Voyage fantaisiste et sérieux à travers l’Ardèche et la Haute-Loire

Docteur Francus

- Albin Mazon -

II

Le Départ

L’intérieur d’une diligence. – La paysanne qui va en service. – Le minotaure des grandes villes. – La blonde et la brune. – Un compagnon de voyage. – La vallée de l’Erieux. – Saint-Julien-Boutière. – Les réfractaires sous le premier Empire. – M. Montaigne. – Arrivée à Saint-Agrève.

– Adieu !

– A revoir !

– A bientôt !

Et nous voilà embarqué. Et la patache roule bruyamment sur la chaussée pierreuse de toute la vitesse des deux bêtes étiques que leur mauvais sort y a attelées. Le postillon fait claquer son fouet, et les mouches dévorent dans l’intérieur de la voiture les pauvres voyageurs. Patience ! le trajet n’est pas long. Les pataches aujourd’hui ne servent plus qu’à conduire à la gare voisine. En attendant, que faire sinon regarder et songer ?

Je regarde : nous sommes six entassés dans le coffre antique que l’amour propre du village décore encore du nom de diligence. Il y a deux religieuses et deux gendarmes. Un de ceux-ci est à côté de moi et l’autre en face. A l’angle opposé, suivant une ligne diagonale, rit une jeune paysanne qui va se placer en condition à Marseille. Elle attire mon attention, non par sa beauté, mais par une certaine grâce piquante et sauvage, et surtout parce que mon imagination personnifie en elle le type de toutes ces pauvres filles de campagne que la fatalité jette en proie au minotaure des grandes villes. Environ vingt ans, très fraîche, les joues rouges comme les pommes de Valgorge, ni grasse ni maigre, des cheveux d’ébène, des yeux un peu trop petits mais d’une singulière vivacité, le teint légèrement brûlé des filles qui aident leurs parents aux travaux des champs, le front un peu bas, une figure d’une régularité contestable, mais ruisselante en quelque sorte de vie et de finesse rustique, par dessus tout un air de santé qui faisait plaisir à voir : voilà son portrait en quelque lignes. Comme un des gendarmes la connaissait, je me convainquis que son langage était en parfaite harmonie avec son extérieur : un français, panaché d’idiotismes locaux et tout imprégné de l’accent du terroir ; mais il sortait d’un gosier si sonore et avec des intonations si pittoresques ; le rire était si spontané, si naturel ; il laissait apercevoir de si belles dents blanches dans des lèvres de pourpre ; bref, cette fleur sauvage, avec son éclat, sa mousse et ses épines, ressemblait si peu aux beautés corrégiennes de M. Léon Vedel et de la masse des romanciers, que je m’étais oublié, non pas à la regarder, ce qui aurait pu offusquer Pandore et les religieuses, mais à contempler mentalement le type qui m’était apparu à travers ses traits.

Où allait-elle, la pauvre fille ?

Le clergé s’efforce, dans un sentiment louable, d’empêcher les campagnardes d’émigrer. Hélas ! autant vaudrait chercher d’empêcher l’eau de descendre des hauteurs dans les vallées. Il est vrai, cent fois vrai, que ces braves filles vont échanger l’air pur et la vie saine de leurs montagnes pour un air empesté et un milieu de misère et de démoralisation, où la plupart succomberont à la peine et au mal. Dans leur village, elles auraient vécu, non pas riches sans doute, mais calmes et bien portantes. Elles auraient eu des enfants sains comme elles, forts et bons. A la ville, elles auront de la peine à les conserver en santé physique et morales, et elles regretteront plus d’une fois le hameau où leur vieillesse se serait paisiblement écoulée. A la campagne, on vit un peu avec les autres, mais encore plus avec soi-même, dans le cercle de la famille. Le travail empêche les pensées dangereuses. Il faut constamment se préoccuper des siens et des intérêts de la maison. A la ville, on est en frottement continuel avec le connu et l’inconnu, avec le luxe et le vice, et rien ne contribue davantage à développer les désirs coupables et les passions folles. La jalousie, l’amour propre, l’ambition, toujours en éveil, font perdre le sens des possibilités et des justes mesures. Le milieu général, en perpétuel état d’ébullition, entraîne même les esprits habituellement calmes. Bref, l’atmosphère urbaine défait généralement, sous le rapport de la santé, de la probité, du bon sens, du travail, de la moralité, ce que le milieu rural a péniblement créé. C’est pour cela que la race s’éteint dans les villes et que celles-ci ne peuvent se perpétuer que par un apport perpétuel des éléments neufs que leur apporte le dehors. Pour quelques rares individus, plus avisés ou plus énergiques, qui font fortune dans les villes et reviennent en jouir et se purifier au foyer natal, combien échouent et meurent misérablement !

C’est une erreur de croire qu’on ne peut plus vivre dans nos campagnes. Rien n’est plus facile, si l’on veut s’y contenter de ce qui suffisait à nos pères. Sans doute, les conditions ont changé. Certaines industries agricoles ne sont plus aussi productives, mais elles peuvent être remplacées par d’autres. Il s’agit de savoir se retourner. L’homme industrieux et actif trouve presque toujours à gagner sa vie – honnêtement bien entendu – là où les autres meurent de faim. Et puis, le sort des villes est-il donc bien tentant ? Est-ce que l’excès de la production industrielle n’y a pas des contrecoups encore plus terribles que dans les campagnes ? Ne voyons-nous pas les grèves et les crises sociales, sans compter les épidémies, y aller toujours en redoublant de fréquence et d’intensité ?

Le bon sens crie plus fort que jamais de rappeler les populations aux champs, et il serait d’une bonne politique, même pour un gouvernement républicain, de contribuer à ce mouvement. Hélas ! il a bien autre chose à faire le gouvernement républicain !

Tandis que nous nous perdions dans ces réflexions plus ou moins utopiques, car les nations vont à la décadence comme l’homme à la vieillesse, comme les filles à Marseille ou à Lyon, comme l’eau à la rivière, la voiture atteignait la gare du départ. Le train allait arriver.

– Messieurs les voyageurs, prenez vos billets !

Un affreux petit nain surgit en quelque sorte du milieu des voitures et des bagages, comme un diable d’une boîte à ressort. Quel contraste avec la fillette fraîche et colorée qui descend des montagnes ! Celui-ci a une tête énorme, le nez camard, les yeux chassieux, la bouche lippue, un large buste et avec cela pas de jambes et les pieds contournés. C’est lui qui prit le billet pour la fillette et porta sa malle au banc des bagages.

– Pour Marseille : un colis, une place !

Pauvre fille, as-tu emporté de ton village une assez forte provision de religion et de santé pour résister à tous les dangers qui t’attendent ?

Il me sembla que le nain – un enfant naturel venu des hospices de Lyon – ricanait en la voyant partir d’un air qui voulait dire : En voilà encore une qui ne sera pas si fraîche ni si rieuse à son retour… si jamais elle revient !


Me voici en wagon. Dans le compartiment où le destin me fait monter, il y a déjà un brave homme – cela se voit à son visage et à ses pacifiques allures – avec deux jeunes filles. L’homme est habillé comme un campagnard aisé. Ses compagnes – ses filles sans doute – offrent un contraste frappant.

L’une peut avoir vingt ans, elle est blonde avec de grands yeux bleu foncé, d’une pureté de traits et d’une sérénité d’expression admirables.

L’autre, très brune, avec de grands yeux noirs en amande, une figure chiffonnée et une mine aussi espiègle qu’intelligente, est à peu près de même taille, sinon plus grande, et on serait tenté de lui donner le même âge, mais on s’aperçoit bientôt qu’elle est beaucoup plus jeune – treize ou quatorze ans à peine.

Le groupe était au fond du compartiment, mais la brunette vint bientôt sans trop de timidité se placer à la portière, en face de moi, pour mieux voir le paysage du côté de l’ouest. Et elle se mit à dire tout haut le résultat de son inspection.

– Oh ! la belle montagne grise là-haut ! Qui sait comment on la nomme ? Il y en a une autre plus bas où l’on dirait une colonne plantée au sommet.

– Mademoiselle, dis-je alors, cette colonne, c’est la tour de Brison, d’où l’on a vue sur huit diocèses, et la montagne grise s’appelle la Champ du Cros qui termine de ce côté la chaîne du Tanargue.

– Oh ! merci, monsieur. Et ce village là-bas, de l’autre côté de l’Ardèche, dont les maisons sont à moitié cachées par les vignes et les mûriers.

– C’est Chauzon.

– Et ces murs et ces tourelles tapissés de lierre que rase le chemin de fer ?

–  C’est le château de la Borie. Il a eu pour châtelaine une noble dame, appelée Jacqueline, dont un écrivain du pays, M. Léon Vedel, a raconté l’histoire… ou le roman.

– M. Léon Vedel ! dit la brunette, j’ai entendu ce nom prononcé par une grande du couvent qui avait lu son livre.

– Marie ! Marie ! exclama la blonde. Tu vois bien que tu fatigues Monsieur. Excusez, Monsieur, je vous prie, le babil indiscret de cette enfant.

– Mademoiselle, répondis-je, l’innocente curiosité de votre sœur n’a pas besoin d’excuse et je suis heureux de pouvoir la satisfaire.

– Ce n’est pas ma sœur, dit la brunette, mais ma cousine.

– En effet, dis-je, vous ne vous ressemblez guère.

– Où sommes-nous maintenant ?

– Derrière cette éminence, dis-je, l’Ardèche coule dans un couloir profond, et le village de Balazuc la regarde du haut d’un rocher, comme un martin-pêcheur qui guette les poissons.

– Marie, dit le père qui n’avait encore rien dit, voilà le pays de ta grand’mère. Mais tous nos parents étant morts, je n’y suis pas allé depuis bien des années.

– Je comprends, dis-je alors, la figure de ma charmante interlocutrice. Les types sarrasins, mon enfant, abondent ici, et c’est de votre grand’mère que vous le tenez.

– Bon, me voilà sarrasine, moi qui me croyais une simple montagnarde. Au couvent, une grande m’a traitée un jour de bohémienne. J’aime mieux être sarrasine. Et ma cousine, qu’est-elle donc ?

– Ah ! les peuples se sont tellement mêlés depuis et même avant l’histoire, qu’il est difficile de s’y reconnaître. Cependant, comme il y a eu force colonies grecques sur les bords de la Méditerranée, sans compter Marseille, on peut supposer que Mademoiselle votre cousine a tiré de là son visage qu’un artiste serait fier de reproduire, tout comme le vôtre, mon enfant. Je suis assez vieux, n’est-ce pas, pour pouvoir me permettre ces petits compliments qui, d’ailleurs, ne sont que l’expression de la vérité.

– Voilà, petite indiscrète, dit la blonde en riant, ce que tu nous as attiré.

– Où est le mal ? répartit la brunette. Pour moi, je suis très contente d’avoir trouvé un compagnon de voyage qui parle, au lieu du gros muet qui a été avec nous d’Alais à Ruoms. J’espère bien, ajouta-t-elle en s’adressant à moi, que vous ne nous quitterez pas de sitôt. Où allez-vous, Monsieur ?

– Marie ! Marie ! est-ce ainsi qu’on questionne… ses voisins ?

– Laissez ! dis-je. L’indiscrétion est une grâce à cet âge… vis-à-vis du mien. Mon enfant, je vais au Puy.

– Au Puy ! Mais c’est presque chez nous. Et j’espère bien que papa nous y mènera un de ces jours. Connaissez-vous Sainte-Eulalie, Monsieur ?

– Mais oui, Joli village au milieu des prairies, au pied du Gerbier de Jonc où la Loire prend sa source. J’ai entendu dire qu’il y avait une foire aux violettes en été.

– Oui, Monsieur, dans quelques jours, le 18 juillet. Est-ce que vous faites le commerce des fleurs ?

– Oh ! Marie ! exclama encore la cousine désespérée.

– Monsieur, dit l’homme qui sortit cette fois de sa paterne contemplation, veuillez excuser cette petite folle qui, malgré toutes nos remontrances, parle beaucoup trop et qui n’aurait pas dû se méprendre sur vous à ce point.

– Savez-vous, dis-je en riant, si elle n’a pas deviné juste ? Quel commerce plus poétique que celui des fleurs ? Dans tous les cas, elle n’a pas besoin d’excuse, et j’ai plutôt à la remercier de l’agréable demi-heure qu’elle m’a fait passer depuis Ruoms.

Mes compagnons descendirent à Vogüé pour prendre le train de Vals. La petite « sarrasine », sans se laisser déconcerter par les gros yeux que lui faisait sa cousine, m’exprima le regret que je n’allasse pas à vals, tandis que la cousine me faisait une gracieuse révérence et que le père me priait encore d’être indulgent pour ce qu’il appelait les inconvenances de sa fille.

Et voilà, dis-je, quand je fus seul, comment va le monde : on se rencontre par hasard, on se sent attiré par d’invisibles autant qu’inexplicables sympathies… et on est destiné à ne plus se revoir. Cette petite m’avait intéressé par ses familiarités enfantines, autant que la cousine et le père par le parfum d’honnêteté de toute leur personne : on dirait une famille patriarcale. Adieu, la jolie vision ! Pensons à autre chose.

J’y pensai cependant encore quelques minutes, pour me lancer dans de hautes considérations ethnologiques, qui avaient pour point de départ la double image disparue. Les deux enfants étaient charmantes, chacune dans son genre, mais personnifiaient deux types très différents, et il était évident que, dans l’immense entrecroisement des races sur notre globe, dont la diffusion des semences végétales au gré des tourbillons du vent et de l’eau peut donner une idée, un pur échantillon de race grecque était venu germer sur les hauteurs du plateau central à côté d’un pur échantillon de sang maure. Mais pourquoi cette diversité des types ? Qui les a faits ? Pourquoi y en a-t-il de beaux et de déplaisants ? Quelle influence exercent le climat, les habitudes, les événements et les idées sur leur formation, leur perfectionnement ou leur dégénérescence ? De là aux rapports du physique et du moral, il n’y a qu’un pas, et ce pas fut vite franchi. La beauté du corps n’est-elle pas le produit de la beauté de l’âme ? N’est-ce pas celle-ci qui, en sculptant patiemment le corps, pendant des générations, finit par le faire à son image ? Il est évident cependant que, si le fait peut être admis en principe, il n’est guère susceptible d’une démonstration mathématique, à cause des nombreuses exceptions qu’il souffre au moins en apparence.

Je m’aperçus à ce moment que j’avais un nouveau compagnon de voyage devant qui sans doute je venais de rêver tout haut, car il me regardait fixement et semblait lire au fond de ma pensée. Nous restâmes un moment ainsi en présence, et cet examen réciproque, marqué d’une curiosité qui eût été impolie si elle n’eût été inspirée par de visibles sympathies, fut décisif. C’est mon compagnon qui rompit la glace par cette interpellation :

– Que de choses curieuses n’est-ce-pas, Monsieur, dans ce monde ! C’est là du moins l’impression que j’ai cru reconnaître sur votre visage !

– Vrai, Monsieur, lui dis-je, vous êtes sorcier, et votre vie eût couru des risques au vieux temps !

Je lui fis part des idées plus ou moins divagatoires, auxquelles je venais de me livrer, et il me dit :

– Ce sont des mystères – comme il y en a tant d’autres – devant lesquels il faut lever son chapeau. C’est ce que je fais depuis quatre-vingt ans.

Mon interlocuteur était, en effet, fort âgé, mais d’une alerte vieillesse au physique comme au moral, et d’une conversation agréable qui révélait immédiatement l’homme instruit et de bonne compagnie.

Le train fila à toute vapeur devant la métairie du Pradel, le manoir d’Olivier de Serres, dont la statue se dresse là-haut en face sur la colline de Villeneuve-de-Berg. Il faut savoir que le Pradel est là pour pouvoir saluer au passage la résidence du Père de l’agriculture française, car on ne l’aperçoit qu’une minute. Je le montrai à mon compagnon qui parut enchanté d’avoir rencontré un cicerone si au courant de la géographie et de l’histoire locales.

Un peu plus loin, de l’autre côté de la voie, c’est la plaine d’Aps qui s’étend au sud jusqu’aux montagnes de Viviers. Des mûriers, des vignes, quelques cultures recouvrent les décombres de l’ancienne capitale du pays, l’Alba Augusta Helviorum, une ville qui, d’après ses inscriptions et ses monuments, renfermait une population de trente à quarante mille âmes. Comment se défendre de quelques réflexions sur le néant des choses humaines, en comparant le silence et la solitude d’aujourd’hui à l’animation et aux splendeurs d’autrefois ?

Ce fut, comme on le pense bien, l’occasion d’un nouvel échange d’impressions et d’idées avec mon nouveau compagnon de voyage, et c’est ainsi que d’un sujet à l’autre, nous arrivâmes, sans nous en apercevoir, au Teil puis à la Voulte. Là je vis avec plaisir que le vieux Monsieur descendait avec moi pour prendre l’embranchement du Cheylard. Sur cette ligne comme sur l’autre les occasions de causer ne manquèrent pas. Mon interlocuteur parut prendre un vif intérêt à tout ce que je lui racontai de l’histoire de la région. La vallée de l’Erieux résonne encore des faits de guerre du XVIe siècle, et chaque bois, chaque rocher, chaque hameau, évoque un souvenir de fanatisme sanglant. Pourquoi était-on plus ardent ici qu’ailleurs ? Est-ce parce que le pays plus sauvage, plus isolé, disposait plus ses habitants aux mystiques exaltations, ou bien ceux-ci ne firent-ils qu’obéir à l’impulsion de hobereaux d’humeur plus inquiète et de tempérament plus belliqueux ? Tout en admettant l’action parallèle des deux causes, il est à présumer que les considérations temporelles, ce que l’on appellerait aujourd’hui la politique, jouèrent à cette époque un rôle plus considérable que les convictions religieuses.

Le chemin de fer de la vallée de l’Erieux m’intéressait à un autre point de vue. Jadis la contrée était presque inaccessible, pleine de retraites mystérieuses, conséquemment d’une véritable attraction. Nous y aperçûmes des recoins charmants : des baignoires naturelles d’eau transparente, adossées au rocher, avec des bords sablés, qui donneraient à un hydrophobe l’envie de se baigner ; des bouquets de chênes verts, dont l’ombrage entremêlé de filets de soleil ferait rêver un épicier ; des jardins, des vergers, des fontaines coulant du granit ; il fallait autrefois beaucoup de temps et de fatigue pour pénétrer ces fraîcheurs et ces arcanes d’une des trois grandes rivières de l’Ardèche. Combien leur charme est moindre maintenant qu’avec un ticket de chemin de fer tout le monde peut s’en passer la jouissance. Ah ! que les souverains d’Asie, si soigneusement invisibles pour leurs sujets, ont plus d’esprit que les nôtres ! Le plus grand de tous les prestiges aux yeux des hommes, c’est celui qui naît du mystère, et le bon Dieu a eu joliment raison de s’en entourer d’une façon qui défie toutes nos recherches.

Aux Ollières, le train s’arrêta pour des manœuvres, très simples sans doute, mais auxquelles mon esprit vint encore prêter une portée philosophique. On avance pour changer de voie, puis on recule pour aller chercher les wagons laissés en arrière ; on revient prendre le train et on se remet en marche ; tous ces mouvements s’opèrent au signal d’un sifflet. N’y a-t-il pas là une singulière analogie avec de grands mouvements d’un autre ordre et d’une toute autre importance qui s’opèrent dans le monde, et si nous ne savons pas entendre le sifflet qui dirige nos progrès et nos reculs, peut-être plus apparents que réels les uns et les autres, faut-il un excès de perspicacité pour reconnaître à ce qu’on voit la présence du suprême chef de gare qu’on ne voit pas ?

Des Ollières au Cheylard, la nouvelle voie ferrée, et l’ancienne route carrossable, œuvre du général Dautheville, exécutent une sorte de chassé-croisé, l’une sautant sur la rive droite quand la seconde prend la gauche, et réciproquement, comme pour mieux se considérer l’une l’autre du côté opposé de la rivière.

En descendant au Cheylard, mon compagnon, à qui par discrétion je n’avais pas osé demander le but de son voyage, me demanda où se trouvait la voiture pour monter à Saint-Agrève. Comme il n’y a sur cette voie de service public que par exception, je fus heureux de lui offrir une place dans le char à bancs que j’avais eu la précaution de faire venir de Saint-Agrève. Il accepta avec une bonhomie dont je lui sus gré. Ayant hâte d’échapper à la chaleur suffocante d’en bas, nous partîmes immédiatement, et les chevaux furent poussés à bride abattue vers Saint-Martin-de-Valamas.

Nous sommes en pleine zone des châtaigniers. A quelques kilomètres de Saint-Martin, on laisse à gauche la route de Fay-le-Froid, pour se diriger à droite vers Saint-Julien-de-Châteauneuf (aujourd’hui Saint-Julien-Boutière).

En passant dans ce village, nous lisons sur la façade de l’église reconstruite la date de 1877. De là, on aperçoit sur une éminence voisine les ruines de Châteauneuf qui fut assiégé et pris par les Ligueurs en 1586. D’après une tradition locale, Saint-Julien fut brûlé, pendant les guerres du XVIe siècle, par un corps protestant descendu des hauteurs de Saint-Agrève. On se rappelle dans le pays le dernier des anciens seigneurs de l’endroit, un Julien de la Varenne : il n’était rien moins que fortuné et vivait de la générosité des anciens vassaux de sa famille.

Le village d’Intres (du mot Inter sans doute), parce qu’il est situé au confluent de l’Erieux et du ruisseau qui descend directement de Saint-Agrève, est peuplé de protestants : Saint-Julien, dont il fait partie, est la seule commune mixte du canton de Saint-Martin-de-Valamas. A Intres, on quitte l’Erieux : ne lui disons pas adieu, mais au revoir, car nous le retrouverons à Saint-Agrève, d’où il descend en contournant au couchant la montagne que nous allons gravir au levant.

Cette région est renommée dans l’Ardèche par la rudesse des mœurs locales. Autrefois les jeunes gens de chaque village allaient par bandes à toutes les foires, et comme le vin coulait à flots dans les cabarets, il était bien rare que l’orgie ne fût pas suivie de rixes sanglantes. Pendant la Révolution, ces parages furent pleins de brigands ou de réfractaires qui commirent d’abominables excès. On pillait des maisons en plein village ; on menaçait les gens de mort s’ils ne désignaient pas la cachette de l’argent. Du côté d’Arcens, on attacha un homme à un banc et, avec de la paille, on le brûla comme un porc. Bonaparte rétablit l’ordre en France, mais la région de Saint-Julien-Boutière ne recouvra qu’une demi-tranquillité. Au fléau du brigandage succéda celui d’une conscription à outrance. Le pays était plein de réfractaires. Un brave homme de l’endroit nous dit que son père avait eu huit frères. On paya deux remplaçants pour l’aîné : le premier, qui avait reçu cinq mille francs, mourut avant un an ; le deuxième prit l’argent mais ne voulut pas partir. On ne paya plus de remplaçants (d’ailleurs il n’y avait plus d’argent) et on alla grossir le nombre des réfractaires errants à la montagne.

Le versant de la verte vallée où serpente la route est couvert de riantes verdures, et le versant opposé de l’autre côté du ravin n’est pas moins boisé. Aussi le gibier abonde-t-il dans le pays – et les braconniers aussi. Bientôt les châtaigniers disparaissent et les bois de pins et de hêtres leur succèdent. Çà et là apparaissent quelques mélèzes. Sous les arbres brillent les dés rouges piquetés de blanc de la digitale et des ombelles blanches des achillées, au milieu des touffes de genêts. Au printemps ceux-ci étalent leurs fleurs jaunes et odorantes ; nulle part la nature n’a semé son or avec plus de profusion. Enfin, du haut de la vallée, on a une vue superbe sur la selle du Mezenc, la pyramide de Sara et le pain de sucre du Gerbier de Jonc.

Dans la dernière partie du parcours, je fis plus ample connaissance avec mon compagnon de voyage. J’appris qu’il était juge de paix dans un département du Midi et qu’ayant obtenu un mois de congé, il avait voulu en profiter pour venir respirer l’air pur des montagnes. Il voulait pousser jusqu’au Puy pour y voir une sœur presque aussi vieille que lui, supérieure d’une communauté religieuse, et dont il n’avait pas de nouvelles depuis de longues années. Je supposai, à quelques mots où perçait une sorte de tristesse sereine, qu’il n’avait pas échappé à la loi commune qui prodigue plus ou moins les chagrins et les soucis à notre pauvre humanité. A une allusion discrète que je fis aux romans, ordinairement plus pénibles que joyeux, de la vie, il répondit en souriant : Qui n’a pas eu son roman ? Quand je lui demandai son nom, il me répondit qu’il s’appelait Montaigne ; mais il ajouta aussitôt en souriant que ses amis s’étaient substitués à l’état civil pour le baptiser ainsi, afin de lui reprocher son scepticisme, ce qui était d’ailleurs injuste, ajouta-t-il, parce que ni lui ni son illustre homonyme n’étaient de vrais sceptiques, mais qu’il acceptait volontiers un aussi glorieux patronage.

A propos du groupe protestant d’Intres, il me cita un passage des Essais blâmant ceux qui se querellent sur des questions qui sont au-dessus de l’intelligence humaine, faisant observer que la foi ne s’impose pas mais doit procéder de la conviction intime ; que le meilleur pour chacun est de vivre dans la religion où il est né, l’essentiel dans toutes les religions étant d’être un honnête homme, de ne faire de mal à personne, et de faire du bien à tous dans la mesure de ses forces.

Comme il s’étendait avec complaisance sur tout ce qui concernait l’auteur des Essais, je prêtai à ses paroles une attention soutenue, encore moins par politesse que par suite de l’intérêt de sa conversation, qui prit, à certains moments, un véritable caractère d’actualité. Il constata que la plupart des écrivains avaient jugé Montaigne au point de vue de leurs partis respectifs, les uns en faisant un simple déiste, et les autres, sur la base de sa fin si chrétienne, un catholique parfait. La vérité était que c’était un esprit ouvert à tous les sentiments et à toutes les idées, par conséquent à toutes les croyances et à tous les doutes, dont l’âme humaines est susceptible, mais, pour me servir d’une expression vulgaire, ne se laissant emballer d’aucun côté, et restant toujours, ce qu’il a été essentiellement, un homme de bonne foi. Et ce n’était pas là un mince mérite, à une époque où les passions politiques et religieuses avaient mis – comme aujourd’hui – toutes les cervelles à l’envers. Et remarquez, ajoutait mon interlocuteur, qu’en somme c’est au parti le plus turbulent – celui qui a toujours le plus de tort – que Montaigne a dit, quoiqu’avec des formes philosophiques, les vérités les plus urgentes, les plus à l’ordre du jour. La caractéristique du mouvement, c’était la révolte de la raison – chaque novateur ayant la raison humaine dans sa poche – contre le dogme. Or, personne n’a mieux fit ressortir que Montaigne les troubles et les incertitudes auxquels conduit la raison livrée à elle-même, sans les freins traditionnels qui l’ont guidée ou bridée jusqu’ici. En montrant les faiblesses de la nouvelle reine donnée à l’esprit humain, il prédisait implicitement les erreurs et les excès de son gouvernement. N’osant pas dire au début tout ce qu’il pensait à cet égard, Montaigne traduisit un livre qui combattait, au nom de la raison, les novateurs ennemis du dogme (1). Par là, comme plus tard par les Essais, ce grand penseur enseignait l’humilité, la réserve, la tolérance aux savants présomptueux de son temps. Ne trouvez-vous pas que cet enseignement est aussi nécessaire aujourd’hui qu’au moyen-âge et à la Renaissance ? Que d’erreurs, que de disputes, que de crimes on aurait évité, en adoptant ma méthode, c’est-à-dire en s’inclinant devant les voiles que notre raison est impuissante à soulever !

– La difficulté, dis-je, sera toujours de savoir le point précis où il faut s’arrêter. Et puis il y a une question préalable : est-ce que les erreurs, les disputes, les crimes même, ne font pas partie intégrante de l’ordonnance générale du monde ? Ne sont-ils pas le corollaire inévitable des passions dont nous sommes pétris ?

– Encore une bonne occasion, dit mon interlocuteur, d’ôter son chapeau devant le grand inconnu !

Quelles étaient au juste les opinions ou croyances de M. Montaigne ? C’est ce que ses paroles n’indiquaient pas clairement ; mais il était évident que, croyant ou non, il avait au moins le respect des hommes sincèrement religieux et qu’il considérait une foi quelconque comme la plus solide garantie de tout état social. Bref, la largeur et la modération de ses idées avaient établi un véritable lien entre nous et, en arrivant à Saint-Agrève, nous étions les meilleurs amis du monde. Mais nous étions aussi passablement fatigués, malgré les tableaux si variés de la route et de l’intérêt de la conversation. Aussi, après une légère collation à l’hôtel où nous étions descendus, chacun de nous s’empressa-t-il d’aller prendre un repos bien gagné.

  1. Théologie naturelle, de Raymond de Sebonde, traduite du latin en françois. Paris, 1569.