Voyage autour de Crussol

Docteur Francus

- Albin Mazon -

V

La déesse Soion

De Charmes à Soion. – Les découvertes préhistoriques de MM. le vicomte Lepic et Jules Sonier de Lubac. – Nos ancêtres étaient-ils anthropophages ? – Antiquité de Soion. – L’inscription de la déesse. – Autres monuments païens et chrétiens. – Les reliques de St-Venance. – L’abbaye de Soion. – Les Bénédictines se mettent sous la protection de l’évêque de Valence. – Les revenus et les charges de l’abbaye. – Sa destruction. – Les religieuses se réfugient à Valence. – Difficultés entre l’abbesse et la communauté de Guilherand. – Le prieuré de St-Martin et le prieuré de St-Michel, à Toulaud. – Avantages de la suppression des dîmes. – Le siège de Soion. – Brison et Montréal. – Isaac Homel.

Une jolie plaine s’étend après Charmes, entre la montagne et le Rhône.

Le monticule de Soion, qui sert de piédestal à la tour penchée, est à pic au nord et au levant. Il présente au sud une pente rapide, et au couchant, il est séparé par un ravin d’un autre monticule plus élevé où l’on aperçoit l’ouverture béante des grottes. Rien d’étonnant à ce qu’une position ainsi fortifiée par la nature ait été occupée dès la plus haute antiquité. C’est dans ces grottes qu’ont été trouvées, dans ces dernières années, grâce aux belles recherches de MM. le vicomte Lepic et Jules Sonier de Lubac, les plus anciennes traces de l’homme en Vivarais.

Ceux de nos compatriotes, qui ont bien voulu nous suivre dans nos voyages, peuvent se rappeler ce que nous avons dit dans un précédent volume (1) sur les diverses époques de la primitive humanité. La plus lointaine de ces époques est celle de la pierre taillée, c’est-à-dire du temps où l’homme, n’ayant pas encore eu l’idée de polir, d’aiguiser la pierre, pour en faire une arme ou un ustensile, se contentait, à cet effet, des éclats du silex ou d’autres pierres dures. Or, la plupart de nos stations préhistoriques du bas Vivarais, le long de l’Ardèche et du Chassezac, qu’a explorées M. Ollier de Marichard, sont de l’âge de la pierre polie, tandis que celle de Soion remonte à la pierre taillée.

A quelle circonstance, la région de Soion doit-elle l’honneur d’avoir abrité nos plus vieux ancêtres connus ?

Elle le doit, selon nous, à deux causes : d’abord, à sa situation aux bords du Rhône, et ensuite à son caractère géologique, c’est-à-dire aux cavernes naturelles qui sont l’apanage des terrains calcaires.

Après la Voulte, on entre en pays granitique, mais il est encore surmonté par deux îlots calcaires, l’un de huit kilomètres de longueur entre Charmes et Soion, et l’autre beaucoup moins considérable en face de Châteaubourg.

La raison faisait déjà présumer que les premiers arrivants avaient suivi les bords du Rhône, d’où ils avaient dû remonter ensuite dans les vallées. Le caractère des objets trouvés à Soion et à Châteaubourg confirme cette supposition, puisqu’il indique une phase antérieure à celle des autres habitations troglodytes du bas Vivarais. On peut aussi en conclure que l’homme venait du nord plutôt que du sud, ce qui est d’ailleurs conforme à la direction des migrations postérieures, par exemple celle des hommes à dolmens. Ceux-ci, dont la route est clairement indiquée par leurs tombes mégalithiques, sont entrés d’Asie en Europe par le sud de la Russie, ont remonté vers la Baltique, en traversant la Pologne pour suivre ensuite les côtes maritimes du nord et de l’ouest de l’Europe.

En admettant que les troglodytes ne fussent pas autochtones – grosse question qu’on peut laisser aux savants futurs – c’est une de leurs migrations qui, frayant la voie aux hommes à dolmens, serait allée, en quittant le Rhône, peupler graduellement la région calcaire du Vivarais, où elle pouvait trouver des moyens d’existence par la chasse et la pêche en même temps qu’un abri contre ses ennemis de tout genre. Il est naturel que, dans cette supposition, les grottes de Châteaubourg et de Soion aient été plus anciennement habitées que celles de Vallon et de Païolive, et il est non moins naturel que celles-ci, aux époques postérieures, aient servi pendant plus longtemps d’habitation humaine, parce qu’elles étaient plus cachées, et partant, risquaient moins d’être refoulées par les flots humains qui, de notre berceau commun, l’Asie, ne cessaient pas de déborder sur les autres pays du globe.

C’est dans le calcaire de Charmes à Châteaubourg, mais principalement aux abords de Soion, que le vicomte Lepic et M. Jules Sonier de Lubac ont fait les découvertes préhistoriques qui font l’objet de l’intéressant Mémoire qu’ils ont présenté au Congrès de Bruxelles en 1872. Ce mémoire, imprimé à Chambéry chez Perrin, mais non mis dans le commerce, comprend vingt-sept pages de texte grand in-8° et neuf planches.

Nos deux archéologues ont exploré avec soin les grottes du ravin de la Goule en face de Châteaubourg, puis les grottes des environs de Soion, et particulièrement la caverne dite de Néron, située sur la colline qui domine le petit plateau de Soion. La colline a cent quarante-cinq mètres de hauteur au dessus du niveau du Rhône, mais la caverne n’est qu’à soixante-dix mètres. Celle-ci a trente-cinq mètres de long, neuf de hauteur et onze de large. Elle est bien éclairée. Les objets trouvés répondent aux types du Moustier, c’est-à-dire à la première époque des cavernes. L’immense quantité d’éclats et de rejets trouvés là, joints à des instruments bien terminés, font supposer aux auteurs du Mémoire que la grotte de Néron, centre principal d’une colonie nombreuse, était le lieu de réunion de la peuplade, où se préparaient les armes et outils, en un mot un véritable atelier.

Les instruments sont faits généralement avec le silex pyromaque, mais il y en a aussi en calcaire schisteux local, en quartz hyalin, serpentine et autres pierres du pays. Les ossements sont le rhinocéros tichorinus, l’éléphant, le cheval, le renne, le chevreuil, le cerf, le bœuf, le sanglier, l’ours. Les dents de cheval et de renne se trouvent par pelletées : ces deux animaux formaient donc la principale nourriture de nos troglodytes ; mais ils mangeaient aussi le bœuf, le cerf et quelquefois l’ours et le rhinocéros.

On a aussi trouvé dans ces cavernes des ossements humains au milieu des débris des foyers. Nos ancêtres étaient-ils donc anthropophages ? Le Mémoire se borne à répondre sagement : « Nous apportons cet élément à la question controversée de l’anthropophagie à cette époque des cavernes. »

Tout près de la caverne de Néron est une petite grotte où l’on n’a découvert que des ossements d’enfants, peut-être quelques ossements de femmes, mais aucun d’homme. Ces sépultures, si sépulture il y a, car ce pourraient bien être les débris d’un drame, paraissent, du reste, bien postérieures à la première époque des cavernes.

Voici les conclusions du Mémoire :

« L’occupation humaine apparaît, dans cette partie de la vallée du Rhône, à la première époque des cavernes, ou époque du Moustier. Cette occupation a lieu dans les grottes de Soyons, à moins de soixante-dix mètres au dessus du niveau actuel du Rhône, au milieu d’une faune quaternaire bien caractérisée, d’animaux très robustes et de grande dimension : le renne et le cheval y dominaient. Dans les grottes de la Goule, la faune quaternaire se trouve à quarante mètres seulement au dessus du niveau du fleuve : le genre Ursus et surtout l’ours des cavernes y abonde. Comme, d’autre part, l’alluvion fluviatile qui forme le sol de ces cavernes se retrouve à deux cent quarante ou deux cent cinquante mètres au dessus du niveau actuel du Rhône, il faut admettre que cette faune et cette industrie correspondaient à un abaissement considérable des eaux dans les temps quaternaires, et que si nous sommes ici reportés au temps où l’homme a commencé d’user des cavernes comme demeure habituelle, nous sommes encore loin de ses origines, des époques à hachettes (type de Saint Acheul), bien plus loin encore des temps tertiaires où plusieurs éminents esprits entrevoient l’aurore de l’humanité. A l’époque du Moustier n’ont succédé dans nos stations ni l’époque de Solutré, ni celles d’Aurignac et de la Madeleine. Nous n’avons trouvé ni les os percés, travaillés et ornementés, ni les formes typiques des silex de ces époques. Mais, plus tard, aux temps néolithiques, de nouvelles peuplades ont occupé les plateaux et sont venues s’abriter dans les cavernes ; elles y ont laissé diverses traces de leurs mœurs et de leur industrie. Enfin, les peuples gaulois et gallo-romains ont à leur tour occupé les plateaux et la plaine, et les grottes ont été employées quelquefois par eux comme des caveaux naturels pour y déposer des sépultures. Ces différents âges ont déposé les témoignages authentiques de leur existence successive : ils se trouvent réunis, et en quelque sorte superposés dans ces collines que nous avons explorées avec le plus grand soin et le plus vif intérêt. »

Les plateaux de Charmes à Soion offrent partout des silex travaillés et des débris de poteries de l’âge de pierre. On y a trouvé fréquemment des haches en pierre polie, faites en serpentine.

A l’extrémité du dernier plateau près de Charmes, est un vaste tumulus de forme parfaitement arrondie, qui mériterait d’être fouillé.


A Soion, il y a un petit ruisseau presque toujours à sec appelé Trêve. L’ancien port de Soion et le bac étaient un peu plus haut que le bourg, entre la Maladrerie et la Frédière.

Le vieux bourg de Soion était perché sur le monticule, inaccessible au nord et au levant, ce qui constituait une forte position défensive à l’époque où la malignité humaine n’avait pas encore inventé le canon ni même l’arquebuse. C’est ce genre d’éminence sans doute qu’on désignait au moyen âge sous le nom de molaris, puisque, dans un acte de 1245 dont nous parlerons plus loin, la colline de Soion est constamment appelée mons sive molaris. MM. le vicomte Lepic et de Lubac y ont trouvé beaucoup de débris préhistoriques : poteries, haches de silex, outre les objets des époques gauloise et gallo-romaine en verre, en jayet et en divers métaux.

La tour penchée, qui semble un vieux drapeau de l’ancien temps oublié sur le rocher, faisait partie d’un fort ou château dont la bâtisse indique le XIVe siècle. Mais la physionomie de l’endroit et le grand nombre de restes antiques qu’on y a trouvés permettent d’assigner à ce bourg une antiquité beaucoup plus reculée. Notre ami Henri Gard croyait qu’il y avait eu là, comme au Châtelet, un temple d’Apollon, centre d’un grand mouvement religieux. La topographie de l’endroit rappelle absolument le mont Dol en Bretagne. L’abbé Caillot suppose, de son côté, que Soion était la capitale de l’Helvie avant Alba Augusta, et il en trouve surtout la preuve dans l’inscription de la déesse Soion : ce genre de culte, dit-il, était un privilège presque exclusif des capitales des provinces gauloises. Nous laissons bien entendu au respectable auteur des Ruines et Légendes la responsabilité de cette manière de voir, mais, en somme, elle n’a rien d’invraisemblable.

L’inscription de la déesse Soion fut découverte sur le plateau de la tour penchée en 1848, dans les débris de l’église St-Gervais qui est mentionnée dans un acte de 1245. En voici le texte :

DEÆ SOIONI
AVG.
LVCCIVS MARCIA
ET SENNIVS MARI
ANVS DE SVO POSV
EBVNT LOCO PRIVAT
O VPILOR PVPILIOR

que M. Rouchier traduit ainsi :

A la déesse Soion Auguste, Lucius Marcianus et Sennius Marianus ont élevé à leurs frais cet autel en un lieu propriété privée de la famille des Upéji Pupilii.

M. Allmer, le savant directeur de la Revue épigraphique du Midi, qui visita Soion vers 1854 et y prit l’empreinte de l’inscription au sommet du rocher, où elle se trouvait tout près du bord escarpé de la falaise, dans un petit champ entouré d’une bordure de pierres amoncelées, lit pupillorum au lieu de pupiliorum et traduit : « … en un lieu propriété des mineurs Upéji. »

« Il m’a paru, nous écrivait-il récemment, en répondant avec sa bienveillance habituelle à une question que nous lui avions adressée, que Pupillorum ne peut pas être un cognomen, parce que les Upéji, propriétaires du sol, ne fussent-ils que deux, ne pouvaient pas avoir le même cognomen. »

L’abbé Garnodier avait lu :

VPILIOE PVPILIOE

et supposait que ces mots indiquaient un lieu réservé aux victimaires et sacrificateurs. Il voyait aussi dans le monument lui-même un taurobole et un indice du culte de Cybèle, et l’abbé Rouchier semble, sur ce dernier point, du même sentiment (2). Mais tel n’est point l’avis de M. Allmer qui déclare que l’autel de Soion n’a rien de commun avec un taurobole ni avec le culte de Cybèle. La déesse Soio, dit-il, est une divinité topique, le genius du lieu auquel elle a laissé son nom. Il pense que c’est une fontaine déifiée. « L’on affirme, ajoute-il, qu’en effet une source existe en haut qui, filtrant à travers les terres, vient, par un mince filet, suinter sur le flanc nord du coteau et qu’à la différence des eaux du ruisseau qui coule dans le bas, tellement ferrugineuses qu’elles sont à peine potables, elle est d’une eau excellente. » (3)

Ayant vainement cherché la fontaine en question, et même ayant bien regretté de ne pas la trouver, car il faisait très chaud, et nous nous serions volontiers désaltéré à cette eau surnaturelle, force nous est d’admettre que les anciens habitants de la contrée ont voulu déifier autre chose qu’une source.

De l’épithète Augusta qui se trouve dans l’inscription, M. Allmer conclut que, lors des réformes qu’Auguste, en ses qualités de pontifex maximus et de chef de l’empire, apporta à la religion dans les Gaules, la déesse Soion fut du nombre des divinités conservées du culte gaulois, aptes dès lors à figurer comme divinités tutélaires dans les laraires publics, desservis par les sévirs augustaux et, deux fois par an, au printemps et en été, visités processionnellement et couronnés de fleurs (4).

Outre sa tradition de vieux habitat troglodyte, le rocher de Soion était des mieux choisis pour un sanctuaire, et il n’y a pas lieu de s’étonner qu’il ait partagé cet honneur avec le Châtelet d’Andance, le rocher de Viviers, et probablement beaucoup d’autres éminences des bords du Rhône. Le nom de la déesse Soion a une physionomie toute celtique, dans tous les cas fort ancienne, et la persistance du véritable nom de cette localité, dans le langage populaire, prouve combien la tradition orale est parfois plus fidèle que la tradition écrite. Les scribes et les chroniqueurs avaient, en effet, dénaturé le véritable nom de la localité en l’appelant Sub dio qui était, disait-on, la traduction de Sous-Yons, et il a fallu la découverte inattendue d’un monument lapidaire d’une authenticité incontestable, pour faire toucher du doigt que le langage populaire avait raison contre les vieilles chartes, en dépit des académies qui professent pour ces dernières une confiance peut-être trop exclusive et trop absolue.

C’est pour cela que nous avons cru devoir, malgré l’usage et contrairement à l’orthographe officielle, adopter la forme Soion, d’ailleurs souvent employée dans les anciens documents, au lieu de Soyons, comme nous avons adopté, en d’autres circonstances, St-Montan au lieu de St-Montant, St-André et St-Sauveur-de Crugières au lieu de Cruzières, le bois de Lôou au lieu de Laoul ou Lavoul. Les dénominations locales d’un pays constituent de véritables monuments dont il est essentiel de ne pas dénaturer la physionomie primitive, et nous sommes convaincu que les progrès de l’archéologie, en faisant comprendre l’utilité des rectifications de ce genre, en amèneront bien d’autres.

L’autel-cippe carré, avec base et couronnement, de la déesse Soion, se trouve aujourd’hui à Valence, où l’on peut le voir relégué piteusement dans un coin des bâtiments de la préfecture. La pauvre déesse, toute seule, a l’air de s’ennuyer profondément, et il est certain qu’une personnalité d’un âge aussi respectable mériterait plus d’égards.

Un autre cippe, exactement semblable au précédent, fut encore trouvé dans l’église St-Gervais. C’est sans doute celui dont parle M. Allmer et qui portait l’inscription suivante :

ALBINo
CATIADE
CVMINA
FILIOKARIs
SIMO S. A. D.

(Diis Manibus)… Albino ; Catia Decumina filio karissimo sub asciâ dedicavit.)

(Aux dieux Mânes, – à Albinus .. Catia Decumina à son fils chéri (a élevé ce tombeau et l’a dédié sous l’ascia.)

La pierre qui portait cette inscription, déposée d’abord sur la route près du chantier des travaux, disparut peu après, entraînée, à ce que l’on croit, par une crue du Rhône – selon d’autres transportée au musée de St-Germain. – M. Allmer regrette qu’on n’ait pas conservé ce précieux monument d’histoire locale, précieux à Soion ou dans l’Ardèche, et qui ailleurs n’est plus qu’un objet d’encombrement dépourvu d’intérêt. Il dit que la bonne forme des lettres permet d’attribuer ce monument, comme le précédent, au premier ou au second siècle de l’ère chrétienne.


Selon quelques auteurs, Soion était, au Ve siècle, une sorte de principauté appartenant à la famille de St-Apollinaire, évêque de Valence (5).

Au moyen-âge, il était siège d’une viguerie (vicaria, aicis ou arcis soionensis ou bien subdionensis vicaria.)

Le Cartulaire de St-Chaffre mentionne une donation de biens sis à Cornas et à Soion, qui fut faite en 920.

Les Bénédictins datent du VIe siècle. A quelle époque fut fondé le couvent des Bénédictines de Soion ? D’après la tradition, les Bénédictines de N.-D. du Rhône, de Viviers, dont les Sarrasins détruisirent le couvent en 737, auraient, en s’enfuyant devant les envahisseurs, emporté les reliques de St-Venance, et les auraient déposées dans leur nouvelle résidence de Soion, où elles furent vénérées jusqu’au XVIe siècle.

Voici textuellement le passage des mémoires du chanoine de Banne qui se rapporte à cet évènement :

« Autrefois, je suis esté curieux, estant à la Voute, lieu de ma naissance, de savoir par des gens d’honneur et mesme qui savoient les affaires des dames religieuses de Soyon, comme cette translation des reliques dudit sainct Venant avoit esté faicte. Ils me dirent qu’après la mort de ce grand sainct, ses parents voulurent que ses reliques fussent apportées à Lion, ville capitale du royaume de Bourgogne, pour y estre inhumées, et que les religieuses de Notre-Dame du Rosne dudit Viviers en auroient la conduite ; et qu’au lieu où les reliques seroient inhumées, on leur bastiroit un couvent pour leur demeure, pour y servir Dieu tout le temps de leur vie et pour les religieuses qui viendroient après elle dans le mesme lieu au couvent. Lorsqu’elles eurent mis ces sainctes reliques dans leur bateau et qu’on le faisoit monter contre la rivière du Rhosne, on n’eut guère de peine de tirer ceste voiture jusqu’à ce qu’elle fust par devant la ville de Soyon, se rendant lors si pesant qu’on ne le pouvoit faire passer plus avant quoiqu’on y employât quantité de bœufs, chevaux et autres bestiaux pour lui faire changer de place et continuer leur voyage. Les cloches dudit Soyon sonnèrent d’elles-mesmes, ce qui fit cognoistre que Dieu vouloit que son saint Venant fut honoré en ce lieu. Ces reliques furent apportées dans l’église paroissiale dudit Soyon où il demeura jusqu’à ce que l’on eût bâti une église et un monastère pour lesdites religieuses, lesquelles furent dépositaires de ce saint corps jusques en l’an 1562 que les hérétiques luthériens autrement huguenots brûlèrent les reliques dudit saint, n’en restèrent que bien peu d’un os de la jambe qui fut recueilli par une religieuse, qu’après les troubles elle rendit pour être honoré comme il l’a été depuis en ce lieu-là, venants comme auparavant tous les peuples du voisinage et des lieux bien écartés réclamer l’assistance de ce grand saint par l’intercession duquel beaucoup de malades, particulièrement les petits enfants étant voués pour une maladie appelée la gouttete qu’est mortelle et pour l’épilepsie. Ceux qui m’ont fait ce rapport m’ont dit avoir vu les titres de ladite abbaye entre lesquels il y en a un qui dit que, quand on exposera en vue et en public dans l’église lesdites saintes reliques, qu’on aura des soldats pour la garde d’icelles armés d’arbalestres, frondes, javelots et autres armes desquels on usoit en ce temps-là, pour empêcher que lesdites saintes reliques ne fussent enlevées, et que lesdits soldats seroient entretenus durant la feste aux dépens de l’abbaye et marquent lesdits actes le pain, vin et pitance qui leur doit être baillé.

« Asteur et de notre temps ledit monastère a été traduit à Valence à cause de la rébellion, méchanceté et tyrannie des huguenots qui faisoient mille maux aux religieuses, aux passants et aux catholiques dudit Soyon, n’étant ce lieu-là que la retraite des voleurs de leur parti, qui occasionna notre très chrétien, très pieux et très juste Louis XIII du nom, roi de France, de faire raser ladite ville de Soyon et de faire traduire ledit monastère de St-Benoît et les religieuses d’icelui à Valence, où il fut porté par elle bien petite portion des reliques de notre dit St-Venant. »

On présume que l’abbaye de Soion était de fondation royale, puisqu’elle porte cette qualification dans les anciens actes, mais on n’a pas d’autre indice à ce sujet. Elle se trouve mentionnée pour la première fois dans la charte de 1179, par laquelle Odon, évêque de Valence, donne à son église la terre de Beauchastel. Parmi les signataires se trouvent, en effet, Guillemette, abbesse de Soion, et sa nièce Aigline.

Soixante-six ans après (en 1245), l’abbaye de Soion, pour se soustraire aux attaques et aux vexations dont elle était l’objet, implorait la protection de Philippe de Savoie, administrateur du diocèse de Valence, et ce personnage, en se proclamant le défenseur de l’abbaye, fit construire l’ancien château-fort qui dominait le village et l’abbaye, et entoure le tout d’une ceinture de remparts.

Les termes de l’acte de 1245, que reproduit, d’ailleurs fort incorrectement, l’ouvrage de l’abbé Garnodier, montre que les pauvres religieuses étaient l’objet de vexations et de rapines sans nombre et avaient même parfois à supporter des sévices corporels.

« Vu que ledit monastère est attaqué et troublé de a tous les côtés, même par les hommes de la plus basse condition, et vu qu’à de fortes afflictions il faut opposer un fort remède… » Philippe de Savoie, du consentement et de la volonté expresse de l’abbesse Bernarde, fait construire un château ou bastide sur la montagne ou molaris qui domine le bourg de Soion. L’abbesse donne le domaine direct de cette montagne à l’évêque, en s’en réservant une partie où elle peut bâtir des maisons et avoir des vassaux.

L’acte règle les droits de l’abbesse et de l’évêque. Il est stipulé que l’évêque aura le droit de percevoir chaque année deux setiers de froment sur chacun des hommes dudit monastère qui ont des bœufs de labour ; un setier seulement sur les autres agriculteurs de condition médiocre ; enfin, une émine sur les pauvres : moyennant quoi, ils seront exemptés de toute cote, taille ou perception injuste et violente.

Au siècle suivant, les rives du Rhône furent désolées, comme tant d’autres parties de la France, par des bandes de malandrins, connues sous divers noms et de diverses origines. En 1381, Soion était occupé par des compagnies franches qui dévastaient le pays. Le fait résulte d’une charte que signalait récemment M. A. Lacroix, à propos de l’évêque de Valence, Guillaume de la Voulte, qui avait appelé à son secours Jean de Roussillon. Cet incident se rattache probablement à un autre que rapporte Chorier. Des troupes de cavalerie, au nombre de 6.000, licenciées par le duc de Bretagne, avaient été appelées en Italie par le pape et pillaient sur leur chemin tous les villages. Le gouverneur du Dauphiné « tâcha de se mestre en estat de les pouvoir contenir et réprimer leurs violences. Si est-ce qu’elles forcèrent le bourg de Soion, dans le Valentinois, et il fallut pour les en chasser traiter avec leurs chefs. »


Voici maintenant sur l’abbaye de Soion, quelques détails caractéristiques puisés dans l’intéressante notice qu’a publiée M. le chanoine Nadal, en 1882, chez Céas, à Valence :

Les dames Bénédictines de Soion, comme celles de la Villedieu, appartenaient en général aux plus nobles familles du pays : elles jouissaient aussi de droits temporels assez étendus, portant sur les fours, les moulins, les îles du Rhône, la pêche, la chasse, etc., ce qui devait naturellement exciter contre elles bien des jalousies et des ressentiments, et l’on peut supposer que ces deux circonstances, jointes à l’opulence relative dont paraissent avoir joui ces deux établissements, ne furent pas étrangères à la haine toute particulière dont les honorèrent les huguenots.

Il résulte d’un acte de 1513 que les Bénédictines de Soion ne menaient pas une vie purement contemplative et formaient une sorte de congrégation enseignante, puisqu’elles nourrissaient et élevaient un certain nombre de jeunes filles, les instruisant, les formant au travail, aux bonnes mœurs, et qu’elles recevaient des familles de leurs élèves, sous forme de pension annuelle, diverses petites sommes qu’elles consacraient à acheter du bois et autres objets indispensables.

L’abbaye comptait plusieurs paroisses et chapelles sous sa dépendance, notamment :

La cure de Soion, sous le vocable de Notre-Dame ;

Celle de Toulaud, sous le vocable de l’Assomption ;

Celle de Ste-Eulalie de Guilherand ;

Le prieuré de Notre-Dame de Sauvis, entre St-Péray et St-Romain-de-Lerp ;

La vicairie de St-Martin de Toulaud, sur les bords du Mialan ;

La chapelle de St-Michel sur Toulaud ;

Celle de Gilhac ou de Pierregourde, dédiée aussi à St-Martin ;

Le prieuré de St-Genis, sur le territoire de Livron, etc.

L’abbesse nommait à ces bénéfices des prieures prises dans son couvent, et les prieures y nommaient elles-mêmes, pour y faire le service divin, des curés ou des vicaires, ou de simples recteurs, suivant le titre du bénéfice. L’évêque de Valence ne faisait qu’approuver ou refuser le sujet qu’on lui présentait, suivant qu’il le jugeait digne ou non.

L’état des revenus et charges de l’abbaye nous a été conservé par un acte de 1541. Il en résulte :

Que la communauté comprenait alors dix-huit religieuses ;

Qu’elle prélevait chaque année sur le péage de l’évêque de Valence quatorze sestiers de sels, le sestier valant 14 sols ;

Qu’elle prenait sur six bateaux pêchant les aloses dans le Rhône, quatre aloses pour chaque bateau, le prix de l’alose évalué 1 sol 3 deniers ;

Qu’elle était en droit immémorial d’accenser les esgayes des moulins sur le Rhône et d’y faire moudre franc environ 250 sommées de blé chaque année ;

Qu’elle possédait noblement le tiers du port du Rhône, arrenté par elle 50 livres ;

Qu’elle jouissait du droit de ban-vin, arrenté 6 livres ;

Qu’elle prenait par indivis avec l’évêque de Valence la leyde de certaines choses vendues à Soion, évaluée 25 sols ;

Qu’elle avait la moitié des épaves venant du Rhône ;

Qu’elle possédait noblement une grange appelée de Prelhes, avec terres labourables aux mandements de Soion, Charmes, St-Michel et Crussol, pays de chirouses, maigre et infertile, où l’on peut semer 90 sommées de blé ou seigle, la sommée étant la charge d’un cheval et valant 20 sols ;

Qu’elle tenait à Soion trois vignes pouvant rendre 18 muids de vin, le muid valant trois livres ;

Qu’elle possédait trois jardins où elle prenait l’horitolable (le jardinage) pour sa provision, plus un petit pré produisant dix quintals de foin, plus un autre pré donnant douze quintals, le quintal valant 4 sols ;

Qu’elle possédait une garenne nourrissant quelques bestiaux, plus un petit bois pour pasquerage ;

Que chaque année elle prenait rentes et revenus sur les manants et habitants des lieux de Soion, Tournon, Charmes, St-Georges, St-Marcel, Toulaud, Beauchastel, St-Apollinaire-de-Rias, Vernoux, Garoson, Beauffre, Colombier, la Bâtie-de-Crussol, St-Péray, pour raison de fonds et propriétés mouvants de la directe et seigneurie de l’abbaye, à savoir ; en argent 46 livres 2 sols 2 deniers ; en nature, 12 sommées de blé, 4 sommées de seigle, 4 muids de vin, 6 quartes de noyaux, 94 poules, valant chacune 1 sol 3 deniers, le tout n’excédant pas 80 livres, « lesquelles rentes et censes sont fort égarées en plusieurs lieux et difficiles à recouvrer, car sont tenues par tenanciers mauvais payeurs qui sont en procès la plus grande partie et refusent payer icelles rentes soy efforçant les moy faire perdre, et sont aussi la pluspart loin de mon monastère trois ou quatre lieues, par quoy fault faire grands frais à lever, par ainsy ne me reviennent en revenu chacun an au prix de 60 livres tournois. »

Nous avons vu les revenus du monastère. Voici maintenant les charges indiquées par l’abbesse :

1. D’ancienne observation, suis tenue de livrer aux religieuses de l’abbaye et au curé qui leur dit messe tous les jours, 7 pains blancs le samedi de chaque semaine ; à l’autre curé de l’église parochiale de Soion, tel jour qu’une abbesse est décédée, 3 pains, et tel jour qu’une religieuse est décédée, 2 pains, et pour satisfaire auxdites livraisons, me faut faire cuire toutes les semaines 2 sommées froment, mesure de Valence ;

2. Pour les mercenaires de l’abbaye et pour les aumônes qui se sont accoutumées être faites toutes les semaines aux pauvres de St-Lazare et à ceux de l’hôpital de Soïon ; – item pour l’aumône qu’on appelle le pain de Dieu, et autres que journellement se font à la porte du monastère aux pauvres allants et venants, me faut faire cuire chaque semaine 2 sommées et demie, 130 sommées par an ;

3. A chaque fête des Trépassés, qui sont quatre fois l’an, est accoutumé et faut faire une aumône générale aux habitants de Soion, en laquelle se donne chaque fois 6 quartes de blé, 1 quarte de fèves, 25 livres chair de bœuf et 1 barral et demi de vin ;

4. Suis tenue de faire audit monastère deux aumônes générales à tous allants et venants, savoir le jeudi gras et le jeudi saint, et donner aux pauvres de Dieu à chacun un pain : 13 sommées par an ;

5. Faut que je baille au curé de l’église de Soion onze sommées froment, et à celui qui dit messe aux religieuses, 6 sommées, plus un muid de vin ;

6. A chacune des religieuses, trois jours de la semaine, une livre de lard par jour, depuis Pâques jusqu’à l’Ascension ; depuis l’Ascension jusqu’à la Toussaint, 90 moutons ; de la Toussaint à St-André, 4 quintals chair de bœuf ; depuis la veille de Noël jusqu’à la Septuagésime, 7 quintals idem.

7. Aux dites religieuses, deux fois l’an, 27 livres de fromage ; plus, en la fête de la Toussaint, une poule à chacune d’icelles ;

8. Pendant le Carême, l’Avent et les Vigiles, me faut livrer à chaque religieuse, un plat de poissons, des œufs et un potage ;

9. Suis tenue d’acheter foin pour nourrir deux mules qui font les charrois du monastère, et les autres bêtes qui font le labour, d’acheter vin, vu l’insuffisance de ma récolte, et d’entretenir la maison ;

10. Puis suis obligée de tenir et payer des mercenaires pour les travaux extérieurs. Au premier, je bailhe par an 48 livres ; au charretier, 16 livres ; au charreton, 12 livres ; au valet, 14 livres ; au boulanger, 12 livres ; au bouveron, 8 livres ; au jardinier, 8 livres ; à deux bergers, 12 livres, etc.

On voit que les charges devaient singulièrement se rapprocher des revenus, si parfois elles ne les dépassaient pas, et l’on voit aussi quelle large part y tenaient les aumônes. Quant au régime des religieuses, si l’on veut faire le calcul de la part qui revenait par jour à chacune d’elles, sur les totaux qui figurent ci-dessus, on verra qu’elle répondait à une vraie frugalité chrétienne.

Le monastère de Soion fut détruit par les huguenots en 1562. On dit que l’abbesse, Louise d’Amanze, avait embrassé la Réforme sous l’influence du fameux évêque, Jean de Montluc. M. Brun Durand ajoute qu’elle se retira à Genève où elle se maria (6). M. de Valgorge va plus loin et assure que beaucoup de religieuses auraient imité l’abbesse dans son apostasie, mais chacun sait que l’auteur des Souvenirs de l’Ardèche n’est rien moins qu’une autorité historique, et cette assertion, outre qu’elle n’est appuyée d’aucune preuve, se trouve nettement contredite par l’inventaire général de l’abbaye, où il est dit, au contraire, que « ladite abbaye de Soion fut entièrement ruinée par les Huguenots, non-seulement par un effet ordinaire de la fureur de ces hérétiques, mais encore parce qu’aucune des vertueuses religieuses qui composaient alors ce célèbre monastère ne voulut suivre le pernicieux exemple de Louise d’Amanze qui eut le malheur d’embrasser la prétendue Réforme. »

Il se peut donc que l’abbesse ait apostasié, mais rien ne prouve qu’elle ait trouvé des imitatrices. La vérité est qu’on ne sait rien de bien certain sur les incidents de la dispersion des religieuses. Il est probable qu’elles allèrent se réfugier, chacune, dans sa famille ou chez des familles amies.

La communauté des religieuses de Soion ne reparaît que huit ans après, et la nouvelle abbesse, Lyonnette de Rochefort, emploie tous ses efforts à la reconstituer. Mais on comprend combien sa situation était difficile à cette époque troublée et en plein pays protestant. Aussi les évêques de Valence ne cessèrent-ils, dès lors, de les engager à quitter Soion pour venir s’installer à l’ombre de l’évêché. Mais la communauté était jalouse de ses privilèges et elle craignait de perdre en indépendance en gagnant en sécurité. Le 13 mars 1621, l’abbesse de Soion passe avec l’évêque de Valence une transaction, par laquelle elle ne lui reconnaît plus que le droit de visite, de réforme et de juridiction, c’est-à-dire qu’elle le regarde encore comme son supérieur, mais seulement au spirituel. Le renouvellement des guerres civiles dont les protestants de Privas donnèrent le signal, mit un terme à ces querelles puériles et une nouvelle destruction de l’abbaye obligea, dès 1622, les religieuses à se réfugier à Valence. C’est alors que le tombeau de St-Venance fut profané. Les reliques furent jetées au feu ou à la voirie. Mais les religieuses parvinrent à en sauver quelques fragments qui furent portés à Valence et qui se trouvent aujourd’hui à l’église de l’hôpital.

La communauté, dépouillée de ses biens en Vivarais, se trouva assez dépourvue à Valence et pouvait à peine suffire à l’entretien de ses membres.

L’évêque, pour lui venir en aide, lui accorda en 1740 le prieuré de St-Martin de Toulaud. Mais cela n’améliora guère sa position et les procès paraissent avoir grandement contribué à sa ruine. Vers 1760, elle avait plus de 15.000 livres de dettes, et 3.000 livres à peine de revenu pour un personnel de 22 religieuses.

Voici ce que nous trouvons dans une lettre écrite par le marquis de Jovyac à dom Bourotte, et datée de Tournon 1772 :

« Avant-hier, à Valence, je me trouvai à une feste à l’abbaye de Soion, à l’occasion de la réception d’une demoiselle, où l’on me fit mesme danser, dont je me tirai encore assez bien… » (7)

Il résulte de l’état présenté par la communauté des Bénédictines de Soion, au début de la Révolution, que ses recettes en 1789 avaient été de 15.966 livres et ses dépenses de 17.844, soit un déficit de 1.878 livres.

La communauté ne comptait plus que dix religieuses quand elle se dispersa définitivement en 1791. L’artillerie est installée aujourd’hui dans les bâtiments qu’elle occupait. Quant à l’abbaye de Soion, elle n’a jamais été reconstruite depuis 1622. Les religieuses revendiquèrent un peu plus tard la propriété de son emplacement et firent relever quelques débris des anciennes constructions où plusieurs familles pauvres purent trouver un logement.

En 1790, l’immeuble et ses dépendances furent vendus comme biens nationaux. L’acquéreur, Guillaume Bérenger, procureur de la commune, les revendit en 1791 à divers particuliers pour une somme de 6.085 livres, acte reçu Me Ducros, notaire. On voit encore de nos jours, près de l’église paroissiale du village, les restes de la grande porte d’entrée et quelques vestiges des murs de l’abbaye.

La fête de saint Venance est encore célébrée solennellement, le 5 août, à Soion, dont l’église paroissiale possède un fragment des reliques du saint, extrait du reliquaire de l’hôpital de Valence.

Nous avons visité, il y a quelques années, la vicairie de Soion, désignée sous le vocable de St-Martin-Toulaud. La moitié des bâtiments sont en ruines. Le reste forme une métairie. On voit encore au-dessus de la porte principale un grand écusson portant trois coquilles et la crosse monacale avec la croix en sautoir. La chapelle a été transformée en écurie. Avant 1830, on y voyait encastrée dans le mur à droite, la pierre tumulaire du diacre Saturnin.

Le lundi 17 mai 1395, Philippe le Hardi, duc de Bourgogne, passa une journée à Soion, en se rendant à Avignon pour engager le pape, Benoit XIII, à faire cesser le schisme (8).

Le 6 août 1570, Antoine de Crussol, duc d’Uzès, acheta de l’évêque de Valence la principauté de Soion, avec toutes ses dépendances, au prix de quatre mille livres tournois. L’évêque ne se réserve que la foi et l’hommage. Depuis lors jusqu’en 1789, les seigneurs de Crussol portèrent le titre de princes de Soion.

Le célèbre dessinateur Bertall avait une propriété à Soion. Il y est mort en mars 1882.


Un aperçu de quelques vieux actes va nous servir à compléter la physionomie de l’abbaye de Soion, en même temps qu’il donnera à nos lecteurs une idée des difficultés occasionnées par l’entretien du culte dans l’ancienne organisation ecclésiastique.

En novembre 1638, l’abbesse de Soion, Louise de Sassenage, adresse une plainte à l’évêque de Valence contre le consul de Guilherand. Celui-ci soutient que le 25e des dîmes perçues à Guilherand par l’abbesse appartient aux pauvres. La même prétention avait été déjà élevée auprès de sa devancière, feue Antoinette de Sassenage, qui fut appelée ad hoc devant le juge de la comté de Crussol et demanda que la cause fût renvoyée devant l’évêque de Valence. Le juge refusa et renvoya l’affaire à Toulouse. Là on cassa la procédure du juge de Crussol et on renvoya les parties devant l’évêque. Par suite de cette plainte, le 8 novembre 1638, le consul de Guilherand est assigné devant l’évêque de Valence.

Dans une autre pièce, datée du 4 septembre 1714, dame Paule de Sassenage de Brion, abbesse du royal monastère St-Jean l’Evangéliste de Soion, expose à l’évêque de Valence que l’église de Ste-Eulalie de Guilherand a toujours été une dépendance de son monastère et que les dîmes de son territoire faisaient partie des revenus de celui-ci. Néanmoins, l’ancienne abbesse abandonna les dîmes au curé de la paroisse « lequel à raison de ce estoit taxé au rosle des décimes de 25 livres par terme ; elle a esté obligée par l’intérêt de son abbaye, de rentrer dans la possession de ces dîmes et de payer au curé la portion congrue pour avoir moyen d’entretenir les religieuses de son monastère – ce qui l’oblige de recourir à ce qu’il vous plaise, Monseigneur, que les 25 livres par terme à quoy se trouve taxée ladite cure, soient en diminution de la cote principale à quoy elle se trouve tirée dans nos Rolles conformément à ce qui est exécuté à l’égard des autres gros décimateurs payant des portions congrues… »

Suit un arrêté du bureau des dîmes de Valence qui diminue la cote de Ste-Eulalie et réduit à 25 livres pour toutes dîmes, lesquelles seront supportées par l’abbesse dans une cote séparée, sans la cote de la paroisse de Ste-Eulalie, et ce en conséquence de l’acte passé entre ladite dame et le curé moderne par où il luy a abandonné les dîmes de la paroisse.

Les autres pièces concernent Toulaud où l’abbaye de Soion possédait, connue on l’a déjà vu, un prieuré de St-Martin, mais où il existait de plus un prieuré de St-Michel.

Dans une ordonnance du 28 février 1644, l’évêque de Valence, Charles-Jacques Hélias de Leberon, ordonne que l’abbesse de Soion continuera, suivant les édits et ordonnances du roi, le payement de la congrue du curé de Toulaud, si mieux elle n’aime faire le délaissement des dîmes qu’elle lève en ladite paroisse et sans préjudice de ce que le prieur de St-Michel de Toulaud et autres, s’il y en a, prenant portion des dites dîmes, pourraient être tenus de droit ou autrement de contribuer à ladite congrue, sauf à l’abbesse de revendiquer les fonds et autres choses appartenant à ladite cure, s’il y en a. Si le curé est absent, la congrue sera employée aux réparations et ornements de l’église, vu le petit nombre et la pauvreté des catholiques du lieu. « Et faisant droit sur le surplus des réquisitions dudit substitut du promoteur, en ce qui concerne la vie frauduleuse et excès commis par ledit messire Sequalin curé, avons ordonné que sera conduit dans nos prisons épiscopales et illec détenu jusqu’à ce qu’autrement aye esté pourveu par la punition et correction desdits excès, et cependant le curé de Charmes sera exhorté de faire gratuitement et charitablement la fonction curiale selon la nécessité audit Toulaud pendant ledit emprisonnement et jusqu’à ce qu’aultrement ait été ordonné. »

Un mémoire, écrit en faveur de l’abbesse, s’attache à démontrer que l’église de la paroisse de Toulaud est une annexe du prieuré de St-Martin, attendu que depuis un temps immémorial, les prieurs ont toujours payé la congrue des curés. Ceux-ci ont toujours reconnu que ladite église dépendait de celle de St-Martin, laquelle fut détruite vers le milieu du XVIe siècle par les huguenots et n’a été rétablie que plus tard, comme il résulte de la visite de Mgr Leberon de 1614. Les curés de Toulaud ont toujours reconnu l’abbesse comme prieure de ladite église. Le mémoire à l’appui cite des quittances depuis 1642. Il constate que le prieuré de St-Michel est dans le mandement de Toulaud. On voit encore des ruines de ce prieuré dont le prieur a encore une dîme entre les deux rivières, qui consiste au mas de Fosse, le domaine de Genefuic et celuy de Vocance qui avait été arrenté par le précédent prieur à M. le chanoine de la Lombardière, cy-devant curé de Toulaud, la somme de 30 livres. Le prieur de St-Michel a aussi des fonds dans le mandement de Toulaud dont il paye les rentes et non la dîme que l’abbesse a toujours exigée. Ce qui prouve encore mieux que l’église de Toulaud est une annexe de St-Martin, c’est que le prieur de St-Michel n’est jamais entré dans les portions congrues des curés.

Ce Mémoire fut présenté au conseil du Roi avec le mémoire de la partie opposée, c’est-à-dire du prieur de St-Michel de Toulaud qui revendiquait le droit de percevoir les dîmes en cette qualité sur tous les fonds de la paroisse de Toulaud, que l’abbesse prétendait faire percevoir par son fermier du prieuré de St-Martin.

Le rapport fait au conseil du Roi sur ce litige est daté du 25 avril 1739. Il établit qu’il n’y a qu’un curé à Toulaud, bien qu’il y ait deux prieurés : celui de St-Michel dont Neyremand est titulaire, et celui de St-Martin annexé à l’abbaye de Soion.

Il y avait autrefois attenant à la paroisse de Toulaud, une autre paroisse plus étendue appelée St-Martin. Ces deux paroisses avaient deux curés, deux églises, deux cimetières différents. Il y avait même à St-Martin une maison religieuse de filles transférée ensuite à l’abbaye de Soion. L’église de Toulaud était au lieu de Toulaud, clos de murs, et l’autre à St-Martin.

Ces deux paroisses avaient donc un prieuré chacune, celui de St-Michel à Toulaud et celui de St-Martin à St-Martin.

Les deux églises furent détruites par les protestants, maîtres de Toulaud, vers 1640. (?) L’église de St-Martin fut réédifiée comme étant la moins endommagée. Le service divin s’y fit pour les deux paroisses jusqu’en l670, que M. Margier, curé, fit bâtir à Toulaud et sur les fondements de l’église St-Michel une chapelle où le service divin a été fait jusqu’en 1685. Alors le Roi, ayant supprimé l’édit de Nantes et ne voulant plus souffrir l’exercice de la religion réformée, donna des fonds suffisants pour bâtir l’église qui existe aujourd’hui à Toulaud, sous le vocable de l’Assomption de Notre-Dame, laquelle est de même bâtie sur les fondements de l’ancienne église de St-Michel.

Des actes prouvent que les prieurs de St Michel se sont toujours qualifiés prieurs de Toulaud ou de St-Michel de Toulaud. L’abbesse de Soion n’a jamais pris que la qualité de prieure de St-Martin de Toulaud, pour distinguer apparemment ce prieuré des autres qui ont le titre de St-Martin. Il est prouvé aussi que la maison du prieuré de St-Martin de Toulaud était dans le lieu de Toulaud même, attenant à l’église de St-Michel ; qu’il y a plusieurs fonds encore attenant actuellement aux murs de ce bourg, dépendant du prieuré de St-Michel ; qu’il y a un domaine existant appelé le domaine du prieuré de St-Michel, qui est au delà de deux ruisseaux, l’un appelé Gergnier et l’autre Mialan ; qu’il y avait toutefois un terrier considérable qui dépendait du prieuré de St-Michel sur les fonds situés dans la paroisse de Toulaud, dont les titres ont été perdus pendant les troubles de religion, puisque la maison de ce prieuré et un fonds en dépendant furent donnés au notaire pour le renouvellement de ce terrier.

Il n’y avait pas à Toulaud d’autre prieur que celui de St-Michel. La fête de St-Michel était une fête commandée dans la paroisse de Toulaud et non dans celle de St-Martin. Les prieurs de St-Michel ont toujours pris possession de leur prieuré dans l’église de N.-D. de Toulaud comme bâtie sur les fondements de l’église St-Michel.

Le prieur de St-Michel est donc le chef prieur du lieu de Toulaud, et en cette qualité a droit de percevoir les dîmes sur les fonds de la paroisse de Toulaud. Malgré cela, l’abbesse de Soion, comme prieure de St-Martin, prétend percevoir les dîmes de la paroisse de Toulaud, à l’exception de celle qui se perçoit sur les fonds situés entre les deux ruisseaux. Elle dit qu’elle et ses fermiers en ont toujours joui. Le mémoire reconnaît qu’après la démolition des églises, le service ayant recommencé à celle de St-Martin, l’abbesse dut payer la congrue du curé, mais le service ayant été transféré à Toulaud et n’y ayant qu’un seul curé, l’abbesse afferma les dîmes de St-Martin seulement. Les dîmes de Toulaud étaient perçues par le prieur et le curé. Ces deux dîmes étaient distinctes. Plus tard, l’abbesse abandonna au curé de Toulaud la dîme de St-Martin, moyennant une redevance de cent livres, à condition qu’il ferait le service de la paroisse de St-Martin. Mais le curé était pour lors fermier du prieuré de St-Michel, dont il était curé, en sorte que, comme fermier de ce prieuré, comme cessionnaire de l’abbesse, il jouissait de la dîme des deux paroisses et en a toujours joui jusqu’en 1727.

Des contestations se sont élevées par suite de transactions survenues depuis. L’abbesse a affermé, sans en avoir le droit, les dîmes qui revenaient au prieuré de St-Michel.

Le rapport conseille d’unir les deux prieurés pour mettre fin à toutes ces difficultés. Il constate la modicité des revenus de l’abbaye de Soion qui peuvent à peine suffire à l’entretien des dames qui la composent, qui sont toutes dames de condition, et même pour la plupart des meilleures maisons de la province, et cependant encore plus distinguées par leur vertu que par leur naissance. Cette abbaye a plusieurs prieurés annexés dont les charges consomment presque tout le revenu.

La délibération du conseil qui suit le rapport, indique la procédure à suivre pour réaliser l’union conseillée par le mémoire.

Le décret d’union est du 5 août 1740. L’évêque de Valence est alors Alexandre Milon, et l’abbesse de Soion, dame Marguerite Françoise de Fortia de Montréal. Le décret supprime le titre de prieuré de St-Michel, lequel est de la collation de l’évêque de Valence, et l’unit et incorpore à perpétuité avec ses droits, revenus, appartenances et dépendances, au prieuré de St-Martin annexé à la manse de l’abbaye de Soion, à la condition de payer à perpétuité 150 livres pour l’entretien d’un vicaire à Toulaud. Neyremand, prieur de St-Michel, figure dans le décret comme consentant, sous la réserve pour lui-même d’une pension viagère de 120 livres.

Une autre difficulté paraît avoir surgi peu après au sujet des dîmes de Toulaud. Elle nous est indiquée par un mémoire d’un curé de Toulaud, nommé Aymard, qui était prieur de St-Loup. Le mémoire expose qu’il y avait trois prieurés distincts à Toulaud, savoir : Notre-Dame de Toulaud, St-Martin de Toulaud et St-Michel, mais qu’il y avait encore une dîme qui avait toujours été distincte de celle de ces trois prieurés : celle de St-Loup. Les curés de Soion, ajoute-t-il, en ont joui longtemps, mais à la suite de contestations, elle fut cédée à l’amiable au curé de Toulaud à la charge d’en faire le service.

Depuis ce temps, le curé de Toulaud en a fait le service moyennant la perception de la dîme de ce canton, qui a toujours fait un titre particulier et absolument distinct de celui de Toulaud, ayant son église dont les vestiges paraissaient, il n’y a que quinze ans ou environ.

M. de Montreynaud, prédécesseur de M. Aymard, ayant fait assigner les redevables de St-Loup, l’abbesse de Soion prit fait et cause pour eux. Néanmoins, il y eut transaction. M. de Montreynaud consentit à ce que l’abbesse fît percevoir la dîme et l’abbesse s’obligea à lui en payer la valeur.

M. Aymard demande à être payé pour le service qu’il fait à St-Martin, comme pour une église séparée de sa paroisse, auquel service il n’est pas tenu, comme curé de Toulaud, sans une rétribution particulière. Cette prétention est fondée sur ce que St-Martin est une paroisse séparée et que l’office doit être suivi du bénéfice. – Si on allègue l’union de St-Michel à St-Martin, le curé fait observer qu’il n’a été ni présent ni appelé. Que si l’on veut établir un vicaire, il faut l’établir à St-Martin et réédifier l’église, sans obliger le curé de Toulaud à faire le service de St-Martin dans l’église de Toulaud. Le curé, dit M. de Catelan, est maître de son église ; nul service ni aucune fondation ne peuvent s’y faire sans son consentement. Bref, M. Aymard refusera de faire le service de St-Martin, sans une rétribution particulière.

Nous ignorons la suite de cet incident. Mais on peut conclure, comme des précédents, qu’il est fort heureux, pour la dignité même du clergé, que les dîmes aient été supprimées.


Le paisible bourg de Soion eut fort à souffrir des dernières guerres religieuses du Vivarais, où l’ambition de celui qu’on appelait le brave Brison, le prétendant déçu à la main de sa belle-mère, Paule de Chambaud, joua un si grand rôle. Les protestants ayant repris les armes en 1626, Brison commença par surprendre le Pouzin, afin de rançonner à son aise les bateaux du Rhône. Pierre Marcha a raconté au long ces évènements dans les Commentaires du Soldat du Vivarais. Un chroniqueur plus modeste, et moins connu, Laurent Rey, curé de St-Péray, va nous fournir quelques échos de cette tragi-comédie :

« Grand bruit de guerre au Pouzin et à Privas », écrit Rey le 23 juillet 1626.

A ce moment, en effet, les protestants venaient de surprendre le Pouzin, et l’on délibérait, dans les conseils du Roi, s’il fallait reprendre cette place de vive force ou transiger avec Brison.

Rey écrit le 24 juillet :

« 1400 hommes du régiment de Normandie logent dans le village de St-Péray et y restent jusqu’au 1er août « lesquels y firent du dommage plus de 2.000 écus et il ne se vit jamais tel désordre : couper arbres, gaster tous les melons, courges et concombres, es gros tant des vignes que des treilles, labattre couvert des maisons, murailles : es jardins tous gâtés, témoin le mienc que je tiens de feu Jacques Buissar proche l’église ; soi-disant ledit régiment, vrai catholique ; ils étaient leurs frères ; c’est de vrais voleurs, brigands et larrons tels que je les callifie. – Il n’y avait personne qui vendit du vin dans ledit village que Mathieu Bel dit l’Arabe qui le vendoit 6 liards le pot par contrainte et par commandement de M. Prat qui commandait alors audit régiment. Cette année on vendait la livre de pain rosset un sou, le gorrat deux liards, le blanc 5 liards, le setier froment 5 livres, le seigle 14 sous et demi. Dieu doit patience à tous mes pauvres paroissiens qui firent grande perte cette année là. »

Heureusement, il y eut accord, le 27 juillet, à Valence entre les agents de Lesdiguières et ceux de Brison, et la paix déjà conclue avec le duc de Rohan put s’étendre au Vivarais. La reddition du Pouzin valut à Brison 40.000 écus. Les hostilités cessèrent à la fin de juillet. Mais ce fut une trêve d’un an plutôt qu’une paix véritable.

En septembre 1627, la fameuse fontaine de Boulègue se mit à couler et peu après tout le Vivarais était en feu.

Brison avait trop bien réussi, l’année précédente, pour ne pas tenter quelque nouvelle aventure sur le Rhône. Il avait songé à surprendre Baïx ou le Pouzin, mais son rival catholique, le brave Montréal, le prévint, et c’est alors qu’il se rabattit sur Soion. Ce bourg était clos de murailles. Brison y fit un grand fossé que le Rhône remplissait. Il fortifie les deux cavernes appelées les Sangles, releva deux tours ruinées au-dessus et en construisit une troisième ; bref, il mit la place en état de défense et avec des bateaux équipés et appuyés par la garnison, il rançonna de son mieux les bateaux du Rhône.

Au fond, Brison était plus disposé à vendre la place qu’à la défendre et il l’eût cédée volontiers au prix du Pouzin. La proposition en fut faite à Montmorency qui faillit l’accepter, mais Montréal ayant déclaré que la place ne tiendrait pas quatre jours, le traité fut rompu et les préparatifs du siège commencèrent. Brison s’empara alors du bourg de Charmes pour défendre Soion, mais il ne put se rendre maître du château où commandait le capitaine Legris. Montréal étant venu pour déloger Brison, celui-ci alla se poster sur la montagne qui domine Soion. Les catholiques l’y attaquèrent et le combat fut très disputé. Toutefois Brison, jugeant qu’il ne pouvait pas tenir, battit en retraite pendant la nuit du 12 décembre. Les assiégeants brûlèrent le bourg de Soion, abattirent ses murailles et deux de ses tours ; la troisième fut conservée ainsi que les Beaumes, appelées les Sangles, où l’on mit une garnison de cinquante hommes sous les ordres de Romanet.

Brison était allé se poster à Beauchastel d’où il fut encore délogé. Il se réfugia à Privas, où il méditait un coup de main contre Villeneuve-de-Berg, quand il fut tué à Privas soit accidentellement, soit intentionnellement, dans une fête de baptême, par un de ses coreligionnaires.

Le printemps de 1628 vit l’expédition de Rohan en Vivarais et la série de ses succès interrompus par la vigoureuse résistance des moines de Cruas.

Dans l’intervalle, Chabreilles, frère et successeur de Brison, avait de nouveau surpris Soion. Le roi Louis XIII était alors au siège de Suse. Comme il avait dès lors résolu d’écraser les protestants du Languedoc, en commençant par ceux de Privas, qui avaient en l’initiative de la rébellion, il donna l’ordre à Montmorency d’enlever aux insurgés une place qui commandait la navigation du Rhône et aurait rendu tout au moins difficile le ravitaillement des troupes royales. Montmorency, qui était à Valence, se mit aussitôt en marche et traversa le Rhône près de la Voulte.

Dès le premier jour, son avant-garde passa le Turzon grossi par les pluies et chargea l’ennemi avec une telle impétuosité, que celui-ci fut contraint de se réfugier à Beauchastel, laissant plusieurs prisonniers qui firent connaître aux catholiques les dispositions et les ressources de Soion. Le siège dura quatre jours et l’on s’y battit avec acharnement de part et d’autre. Les catholiques y perdirent plusieurs vaillants officiers, entr’autres l’enseigne de Contrèves, et les capitaines de Maisonseule et de Bavas. Au bout de quatre jours, Chambonnet, fils naturel de Brison, qui commandait dans la place (Chabreilles était à Privas), profite d’une nuit obscure et pluvieuse pour se laisser glisser jusqu’au bas du rocher avec les deux cents hommes composant la garnison et gagner le mauvais pays où l’on ne songea pas à le poursuivre.

Notons que le duc de Rohan, dans ses Mémoires, raconte la chose un peu autrement et accuse Chabreilles d’avoir livré Soion et d’autres places protestantes du Vivarais moyennant vingt mille écus.

Quoi qu’il en soit, l’occupation de Soion rendit la liberté à la navigation du Rhône. Le duc de Montmorency alla de là à Valence attendre le roi Louis XIII qui y arriva le 6 mai, se rendant au siège de Privas.

Après la réduction de Privas, le Vivarais resta calme jusque vers la révocation de l’édit de Nantes. Cet acte inique autant qu’impolitique de Louis XIV, fut précédé d’une foule de mesures vexatoires et restrictives de la liberté religieuse des dissidents, qui naturellement ne firent qu’accroitre les ressentiments de ces derniers et les porter à des résolutions de nature à les compromettre de plus en plus auprès de l’autorité royale. Le temple de Soion fut condamné à être démoli, le 7 septembre 1682, et celui de Charmes, le 26 novembre suivant. Aigris par les persécutions dont ils étaient l’objet, les malheureux protestants du Languedoc décidèrent, dans une assemblée tenue à Nimes, de recourir à la force pour rétatablir leur culte ; ils allèrent jusqu’à conspirer contre leur pays avec les Etats protestants ennemis de Louis XIV, et s’ils sont excusables, dans une certaine mesure, parce que le sentiment patriotique à cette époque n’était pas compris d’une manière aussi absolue qu’il l’a été depuis la Révolution, et parce que ce genre de trahison nationale, dans les luttes de partis, était devenu en quelque sorte traditionnel, on comprend, cependant, combien l’irritation produite à la cour par ces agissements dut contribuer à la mesure radicale que le Roi crut devoir prendre contre ses sujets réformés. D’après Soulavie (9), les puissances protestantes avaient conçu le projet d’établir une sorte de république protestante, composée de l’Uzégeois, du Vivarais, du Velay et du Gévaudan, avec l’espoir que, grâce aux difficultés du sol, au courage et au zèle religieux des habitants, il serait impossible de faire jamais pénétrer dans cette contrée une armée royale suffisante pour la soumettre. Il est certain que l’agitation protestante des Cévennes de 1682-83 fut grandement encouragée, sinon entièrement excitée, par des émissaires secrets venus de Hollande, et les détails que contient à cet égard l’auteur que nous venons de citer ne peuvent laisser aucun doute sur le caractère de révolte ouverte qu’avait pris à cette époque le mouvement protestant, bien avant qu’on envoyât des troupes en Vivarais pour y rétablir la tranquillité.

Les résolutions décisives, du côté des protestants, remontent à une réunion tenue au mois de juin 1683 à St-Michel-de-Chabrillanoux.

Il y avait là neuf ministres, parmi lesquels Homel et Brunier, le premier paraissant plutôt jouer un rôle modérateur, et le second, instrument actif des émissaires venus de l’étranger, et promettant en leur nom un secours d’argent de 200.000 livres, dans le cas où l’on serait obligé de combattre les troupes royales. Il y eut encore d’autres réunions à Vernoux et à Chalancon, à la suite desquelles, malgré les efforts de l’intendant d’Aguesseau, qui s’efforçait de pacifier le pays, les protestants des Boutières prirent une attitude de plus en plus menaçante. Une bande vint même jusqu’à Beauchastel, « tirant sur les coches, les diligences, les bateaux et leur imposant des contributions. »

Des idées plus sages se manifestèrent dans une assemblée de cent soixante gentilshommes protestants, ministres ou chefs de consistoire, tenue le 30 août à Chalancon, et un projet de soumission fut même envoyé à d’Aguesseau qui s’empressa de le transmettre au conseil du Roi. Une défiance réciproque fit malheureusement échouer cette démarche. Les protestants n’en continuèrent pas moins leurs armements, et le Mémoire, reproduit par Soulavie, qui fut envoyé par Homel à l’assemblée de Colognac sur le projet d’établissement d’un camp à Chalancon, est caractéristique des dispositions et des illusions des protestants vivarois à cette époque. Finalement, la décision de la cour d’excepter de l’amnistie les ministres et les chefs militaires du mouvement mit le feu aux poudres. La révolte éclata officiellement et le brigadier St-Ruth, qui était en Dauphiné, reçut l’ordre d’aller châtier les rebelles en Vivarais.

Cet officier passa le Rhône le 20 septembre et vint se poster entre Charmes et Beauchastel.

Le duc de Noailles nommé récemment gouverneur du Languedoc, débarqua à Charmes trois jours après et attaqua, le 26, avec trois mille hommes de cavalerie, deux mille religionnaires retranchés sur la montagne de l’Herbasse. Ceux-ci se défendirent vaillamment, mais finirent par succomber et abandonnèrent le champ de bataille en laissant six cents morts parmi lesquels le ministre Brunier. Homel s’enfuit et essaya de passer dans les Cévennes du Gard, mais il fut arrêté près d’Aubenas, le 30 septembre, et, le 20 octobre suivant, subit courageusement à Tournon le supplice de la roue auquel il avait été condamné. Le récit de sa mort fut publié peu après à Amsterdam par une de ses filles appelée Anne.

Les écrivains protestants font de Brunier et Homel deux héros. Le fait est que tous deux firent preuve d’un grand courage et, comme ce courage avait sa source dans de fortes convictions encore surexcitées par les atteintes qu’un pouvoir aveugle portait à la liberté de conscience, nous ne pouvons que saluer avec respect leur mémoire et flétrir leurs persécuteurs.

Voici quelques détails sur ces deux personnages :

Dans un rapport confidentiel sur les ministres protestants en Vivarais, qui se rapporte à une époque un peu antérieure à la révocation de l’édit de Nantes, probablement 1680, nous trouvons les deux notes suivantes :

Gluiras : Ministre, le sieur Homel, de fort petite capacité.

St-Fortunat : Ministre, le sieur Brunier, fumeur, ignorant, mauvais prescheur, intrigant pourtant, se meslant de tout, estimé parmi les siens, dangereux, turbulent, homme de parti, agissant et joueur.

Le pasteur de Gluiras, dont il est ici question, n’est pas le même qu’Isaac Homel. Celui-ci, né à Valence, en 1612, était fils d’un avocat de Grenoble. Il fit ses études à l’Académie de Die et vint comme pasteur à Soion en 1644.

Dans le synode de 1645 tenu à Charenton, figure, comme ancien de Soion, un Abraham Homel, probablement le père d’Isaac.

Au synode de Loudun en 1660, nous trouvons Isaac Homel, pasteur de Soion.

Les actes des protestants d’Annonay, qu’on trouve aux Archives nationales (10) contiennent quelques lettres d’Isaac Homel, ministre de Soion, datées d’août et septembre 1670.

Il y a une lettre d’Alexandre Vinay, du 14 août, à Homel qu’il appelle Monsieur et très honoré Père. Isaac Homel paraît exercer une action conciliante sur ses coreligionnaires. Dans une lettre du 28 août à Mgr de Chateauneuf, il signale les intrigues des protestants de Nimes qui voudraient gouverner en Vivarais, et dans ce but cherchent à y introduire le ministre Vincent. Homel veut qu’on s’oppose à ces intrigues. Il se déclare très zélé protestant, mais très dévoué au roi ; il n’aime pas les factions et les intrigues. Dans un mémoire de quatre pages, il indique à l’autorité ce qu’elle devrait faire pour remédier à la situation.

Homel, quoique pasteur de Soion, habitait alors Valence. Ses lettres constituent la partie la plus curieuse de ce dossier. Elles montrent beaucoup de division entre les protestants. Comme dans tous les partis politiques ou religieux, il y avait les fous et les sages, les violents et les pacifiques. Homel était évidemment parmi les raisonnables. La persécution le fit graduellement passer dans le camp opposé. Dans deux autres pièces émanées de lui et écrites en 1674, à l’occasion du synode de Vals, qui s’était tenu le 21 septembre 1673, et qu’il avait présidé, Homel se plaignait déjà fort vivement des vexations que les catholiques ne ménageaient pas aux protestants. Bref, l’idée que ces documents donnent de lui, est plutôt favorable, et fait regretter encore plus que les gouvernants d’alors n’aient pas mieux compris leur devoir et leur intérêt, en se servant des protestants modérés pour contenir la fraction turbulente, au lieu de les exaspérer tous par d’iniques rigueurs.


Boniface, le pharmacien du Bourg, signale deux sources minérales comme existant à Soion, à un petit quart de lieue à l’ouest de ce village. La première, dit-il, est au bord d’un pré entre un rocher et une montagne qui fait face au Rhône. Boniface rapporte ses expériences d’où il conclut que ses eaux contiennent un vitriol de Mars et un vitriol de Vénus. Il assure qu’elle provoque le vomissement. La seconde sort d’un roc, au midi, à trente pas de la précédente. Boniface la croit purgative.

Les deux sources en question sont à 200 mètres environ de Soion. La première est appelée Source de Pied-de-Bœuf et la deuxième Fontaine rouillée. Leurs eaux ont un goût fade et peu agréable, et leur minéralisation ne paraît pas de nature à leur valoir jamais une vogue particulière. Elles sortent d’une colline que l’on croit riche en pyrites, mais dont personne cependant ne s’est avisé jusqu’ici de tenter l’exploitation.

  1. Voyage dans le Midi de l’Ardèche, p. 330 et suivantes.
  2. Voir Rouchier, Histoire du Vivarais, p. 134, 150 et 206, et Garnodier, Recherches archéologiques sur St-Romain-de-Lerp, p. 116.
  3. Bulletin d’archéologie de la Drôme, 1873.
  4. Voy. Suétone, Aug. 30, 31.
  5. Columbi. – De rebus gestis episcoporum valentinensium, p. 9. Chorier. – Histoire du Dauphiné, t. 1, p. 566.
  6. Lettre sur l’Histoire ecclésiastique du Dauphiné – Lyon 1869 – p. 30 et 31.
  7. Collection du Languedoc, t, 189.
  8. Bulletin d’archéologie de la Drôme.Représentations théâtrales en Dauphiné, par Ulysse Chevalier,
  9. Histoire du Vivarais (inédite).
  10. Archives nationales, carton T T. 259.