Voyage fantaisiste et sérieux à travers l’Ardèche et la Haute-Loire

Docteur Francus

- Albin Mazon -

IV

Les Vastres

Un cocher à proverbes. – Le pasteur Majal Deshubas. – Saint Théofrède des Vastres. – L’église. – Un tableau venant de Bonnefoy. – L’inventeur de la machine à coudre. – Une tentative d’assassinat contre le curé en 1715. – La Révolution aux Vastres. – Les curés des Vastres. – Catholiques, protestants et momiens. – Les Sœurs.

Le lendemain, à six heures du matin, la voiture au cheval blanc et au cheval noir stationnait devant l’auberge.

Clairon était sur le siège, et Branbran, soufflant dans une corne à bouquin, semblable à celle dont se servent les conducteurs de tramways dans les grandes villes, en tirait des sons inusités qui révolutionnaient tout le bourg.

Branbran me présenta Clairon. C’est un conducteur, dit-il, comme on n’en voit pas, bien qu’il aime trop à lever le coude, et de plus un savant, car il sait tous les proverbes du pays.

– Oui, Monsieur, dit notre cocher. Et comme lo sivado faï lou roussi (1), j’en ai donné ce matin double ration aux chevaux. J’étais levé pour cela à trois heures.

Lo motinado faï lo d’journado,
Leva moti n’ovielhi pas (2).

– Très bien, Clairon, dit Branbran, mais il ne faut pas plus abuser du proverbe que du vin.

Comme il faisait très chaud, Branbran avait jugé à propos de conserver son costume nankin de la veille, ce qui, avec sa haute et maigre personne, et sa figure en lame de sabre, lui donnait l’air d’un canari habillé en homme ; aussi les curieux affluaient-ils autour de notre équipage. Je lui fis observer qu’il pourrait avoir froid au Mezenc avec cet accoutrement, mais il ne m’entendit pas. Clairon murmurait entre ses dents :

Suivant la raoubo, Diéou douno lou fréi (3).

M. Montaigne arriva avec un pardessus et une bonne couverture, suppléant ainsi par un excès de prévoyance à l’imprudence de mon vieux camarade.

Nous entrâmes tous trois en voiture, et fouette cocher !

Les chevaux descendirent à grand train jusqu’au Pont de l’Erieux, village assez mal famé. On n’y couronne pas de rosières : c’est tout ce que Branbran voulut en dire, tandis que Clairon souriait malicieusement, cherchant un nouveau proverbe qui ne vint pas ou qu’il n’osa pas dire. Il paraît aussi que, soit défaut de soins, soit autrement, il y a souvent des incendies, en sorte que les agents d’assurances ne veulent plus y assurer personne.

Or, de même qu’après avoir monté il faut descendre, ce qui est la loi inéluctable des nations et des hommes politiques, après être descendu il faut monter, ce qui est le sort ordinaire des voyageurs en pays de montagne. Au reste, nous sommes bientôt sur le plateau et les chevaux se remettent à filer. On nous montre en passant un mendiant qui depuis quarante ans est là, hiver comme été, à tendre la main. Plus loin, c’est la maison Menut où fut arrêté en 1745 le pasteur Majal Deshubas, que ses coreligionnaires voulurent délivrer de force, à son passage à Vernoux, d’où résulta un conflit où plus de trente protestants furent tués et plusieurs centaines blessés. Majal fut exécuté à Montpellier. Ce fut dans nos régions la dernière victime de l’intolérance du temps. Quelques zélés ont cherché dans ces dernières années à provoquer des réunions aux Saliques, bois voisin, pour célébrer sa mémoire, mais cela surexcitait un peu trop le fanatisme de certaines gens, et ce sont les pasteurs de la contrée eux-mêmes qui ont jugé prudent d’y mettre fin.

Peu après, nous quittons la grand’route pour prendre à gauche.

– C’est aux Vastres que nous allons d’abord, dit Branbran. Il est trop tard pour arriver sur le Mezenc à une heure favorable. Allons déjeuner aux Vastres. Nous dînerons ce soir à Fay-le-Froid, et nous en repartirons vers minuit pour arriver au sommet de la montagne au lever du soleil.

– C’est une bonne idée, dit M. Montaigne ; seulement trouverons-nous à déjeuner dans ce village ?

– Ne vous inquiétez pas répondit l’autre, cela me regarde.

La visite aux Vastres m’allait fort, car ce lieu, de même que Fay, Chaudeyrolles et même un petit coin de territoire appelé la Chabanerie, enclavé dans le Velay, faisait partie autrefois du diocèse de Viviers, et je n’était pas fâché de rafraîchir dans ma tête et d’éclaircir de visu ces points d’histoire locale.

Les Vastres (parocchia de Vastris) est une ancienne colonie de Saint-Chaffre. Le Cartulaire de l’abbaye nous apprend que l’église en fut donnée aux moines en même temps que celles de Saint-Julien-de-Châteauneuf et de Sainte Marie de Graculosa (la Chapelle-Graillouse), par l’évêque de Viviers, Leodegarius, le grand bienfaiteur des moines, qui siégea de 1096 à 1119. Elle était alors dédiée à saint Théofrède. Dans un autre endroit, il est dit qu’elle était détenue par des séculiers et qu’il fallut leur donner de l’argent pour en recouvrer la possession (4). C’est ainsi que la chose se passait presque toujours.

La commune des Vastres est située dans un terrain très fertile. C’est une grasse et forte terre conservant beaucoup mieux la pluie que le terrain sablonneux de Saint-Agrève. Selon l’expression du pays, les blés y portent chapeau. Les champs de céréales y sont encadrés dans de vastes pâturages tachés çà et là par des bouquets d’ormes ou de frênes. Dans un de ces oasis se trouve le village, où la présence d’un groupe humain est annoncée, d’ailleurs, par de grands carrés de raves, de choux et de pommes de terre. Le village ne comprend guère que cinq ou six habitations privées avec l’église, la cure, les Sœurs et trois ou quatre bâtiments ayant appartenu à l’ancien prieuré.

Des chevaux et des vaches paissent paisiblement aux abords du lieu, et l’apparition de notre voiture ne leur fait pas perdre un coup de dent, tandis que les chiens jappent à qui mieux mieux. M. Montaigne fit la remarque que plus les hommes, comme les chiens, sont petits, plus ils sont rageurs. Il pensait peut-être à M. Goblet.

Clairon conduisit la voiture jusqu’à la petite place où se trouve, sous un abri en maçonnerie, le placard des publications municipales. Branbran nous dit : Visitez le pays à votre aise, et ne vous occupez pas du reste.

Au petit des oiseaux Dieu donne la pâture,
Et sa bonté s’étend… à la magistrature.

– Fort heureusement, dit M. Montaigne, car cette course m’a creusé l’estomac.

– Une heure d’arrêt ! cria l’ex-zouave.

Nous profitâmes de la permission pour aller visiter l’église, dont le curé nous fit très gracieusement les honneurs.

L’ancienne église était située sur la colline au sud du village, au quartier dit de Lachau à un kilomètre environ de la nouvelle ; on peut en voir encore quelques ruines. Elle fut détruite, ainsi que la maison claustrale, à l’époque des guerres religieuses, dit une lettre du curé de 1762 à dom Bourotte (5). Le chanoine Sauzet dit, d’autre part, que les Vastres était un village fortifié qui fut brûlé du temps des Sarrasins, mais il ne cite pas la source de ce renseignement.

L’église actuelle est de style roman, à une seule nef, avec quatre chapelles latérales, ayant chacune son autel en marbre. La façade a été reconstruite et exhaussée d’un mètre environ en 1890, mais la porte, de style gothique et surmontée d’une rosace qui en complète heureusement l’harmonie a été conservée et l’on y peut voir l’origine monacale du monument. Les rayons de l’ogive qui la couronnent se terminent, en effet, par trois figures sculptées, dont l’une, celle du sommet, représente probablement saint Chaffre, tandis que les deux autres sont de simples têtes de moines, l’une à mitre et l’autre à chaperon.

Cette église s’est récemment enrichie de beaux vitraux qui font honneur à M. Chausse, peintre-verrier au Puy. Les deux de la façade qui représentent saint Pierre et la Sainte Famille, sont un don de M. Pierre Devidal, ancien maire. La famille Chauvinc, de Saint-Agrève, a donné celui de saint Michel qui se trouve dans la chapelle de sainte Anne. Au-dessus du maître-autel, qui est un don de M. Vey, une belle rosace représente l’institution de l’Eucharistie, et on y lit, à côté des armoiries du comte de Kergorlay, cette devise si chrétienne : Aide-toi Kergorlay, Dieu t’aidera. Le vitrail de la chapelle de la Vierge a été donné par Mlle Thézard et rappelle l’érection du Rosaire aux Vastres par le P. Dalmace, dominicain. Enfin les deux autres qui sont dans la chapelle de saint Joseph et de l’Enfant Jésus, proviennent, l’un de la famille Abrial de Tence, et l’autre de Mme Lucie, religieuse de l’Instruction.

Mais l’œuvre d’art la plus remarquable de l’église des Vastres est le beau tableau de sainte Anne et la sainte Vierge, qui vient, paraît-il, de l’ancienne Chartreuse de Bonnefoy, et dont le magnifique cadre en bois sculpté confirme le renom d’habiles sculpteurs de boiseries qu’avaient acquis les disciples de saint Bruno. Ce tableau fut porté au Puy après le pillage de l’abbaye au début de la Révolution. L’ancien curé des Vastres, mort récemment presque centenaire, l’obtint plus tard pour son église. On nous montra dans la sacristie un beau calice, venant aussi de Bonnefoy, et un reliquaire contenant une parcelle de la vraie Croix et des reliques de saint François de Sales et de Mme Chantal.

Le curé des Vastres écrivait aux auteurs de l’Histoire du Languedoc au milieu du siècle dernier :

« Saint Chaffre ou saint Théofrède est le titulaire de l’église. Cependant, par tradition populaire, on regarde sainte Anne comme patronne, et on en fait la fête. L’ordinaire nomme à la cure ; le curé est réduit à la simple congrue et le vicaire a l’unique pension de cent cinquante livres. La nomination du prioré appartient à M. l’abbé du Monastier. M. le prieur décimateur a tout autour de l’église quelques champs et quelques prés, mais sans aucune grange, qu’il afferme à des particuliers annuellement environ deux cents livres. Tout ce fonds est noble ».

Le clocher, surmonté d’une élégante flèche, contient deux cloches. La plus petite qui est la plus ancienne remonte à 1788. Nous y avons lu cette inscription :

Laudans invocabo Dominum.
Sancte Theofrede, ora pro nobis.

Parrain : Pierre Cornut, du Monteil. Marraine : Demoiselle Anne Cornut, de la Faye. Curé : Gabriel Venard.

L’autre cloche est plus récente et rappelle le nom d’un homme qui honore les Vastres. Elle fut donnée par Jean Pierre Clair en 1854 et baptisée par Mgr de Morlhon, évêque du Puy. Elle a été refondue en 1879 aux frais de M. Alexandre Clair. Elle porte l’inscription suivante :

L’an de grâce de la République 1879, j’ai été nommée Anne-Marie-Jeanne-Marguerite. Parrain : Alexandre Clair, ingénieur mécanicien, fils de Jean-Pierre Clair, commandeur de l’ordre de sainte Anne de Russie et de saint Stanislas. Marraine : Marguerite Lefèvre, épouse d’Alexandre Clair. Curé : Claude Vey. Vicaire : André Teyssier.

Jean-Pierre Clair, le père d’Alexandre, est un enfant des Vastres, qui partit de son pays natal, à l’âge de huit ans, pour se rendre à Saint-Etienne où il apprit l’état de menuisier, et où il s’occupait particulièrement de la réparation des métiers de tissage. C’est là qu’il connut Thimonnier, de Tarare, à qui ses compatriotes viennent d’élever une statue, comme ayant été le grand promoteur de leur industrie de tissage, et c’est de leurs efforts communs que sortit l’invention de la machine à coudre, dont la priorité nous est, d’ailleurs, disputée par les Anglais et les Américains. Jean Pierre Clair est mort en 1870 à Paris, rue Duroc, où il avait monté un atelier de construction de modèles de machines.

Son fils, Alexandre Clair, lui succéda dans son industrie, et l’on peut voir son nom sur un grand nombre des modèles de machines qui sont au Conservatoire des Arts et Métiers. Il en a donné une importante collection au Musée du Puy, mais on nous a assuré que, sans l’accueil peu poli qui lui fut fait par un haut fonctionnaire de la Haute-Loire en 1879, Clair aurait probablement laissé toute sa fortune à la ville du Puy. Celle-ci n’a pas toujours eu de la chance dans le choix de ses administrateurs, car une aventure analogue lui était déjà arrivée avec Crozatier qui, comme Clair, n’ayant pas d’enfants, aurait laissé sa fortune entière à sa ville natale, si l’on n’avait pas eu la fâcheuse idée de préférer le modèle de Bonnassieux au sien, pour la statue de Notre-Dame de France.

Les anciens registres paroissiaux, qui sont à la cure des Vastres, vont de 1682 à 1792. En février 1689, Pierre Chare était curé commis, c’est-à-dire provisoire, avec un vicaire nommé Vigne. Le 15 août 1715, il fut attaqué, tandis qu’il était au lit, maltraité à coups de bâton, et on aurait même tiré sur lui un coup de pistolet. On vola tout ce qu’il y avait chez lui, y compris le registre paroissial, ce qui obligea de courir les hameaux pour reconstituer les actes disparus.

Chare mourut en 1718 et fut remplacé par Cholvy, son vicaire.

Venard, vicaire de Cholvy, devint aussi curé en 1772 ; sa dernière signature est du 10 septembre 1792. C’est lui qui eut à supporter dans ce pays toute la violence de l’orage révolutionnaire. Comme les témoignages contemporains ont toujours un cachet de vérité et un parfum local que la plus belle rhétorique ne saurait rendre, je vais reproduire, sans y rien changer, une feuille manuscrite laissée par une personne du village qui avait assisté aux événements de cette triste époque.

Relation des faits arrivés dans la commune des Vastres à l’époque de la Révolution.

« M. Venard, curé, le très respecté, le bien-aimé de ses paroissiens, parce qu’il était lui-même plein de bonté pour tous, n’ayant pas voulu, malgré la sévérité des lois et l’horrible persécution qui s’exerçait contre le clergé et la religion, abandonner le troupeau qui lui avait été confié, ne fut que trop victime de sa charité. Une nuit, faisant sa visite pastorale dans la paroisse, il fut arrêté par la garde nationale de Fay, qui depuis longtemps gardait l’infâme projet de son arrestation, et incontinent conduit, sous bonne escorte, au Puy, et incarcéré dans les prisons de cette ville, de là exilé à l’ile de Brouage (6), où il est mort après avoir éprouvé beaucoup de mauvais traitements et de misère.

« L’église des Vastres fut livrée au vandalisme le plus atroce. Les autels furent renversés, les statues et ornements pillés ou brûlés, les tombes des morts profanées, notamment celle du vénérable M. Cholvy, ancien curé, dont les restes furent mutilés à coups de sabres ; les croix du clocher abattues, et les cloches portées au district du Puy pour être fondues.

« Mlle Chazalet de la Faye, soupçonnée d’avoir sauvé des ornements et vases sacrés, fut arrêtée et conduite dans les prisons du Puy et du Monastier.

« Marie Gilles et Pierre Gilles, son frère, fermiers au village des Vastrets, furent aussi, pour cause de leurs sentiments religieux, détenus pendant plusieurs mois dans les prisons du Monastier.

« M. La Roche du Crosdo fut dénoncé comme royaliste et un mandat d’arrêt fut lancé contre lui. Il ne fut sauvé des rigueurs de la Révolution que par sa fuite, ayant abandonné ses propriétés et sa maison à la rage républicaine.

« La maison Cornut Chauvinc, du Monteil, fut de même victime des fureurs révolutionnaires ; le père et juge de paix, homme probe, bienfaiteur des pauvres, considéré comme suspect à cause de ses opinions religieuses et royalistes, et pour autres faits que la malice avait inventés, fut mis en état d’arrestation et porté ensuite sur la liste des émigrés ; ses biens furent confisqués au profit de la nation, et sa maison démolie de fond en comble ; il ne dut lui-même son salut qu’à une cachette dans sa maison, où il resta environ vingt-quatre heures sans boire ni manger, se trouvant rigoureusement cerné par des gardes avides de sa perte ; d’où il ne put sortir que difficilement, et par de bien sages précautions, la veille de la démolition de ses bâtiments, ainsi dépouillé de tous ses biens et privé de toute ressource pour subsister ; toute sa famille fut mise à la voirie et lui obligé de se cacher pour se garantir de la faux révolutionnaire.

« La commune se vit souvent envahie par diverses troupes et par les gardes nationales du Monastier, de Fay et de Saint-Voy, où des perquisitions sévères avaient lieu, et par suite de ces rigoureuses recherches, la garde nationale de Saint-Voy, ayant découvert dans la maison Chazalet de la Faye, une croix et autres insignes de la religion, ce qui constituait, d’après les lois révolutionnaires, un crime capital, s’en saisit comme d’un trophée en les faisant pendre aux oreilles de ses chevaux. Mais la dénonce qui fut portée à ce sujet resta assoupie, par la mort de Robespierre, arrivée peu de temps après. »

Le premier curé qui reparaît après la Révolution s’appelait Giraud. Il signe les actes jusqu’en 1813. Après lui, c’est l’abbé Gleison, puis Freyssenon jusqu’en 1822, Hilaire jusqu’en 1847, Rigaud en 1849, enfin l’abbé Vey qui n’est mort qu’en 1889 à l’âge de quatre-vingt-douze ans. Son successeur est l’abbé Desgrands, à qui il faut souhaiter de vivre aussi longtemps que son prédécesseur.

L’ancienne paroisse des Vastres comprenait presque tous les villages de Fay-le-Froid : Maisonnettes, Seignecrose, Villelongue, Chazalet, les Peynes, Sautour, les Vastrets, Arsac, Chaudeyrolles, etc. D’après la tradition, les populations de ces villages, à l’époque de la Réforme, se firent protestantes à l’exemple de leurs curés qui presque tous embrassèrent les nouvelles doctrines. Il en aurait été de même à Saint-Agrève, le Chambon, Saint-Voy (le curé de cette dernière paroisse s’appelait Bonnefoy).

D’après une tradition, les curés apostats de cette région, au nombre de sept, s’étant concertés entre eux, prêchèrent la Réforme le même jour et épousèrent leurs servantes. Si l’histoire n’est pas vraie, elle montre au moins comment les populations s’expliquaient les apostasies du temps.

Les protestants et les catholiques sont en nombre à peu près égal aux Vastres. La population est d’environ 1.150 âmes ; sur 304 électeurs inscrits, il n’y a que 5 ou 6 protestants de plus. Au reste, on vit généralement assez d’accord entre les deux cultes, et, si les élections ne venaient pas de temps à autre soulever les passions, l’union serait parfaite.

Protestants et catholiques se groupent dans les hameaux chacun de leur côté. Les écoles établies dans le pays indiquent le caractère de ces groupements.

Une école mixte au Monteil, tenue par une protestante, a une quarantaine d’élèves.

Au Pau, village catholique, il y a un instituteur catholique avec une trentaine d’élèves.

A Villelongue, aux Chazalets, villages protestants, on a mis naturellement des instituteurs protestants.

Mais au Cros, village catholique, l’autorité a eu le mauvais goût de placer une institutrice protestante.

Aux Vastres même, l’instituteur a une quarantaine de petits garçons généralement protestants.

Les sœurs religieuses de la Croix, dont la maison mère est au Puy, ont une quarantaine de petites filles.

Au reste, toutes ces écoles étaient vides ou à peu près lors de notre passage, car, dans ces régions, les parents utilisent leurs enfants en été pour la garde des bestiaux et ne les laissent qu’en hiver travailler à leur instruction.

L’hiver, cela va sans dire, est très rude aux Vastres. Il n’est pas rare qu’on soit obligé de rester quinze jours sans pouvoir sortir. Il n’est pas rare non plus de voir les pères porter à l’école, sur leur dos, leurs enfants munis d’un petit panier renfermant leur déjeuner.

Les protestants officiels ont un temple aux Chazalets, mais la plupart des protestants de cette région sont ce qu’on appelle Momiens, c’est-à-dire Darbystes, quoiqu’ils repoussent également ces deux noms et ne veulent être désignés que comme des chrétiens de la primitive Eglise. Autant que j’ai pu en juger par ce que j’ai vu et entendu, les Momiens (je prends ce nom parce qu’il est le plus répandu, et sans aucune pensée de mépris pour la secte) sont les plus convaincus et les plus estimables des protestants de cette région. Leurs coreligionnaires prétendent que ce sont aussi les plus ignorants et leur reprochent d’avoir une religion purement extérieure ; mais ce jugement est fort contestable. Les Momiens ne reconnaissent aucune hiérarchie ; ils n’ont donc pas de pasteur en titre ; mais, par la force des choses, il y a toujours parmi eux quelqu’un qui, sans en prendre la qualité, en exerce les fonctions. Celui qu’on nous montra est un cultivateur des environs, très estimé à Saint-Agrève et dans toutes les communes limitrophes de l’Ardèche et de la Haute-Loire.

En été, les Momiens des Vastres se réunissent habituellement le dimanche dans une grange de Saint-Romain-le Désert. En hiver, ils vont aux Vastrets le jeudi chez un nommé Fayard. Il paraît qu’il y avait aux Vastres, vers 1852, un pasteur protestant qui se convertit au catholicisme après avoir passé quelques semaines au séminaire du Puy : c’est de cette époque que dateraient les progrès du darbysme dans le pays.

Nous rejoignîmes Branbran sur la place. Il avait fait disposer une table dans un champ voisin à l’ombre des frênes, et le zouave était occupé à y étaler, à la grande curiosité des gamins du village, les provisions qu’il avait apportées de Saint-Agrève, augmentées d’une immense omelette et de quelques fruits dus à l’obligeance des Sœurs. Avant déjeuner, notre aimable compagnon voulut nous présenter à elles. Dépêchez-vous, dit-il, de venir voir ces vénérables religieuses, car c’est une de ces communautés, dues à l’initiative privée, indépendantes dans leur soumission générale à l’évêque, dont le type disparaitra bientôt. Presque toutes étaient d’un grand âge. La supérieure (morte depuis, nous dit-on) dirigeait son petit troupeau depuis cinquante-cinq ans. La communauté eut pour principaux fondateurs les Chazalet, de la Faye, fondus dans les Cornut-Chauvinc, de Saint-Agrève, qui donnèrent aux Sœurs la maison et le pré voisin, à condition qu’elles se consacreraient à l’instruction des petites filles de l’endroit. Un fermier des Vastres, que Branbran avait invité à notre festin en plein air, nous dit qu’elles vivaient à raison de cinq sols par jour et par personne. Elles ne mangent guère que de la soupe et des pommes de terre. Elles ont une vache et gagnent quelques sous en faisant de la dentelle. La rétribution scolaire n’est que de trois francs cinquante par mois, y compris la soupe qu’on donne trois fois par jour aux enfants ; les Sœurs soignent aussi les malades, et sous ce rapport sont aussi appréciées des protestants que des catholiques. Nous saluâmes avec respect ces bonnes religieuses, sans trop les plaindre, car si elles vivent de privations dans ce monde, elles sont assurées de récompenses dignes de leur vertu dans l’autre vie, et elles purent nous entendre un peu plus tard boire chaleureusement à leur santé.

Les paysans des Vastres sont très industrieux. On trouve parmi eux de bons fermiers. Leurs loisirs d’hiver sont occupés à battre le blé dans l’aire qui est ordinairement à l’entrée de la fenière, à fabriquer des charrues ou à réparer leurs outils. Ils sont charpentiers, maçons, serruriers, et ils ont dans leurs femmes d’utiles auxiliaires. Celles-ci montent les chevaux à poil ras comme les hommes. Elles ont généralement beaucoup d’enfants, et la manière, un peu rude et sommaire, dont elles les élèvent, ne paraît pas nuire à leur santé.

Voulez-vous savoir notre menu : du jambon et un gigot apportés de Saint-Agrève, du beurre, une omelette, du fromage et des poires.

Branbran découpa le jambon et le gigot en tranches fines, comme aurait pu le faire le plus habile maître d’hôtel, ce qui lui valut cette observation de Clairon :

Coupa pas ton mincé,
Yéou sous pa’n princé (7).

Entre la poire et le fromage, tout le monde fut très gai. S’il y a une vertu exhilarante dans le bon vin, il y en a une aussi dans l’air des montagnes, au moins pour les touristes. Quand on fit passer le fromage, Clairon dit qu’un dessert sans fromage est comme une belle à qui il manque un cil !

M. Montaigne rappela le mot d’un confrère, feu Mathieu, l’ancien président du tribunal de Largentière : « Le fromage est le complément d’un bon dîner et le supplément d’un mauvais dîner ».

Je notai aussi un énergique dicton patois de notre invité du crû, qui n’est pas précisément la traduction de la grande maxime évangélique, mais qui malheureusement peint beaucoup mieux le caractère de nos montagnards, on pourrait dire le caractère humain, tant que la religion ne l’a pas transformé :

Qué té faï, faï-li (8).

Vengeances et représailles : c’est l’histoire du monde. L’homme du qué té faï est celui qui fêta le plus largement Bacchus, et nous le laissâmes endormi sous la table, tandis que Clairon, sur un signe de Branbran, allait faire boire les chevaux, et peu d’instants après revint nous inviter à monter en voiture.

  1. L’avoine fait le roussin.
  2. La matinée fait la journée. – Lever matin ne vieillit pas.
  3. Suivant la robe, Dieu donne le froid.
  4. Cartulaire de Saint-Chaffre ; éd. du chanoine Chevalier, n° 258.
  5. Bibl, nat., Mss., Collection du Languedoc, t. XXV.
  6. Hiers-Brouage, autrefois port important, dans l’arrondissement de Marennes (Charente-Inférieure).
  7. Ne coupez pas si mince,
    Je ne suis pas un prince.
  8. Ce qu’on te fait, fais-le !