Voyage autour de Crussol

Docteur Francus

- Albin Mazon -

VII

Saint-Péray

Le bourg de St-Péray en 1762. – La Mure. – Le testament de Giraud Bastet. – Les prieurs curés de St-Péray. – M. Dode. – Les aventures de l’abbé Serpeille pendant la Révolution. – Un noble Vivarois à l’expédition de Quiberon. – La Maladière. – L’état sanitaire autrefois et aujourd’hui. – Le château de Beauregard. – Le vin de St-Péray. – La chanson de Désaugiers. – M. Anet Reboul. – Le meilleur Champagne, c’est… le St-Péray. – Le vin mousseux. – Le vin devant les médecins. – La chanson du mois de mai. – La Maia. – La chanson franco-patoise de St-Pierreville.

Le bourg de St-Péray est situé dans une charmante petite plaine, arrosée par deux ruisseaux, et environnée de collines aux frais ombrages. On raconte que Pie VI, prisonnier à Valence, disait souvent, en contemplant ce coin de la vallée du Rhône : Bella veduta ! Bellissima ceduta !

Voici le texte complet de la lettre relative à la paroisse de St-Péray, écrite par M. Dode, curé de l’endroit, le 26 juillet 1762, aux auteurs de l’Histoire du Languedoc :


1. Le nom du lieu où est située l’église paroissiale est et paraît avoir été toujours St-Péray, en latin Stus Petrus Ay. Je l’ai lu ainsi dans un titre latin de 1337 et il parait évident que ce nom fut formé de ces deux mots : Saint Pierre et de l’accent invocatoire Ay (aide.)

2. Ce lieu, quoique ramassé, n’est proprement qu’un village, puisqu’il est ouvert de tous côtés. Il reste cependant quelques toises de mur du côté de bise, mais ce mur n’a pas sept à huit pieds sur terre. Il reste aussi la maçonnerie d’une porte du lieu, du côté du vent. Ce lieu est situé dans une gorge avec un petit vallon du côté du midi. Il est environné de montagnes d’où descendent deux torrents principaux, dont l’un est appelé Mialan et l’autre Merdari, et qui ne débordent presque jamais sans y causer des ravages inexprimables.

3. L’église est dédiée sous le nom et l’invocation de saint Pierre, chef des apôtres.

4. La paroisse dépend au spirituel de l’évêché de Valence en Dauphiné qui a trente-deux paroisses en Vivarès et quelques annexes, et cette partie du diocèse de Valence porte simplement le nom d’archiprêtré du Vivarès.

5. La collation de la cure appartient pleno jure au seigneur évêque de Valence.

6. Il y a dans cette paroisse deux bénéfices réguliers, savoir : 1° Le prioré auquel les dixmes appartiennent ; il est bénédictin ; on assure qu’il est à la collation de M. l’abbé de la Chaisedieu et il est possédé depuis longtemps en commende ; 2° Un autre petit bénéfice simple qui est par sa nature chapelle ou aumônerie, appelé improprement prioré de Crussol ; il est à la collation de l’abbé régulier des Prémontrés de l’abbaye de Doüe près le Puy en Velay, et il est possédé par un profès de ladite abbaye.

Il y a aussi deux chapelles qui sont deux petits bénéfices simples séculiers, sçavoir ; 1° La chapelle de Crussol à la présentation de Mgr le duc d’Uzès ; 2° Une autre chapelle sous le vocable de Dieu et la Ste-Vierge autrement Notre-Dame de Forcata. La fondation en attribue la pleine collation aux Frères prieur et curé dudit St-Péray, mais il y a apparence que l’usage a modifié ce droit et l’a réduit à celuy d’une simple présentation.

Mme l’abbesse du couvent des Bénédictines établi à Valence sous le nom de Dames de Soyon y jouit encore d’une petite portion de dixmes dans la montagne, sur un district appelé paroisse de Sauvi et qui avait même autrefois une église dont les murailles subsistent. Cette paroisse se trouve aujourd’hui unie à la paroisse de St-Péray et cet article de peu de produit pour l’abbesse fournit assez de peine au curé à cause de la difficulté des lieux.

Enfin le mandement ou la taillabilité de St-Péray comprend une autre paroisse appelée St-Apollinaire de Ripis sur laquelle subsiste une petite église, mais depuis longtemps les habitants de cette partie dépendent au spirituel de la paroisse de Bourg-de-Valence où ils se rendent en traversant le Rhône.

Le nombre des feux est d’environ 156 dans le chef-lieu et de 71 dans la campagne, mais dans ce nombre on comprend beaucoup de chomières.

8. Ce lieu relève immédiatement de la justice seigneuriale de Mgr le duc d’Uzès en sa qualité de comte de Crussol, et cette justice est exercée à St-Péray pour toute ladite comté.

9. Elle ressort par appel au sénéchal de Nimes et, pour les causes qui sont aux deux premiers chefs de l’Edit, elle ressort au bailliage royal d’Annonay.

10. On trouve dans le territoire de cette paroisse : du levant, la montagne de Crussol dont le pied n’est séparé de St-Péray que par le lit de la rivière de Mialan et par quelques petits jardins ; du couchant, la montagne de Bellevue beaucoup plus haute que celle de Crussol et qu’on monte par un grand chemin pratiqué et entretenu aux dépens du pays de Vivarès, qui conduit à Vernoux, St-Agrève, etc. Au midi, est le côteau de Vichoire et plusieurs autres côteaux qui vont en s’élevant à mesure qu’on approche de la paroisse de Toulaud ; de bise, d’autres côteaux dont la partie qui regarde le midi produit le meilleur vin blanc qui se cueille dans cette paroisse. Tels sont les côteaux de Côte Gaillard, Melgason, le Teoulet, Hongrie, la Faysse, les Penchinas, les Blaches.

Sur la pente de la montagne de Crussol en la vue de St-Péray se trouve le château de Beauregard destiné pour servir de prisons publiques. Ce château est une très grande charge pour St-Péray, soit parce que les habitants sont souvent obligés d’y faire garde lorsqu’il n’y a pas assez de troupes en Vivarès, soit parce qu’il leur attire beaucoup de logements de gens de guerre lorsqu’on y conduit des prisonniers, soit enfin par les quêtes qu’on est obligé de faire pour les malheureux qui y sont détenus, sans parler des secours spirituels que le curé est obligé de leur fournir d’une manière qui est souvent également pénible et dispendieuse et sans qu’il y aye aucun honoraire attaché pour lui aider.

Les principaux hameaux situés dans le mandement de ladite paroisse sont Marcale, Biousse, les Putiers, Mourdedieu, Tourtousse, le Chêne, les Fourniers, Coquiol, les Bois, etc. La plupart des habitants de la campagne sont sur la côte de la montagne de Bellevue et presque tous pauvres.

11. Il y a plusieurs familles regardées comme nobles. Telles sont celles de M. de Vincent de Mazade, de M. de Franchessin, de M. Josserand de la Garde et autres dont les chefs sont distingués par le service militaire.

12. On trouve sous le moulin d’Hongrie au couchant du lieu de St-Péray, au fond de la gorge d’où vient le torrent de Merdari, trois ou quatre fontaines qui sortent du rocher et qui sont assez ferrugineuses, à les juger soit par le goût, soit par la rouille qu’elles laissent sur les endroits où les eaux coulent.

On trouve aussi dans la même gorge, mais plus près de St-Péray, et un peu au-dessus du torrent de Merdari, du côté du Midi, un endroit appelé le creux du Géant. Cette tradition est fort ancienne. On assure qu’elle est énoncée dans les plus anciens titres et la preuve qu’elle n’est pas sans fondement s’est renouvelée de nos jours. Il n’y a que trois ou quatre ans qu’un particulier, creusant la terre en cet endroit, à trois pieds environ de profondeur, y trouva la moitié environ d’un ossement humain que je vis le jour même et que deux médecins, l’un desquels était M. d’Aumont, professeur en l’Université de Valence et associé aux académies de Montpellier et de Lyon, jugèrent être partie de l’os du bras qui s’étend du coude jusqu’au poignet. Cet os avait environ cinq pouces de diamètre du côté du bout entier de l’articulation du coude, au moins trois dans son autre bout où il avait été rompu, et plus de deux pieds de longueur, ce qui faisait juger qu’il en aurait en près de quatre s’il eût été entier. Le même particulier trouva, le lendemain de cette découverte, en continuant de travailler au même endroit, partie d’une mâchoire inférieure humaine, triple des mâchoires ordinaires, à laquelle tenaient encore deux ou trois des dents de devant dont chacune était environ de la largeur d’un liard. Je fus voir cette mâchoire avec plusieurs autres personnes du nombre desquelles était le sieur Peyrouse, chirurgien, mais ayant témoigné au particulier qui travaillait que nous étions plus étonnés du premier ossement, il se contenta de garder celui-ci que j’ay vu brisé depuis ce temps là, et il rejeta dans la terre la mâchoire et les dents. Cette découverte a été faite dans le même endroit dont le P. Calmet fait mention dans sa dissertation des géants et où il dit que, sous le règne de Louis XI, on découvrit un géant qui devait avoir environ dix-huit pieds de haut, suivant la proportion de ses os.

On voit à la cîme de la montagne de Crussol, qui est levant de St-Péray, un vieux château détruit qui paraît avoir été autrefois la résidence des seigneurs de Crussol. Ce château fut pris par les catholiques sur les religionnaires le 8 mars 1621, suivant une note que je trouve dans les registres de ce temps-là, et il fut réparé par les premiers afin d’en faire un lieu de défense. Il n’en reste aujourd’hui que les ruines et deux murailles parallèles qui s’élèvent en pointe à une grande hauteur avec un long tuyau de cheminée au milieu. De là, chacune forme ce qu’on appelle les cornes de Crussol qu’on aperçoit de fort loin.

Il paraît qu’il y a eu, au bas de ce château, un gros endroit situé sur une pente très-rapide et entouré d’une très bonne muraille. Tout annonce qu’on l’appelait, comme on en appelle encore les masures, la ville de Crussol, mais il est remarquable que dans plus de soixante maisons dont les murailles subsistent il ne paraît aucun vestige de cheminée. Plusieurs personnes pensent que cet endroit n’avait d’autre usage que de servir d’asile en temps de trouble, auquel cas il faudra encore supposer que les aliments étaient préparés pour tous et le chauffage fourni au château.

Les productions propres à cette paroisse sont le froment, le seigle, mais en quantité beaucoup inférieuse à ce qu’il faut pour la nourriture des habitants, un peu d’orge, du vin blanc qui a de la réputation et qui est souvent très bon surtout lorsqu’il est bien choisi ; du vin rouge communément assez mauvais parce qu’on ne luy destine que les mauvais endroits, quelques meuriers dans le vallon, du sarrasin, des chataignes et beaucoup de truites ou topinambours dont les habitants font la plus grande partie de leur nourriture pendant tout l’hiver.

Le nom du Consulat ou de la communauté est St-Péray.

St-Péray dépend dans l’ordre économique du diocèse de Viviers.

Il est de la généralité de Montpellier.

On ne connaît de prérogative aux officiers de la communauté de St-Péray, si ce n’est que le ballif de Crussol entre à l’Assiette et je n’ai pas vu que le temps de l’exercice des consuls y fût déterminé. Ils restent tels, sans nouvelle délibération qui les continue, aussi longtemps qu’ils conviennent au ballif ou qu’ils ne s’ennuyent pas eux-mêmes de cette charge ; du moins c’est ainsi qu’on l’a vu pratiqué dans le fait, qui apparemment a pour cause l’éloignement qu’on y a communément de se trouver aux délibérations.

Dressé à St-Péray le 26e juillet 1762.

Dode, curé.


Les prétendus os de géant, mentionnés dans la lettre ci-dessus, sont comme ceux qu’avait vus le chanoine de Banne à la Voulte, des os d’éléphants, et les récits de ces bons prêtres, qui ne pouvaient pas savoir ce que nous savons aujourd’hui, sont autant d’éditions nouvelles de la fameuse histoire de Teutobochus que nous avons racontée dans un autre opuscule (1).

Le nom de Stus Petrus Ay que le curé Dode a lu dans un acte de 1337 se lit aussi dans le testament de Giraud Bastet qui date de 1264 ; seulement le mot ay pourrait bien signifier aïgo, eau et non pas aide. Il est à remarquer que l’église se trouve au confluent des deux ruisseaux Mialan et Merdaric. Il existe encore dans la plaine de St-Péray un autre petit ruisseau appelé Savers qui se jette dans Mialan déjà grossi de Merdaric.

Le Cartulaire de Cluny (2) porte qu’un habitant de Valence donna, le 13 juillet 928, au prieur de Cluny une vigne et une alea situés près de Merdaric.

En 940, le comte Geilin, chef de la première race des comtes de Valentinois, et Goteline sa femme, firent don au monastère de Saint-Chaffre de biens considérables « situés à la Mure, Cornas et Soion. » En 956, Geilin obtint de Conrad-le-Pacifique une charte confirmant les religieux de Saint-Chaffre dans les terres qu’il leur avait données aux diocèses de Valence et de Die. En 964, il ajouta à ses libéralités le don de l’église de Macheville.

Quel est ce lieu de la Mure dont il est ici question ? Il nous semble que son rapprochement, dans le texte du Cartulaire, de Cornas et Soion, autorise à le chercher à côté de ces deux localités, et la vieille chapelle de Notre-Dame de la Mure, entre Cornas et St-Péray, résoud vraisemblablement le problème.

Peut-être St-Péray ne formait-il pas encore une paroisse distincte. Il n’en était pas de même, dans tous les cas, en 1264, car, dans son testament daté de cette année-là (3), Giraud Bastet, seigneur de Crussol, déclare qu’il veut être enterré dans le cimetière de St-Pierre d’Ay, et il donne à cette église « pour le salut de son âme et de celles de ses parents, pour compensation de dîmes et autres revenus qu’il a pu toucher injustement sur les biens de ladite église, cinquante livres en deniers viennois, à employer par le prieur pour l’acquisition de rentes destinées à la célébration à perpétuité de l’anniversaire de sa mort par quinze prêtres, etc. »

Il fait d’autres legs à l’église St-Apollinaire de Valence, aux Frères Prêcheurs et à la maison de St-Ruf de Valence (4), à l’œuvre du pont de Valence, etc.

Il veut que ses héritiers équipent un cavalier pour aller à sa place en terre sainte à la première croisade, en fournissant à ses dépenses pendant un an.

Après d’autres legs, il ajoute : Item devotis sancti Marcelli, de Charmis, Subdionis, de Tolano, Sancti Stefani et sti Petri capellanis, unicuique eorum unum annuale, ce qui veut dire qu’il lègue le prix d’un service funèbre annuel, à célébrer le jour de l’anniversaire de sa mort, aux chapelains des chapelles fondées par la famille de Crussol dans les églises de St-Marcel, de Charmes, de Scion, de Toulaud, de St-Etienne et de St-Péray.

Giraud Bastet recommande expressément l’exécution des aumônes et des legs faits par sa première femme Layronis, savoir 100 sols à la maison (domu de Bonnefoy, 100 sols à la maison de Sauvis (Silva), 100 sols à la maison de Bellecombe, 100 sols à la maison de St Pierre-d’Ay.

Ce legs indique évidemment l’existence à cette époque d’une communauté quelconque à St-Péray.

Le bénéfice le plus important de St-Péray était régulier et dépendait de l’abbaye de Cluny. Une convention passée entre Devidel, prieur des religieux de cette abbaye, et un prêtre de St-Péray, nommé Royol, nous apprend que ce bénéfice fut cédé à Royol, moyennant une redevance de 50 moutons d’or. Plus tard, au XVIIIe siècle, le bénéfice fut remis à la Chaise-Dieu. Son revenu s’élevait à 790 livres, dont 300 étaient prélevées pour la congrue du curé et 430 pour celle du vicaire (5).

La chapelle de Crussol avait pour patron le duc d’Uzès et un revenu de 80 livres 36 sols pour messes.

La chapelle de Vergomas avait un revenu de 83 livres et une messe par semaine. Celle-ci était située dans l’église actuelle (6).

Le prieuré de St-Péray a été le plus souvent donné en commende. Les prieurs de 1400 à 1790 ont été laïques : on nomme noble Jean de la Faye (7) en 1540, Balthazar de la Mothe, l’Hôtelier, Muret, etc.

Les noms connus des curés de St-Péray, après Royol, sont : Jean de Bressieu 1515, Ruaux …., Laurent Rey 1620, Piquet 1641, Trouiller 1647, Armand 1652, Sarrou 1684, Blachier 1693, Bouchardon 1697, Chanut 1721, Dode 1746, Faure 1803, Etienne 1823, Brethon 1859, Blanchard…

M. Bouchardon a laissé des notes sur la tentative de soulèvement protestant (février 1704), marquée par l’assassinat de quelques prêtres et l’incendie de quelques églises dans les Boutières, qui confirment la relation publiée récemment par M. Blanchard.

M. Dode a été curé de St-Péray de 1746 à 1792. Il était né à Etoile (Drôme) en 1746. Elu député du clergé de la sénéchaussée d’Annonay aux États-Généraux de 1789, il fut un des derniers à accepter la réunion de son ordre avec le Tiers-Etat. On lui reproche d’avoir donné trop tôt sa démission (à la suite des événements des 5 et 6 octobre), ce qui nécessita une nouvelle élection et amena à sa place St-Martin, dont les idées étaient toutes différentes.

M. Dode, malgré la longueur de son séjour à St-Péray, y a laissé comme curé peu de traces de son administration. Sa dernière signature dans les registres paroissiaux est du 8 décembre 1790, et on n’y retrouve plus sa trace depuis son retour de l’Assemblée nationale. La chose n’a rien d’étonnant. Les patriotes de l’endroit ayant tenté d’escalader la cure pour s’emparer de l’aristocrate Dode, afin de l’immoler sur l’autel de la patrie, celui-ci jugea prudent de décamper et se réfugia à Etoile, son pays natal, où il est mort en 1802 à l’âge de 87 ans.

La paroisse de St-Péray fut alors livrée à un prêtre constitutionnel du nom de Longueville, vicaire à Cornas, qui reconnut plus tard ses erreurs et se retira à St-Barthélemy-le-Plein, dans sa famille ; il y est mort en 1833. Longueville commence à signer comme curé de St-Péray, le 30 juillet 1791 et on l’y trouve encore en pleine Terreur. Il avait, pour vicaire, un abbé Serpeille, dont les aventures sont caractéristiques de l’époque où il vivait.

Cet abbé Serpeille, né à Valence en 1767, fut envoyé comme vicaire à St-Péray le 20 septembre l790, pour remplacer un nommé Bérenguier, qui avait adopté avec chaleur les idées révolutionnaires. Mais Bérenguier, quoique remplacé, ne quitta point la paroisse et, pour s’y soutenir avec quelque apparence de droit, se déclara aumônier de la garde nationale. Chaque fois que Serpeille se présentait à la sacristie pour dire la messe le dimanche, il y trouvait son prédécesseur qui lui disputait les ornements sacerdotaux. Serpeille cédait toujours, et sans doute il agissait en cela prudemment. Ce désordre dura jusqu’au 6 janvier 1791. Ce jour-là, il arriva un certain nombre de gardes nationales des environs, avec les gendarmes de Privas, sous la conduite de M. Blanchard, membre du Directoire de l’Ardèche, qui arrêtèrent Bérenguier après sa messe et l’envoyèrent à Annonay. Après ces aventures et d’autres escapades, Bérenguier prit le parti de rentrer chez lui à Sauzet (Drôme) ; il y épousa une veuve et il y est mort à son domaine de Fontjuliane en 1821.

Serpeille, qui évidemment avait prêté le serment constitutionnel bien qu’il ne le dise pas dans le manuscrit qu’a publié l’abbé Battendier (8), resta à St-Péray jusqu’à la fin de 1792 où les électeurs du district de Montélimar le nommèrent curé d’Allan. Malheureusement pour lui, il se trouva compromis à la suite d’arrestations opérées à St-Péray et un mandat d’arrêt fut lancé contre lui de Lyon sous la prévention d’incivisme de première ligne. Il crut échapper au danger en se faisant nommer, sur la recommandation du fameux représentant Boisset, qui était de Montélimar, adjudant-major des dragons-légers-montagnards, ce qui ne l’empêcha pas d’être arrêté en présence du régiment et conduit à Valence. Là, il eut, paraît-il, de la peine à sauver sa tête. Un ex-perruquier chargé de conduire des volontaires déserteurs, le requit, à sa prière, comme sergent et il accompagna le perruquier en cette qualité jusqu’à Narbonne. N’ayant pas réussi à passer en Espagne, il revint par Avignon à Valence, où l’on formait un bataillon d’hommes de 25 à 30 ans, mais qui, d’après Serpeille, était composé en grande partie d’anciens prêtres dont plusieurs avaient de 50 à 60 ans. Cette levée avait été ordonnée par le régicide Albitte. Serpeille fut compris dans cette levée et nommé sergent. Le bataillon fut envoyé à Thonon, puis à Carouge, puis licencié après quatre mois d’existence.

Serpeille avoue qu’il manqua ensuite de prudence et s’attira la vengeance des terroristes pour avoir organisé une fête contre eux. Il se réfugie en 1795 à Barcelonnette où on l’employa au magasin des fourrages. Chassé par le froid, il vint à Lyon et obtint une commission d’aide-garde de magasins des vivres au Puy-en-Velay. On le chargea d’y porter une somme de 400,000 livres en assignats pour achat de grains destinés à la fourniture des troupes, Or, les assignats ne passant pas au Puy, il revint à Valence par St-Agrève, Vernoux et St-Péray. La Terreur sévissant encore à Valence, Serpeille écrivit à M. de Montalivet, qui avait été caporal dans le bataillon de Carouge où Serpeille avait été sergent, et en obtint, par l’intermédiaire de son cousin, M. de Sucy, une place de commissaire des guerres à St-Pierre-d’Arena près de Gènes. Il y resta jusqu’à l’expédition d’Egypte.

Le manuscrit de Serpeille contient beaucoup de notes éparses sur ses voyages subséquents en Italie qui furent la conséquence de ses fonctions dans le commissariat des guerres.

On voit qu’il fut un des premiers à visiter les ruines de Pompéï et d’Herculanum récemment découvertes.

« Une grande partie de Pompéïanum, dit-il, est déblayée, et on peut promener par les rues et visiter les maisons, qui sont dans leur intégrité, aux boisages près ; mais les pavés en mosaïques, les peintures, tout y est aussi entier et aussi frais que si on venait de les travailler. »

Serpeille rentra en France vers 1800. Il reprit régulièrement du service comme prêtre, après le rétablissement du culte, dans le diocèse de Valence d’abord, puis dans celui de Versailles, où il est mort vers 1845, aumônier de la maison centrale de détention de Poissy.


St-Péray nous rappelle un autre personnage dont la vie fut tout aussi mouvementée et encore plus dramatique que celle de l’abbé Serpeille : il s’agit de M. L. G. de Villeneuve-Laroche-Barnaud, ancien émigré et l’un des prisonniers échappés au massacre de Quiberon. M. de Villeneuve a raconté les évènements auxquels son existence s’est rattachée, dans un volume intitulé : Mémoire sur l’expédition de Quiberon, précédé d’une notice sur l’émigration de 1791 et sur les trois campagnes des années 1792, 1793 et 1794. (9) Il était sous-lieutenant au régiment de Vivarais-infanterie, où deux de ses frères étaient également officiers. Son père et un autre de ses frères servaient dans la compagnie écossaise des gardes du corps de Louis XVI. Tous émigrèrent en juin 1791, pour ne pas prêter le nouveau serment qu’avait décrété l’Assemblée à la suite du départ du Roi. Le régiment de Vivarais était alors à Rocroi et l’on peut voir, par les détails de l’ouvrage en question, que son esprit, surtout celui des officiers, était très royaliste. Les officiers émigrés se retirèrent à Ath. Villeneuve s’y trouva avec ses deux frères, un oncle maternel, le chevalier Faure-Deschabert, un cousin du même nom, capitaine dans le régiment de Perche, et un autre cousin appelé le chevalier de Villeneuve. Il y apprenait peu après que son père et son second frère qui vivaient retirés dans le Vivarais depuis le renvoi des gardes du corps, s’étaient rendus, de leur côté, à Coblentz, auprès des princes. Ils étaient donc huit de la même famille dans l’émigration, sans compter beaucoup d’autres parents ou alliés qui, pour la plupart, périrent dans les rangs de la contre révolution, entr’autres le marquis de Surville, fusillé au Puy en 1797. L’auteur cite encore les trois frères de Cachard ; M. de Barjac-Rocoule, tué dans la campagne de 1793 ; MM. de Barjac-Randon, père et fils, ce dernier tué dans un régiment anglais ; MM. de Barjac-Cornas, de Vanel, de Planta-Wildemberg ; MM. de Bachasson (tige des Montalivet) ; MM. de Marquet, le père et les deux fils, tous trois morts en différentes campagnes, etc.

M. de Villeneuve expose la part prise par les émigrés aux premières campagnes contre la France et croit que les alliés, s’ils avaient été mieux conduits, auraient réussi à rétablir l’autorité royale en France. Il raconte ensuite l’expédition de Quiberon et critique vivement l’imprévoyance de ceux qui la dirigèrent. Ici encore reparaissent les illusions de l’émigré, à qui les détails dérobent la vue de l’ensemble, et qui s’imagine qu’avec un peu plus de talent militaire, les chefs royalistes pouvaient avoir raison du mouvement libéral qui s’était emparé de la nation française. Au reste, il rend pleinement hommage à la valeur des bleus, à l’énergie et à l’humanité de Hoche et des entres généraux républicains, et les témoignages d’estime réciproque entre les combattants, qui se dégagent de ces récits, reposent un peu l’âme des horreurs de cette époque.

M. de Villeneuve fut pris à Quiberon ainsi que deux de ses frères qui furent fusillés avec le comte de Sombreuil, chef de l’expédition. Il fut de ceux qui obtinrent un sursis comme n’ayant pas encore seize ans quand il avait passé à l’étranger. Quelques jours plus tard, il était désigné aussi pour mourir, mais il était parvenu à se pratiquer dans la prison d’Auray une cachette où il se tint pendant deux jours, ce qui le fit considérer comme déjà évadé ; quelques jours après, il réussit, avec la complicité du concierge, à s’évader réellement et à rejoindre l’escadre anglaise.

Les Anglais eurent honte de leur rôle dans cette expédition de Quiberon.

– Le sang anglais n’a pas coulé, dit Pitt au Parlement.

– Non, répondit Shéridan, mais l’honneur anglais a coulé par tous les pores.

Pendant que le père et tous les enfants mâles de la famille de Villeneuve Laroche-Barnaud servaient à l’étranger la cause royale, la mère et les deux filles étaient enfermées, avec beaucoup d’autres victimes de nos discordes civiles, au château de Beauregard. C’est là que ces pauvres femmes apprirent les tragiques évènements de Quiberon. M. de Villeneuve père rentra en France vers 1803, et mourut quelques années après, des suites d’une chute. Sa femme lui survécut trois ans.

Le volume dont nous venons de donner un bref aperçu, se termine par la liste des 711 émigrés et autres royalistes fusillés tant à Vannes qu’à Auray, après la capitulation du comte de Sombreuil dans la presqu’île de Quiberon. L’auteur avait épousé une Anglaise. Il mourut à Valence ainsi que sa femme, sans laisser de postérité.


L’église de St-Péray ne répond ni aux sentiments des habitants, ni à l’importance de l’endroit. Elle ne fait pas honneur à un pays, si favorisé à tous les autres points de vue, et qui reçoit la visite de tant de voyageurs, surtout depuis l’affranchissement du pont de Valence.

En 1877, le conseil de fabrique avait obtenu 50.000 francs de souscriptions. Le conseil général avait approuvé les plans. Le gouvernement, sur la demande de M. Rouveure, député, avait accordé une subvention de 10.000 fr. Mais, quand on voulut donner l’adjudication, des difficultés inexplicables ne permirent pas de réaliser le projet. Ce serait cependant le moment, en ce temps de crise, d’occuper les ouvriers si éprouvés par le manque de travail, en leur permettant de bénéficier des souscriptions des gens riches.

Si le curé actuel, M. Blanchard, a vu échouer jusqu’ici ses efforts pour la reconstruction de son église, sa mémoire n’en restera pas moins honorée dans le pays, parce qu’elle rappellera d’autres œuvres d’une utilité incontestable, comme la fondation d’une salle d’asile, l’installation des Sœurs garde-malades dans la maison des demoiselles Martin, et l’agrandissement de la maison des Frères et de l’établissement des religieuses de la Présentation.

A propos d’un passage de la lettre de M. Dode de 1762, nous devons constater l’existence de deux fontaines ferrugineuses dans Merdaric. De plus, un établissement de bains dans le bourg même de S-Péray prétend tirer de l’eau ferrugineuse d’un puits.

Une métairie, située à la croisée de la vieille route de Soion à Tournon avec celle de St-Péray à Valence, porte le nom de Maladière : c’est une ancienne léproserie, bâtie en 1454 par un lépreux, nommé Mathieu Volay, de Toulaud, sur un terrain qui lui fut donné, exempt de toutes charges et servitudes, par noble Guillaume Galbert, de Rocoul, paroisse de Champis. Le donateur fournit aussi la moitié des dépenses de construction. Chaque lépreux, en entrant, payait quatre florins. On dit que l’établissement suffisait pour tous les lépreux du pays.

Les léproseries et maladières étaient fort communes au moyen-âge dans toute la France, et il n’y a pas une seule ville de quelque importance en Vivarais, où l’on ne trouve à proximité la trace d’établissements de ce genre – ce qui n’a rien d’étonnant, si l’on songe aux fâcheuses conditions dans lesquelles se trouvait alors la santé publique, par suite des guerres, des famines, et de l’ignorance générale du temps, sans compter les germes contagieux apportés d’Orient. Les maladies, résultant d’un sang vicié, qui se manifestent aujourd’hui par des éruptions ou des eczémas plus ou moins bénins, se traduisaient alors par des plaies ou d’épouvantables altérations de la peau, qui rendaient le malade en horreur à ses semblables et occasionnaient des séquestrations cruelles, souvent inutiles, mais rendues inévitables par les préjugés des uns et l’ignorance des autres. Le reproche banal que l’on fait à la médecine de n’avoir pas progressé depuis des siècles, paraît singulièrement injuste et puéril quand on compare l’état sanitaire d’alors à celui d’aujourd’hui. Sans doute, la médecine ne guérit pas toutes les maladies, surtout quand les malades ne s’y prêtent pas et ne veulent pas modifier les intempérances de tout genre qui sont la source du mal, mais elle en guérit ou adoucit un grand nombre devant lesquelles toute science était jadis impuissante ; et tous ceux qui l’accusent de n’avoir pas progressé font simplement preuve – d’ingratitude quelquefois – et d’ignorance toujours.


Le château de Beauregard qui, on l’a vu par la lettre de M. Dode, était une source de charges plutôt que de profits, pour le bourg de St-Péray, avait été bâti par noble Claude Teste Ferrand de la Mothe, bailli de Crussol, au milieu du XVIIe siècle. La principale adjudication des travaux fut donnée en 1652 à l’architecte Martin de Valence. Peu après, Beauregard devint une prison d’Etat, une sorte de surccursale de la Bastille, où l’on pouvait se dédommager, par une vue splendide et un air pur, de la privation de sa liberté. En 1696 il était affermé à ce titre pour 200 livres par an. En 173l, le loyer fut porté à 400 livres, dont moitié payable par le Roi et moitié par les Etats du Vivarais.

François de Coston, major de la ville de Valence et chevalier de St-Louis, mort en 1755, avait hérité du château de Beauregard. Il le légua, avec ses autres biens, à sa femme Marie Savoye qui, à sa mort survenue en 1779, le transmit à son cousin, Savoye-Rollin, de Grenoble, au détriment du neveu de son mari, Charles Louis de Coston, le grand-père de l’auteur de l’Histoire de Montélimar. (10)

En 1764, M. de Barjac, commandant de Beauregard, distribue des fusils et des munitions aux habitants de St-Péray, Cornas, Tournon et à un détachement de milice, stationné aux Granges, qui marchait sur Vernoux, et leur fit mettre une cocarde au chapeau pour les distinguer s’ils avaient quelques démêlés. Tous ces détachements formaient 600 hommes. Ils marchèrent toute la nuit, se saisirent du ministre Deshubas et le conduisirent en prison à Tournon. (11)

Sous la Révolution, les cachots de Beauregard furent remplis de nobles, de prêtres et autres suspects, dont bon nombre furent transférés ensuite au grand séminaire de Viviers. Il y en avait encore en 1799, car voici ce qu’on lit dans les Annales d’Annonay :

« Beauregard renfermait plus de trente prêtres, parmi lesquels le curé de Vion ; la plupart étaient du Bas-Vivarais ; ils y étaient entretenus par les aumônes abondantes des catholiques du diocèse. Mgr l’archevêque de Corinthe (aujourd’hui cardinal Spina), l’un des signataires du concordat, voulut lui-même après la mort de Pie VI, partager avec les détenus ses ressources alors très modiques. Le commandant de la place traita ces détenus avec tant d’égards qu’il s’est acquis des droits éternels à leur estime et à la reconnaissance de l’Eglise catholique. »

Ce château termina sa carrière de prison en 1819, après la construction des prisons de Privas. Transformé plus tard en cellier de la maison Faure, il appartient aujourd’hui au vicomte Lepic, et il est impossible, en le visitant, de ne pas regretter qu’un si magnifique bâtiment, dans une si belle position, reste inoccupé et aille par suite en se dégradant de plus en plus. Quelle belle maison de retraite on pourrait y faire pour des vieillards ! Si le temps était à la liberté religieuse, on pourrait encore y établir une maison d’éducation qui, au point de vue matériel et sanitaire, n’aurait pas sa pareille bien loin.

Nous visitâmes Beauregard en descendant de Crussol. Une vaste cour ombragée par de grands marronniers, s’étend entre le château et l’épaisse muraille, percée de meurtrières et garnie de machicoulis, qui forme au sud-ouest le mur d’enceinte. Du côté de St-Péray, se trouve une belle terrasse autrefois plantée de vignes, et servant même de jardin, grâce à un puits, d’une profondeur immense, puisqu’il fallait aller puiser l’eau jusqu’au dessous du niveau de la plaine de St-Péray.

Le château se compose d’un rez-de-chaussée et d’un premier étage, le tout assez délabré pour le quart-d’heure. Les cachots sont ce qu’il y a de mieux conservé ; on dirait que cet édifice avait été réellement construit en vue de la destination qui lui fut donnée ultérieurement. La grande cave, où l’on voit les rigoles destinées à recevoir le vin mousseux des bouteilles éclatées, servait de promenoir aux prisonniers. Elle communique par un petit escalier avec la terrasse du nord, et l’on pourrait en faire un délicieux salon d’été.


En 1807, Desaugiers adressa à M. Tignet, de St-Péray, en retour d’une caisse de vin de premier choix, une chanson intitulée : Le voyageur de St-Péray, dont nous citerons seulement trois strophes (12) :

A vous je m’adresse, Mesdames ;
Je vais chanter le St-Péray ;
Il est surnommé vin des femmes,
C’est vous dire qu’il est parfait.
La violette qu’il exhale
En rend le goût délicieux,
Et l’on peut dire qu’il égale
Le nectar que buvaient les dieux.

Voyageant sur les bords du Rhône
Autrefois Bacchus s’arrêta ;
Une nymphe approche et lui donne
Une grappe dont il goûta.
Ah ! dit Bacchus, plus de voyage !
Mes compagnons, partez, adieu.
Ici je fonde un ermitage,
Et je suis l’ermite du lieu.

Vous, savants, philosophes, sages,
Vous dont le goût bachique est sûr,
A mon nectar rendez hommages.
En fut il jamais de plus pur ?
Les vins des bords de la Garonne,
De la Bourgogne, et ceux d’ailleurs
Sont de bons vins, mais ceux du Rhône
Sans contredit sont les meilleurs.

Depuis lors, c’est-à-dire vers 1830, grâce à l’intelligente initiative de M. Faure, St-Péray a appris à champaniser son vin, et l’on peut se demander à quel degré se fût élevé l’enthousiasme de Desaugiers, si on lui eût envoyé du grand mousseux.

Au reste, les vins blancs secs de St-Péray ne le cèdent pas aux plus grands vins de France, quand ils ont quelques années de bouteille. Les meilleurs, dit-on, sont les mousseux que le temps a émoussés, et il est fâcheux que, dans le commerce, on ne paraisse pas encore avoir su apprécier le St-Péray autrement que comme vin mousseux.

On évaluait autrefois de 2 à 3,000 hectolitres le produit annuel des vins de St-Péray, dont une bonne partie était champanisée. A 60 fr. l’hectolitre, cela faisait un revenu de 120 à 180,000 fr.

Cornas, de son côté, donnait 4,000 hectolitres qui, à raison de 50 fr., produisaient 200,000 fr. Ils en produisaient, il est vrai, beaucoup plus aux marchands de Tain et d’ailleurs qui vendaient comme Ermitage ou comme Bourgogne des vins, du reste, fort bons, faits avec les raisins de divers quartiers de la rive droite du Rhône.

Le St-Péray mousseux n’est pas tout-à-fait mort, malgré le phylloxera, et l’on prétend que l’un de nos meilleurs auteurs dramatiques, M. Gondinet, est un de ses plus fins amateurs, ce qui n’a rien d’étonnant, vu l’esprit semé dans ses comédies ; mais, il faut bien l’avouer, celui qu’on vend actuellement – au moins une bonne partie – n’est pas fait avec des raisins du crû.

Nous nous sommes souvent rencontré avec des gens qui avaient l’air de considérer notre mousseux comme une espèce absolument inférieure au champagne.

Qu’il nous soit permis, à ce propos, de citer une anecdote caractéristique. Dans un grand dîner, donné il y a une quinzaine d’années chez un de nos concitoyens à Paris, on servit, au dessert, un champagne qui arrache des cris d’admiration à tous les convives, et il y en avait de fort gourmets et de très connaisseurs en vins. Plusieurs de ceux-ci voulurent voir la bouteille pour prendre l’adresse du marchand : c’était une des fortes marques de Champagne.

– Il s’est surpassé cette fois ! dit un des plus enthousiastes.

Et les autres opinèrent du bonnet.

Dans la soirée, notre amphytrion avoua que c’était simplement de l’excellent St-Péray qu’il avait servi avec une étiquette de champagne, sachant que sans cela les préventions innées de ses invités, presque tous du nord, empêcheraient d’apprécier notre mousseux vivarois comme il le mérite. Nous voulûmes révéler le mystère pour rendre justice à qui de droit, mais une fausse honte empêcha notre hôte d’y consentir.

Le vin mousseux a, dit-on, un effet sur les reins. Il nous semble qu’il en a un autre encore plus marqué sur la langue. Il égaye, fait parler… et souvent déraisonner. Tout est dans la mesure. On aura beau le dénigrer : il sera toujours le favori, car nul ne représente mieux le caractère français, toujours prêt à partir comme le St-Péray, à fumer, pétiller et disparaître.

Bien que des goûts et des couleurs on ne puisse discuter, nous croyons cependant être dans le vrai en disant que le St-Péray, et généralement les bons crûs des côtes du Rhône, peuvent soutenir la comparaison avec les crûs les plus renommés du monde. Ils sont plus corsés, plus chauds et plus aromatiques que leurs rivaux de Bourgogne et du Bordelais, mais ceux qui voient là des défauts et non des qualités, rappellent la fameuse critique que la mariée est trop belle. Au reste, comme ils se conservent plus longtemps que les autres, on pourra toujours saisir le moment où, ces défauts de jeunesse ayant passé, ils seront descendus au niveau de leurs rivaux depuis longtemps disparus. A tout âge, ils se distinguent par un moëlleux qui explique l’expression vulgaire des francs-buveurs des bords du Rhône : Ça passe comme du velours ! Quant au reproche que leur font les gens du nord de sentir le terroir ou d’avoir le goût de la pierre à fusil, ce sont là des banalités justifiées en quelques cas par des vices de fabrication, mais qui ne sauraient être appliqués au vin qui sort des grandes maisons de la contrée.


En voyant du sommet de Crussol, arides aujourd’hui, tant de riants coteaux qui naguère donnaient un vin exquis, nous nous demandions si la résistance opposée aux plantations de vignes américaines était bien raisonnable.

Sans doute, ces vignes sont de vraies sauvagesses, d’un fruit âpre, et pouilleuses, puisque le phylloxera y est en quelque sorte endémique, mais elles ont la vigueur qui manque à nos ceps et l’on avouera que c’est bien quelque chose. En somme, comme dit le proverbe, mendiant debout vaut mieux qu’empereur mort.

Ce qui arrive aujourd’hui à la vigne n’est pas autre chose que ce qui arrive tous les jours à l’espèce humaine. Quand un peuple est trop civilisé, il s’abâtardit, tombe en décadence et ne rajeunit que par l’invasion barbare, de même que la vigne ne survit que par la greffe au sauvageon.

L’histoire nous apprend que le Germain, le Scythe, le Normand, le Sarrasin et qui sait quels peuples encore, en se greffant sur le Gallo-Romain corrompu, ont donné naissance aux nations occidentales. L’avenir nous réserve probablement une démonstration analogue pour les vignes, et nous pensons qu’avec le temps, les produits nés du mariage de nos anciens ceps, si délicats mais si épuisés, avec les Clinton, les Riparia et autres vigoureuses filles du Bacchus transatlantique, finiront pas valoir les anciens crûs.

Or, tout en désirant la résurrection de nos vignobles, nous voudrions bien qu’on se rappelât que le vin est un médicament autant qu’un aliment. C’était la pensée d’Hippocrate, d’Asclépiade, de Gatien, de cent autres, et elle a été partagée par bien des modernes célèbres comme Sydenham et Van-Swieten.

L’expérience prouve que le vin n’est pas indispensable à la santé. Chacun de nous connaît des gens qui boivent uniquement de l’eau et ne s’en portent pas plus mal.

Un vieux Grec nommé Athénée a dit que les dieux avaient fait connaître le vin aux hommes comme un grand bien pour ceux qui en usent raisonnablement, et comme très nuisible à ceux qui en abusent.

On n’a rien dit de plus sensé depuis, et c’est sur cette impression que nous laisserons le lecteur.


Alphonse Balleydier, dans un livre intitulé : Les Bords du Rhône, paru en 1843, raconte sa visite à St-Péray et donne les paroles et la musique d’une chanson du mois de mai, chantée devant lui à la porte de l’hôtel où il venait de dîner, par de jeunes garçons et filles portant à la main d’énormes bouquets.

On nous saura gré de reproduire cette épave de notre vieil idiôme local, que Jules Ollivier avait, d’ailleurs, publiée avant lui (13).

Vêqui lou djoli mé dé maï :
Qué lous galans plantoun lous maï.
N’en plantaré un a ma mîo,             } bis
Sara plus naût que sa tiolino (14) }

Li boutaren per lou garda
Un sooûdar de chasco côta ;
Qui boutaren per sentinello
Sara lou galant de la bello.

Ah ! qué me fatchario per tu,
Si ma mîo l’avio végu.
Ta mîo n’amo quoqués autrès
Et se mouquara de nous autrés.

Mi savon ben cé qué faré,
Mi m’en iré, m’embarcaré,
Mi m’en iré dret a Marseillo,
Et n’en pensaré plus a iello.

Quand de Marseillo revendré,
Devant sa porte passaré ;
Demandaré á sa vésino :
Coumo se porté Cathérino ?

Cathérino se porto bien
Et l’on maria lio ben longtén
Aub’un moussieu de la campagno
Qué li faï bien faïré lo damo.

N’en porto lou tchapel borda
Et l’épéio a son cota.
La noriro mieux sans ré faïre
Qué non pas ti, mauvais cardaïré !

Balleydier récente aussi qu’en retournant de St-Péray à Valence, il rencontra sur la route la Belle de Mai, c’est-à-dire une jeune fille assise sur un siège élevé et orné de guirlandes.

Elle était couronnée de roses blanches, portait un sceptre de fleurs et se trouvait entourée d’autres jeunes filles formant sa cour.

Dans l’origine de cette fête, ajoute-t-il, chaque passant devait octroyer un baiser à cette reine du printemps, mais comme il advint souvent qu’au lieu de la plus belle, on choisit la plus laide fille pour trôner, les passants s’affranchirent de cet impôt en donnant la petite pièce de monnaie qu’on offre encore aujourd’hui.

Nous avons été témoin, dans notre enfance, des mêmes scènes à Valence et il est probable qu’elles avaient lieu dans beaucoup d’autres endroits des bords du Rhône.

La Maia se fait encore au Puy-en-Velay et dans presque tout le Midi, à Toulon par exemple. La jeune fille représente la déesse Maia, symbole du printemps : c’est une fête païenne qui a été christianisée, car la Maia a souvent un chapelet à la main.

Autrefois – il y a trente ou quarante ans au plus – dans tous les villages du Bas-Vivarais, les jeunes gens allaient, le 1er mai ou plutôt la veille au soir, couper autant de peupliers qu’il y avait de mais à planter à la porte des jeunes filles du pays. Aujourd’hui, ils se contentent généralement de chanter les chansons en usage pour la circonstance. Dans quelques endroits, ils se présentent avec des corbeilles pour recevoir des œufs et des saucisses, et n’épargnent pas les vœux à celles qui sont généreuses. Le dimanche suivant, ils vont banqueter et boire à la santé des donatrices.

Dans les environs de St-Pierreville, la veille du 1er mai, on chante des réveillés sous les fenêtres des jeunes filles. Puis vient la chanson de mai, entremêlée de patois et de français, dont voici un échantillon :

Leu mey dé may es oriba
Lou mey d’obriéou s’es en’ona,

          Car toutes les fleurs
          Sont dans leur valeur.
          Voici le printemps.
          Joli mois de mai.
          Que tu es joli,
          Que tu es charmant !

O chombreïrouno, léva-vous,
Véné douna os coumpognous,
Vené, ma belle,

          Qué toutes les fleurs
          Sont dans leur valeur, etc.

Bouta lo mo os nids dos yoôou,
De chasco mo dusé n’en nôou,

          Qué toutes les fleurs…

Bouta lo mo oi chornieïrou,
De chasco mo en sooucissou,

          Qué toutes les fleurs….

Mais si voulés pas rien douna,
Nous fasiés pas ici torda,

          Qué toutes les fleurs…

S’ové des fillos o moria,
Diéou vous loï douoné bien ploça.

          Qué toutes les fleurs…

(TRADUCTION : Le mois de mai est arrivé – le mois d’avril s’est en allé… O petite chambrière, levez-vous – venez donner aux compagnons… Mettez la main au nid des œufs – de chaque main apportez-en neuf… Mettez la main au petit charnier – de chaque main (apportez) un saucisson… Mais si vous ne voulez rien donner – ne nous faites pas ici tarder… Si vous avez des filles à marier – Dieu vous les fasse bien placer…)

Cet usage de planter le mai à la porte des jeunes filles est d’origine païenne, et il en est parlé dans une ordonnance de Saint-Louis comme d’une coutume blâmable (corruptela). – Il résulte d’une foule de vieux documents qu’il était général en France, et que nos bons aïeux ne manquaient jamais l’occasion d’enmaioler ou d’esmayer les jeunesses de leur temps. – Mais il fallait bien se garder d’employer pour cela le coudrier (noisetier) ou le sureau ; c’était une injure, comme il résulte de l’extrait suivant d’une charte de 1393 :

« Lesquels compaignons trouverent que devant l’hostel d’une jeune fille du Pont-l’Evesque l’on avait mis du may qui estoit du bois de coudre, et leur sembloit qu’il n’estoit pas bien honneste pour le mestre devant l’ostel d’une bonne fille : lequel may ils osterent… »

Les vieux usages s’en vont, et c’est ce qui donne une saveur particulière aux traces qui en restent dans quelques localités du Vivarais. Bon nombre se sont conservés, sur les bords du Rhône plus qu’ailleurs. Il y a deux ou trois ans, à St-Péray, une veuve remariée a dû allumer le fogâou.

En somme, ces usages, dont nous n’avons, d’ailleurs, à faire ni l’éloge ni la critique, correspondaient à des temps, à des mœurs et à des idées qui ne sont plus les nôtres. Ils sont trop naïfs pour nous, et nous sommes trop vicieux pour eux. Leur disparition prouve, dans tous les cas, que le monde ne se fait pas jeune. Nos bons aïeux s’amusaient pour de bon de ce qui excite nos mépris ou nos railleries. Qui sait les sentiments que nos faits et gestes actuels leur inspirent dans l’autre monde ?

  1. Petites notes ardéchoises, Privas 1870.
  2. Tome 1, p. 346.
  3. Le texte de ce testament est reproduit dans l’ouvrage de l’abbé Garnodier : Recherches archéologiques sur St-Romain-de-Lerp.
  4. L’abbaye de St-Ruf, fondée à Avignon en 1038, fut transférée dans l’île de l’Epervière, à Valence, en 1158.
  5. Crussol, St-Péray et ses environs, par l’abbé Blanchard.
  6. Visite pastorale de Mgr Milon, 1730.
  7. Transaction citée par l’abbé Garnodier, p. 22. André Bellin et Gaspard Gamon, notaires de St-Péray, figurent aussi dans cet acte.
  8. Voir le Bulletin d’histoire ecclésiastique et d’archéologie religieuse des diocèses de Valence, Gap, Grenoble et Viviers, publié par M. l’abbé Chevalier, de Romans.
  9. Publié à Paris en 1823 chez Trouvé, libraire, in-8° de 414 pages.
  10. Histoire de Montélimar. t. 3, p. 295.
  11. Annales de Michel Forest, publiées par M. Brun-Durand. Bulletin d’archéol. de la Drôme, 1870.
  12. Cette chanson se trouve dans un volume publié à Valence en 1849, par M. Anet Reboul, sous le titre : Mœurs de l’Ardèche au XIXe siècle’_. C’est un roman descriptif, sous forme de lettres, d’un style ampoulé, très propre à donner une idée du mauvais goût des romanciers du commencement du siècle. M. Anet Reboul aime l’Ardèche, mais il la connaît fort peu. Il ne décrit guère que les villes de Tournon, Privas, Aubenas et Annonay et les grandes routes qu’il a suivies. En somme, ouvrage médiocre. Son auteur a été juge de paix à Coucouron et il n’y a pas bien longtemps qu’il est mort.
  13. Essais historiques sur la ville de Valence, 183l.
  14. Le toit de la maison.