Une rencontre inattendue. – Souvenirs d’étudiants. – Le saint simonisme et les autres utopies du temps. – Les boîtes à musique constitutionnelles. – Sagesse et folie. – Le nez malade. – Le mont Chiniac et ses voies romaines. – Notre-Dame de l’Estrade. – Le martyre de Saint-Agrève. – La fontaine qui guérit. – Les miracles. – Programme d’excursion. – L’abbé Chambron.
Je comptais me reposer quelques jours à Saint-Agrève avant de reprendre ma course vers le Mezenc. Que de choses à dire sur ce pays, qui est pour ainsi dire à cheval sur le Velay et le Vivarais et, bien qu’il n’ait jamais cessé de faire partie de ce dernier et même du diocèse de Viviers, tout en dépendant du bailliage du Velay (tandis que tout le reste de la partie septentrionale du Vivarais dépendait de l’archevêché de Vienne ou de l’évêché de Valence), a été cependant quelquefois en suspens entre les deux pays ! Mon carnet de voyage est plein de notes à cet égard, mais si je commençais à y puiser, il faudrait renvoyer le Mezenc et le Puy à un autre volume. Bornons-nous à ce qui peut raisonnablement se rattacher à notre sujet, et hâtons-nous de vous présenter un personnage qui va jouer un certain rôle dans cette chronique.
Dès le lendemain de notre arrivée, je me heurtais, dans la rue principale de Saint-Agrève, c’est-à-dire sur la grand’route, à un grand diable d’homme, vêtu d’une façon assez singulière : un complet de nankin, avec une cravate bleue et un feutre blanc à haute forme. Comme il tenait un mouchoir sur la bouche, je ne le reconnus pas d’abord, mais il n’en fut pas de même de son côté.
– Ah ! cher ami ! cria-t-il, en me sautant au cou. Qui m’aurait dit que je te retrouverais ici ?
C’était mon ami Branbran, un des rares compagnons de jeunesse restés sur la brèche, un vieux carabin, un bon camarade de l’école de médecine de Paris, camarade d’études et de belles chimères, mais aussi de folies et de sottises trop nombreuses. Il va sans dire que Branbran n’est pas son vrai nom, mais un surnom, celui sous lequel il était connu dans tout le quartier latin. Pourquoi l’avait-on appelé ainsi ? C’est si ancien que je m’en souviens à peine. Je crois cependant que cela lui venait de sa façon d’interrompre les gens qui faisaient des discours déraisonnables, car il y en avait pas mal dans la période de 1848 – moins cependant qu’aujourd’hui. Quand, dans nos réunions d’étudiants, il avait coupé la parole aux orateurs par le mot de branbran, c’était l’usage, car son jugement faisait loi, de crier ou plutôt de vociférer après lui le même mot, et le parleur n’avait plus alors qu’à se taire. Etait-ce lui qui avait imaginé le mot ou bien n’avait-il fait que suivre une tradition ? C’est une question que résoudront, s’ils le peuvent, les chroniqueurs futurs. Je dois ajouter que Branbran acceptait gaiement ce nom, que son rappel dans ma bouche lui parut même une marque d’amitié, et c’est pourquoi on voudra bien me permettre de continuer à l’appeler ainsi.
Nous nous mîmes, comme on pense, à remémorer le vieux temps. Nous sourîmes de nos équipées d’autrefois : de nos acclamations ou hurlements, aussi peu motivés les uns que les autres, à l’adresse d’hommes ou de choses que nous ne connaissions pas, de notre participation à tant de sortes manifestations, d’où, si nous étions sortis sans notable avarie physique ou morale, nous le devions beaucoup plus à notre bonne étoile qu’à notre sagesse. Et les anciens camarades, dit-il, en as-tu des nouvelles ? Chabannes préside-t-il toujours les naïades de Vals, et Saladin et Guigon continuent-ils de veiller sur la santé des marchands de soie d’Aubenas et de Joyeuse ? Et Maurin, de Mende, et Tharin, de Pradelles, que sont-ils devenus ? etc., etc.
Nous échangeâmes à bâtons rompus force renseignements. Je n’avais pas revu Branbran depuis Paris, et nous ne nous étions suivis que de loin, par des lettres fréquentes au début, mais ensuite beaucoup plus rares. Je savais par là cependant les principales évolutions qu’avait accomplies la pensée de mon vieux camarade et les faits principaux de son existence ; et l’analogie de notre manière de voir n’avait fait, malgré la distance, qu’accroître mon estime pour lui et notre affection mutuelle. Grand admirateur d’abord du saint-simonisme, sous l’influence peut-être de notre compatriote, Laurent (de l’Ardèche), il avait reconnu assez vite, comme moi, les tendances communistes de la secte ; il avait compris, après réflexion, que la formule fondamentale : « A chacun selon sa capacité, à chaque capacité selon ses œuvres » est boiteuse, en ce sens qu’elle ne représente qu’une des deux grandes lois qui doivent régir l’humanité, celle de la justice, et qu’il lui manque la charité, qui est nécessaire pour tempérer l’application de l’autre. Nous avions constaté ensemble qu’il en est ainsi de toutes les utopies de ce temps comme de celles de l’époque présente : dans toutes, on méconnaît quelque point de la nature humaine ou on ne veut pas tenir compte des lumières et des correctifs que le christianisme est venu apporter à la conduite des sociétés humaines. On veut faire de celles-ci des boites à musique, de simples machines, obéissant à des ressorts de pure idéalité, dont les notes sont serinées par des Constitutions plus ou moins empreintes des ignorances et des préjugés du jour, sans vouloir comprendre que les lois ne peuvent être que la résultante des idées, des mœurs et des actes de chacun, et que c’est la moralité et l’intelligence de ce chacun qu’il faut viser comme la source de tout bien et de tout mal. C’est sur cette voie, dont nous ne nous dissimulions pas, du reste, les difficultés de détail, que nous avions reconnu depuis longtemps, l’un et l’autre, que la religion était encore la meilleure des politiques comme le plus efficace des socialismes.
Je savais de plus que Branbran s’était marié et que sa femme était morte en lui laissant plusieurs enfants dont il surveillait avec soin l’éducation. J’avais appris par des amis communs, qui l’avaient souvent rencontré à Lyon ou au Puy – car c’était entre ces deux villes qu’il partageait sa résidence – que son originalité s’était beaucoup accrue depuis son veuvage ; qu’il avait pris des allures excentriques et tenait parfois des discours singuliers, en sorte que les bonnes âmes se demandaient si sa raison n’avait pas déménagé. J’avais bien remarqué dans ses lettres quelques singularités, mais elles étaient loin de confirmer ce jugement, et s’il y avait folie chez lui, elle était d’un genre que bien des esprits réputés sains pourraient envier, plutôt de forme que de fond, en sorte que parfois en lisant ses lettres, je me demandais si mon vieil ami n’était pas devenu le plus sage de tous les fous à moins qu’il ne fût le plus fou de tous les sages. J’ai reconnu depuis qu’il faut à toute sagesse une folie, ou si l’on veut, une sorte de dérivatif, un exutoire, dirait un pathologiste. C’est pour cela que le moyen-âge avait inventé les fêtes des Fous qui se célébraient généralement aux fêtes de Noël, de la Circoncision ou de l’Epiphanie. A Viviers (1), le jour des Innocents, on élisait l’abbé du Clergé qui était une sorte d’évêque des fous, et des cérémonies analogues avaient lieu au Puy, parmi les clercs de l’université de Saint-Mayol, après la messe du 1er janvier.
On aurait tort de croire, en lisant les détails de ces fêtes burlesques, que nos aïeux étaient plus bêtes que nous ; je n’en veux d’autre preuve que ce passage de la justification qu’en donnait une circulaire de la Faculté de Paris citée par Lancelot : « Nous ne faisons pas toutes ces choses sérieusement, mais par jeu seulement, et pour nous divertir selon l’ancienne coutume, afin que la folie qui nous est naturelle, et qui semble née avec nous, s’emporte et s’écoule par là, du moins une fois chaque année. Les tonneaux de vin créveraient, si on ne leur ouvrait quelquefois la bonde ou le fosset, pour leur donner de l’air… ». Ne pourrait-on pas, sans paradoxe, soutenir que la fête des fous se célèbre aujourd’hui bien plus fréquemment qu’autrefois, quoique sous d’autres formes, et que notre politique, par exemple, n’est pas autre chose qu’un carnaval perpétuel ? Combien plus raisonnables étaient les excentricités de Branbran, puisqu’elles ne déteignaient en rien sur sa vie pratique ! Au contraire, personne n’avait su mieux que lui mener sa barque ; ses domaines étaient les plus beaux de la contrée, grâce à l’habileté de son administration, au soin qu’il avait pris de planter des bois, d’aménager utilement ses eaux, de choisir de bons fermiers et de se les attacher par de bons procédés tout en maintenant fermement ses intérêts. En somme, il avait accru notablement son patrimoine tout en faisant beaucoup de bien autour de lui, et si on riait un peu de ses façons étranges, on était unanime à lui accorder l’estime que méritait sa conduite.
On comprend le plaisir avec lequel nous nous retrouvâmes après une séparation de plus de trente ans.
– Comment diable, m’as-tu reconnu ? Je n’ai donc pas trop changé ?
– Ah ! c’est que j’ai des yeux de lynx, tandis que ta myopie te permet à peine de reconnaître tes amis quand ils tombent dans tes bras.
– Mais qu’es-tu donc venu faire à Saint-Agrève ?
– Moi ! j’y suis depuis huit jours pour faire réparer une de mes fermes et… guérir mon nez.
Il écarta alors complètement le mouchoir qui lui cachait en partie la figure et je m’aperçus qu’il avait à l’appendice nasal une sorte d’abcès phlegmoneux qui, d’ailleurs, avait été dûment percé et paraissait en voie de guérison.
– Il me semble, lui dis-je, que c’est fini ou à peu près, et je t’en félicite. Je sais par expérience que ces sortes de bobos sont fort incommodes.
– Je crois bien, répondit-il, que je suis au bout de mes peines, et si ça continue, nous nous reverrons plus longue ment demain.
Je lui présentai M. Montaigne, et la façon dont je parlai lui concilia aussitôt les sympathies de Branbran, et les deux hommes convinrent de se retrouver dans la journée. Pour moi, je passai une partie de l’après-midi à reconnaître les anciennes voies romaines qui aboutissaient à Chiniacum, l’ancien fort romain situé sur le monticule qui domine le bourg moderne de Saint-Agrève ; celui-ci s’appelait autrefois Bourg de Lestra, et il n’y a pas bien longtemps qu’on y a détruit les bâtiments de l’hôpital et de la chapelle de Notre Dame de l’Estrade, qui dépendait du chapitre du Puy, pour construire à sa place une fontaine.
Ces appellations de Lestra et Lestrade viennent évidemment de ce que la chapelle était située sur le parcours de la voie venant du pays des Helviens, au sud, c’est-à-dire de Tournon par les Nonnières (car les routes de la Mastre et du Cheylard sont de date récente). Cette voie s’est conservée avec son pavé dans la montée de la nouvelle à l’ancienne ville, et elle passe devant l’église, récemment construite, comme elle passait devant l’église romane démolie il y a quelques années.
Les deux autres voies, l’une au couchant, venant du Puy, et la seconde au levant, venant de Vienne, se sont également conservées avec leur vieux pavé, dans la montée du mont Chiniac.
Je parcourus celle du Puy depuis le pont de l’Erieux jusqu’au sommet de Chiniac, en passant par le bois de la Trousse, et j’étonnai fort le brave indigène qui m’accompagnait, en lui disant que c’était un chemin romain, car les gens du pays ne l’ont jamais vu, même en y passant dessus – comme le grand Pascal, du reste, qui a foulé aux pieds pendant si longtemps la cendre des volcans d’Auvergne sans s’en douter.
La troisième voie sortait de Chiniac (dont le beau parc de M. de Clavières a si avantageusement remplacé l’antique forteresse), par une porte détruite il y a une vingtaine d’années seulement et qu’on trouve désignée dans une délibération municipale sous le nom de porte de Vienne. C’est sur cette voie, au pied du terrain vague appelé Saint-Ursin, que se trouve la fontaine de Saint-Agrève, renommée pour guérir spécialement les maux d’yeux, de nez et d’oreilles.
D’après la légende, saint Agrève et son compagnon, saint Ursin, furent décapités au sommet de ce terrain, à l’endroit où se trouve la porte nord du parc de Clavières, sur les instigations de la dame du lieu, à qui l’évêque du Puy avait sans doute reproché, soit son paganisme, soit ses désordres personnels, ceci d’ailleurs allant assez naturellement avec cela. La tradition locale ajoute à ce récit que le saint, avant de mourir, aurait dit :
Là où ma tête roulera,
Une fontaine coulera,
Qui jamais ne tarira.
Il est certain que cette fontaine, dont l’eau est excellente, est de temps immémorial en grand honneur, dans le pays, et qu’on y allait autrefois chaque année en procession solennelle.
Le lecteur ne sera peut-être pas entièrement surpris d’apprendre – vu son nez – que j’y rencontrai Branbran. Il se mit à rire.
– Crois-tu me dit-il, à la vertu miraculeuse de cette eau ?
– Et toi ? lui répliquai-je.
– Ah ! fit-il. C’est une grosse question que tu poses là. Autrefois je t’aurais répondu par un sourire d’incrédulité. Aujourd’hui je serais disposé à dire comme celui que l’on a donné pour parrain à ton nouvel ami : Que sais-je ? Je pourrais encore te faire observer – ce que tu sais fort bien du reste – qu’il n’y a pas de plus grands ignorants que ceux qui veulent tout savoir ; que les croyances et superstitions populaires ont souvent des racines sérieuses ; que la médecine a commencé par l’empirisme et – pour ne parler que d’une des plus belles découvertes de nos jours – que bien avant les études de Claude Bernard sur le diabète, il y avait dans toutes les campagnes des guérisseurs qui reconnaissaient les maladies par l’examen de l’urine, et – j’ose à peine le dire – les guérissaient peut-être aussi souvent que nous…
– Car, ajoutai-je, s’ils en savaient moins, ils avaient à faire à des corps et à des âmes moins avariés que les nôtres.
– Au fait, continua-t-il, ne pourrait-on pas accorder la foi et la raison sur cette question si controversée des miracles ? Est-il besoin pour les expliquer de renverser les lois de la nature ? Rabaisserions-nous la puissance divine, en admettant qu’elle a enfermé le secret de certaines guérisons dans certains actes de foi profonde ? Et le vrai philosophe, celui qui se tient au-dessus des partis pris et des présomptions de nos jours, ne peut-il pas accepter une manière de voir qui naturalise et divinise à la fois des faits autrement inexplicables ?
– Ce qu’il y a de plus clair, répondis-je, c’est que tu es loin d’avoir la foi si nécessaire aux miracles, et je le regretterais fort pour ton nez… s’il ne me paraissait déjà guéri.
– Moque-toi, si tu veux, dit Branbran ; le fait est que, malgré mon incrédulité native, ne voyant là, d’ailleurs, qu’une entière conformité entre la foi des simples et la parfaite hygiène, j’ai lavé trois fois aujourd’hui mon nez avec l’eau de la fontaine, et j’en ai éprouvé tant de bien-être que je le considère comme complètement guéri – si bien guéri que je comptais aller tout à l’heure te faire une proposition déjà concertée avec M. Montaigne. Ce vénérable juge de paix me va fort, peut-être par la raison des contrastes, parce qu’il parle peu tandis que je pérore trop, parce qu’il paraît sensé tandis que je ne le suis pas ou du moins que je ne le parais pas toujours. Voici ce dont il s’agit. Puisque tu veux aller au Mezenc, mieux vaut plus tôt que plus tard, afin de profiter du beau temps. J’ai deux bons chevaux, un noir et l’autre blanc, pour varier, et une solide voiture, comme il convient sur les routes pierreuses de l’Ardèche et de la Haute-Loire. Clairon, un ancien zouave, nous conduira. Pour mettre chacun à l’aise, il a été convenu que les frais de route seraient partagés entre M. Montaigne, toi et moi. Nous voyagerons et bavarderons à la diable, c’est-à-dire à la bonne franquette, comme au temps jadis. Nous reparlerons médecine, car si j’ai renoncé à la pratique, je n’en ai pas moins continué à guérir ou tuer mes semblables… en imagination. Je suis abonné à une feuille médicale, mais je n’aime pas la science officielle. Nous parlerons de omni re scibili et quibusdam aliis. – Discours, voyages, dîners et couchées improvisés ; ne pas savoir où l’on va et arriver tout de même : voilà le plaisir, mesdames, voilà le plaisir !
Comment résister à une si aimable invitation et aux perspectives d’une si belle partie ? Je lui répondis par une bonne poignée de main et ce mot :
Entendu !
Avant de quitter Saint-Agrève, je voulus m’enquérir de l’abbé Chambron, un prétendu généalogiste de la contrée, mort centenaire, dit-on, au début de la Révolution, qui aurait laissé plusieurs grands in-folios de généalogies du Velay, du Vivarais et du Gévaudan ; mais il me fut impossible de trouver une trace quelconque, soit de sa personnalité, soit de l’existence de ses manuscrits, bien que j’aie parcouru à cette occasion tous les registres et autres documents qui sont à la mairie de Saint-Agrève. Je reviendrai peut-être un jour sur cet incident. En attendant, il est évident pour moi, par des raisons de diverses natures, que l’abbé Chambron est un mythe, et que nos excellents confrères du Velay, entr’autres M. Truchard du Molin, qui ont pris au sérieux les données historiques qu’on lui attribuait, ont été dupes d’un mauvais plaisant.