de Carême s’appelait le dimanche des Bergères. « Ce jour-là, les jeunes gens, en pantalon blanc, veste blanche et chapeau de paille, d’autres déguisés en bergères, avec robe blanche et houlette à la main, conduisant de petits agneaux enrubannés, parcouraient les rues et les places de Villeneuve, s’arrêtent à tous les carrefours, à toutes les places, pour chanter une romance, tirée du roman de Florian, Estelle et Némorin : ce sont les adieux des bergers et bergères lors du départ des parjades (grands troupeaux) pour la montagne. » (7)

Il est fâcheux que les bergeries de Florian soient venues ici recouvrir et rendre méconnaissable une coutume qui, d’après les traditions locales, est bien antérieure au XVIIIe siècle.

Dans les cantons du Cheylard et de St-Martin-de-Valamas, qui forment la partie la plus montagneuse de l’arrondissement de Tournon, le premier dimanche de Carême s’appelle le dimanche de paillasson. On brûle, ce jour-là (et non pas le mercredi des cendres, comme c’est l’usage dans le bas Vivarais), le Carmentran, c’est-à-dire le mannequin en paille qu’on a promené à la fin du carnaval, et dont le nom vient probablement de Carême-entrant. Le mannequin est placé sur un mât au milieu de la place. Après vêpres, les jeunes gens, munis de fourches, se mettent en campagne pour aller chercher des buissons, et ils s’attaquent surtout à ceux que les propriétaires ont mis à leurs cerisiers pour arrêter les maraudeurs. Le soir, quand on a sonné l’Angelus, les jeunes gens vont en farandole, et avec des chansons de circonstance, quêter des fagots de paille et des genêts.

Vers neuf heures, on met le feu à un bûcher, tandis que la foule fait le branle, c’est-à-dire la farandole tout autour.

Mais la question des anciennes coutumes locales dans les montagnes du Vivarais est trop vaste pour que nous cédions à la tentation de l’aborder ici. Nous n’avons voulu aujourd’hui qu’en montrer un côté pour faire juger de l’intérêt qu’elle peut avoir pour les amateurs d’histoire et de pittoresque.

Les origines de la Soule sont très incertaines. Perron, la Tour d’Auvergne et l’abbé Lebœuf croient qu’elle vient du culte du soleil, et c’est là sans doute qu’Emile Souvestre a puisé cette idée lumineuse ; mais, à parler franchement, nous ne voyons pas la nécessité de mêler le soleil dans l’affaire. S’il faut s’en rapporter à la ressemblance des mots, nous admettrions plus volontiers l’opinion de ceux qui font venir soule de solea, parce qu’on poussait le ballon avec la semelle du soulier, ou bien de solde, parce que ce mot rappelle une certaine somme que payaient tous ceux qui se mariaient dans l’année et dont le total appartenait aux gens qui attrapaient la soule.

Quant au mot surle, nous serions tenté d’y voir simplement une abréviation de sur le leu. Il est à noter qu’on appelle encore ley ou leu, dans le bas Vivarais, la petite boule qui sert de but, celle qu’on désigne dans le nord de la France sous le nom de cochonnet.

Il y a quelques années, tandis que nous assistions, à Charmes, au gai spectacle de la Surle, nous entendîmes deux braves habitants de l’endroit discuter gravement, entre deux verres, sur l’origine de cet usage. L’un, qui avait lu sans doute Emile Souvestre, tenait pour le soleil, et l’autre répliquait qu’on avait bien tort de chercher si loin et qu’il ne fallait y voir qu’une rigolade de la jeunesse.

Entre ces deux opinions extrêmes, et jusqu’à preuve du contraire, on nous permettra de penser que la Surle de Charmes est simplement l’ancien jeu de la Soule régularisé et moralisé par quelque honnête bailli de la contrée, de façon à encourager à la vertu les jeunes filles du pays, sans priver d’un jeu innocent les garçons et même les hommes mariés du village.

Il est à remarquer que le mot de Soule manque dans le Dictionnaire Littré, tandis qu’il figure dans le Dictionnaire des arts et des sciences de Bouillet.

Nous voulions assister l’an dernier à la Surle de Charmes, mais nos occupations ne nous le permirent pas. D’après ce qui nous a été raconté depuis, la fête, sous l’influence des divisions politiques, faillit dégénérer en conflit. Les radicaux de la commune, presque tous protestants, furieux de leur échec aux dernières élections, s’étaient séparés de leurs compatriotes, avaient même appelé leurs amis et coreligionnaires des communes voisines, et firent une manifestation hostile. L’affaire n’eut pas de suite heureusement, mais il est évident que, si l’on continue à mêler la politique aux fêtes de village, la Surle n’en a pas pour longtemps, et ceux qui tiennent à jouir de ce spectacle, n’ont qu’à se presser.


Les ruines du château de Charmes qui dominent le bourg, lui donnent une physionomie féodale des plus accentuées. Une étroite tour carrée s’élance du milieu des habitations. L’église neuve est au bas du village.

Le château de Charmes appartenait, depuis le XIIIe siècle, aux sires de Crussol. Il fut donné, en 1217, par l’évêque de Valence, Humbert de Miribel, à Giraud-Bastet, pour prix de son concours contre le seigneur de Chabeuil. Ce château paraît avoir été, beaucoup plus que Crussol, la résidence habituelle des anciens seigneurs de Crussol et celle des ducs d’Uzès, quand ils venaient en Vivarais. C’est là que Jean Bastet, qui avait épousé Béatrix de Poitiers, fait son testament en 1337. Le 26 avril 1463, c’est encore au château de Charmes, que Vergomas, notaire de St-Péray, passe l’acte par lequel Alix de Lastic, veuve de Giraud de Crussol, fonde trois messes dans la chapelle située au dessous et au nord du château de Crussol.

Le mariage de Charles de Crussol avec Jeanne de Genouillac est passé, le 29 juillet 1523, à l’entrée de la chapelle du château de Charmes.

Quand le second duc d’Uzès, Antoine de Crussol, quitte la Cour en 1562, mécontent des intrigues des Guise, c’est au château de Charmes qu’il se retire, et c’est là que viennent le chercher les délégués des religionnaires de Nimes.

En 1620, après l’assassinat du maréchal d’Ancre, le duc d’Uzès, Emmanuel de Crussol, quittant la cour pour se rendre en Vivarais, choisit encore le château de Charmes pour s’y installer et y reçoit la visite et les compliments des consuls d’Uzès.


Nous nous souvenons d’avoir vu à Paris, en 1868, un ancien notaire de Charmes, M. Bernard-Moulin, qui venait de publier un livre intitulé la Phrényogénie, dont il nous offrit un exemplaire. Nous le lûmes curieusement et puisque, dans nos pérégrinations de touriste, nous en sommes aujourd’hui à Charmes, c’est le lieu naturellement d’en dire notre pensée.

Le livre en question (dont le titre est formé de trois mots grecs : phrèn esprit, uios enfant, et génos génération) est entièrement consacré à développer cette idée que « les enfants, sans qu’on s’en doute, sont, à l’état physique, moral et intellectuel, la photographie vivante de leurs parents générateurs, prise au moment de la conception. »

Le sujet est, comme on le voit, d’une nature fort délicate, et, bien que l’auteur le traite dans un esprit absolument scientifique, nos lecteurs comprendront que nous ne puissions guère le suivre ici dans ses raisonnements, qui sont le plus souvent de pures hypothèses, et dans les exemples non moins hypothétiques dont il les accompagne.

Au fond, la thèse de notre concitoyen se trouve en germe dans une phrase d’Hippocrate, et ou peut en retrouver l’écho dans les vers suivants d’Horace :

Fortes creantur fortibus et bonis ;
Est in juvencis, est in equis patrum
Virtus, nec imbellem feroces
Progenerant aquilœ columbam ;
Doctrina sed vim promovet insitam,
Rectique cultus pectora roborant…

L’influence du sang et du milieu sur les facultés de l’enfant est donc incontestable. En y joignant l’éducation, à laquelle M. Bernard-Moulin ne nous parait pas assez attacher d’importance, on a la trilogie complète des causes qui déterminent nos destinées. Le grand tort de notre auteur est de vouloir circonscrire la question et d’y apporter une précision physiologique, dont elle n’est peut-être pas susceptible. Ses théories sur le fonctionnement du cerveau et sur l’électricité humaine, n’en sont pas moins dignes d’attention, et nous nous garderions de nier les « retentissements métaphysiques des idées sur la progéniture. »

Mais de là à la démonstration du système, il y a loin. D’ailleurs, l’énonciation même du but que l’auteur s’est proposé, c’est-à-dire la procréation d’enfants de génie, suffit pour en démontrer l’erreur fondamentale.

A notre avis, les hommes de génie sont beaucoup moins rares qu’on ne le pense, seulement la plupart restent ignorés des autres et d’eux-mêmes, parce que l’occasion de se manifester leur a manqué. C’est ici comme dans le mariage, il faut être deux : il faut que le génie trouve la circonstance pour l’épouser. La meilleure des allumettes chimiques ne prend pas feu si elle n’est pas frottée dans certaines conditions. Supposez Napoléon né sous le régime de Louis XIV et Corneille venu au monde dans une peuplade du Sahara : il est bien probable que ni l’un ni l’autre n’aurait fait grand bruit dans le monde.

D’autre part, les savants, qui ont étudié les lois de l’hérédité, font observer que chaque homme descend d’une foule d’autres dont la vie, les mœurs, les caractères physiques et moraux, échappent à toute appréciation, et ont néanmoins une part dans la formation de l’individualité nouvelle qui en est résultée. Comment avoir la prétention de faire sortir le génie d’une combinaison où les éléments sont pour ainsi dire infinis ?

« Il est facile, dit M. Lorin (8), de montrer que le génie ne saurait être transmis. Si l’on décompose cette supériorité intellectuelle, on voit qu’elle est due à un ensemble très complexe, à un équilibre très instable des facultés cérébrales les plus humbles et les plus élevées. Comme dans les mécanismes très compliqués et très délicats, le moindre rouage est indispensable. Certaines qualités, comme l’attention, la mémoire, la constance, sont la base du développement intellectuel ; certains instincts, comme l’ambition, la bonté ou l’égoïsme, la curiosité, en sont les moteurs. Otez à Jules César un peu de son instinct prépondérant, l’ambition ; ôtez à Newton sa puissance d’attention, et la vie du premier se passera peut-être dans une obscure débauche, et le second n’atteindra pas à ses puissantes abstractions. »

M. Bernard-Moulin a étudié l’histoire à un point de vue tout à fait spécial : celui de l’époque qui a précédé la naissance des grands hommes et des influences sous lesquelles se sont trouvés les auteurs de leurs jours. Pour lui, la phrényogénie « est la chimie et la géologie de l’histoire ». Il fait bien ressortir l’influence de la persécution et du besoin sur la régénération de l’espèce humaine. « Rien n’égale l’heureuse situation des opprimés et de ceux que la nécessité oblige, malgré soi, d’occuper leur esprit… La torpeur physique, morale et intellectuelle, plus encore que l’appétit effréné des jouissances, est l’éteignoir des nations. Dès qu’un peuple ne pense pas, n’agit ou ne travaille pas ; dès que, par un malheur plus grand encore, il prend goût à cette stagnation : c’en est fait de lui à la génération suivante. Livré et la paresse, adonné au luxe et à la débauche, en trente ans il serait féminisé. Pour éviter ce malheur, la Providence a établi un remède que nous montrent tous les temps. Du fond de quelque steppe infertile accourt un vigoureux barbare, plus ou moins cruel, plus ou moins sociable, mais toujours doué des qualités qui manquent au peuple corrompu. Il a bientôt secoué la torpeur de celui-ci, et forcé de penser, de parler et d’agir. Au besoin, se continue une oppression séculaire où les sangs se mêlent, se confondent, se réparent et constituent un peuple nouveau. La greffe au barbare est ce remède employé par la Providence à l’égard des nations perdues. Autrement, elle se contente d’une révolution.

M. Bernard-Moulin, dont le livre a paru en 1868, ne se doutait pas que la Providence allait nous envoyer deux ans plus tard le barbare qui devait nous corriger. Si encore nous avions profité de la leçon !

La thèse de l’ex-notaire de Charmes, en l’admettant fondée, prouverait tout au moins que ceux qui ont environné le mariage de cérémonies religieuses, étaient bien inspirés, car toutes tendent à purifier le corps et élever l’âme.

Mais elle nous fait aussi penser à ces braves gens, imaginairement ou réellement malades, qui, l’esprit toujours préoccupé du fonctionnement de leur machine corporelle, la saturent de drogues et de soins et prétendent se substituer, dans sa direction, à la nature elle-même. Ce sont toujours ceux qui se portent le moins bien.

La santé est une chose qui, grâce à Dieu, va toute seule, à la condition d’user de tout avec tempérance, et moins on s’en occupe, mieux cela vaut.

Il en est de même pour la phrényogénie. Les parents bien portants, ayant des sentiments honnêtes et une vie régulière, sont ceux qui ont le plus de chances d’avoir des enfants qui leur ressemblent, et c’est là l’essentiel, car viser au génie est aussi absurde que viser une couronne ou une présidence de la République. C’est le numéro gagnant d’une loterie, ainsi que le démontrent les physiologistes, et, s’il est permis comme moyen d’émulation, de le rêver pour ses enfants, le bon sens et l’expérience, conseillent de ne pas trop se faire d’illusion à cet égard.

En résumé, c’est le mot du fabuliste qui est ici en situation : ne sutor ultra crepidam ; il y a des choses que l’homme peut faire et d’autres qui sont plus ou moins en dehors de son action. M. Bernard-Moulin l’a un peu trop oublié en écrivant sa Phrényogénie. Il est fort heureux, d’ailleurs, qu’on ne puisse pas créer des hommes de génie à volonté, car ce sont ordinairement les plus difficiles à vivre, et l’on frémit en songeant à toutes les guerres et inventions terribles qui éclateraient sur la terre si la majorité de ses habitants, au lieu de se composer d’humbles travailleurs ne comprenait que des Bismarck ou des Napoléon.

  1. Flumina Galliœ, 1685.
  2. Columbi. De rebus gestis episcop. valentinensium.
  3. Voir notre Voyage dans le Midi de l’Ardèche au sujet de l’or dans les rivières du Vivarais, p. 196.
  4. Voir le Mercure de France de 1725, 1726 et 1727.
  5. Esquisses sur le Bocage normand, t. 2, p. 324. Paris, Emile Lechevallier, 1887.
  6. Voir Histoire de la maison de Talhouet, par M. de Boislisle, p. 6 et 7.
  7. Voyage au pays helvien. Privas 1885.
  8. Aperçu général de l’hérédité et de ses lois. Paris, 1875.