Voyage fantaisiste et sérieux à travers l’Ardèche et la Haute-Loire

Docteur Francus

- Albin Mazon -

I

En guise de préface

La folle du logis. – Le prestige du Puy dans le bas Vivarais. – Le marchand de parapluies. – Le voyage d’un collégien. – Un dîner à Saint-Etienne-de-Lugdarès. – La nostalgie des hauteurs. – En route pour la montagne.

La folle du logis était maîtresse ce soir-là, et une tasse de café, prise mal à propos – car si le grain de moka fait danser les chèvres, il empêche souvent les humains de dormir – nous avait lancé en esprit, mais à perte de vue, dans les souvenirs antiques et les sommets montagneux. Nous remémorions les temps de jeunesse – hélas ! bien éloignés – où le moindre voyage était pour nous une fête, et où, d’ailleurs, une course d’Aubenas au Puy était plus longue et plus coûteuse qu’aujourd’hui un voyage à Rome. Le Tanargue et nos autres Serres du nord et de l’ouest, au-delà desquels se trouve la ville du Puy – lou Puey, comme articulaient en ouvrant la bouche, et avec une sorte de respect, les vieux et les hommes faits de notre petite ville – étaient d’une traversée difficile et pas toujours sans danger, témoin Peyrabeille, et c’est à ce fait d’avoir vu le Puy qu’on reconnaissait alors un homme digne de ce nom ; on n’était pas réputé complet si l’on n’était pas allé au moins une fois dans sa vie au Puy, comme aujourd’hui on regarde avec une sorte de dédain celui qui n’est jamais allé à Paris. Beaucoup de nos bourgeois, commerçants, industriels, avoués ou notaires, étaient originaires du Velay, et généralement tous gens sérieux et de bon conseil, travailleurs, économes, rangés, conséquemment faisant bien leurs affaires. Le Puey : n’était-ce pas le pays, ou du moins le grand rendez-vous des muletiers, ces solides gaillards dont les caravanes sonnantes, parfois empanachées comme des généraux, faisaient courir tous les enfants de notre génération ? N’est-ce pas de là – à moins que ce ne fût de plus loin, de l’Auvergne même – que venaient ces rétameurs, de vrais alchimistes à nos yeux, qui passaient périodiquement dans le pays pour raccommoder les casseroles des ménagères, et dont nos curiosités enfantines suivaient avidement les opérations au coin des rues et des places où ils installaient leur laboratoire ambulant ? N’y avait-il pas dans ce pays une Vierge noire célèbre par ses guérisons miraculeuses ? Notre voisin surtout, un marchand et raccommodeur de parapluies, nous avait maintes fois raconté les merveilles de sa ville natale et les prodiges accomplis au sanctuaire du mont Anis.

– Mais, enfin, M. Michel, lui dis-je un jour, pourquoi donc, si votre pays est si beau, êtes-vous venu vous établir à Largentière ?

– Ah ! répondit-il ; il y a ici de si bons raisins et tant de fruits sucrés dont ma femme raffole ! C’est égal, le Puy est bien autre chose que toutes vos villes du Vivarais. Vous m’en direz des nouvelles, si jamais vous y allez !

Et voilà un aperçu des raisons qui, un beau jour, me mirent en route, avec vingt francs au plus dans la poche, vers le Tanargue et le Puy. C’était en 1849 ; je partis de Largentière à pied, au premier chant du coq, avant que l’aube naissante eût éclairé les profondeurs de la vallée de Ligne. Je fis un déjeuner, très frugal, cela va sans dire, vu mes vingt francs, à Valgorge, et une collation à Loubaresse ; puis jusqu’au village de Borne, il fallut cheminer dans la neige, bien que nous fussions à la fin d’avril. Enfin, de Borne à Saint-Etienne-de-Lugdarès, je m’égarai sur le plateau neigeux, sortant d’une crevasse pour tomber dans une autre, me demandant si décidément ma destinée n’était pas d’être retrouvé gelé sur ces hauteurs, après la disparition du tapis blanc qui les couvrait. Cette perspective m’ayant rendu le courage, je me remis bravement en route et finis par apercevoir, au fond d’une vallée, la terre promise, c’est-à-dire Saint-Etienne-de-Lugdarès. Dès lors, j’avais une direction, la fatigue était oubliée, et avant le coucher du soleil, je faisais mon entrée dans cette bourgade qui avait déjà l’honneur de compter un futur cardinal au nombre de ses enfants, mais qui ne s’en doutait guère (1).

Je descendis à la meilleure auberge, la seule d’ailleurs de l’endroit. On me donna la chambre qu’occupait l’agent-voyer quand il était de séjour ; cela indique suffisamment que c’était la plus belle. La note de l’aubergiste fut d’un bon marché qui fera sourire tous les hôteliers de villes d’eaux : vingt-cinq sols pour le coucher et un diner fort convenable ; et encore l’aubergiste me disait-il : « La femme a marqué vingt-cinq sols, mais cependant si vous trouviez que c’est trop cher ! » O simplicité, ô probité de l’âge d’or ? Je gagerais volontiers, qu’on demanderait davantage aujourd’hui, fût-ce même à Saint-Etienne-de-Lugdarès.

Quand j’acquittai cette note mémorable, il était trois heures du matin, heure convenue la veille pour le départ. Le bassin de Saint-Etienne était entièrement bloqué par les neiges, et pour atteindre la Chavade, mon objectif, il était nécessaire d’y arriver avant le lever du soleil. Jusque-là, la neige gelée portait les voyageurs et avec un guide le trajet n’avait rien de pénible ni de dangereux. Mais, dès que le soleil était levé, la neige fondait et l’on s’y enfonçait à plaisir, ce qui veut dire fort désagréablement, pour en ressortir fort péniblement. C’est ce qui m’arriva pendant les deux derniers kilomètres à travers les pâturages qui avoisinent la Chavade.

J’avais rejoint à Saint-Etienne-de-Lugdarès l’ancienne route d’Aubenas au Puy par la Souche, qui était sous la dépendance des seigneurs de Montlaur, mais dont ils rendaient hommage aux évêques du Puy. La nouvelle route qui passe à Thueytz et Mayres ne fut construite que vers 1760 par les soins des Etats du Languedoc. On serait étonné d’apprendre qu’on trouve les traces d’une ancienne verrerie entre Saint-Etienne et la Chavade, si l’on ne savait qu’il y avait là jadis une voie des plus fréquentées où les coubles des muletiers ont passé pendant des siècles.

De l’auberge de la Chavade, aujourd’hui en ruines, mais alors très courue, et qui appartenait à un avocat d’Orléans, nommé Lemaire, je descendis à Mayres, puis à Thueytz. Dans l’après-midi, je grimpai la Gravenne et je tombai à Montpezat, où je me rappelle la boutique d’un épicier nommé Haond, décorée de l’écriteau suivant :

On paye aujourd’hui.
On fera crédit demain.

J’ai revu depuis Montpezat pour visiter le château de Pourcheyrolles et chercher la trace des cardinaux Flandin, mais je dois avouer que l’écriteau d’Haond m’avait paru plus spirituel que toute l’archéologie du monde. Je dois avouer encore que j’étais passablement fatigué de ces courses désordonnées et qu’un brave officier de santé de Burzet, qui était venu à cheval voir un malade à Montpezat, ayant offert de me prendre en croupe, j’acceptai l’offre avec une satisfaction non dissimulée.

C’est ce voyage au clair de la lune, sous les châtaigniers de Champagne, et tout le long de la rivière de Burzet, que la folle du logis me retraçait avec le plus de complaisance, le semant de poétiques figures et l’agrémentant de sensations et d’images, qui toutes ne sont pas de la plus sévère exactitude historique, et que je n’aurais garde par conséquent de communiquer au lecteur.

De Burzet je montai à Saint-Eulalie et poussai même jusqu’au Béage, mais le Puy était encore loin, et, malgré la modicité des dépenses d’auberge, ma bourse s’épuisait ; notez que les voyages à pied donnent surtout à vingt ans des appétits formidables. Bref, il fallut battre en retraite, et j’eus l’humiliation d’avouer à mon voisin, le marchand de parapluies, que je n’avais pas encore vu le Puy.

Mais, malheureuse folle, quelle date avez-vous donc révélée au début de vos divagations ? 1849 ! Ne sommes-nous pas aujourd’hui en 1893 ? Il y a donc quarante-cinq ans de cela ! Et quel âge aviez-vous donc ? Avec quelque réflexion, vous vous seriez abstenue d’évoquer des histoires qui ne nous font pas jeune. Comment voulez-vous que les dames, nos contemporaines, continuent de se maintenir raisonnablement dans la quarantaine ? Et puis, que de pensées tristes soulèvent ces dates immémoriales ! Que de camarades de l’ancien temps restés en route, et avec quelle falicité l’oubli roule sur leurs tombes ! – Leurs tombes ! Mais la plupart ont cessé d’en avoir. Au bout de cinq ans ou de huit ans, le roulement réglementaire des fosses, dans les cimetières dont les dimensions restreintes sont une honte pour notre temps, a dispersé leurs ossements. Et il en sera de même des nôtres dans un délai qui diminue de jour en jour. Memento, homo, quia pulvis es, et in pulverem reverteris.

Décidément la folle du logis tourne au funèbre, et il faudra éviter de reprendre du café le soir. Silence, ma mie ! Ce qui n’a pas pu se faire in illo tempore, se fera, s’il plaît à Dieu, cette année. Car nous avons le mal des montagnes, c’est-à-dire l’aspiration des cîmes, le prurit des hautes régions. Les vastes horizons, les ruisseaux clairs et chantants (avec beaucoup de truites dedans), les parfums des prairies semées d’arnicas, les tapis d’airelle sous les pinées, même le sifflement des tempêtes, la burle et tout le tremblement, au sommet des Cévennes, produisent sur nous une sorte d’enivrement supérieur à celui du moka. Nous sommes bien résolu cette fois à diriger nos excursions sur les confins élevés de l’Ardèche et de la Haute-Loire. Nous reverrons le Mézenc et visiterons le Puy. Si nous nous perdons parfois – souvent peut-être – en raisonnant ou déraisonnant, à pied ou en voiture, à travers monts et vallées, on voudra bien se souvenir que c’est le sort inévitable de tout voyageur un peu loquace. On aura égard à nos habitudes invétérées de touriste au parler franc et aux émotions primesautières, qui n’abhorre rien tant que le banal et le convenu (ne pas confondre avec les convenances) ; qui n’aime pas les récits classiques et compassés, et les allures courantes de la vie bourgeoise ; qui, tout en estimant fort Boileau, l’envoie cordialement au diable, dès qu’il s’agit de peindre au vif nos régions du Vivarais et du Velay, ou du moins trouve que sa littérature n’est pas de saison dans une chronique où il faut avant tout dire simplement ce qu’on voit, ce qu’on pense et ce qu’on sent, un peu aussi ce qu’imagine la folle du logis, à la seule condition d’être toujours sincère et… de ne pas trop ennuyer le lecteur.

  1. Mgr Ernest Bourret, évêque de Rodez en 1871, promu cardinal en 1893.