Voyage fantaisiste et sérieux à travers l’Ardèche et la Haute-Loire

Docteur Francus

- Albin Mazon -

VII

Du Mezenc à Vals-les-Bains

Un pauvre diable que sa femme bat. – L’auberge de Saint-Martin-de-Valamas. – Comment on peut faire un long voyage avec une seule chemise. – Un enthousiaste de la science. – Aventures de chasseurs et de marins. – Mme de Rochebonne. – Le Cheylard. – Les saucissons de Lyon. – Dragées et gamins. – Le château de la Motte. – Missions de saint Jean-François-Régis. – La mère et l’enfant sous les châtaigniers. – Le crime de Dornas. – Mézilhac. – La chanson du Progrès. – Le bon vieux temps et le nouveau. – Où allons-nous ? – Arrivée à Vals.

En descendant à Saint-Martin-de-Valamas, Branbran avisa sur la route un pauvre diable qui semblait marcher péniblement. Il en eut pitié et le fit monter dans la voiture. Ce brave homme nous raconta son histoire. C’était un ouvrier menuisier de Fay. Il s’en allait travailler dans le bas pays parce que sa femme l’avait quitté ; on peut supposer, au ton de sa plainte, qu’elle le battait, ce qui lui aurait valu, s’il avait été du bas Vivarais, le désagréable honneur d’être promené sur un âne, la tête tournée vers la queue, au milieu des quolibets de la foule.

Voilà ce que c’est d’être trop bon ! murmura Clairon.

Nous lui demandâmes s’il était sûr de trouver de l’occupation.

– Oh ! répondit-il, il n’y a que les fainéants qui ne savent pas gagner leur vie. Moi je trouve du travail partout. Il est vrai qu’au besoin je pioche la terre. A Fay, je gagnais 35 sols par jour et la nourriture. Là-bas, je gagnerais de 3 à 5 fr. ; il est vrai qu’il me faudra dépenser environ 2 fr. par jour. Mais pour qui sait économiser, il y a avantage ; vous savez que nous avons le lit et la soupe dans nos auberges à 8 ou 10 fr. par mois.

Il était nuit quand la voiture entra dans le bourg de Saint-Martin-de-Valamas. Clairon s’arrêta devant la principale auberge et descendit de son siège pour frapper à la porte. Personne. Une auberge où tout le monde est sourd ou absent, cela ne se voit guère. A la fin, un voisin lui dit : C’est inutile de frapper si fort, ils sont tous à la comédie !

Une troupe d’acteurs ambulants donnait une représentation sur la place du village, et tout le personnel de l’auberge, depuis le patron jusqu’au valet d’écurie, avait voulu profiter de l’occasion. Le voisin alla les chercher, et la patronne nous dit en arrivant :

– Voyez-vous, il ne passe pas souvent des comédiens par ici, et ils nous ont bien fait rire !

Presqu’en même temps que nous, arriva à l’auberge un jeune voyageur dont la mise et le langage indiquaient un homme instruit et de bonne condition. Il tenait à la main droite un grand bâton ferré et de la gauche un petit sac de voyage. La légèreté de ce bagage excita l’étonnement de Branbran.

– Et vous voyagez simplement avec ça ? dit-il brusquement au nouveau venu.

Le voyageur, un peu offusqué d’abord, le considéra curieusement. Puis, voyant sans doute à quel original il avait à faire, répondit simplement par un signe de tête affirmatif.

– Si je vous l’ai demandé, continua Branbran, c’est par un vrai sentiment d’admiration. – Oui, monsieur, d’admiration et d’envie. Quoi de plus ennuyeux, en effet, que les bagages ! Vous avez trouvé le moyen de les supprimer, ou du moins de les réduire au strict nécessaire. Dieu soit loué ! J’userai de votre procédé, si vous voulez bien me l’indiquer.

– Volontiers, dit le voyageur. Mon sac contient une chemise, une flanelle, un mouchoir et une paire de bas, outre le peigne et la brosse. Quand je change de linge, je fais laver en route. Et je vais ainsi à la grâce de Dieu.

– J’ai connu, dit alors M. Montaigne, un supérieur d’établissement religieux à Paris, qui était encore plus fort que vous. Il partait avec une seule chemise, celle qu’il avait sur le corps. Au bout de son étape, il descendait chez le curé du lieu, où il laissait sa chemise défraîchie, et s’en faisait prêter une autre. Et il continuait ainsi jusqu’à Rodez, laissant chez chacun une chemise sale et en emportant une propre. Au retour, c’était l’opération inverse : il rendait à chacun son bien, et à sa dernière étape reprenait le sien, qui avait naturellement passé par le blanchissage.

– C’est fort ingénieux, dit le voyageur ; mais ce qui est possible à un prêtre, qui trouve partout des confrères, ne l’est pas à un quidam, qui parcourt pour la première fois un pays, et qui trouverait d’ailleurs fort incommode d’être obligé de revenir par le même chemin, pour rendre à chacun sa chemise, en supposant qu’on la lui eût prêtée.

L’aubergiste, comme c’est l’habitude du pays, mit tous les voyageurs à la même table pour le dîner. – Le nouveau venu n’en parut pas fâché, et nous en fûmes fort aises. Entre gens communicatifs, surtout en voyage, la connaissance est bientôt faite. Avant le dessert, on s’était raconté une foule de choses. Le nouvel arrivé s’appelait Bodin. Il n’était ni jurisconsulte, ni philosophe, comme son homonyme du XVIe siècle, mais simplement ingénieur civil, sorti de l’Ecole centrale des arts et manufactures, et comme tel, parcourant le plateau central de la France, où certaines idées longuement caressées et méditées, certaines données recueillies de part et d’autre, lui faisaient espérer de faire d’importantes découvertes. Sa jeunesse s’était passée dans l’étude des sciences naturelles, principalement de la géologie et des mines. Après avoir visité l’Auvergne et le Velay, il venait en Vivarais, où la diversité des terrains, l’abondance des gîtes métallifères et les profonds bouleversements du sol, faisaient miroiter à ses yeux une abondante moisson.

Je ne voudrais pas vous décourager, lui dit Branbran, mais j’ai toujours vu, en Vivarais comme ailleurs, les entrepreneurs de mines, comme les inventeurs, se ruiner.

– C’est un détail, répondit le jeune homme. Il est plus glorieux de se ruiner en faisant une belle découverte, que de s’enrichir en profitant des travaux des autres.

– C’est selon le point de vue auquel on se place, répliqua Branbran ; quand on a femme et enfants, le second cas paraît généralement préférable.

En prononçant le mot de belle découverte, notre voyageur avait pris un air de mystérieuse inspiration, qui avait piqué notre curiosité. On le pressa de questions, mais il se renferma dans de vagues réponses, où nous crûmes voir cependant qu’il se proposait de faire en Vivarais des sondages d’une profondeur inusitée, pour trouver des sources thermales.

Et comme nous le mettions en garde contre les illusions, auxquelles la jeunesse se laisse aller trop souvent, il s’étendit sur les moyens puissants dont dispose la science moderne, et qui permettent de réaliser une foule d’innovations, qui étaient, il n’y a pas longtemps encore, au-dessus de ses moyens.

Le jeune homme était un enthousiaste de la science et semblait croire qu’il n’y a pas de bornes ni d’obstacles qu’elle ne puisse surmonter. L’homme, disait-il, doit enfin conquérir la terre qui est son domaine, et il n’est pas impossible qu’il arrive un jour à commander aux éléments.

Ici Branbran se pencha vers moi et me dit tout doucement :

C’est un fou, mais il m’intéresse. Je suis curieux de voir comment il s’y prendra pour faire son grand trou dans la terre.

Pendant qu’à notre table la dissertation scientifique s’élevait ou s’égarait à perte de vue, deux braconniers, à la table voisine, disputaient sur leurs exploits respectifs. L’un parlait de deux douzaines de perdreaux qu’il avait tués dans un jour, et l’autre d’une vingtaine de lièvres. Le premier répliquait en affirmant que d’un seul coup de fusil, il avait visé et abattu trois douzaines d’alouettes. Je ne sais pas ce qu’allait répliquer le second, quand Branbran, intervenant de l’air le plus sérieux du monde, leur dit :

Mes braves, vos exploits ne sont rien à côté de ceux de mon oncle Mathieu. Voulez-vous que je vous les raconte ?

– Volontiers ! dirent-ils. Tout le monde prêta une oreille attentive.

– Eh bien ! mon oncle était un marin de la première république. Un jour ou plutôt une nuit, il prit à lui seul un bâtiment anglais qui avait cinquante hommes d’équipage. Voyant qu’il n’y avait personne sur le pont, et que les Anglais étaient tous à boire, comme des Polonais, dans la grande salle d’en bas, il sauta lestement sur le pont, ferma solidement les écoutilles, et ne rendit la liberté à ses prisonniers, que lorsqu’ils eurent jeté leurs armes dans la mer et se furent rendus à lui pieds et poings liés.

Il y eut bien quelques marques d’étonnement parmi les auditeurs, mais l’admiration était certainement l’impression dominante.

– Ça n’est encore rien, continua Branbran, en comparaison de la grande aventure de mon oncle dans les mers de Chine. Son bâteau ayant fait naufrage, il se sauva sur un tonneau flottant. Un requin sauta sur lui, mais mon oncle, qui avait gardé son sabre, tua le requin, puis le traîna à la remorque de son tonneau, afin d’effrayer les autres. Le cadavre du requin ayant fini par pourrir, les oiseaux de proie, attirés par l’odeur, vinrent tourner autour, s’apprêtant à faire bombance. Mon oncle, qui avait son idée, les laissa approcher, puis sauta sur le plus gros de tous, un aigle qui n’aurait pas pu entrer dans le clocher de Saint-Martin, s’y installa solidement à cheval, en tenant l’oiseau par le cou. Et c’est ainsi qu’il arriva au Gabon où il débarqua sur un palmier. En descendant de l’arbre, il rencontra un gorille. Comme il avait conservé son sabre, il battit le magot, mais, généreux comme toujours, il ne voulut pas le tuer et se contenta de le dresser pour en faire son domestique. Voilà, dit le narrateur en concluant, bien autre chose que vos douzaines d’alouettes.

Les aventures de l’oncle Mathieu prenaient un caractère encore plus comique, en passant par la bouche de notre ami, dont la haute taille, le costume jaune et les inflexions narquoises, avaient je ne sais quoi d’amusant au plus haut degré.

Toute la salle éclata de rire, et comme Branbran fit signe à l’hôtelier de servir une bouteille de plus à toutes les tables, on but avec enthousiasme à la santé de l’oncle Mathieu.

Ce fut au tour de Bodin de se pencher à mon oreille pour me dire :

– Votre ami est fou, mais très amusant !

Avant d’aller se coucher, Branbran demanda à Bodin où il comptait aller le lendemain.

– A Vals, répondit-il, et de là je rayonnerai pour visiter les environs, notamment Antraigues et ses deux volcans : Craux et Ayzac.

– Comme cela tombe bien ! dit Branbran. Nous y allons aussi, et, s’il vous convient d’accepter une place dans notre véhicule, nous serons heureux de faire le voyage avec un si aimable compagnon.

– Le plaisir sera pour moi, répondit Bodin, en nous serrant la main.


Le lendemain, nous primes la route du Cheylard, qui n’est qu’à douze kilomètres de Saint-Martin.

Nous vîmes en passant, perchées sur une hauteur de l’autre côté de l’Erieux, les ruines du château de Rochebonne. Il paraît que Mme de Sévigné écrivait à sa fille : « Mme de Rochebonne doit bien s’ennuyer dans sa terre du Vivarais ». On le comprend devant ce site sauvage. Je dois noter toutefois que j’ai cherché vainement ce passage dans le recueil des lettres de la spirituelle marquise. Si quelqu’un a été plus heureux, qu’il le dise.

Le Cheylard est un gros bourg, au confluent de l’Erieux et de la Dorne, dans un terrain des plus fertiles. Les eaux de la Dorne, abondantes et pures, ont été pour ce pays l’occasion de nombreux établissements industriels, en tête desquels il faut placer les tissages de M. Saléon-Terras. Le Cheylard a aussi une histoire politique, qui ne manque pas d’intérêt, mais que nous nous garderons d’effleurer, car ici comme à Sainte-Agrève, si nous ouvrions nos cartons de notes, il faudrait renvoyer aux calendes grecques le récit des aventures de notre ami Branbran et de notre nouveau compagnon Bodin.

Bornons-nous à dire que nous fîmes une halte de quelques heures au Cheylard, et que Branbran en profita pour acheter un chien qui était battu par son maître : comme membre de la Société protectrice des animaux, pouvait-il moins faire ? Ce chien était fort joli, mais non moins sauvage, et profita de la première occasion pour se sauver. Ce qu’il y a de mieux dans l’homme, c’est le chien, a dit un humoriste. Le chien de Branbran, en se sauvant, voulut donner une preuve de plus de la supériorité du chien sur l’homme, en montrant son attachement à son ancien maître, bien que battu par lui, tandis qu’il est si fort à la mode chez les hommes de lâcher leur bienfaiteur.

Nous fîmes à ce moment une véritable découverte : celle du saucisson de Lyon. Il paraît que c’est au Cheylard surtout qu’il se fabrique bien plus qu’à Lyon, avec la chair de nos superbes « habillés de soie, en parlant par respect ! » ou de nos gras « Bourguignons », comme on dit sur les bords du Rhône. Tout le monde, ou à peu près, savait déjà que les marrons dits de Lyon venaient de l’Ardèche, mais les plus fins archéologues ignoraient qu’il en fût de même du saucisson, bien qu’à vrai dire on eût dû s’en douter, car un si excellent saucisson ne pouvait évidemment provenir que des bêtes nourries des excellents marrons de l’Ardèche. Grâce à Clairon, nous découvrîmes le pot aux roses, et les emplettes du comestible cher à M. Constans, que nous fîmes chez le charcutier Delorme, vinrent confirmer amplement tout ce que nous avait assuré l’ex-zouave.

C’était un dimanche. Il y avait affluence de population sur la place du Cheylard. Les uns allaient à l’église, et les autres au cabaret. Notre voiture et le chien de Branbran, toujours prêt à s’échapper, étaient le petit événement du jour. Mais le grand événement fut l’attitude inattendue de notre ami qui, au départ, se leva tout droit sur la voiture, jetant à pleines mains des dragées aux gamins du pays. Ce fut une explosion d’enthousiasme dans cette intéressante jeunesse, courant après les dragées en même temps qu’elle acclamait le généreux donateur. Quant aux grandes personnes, elles cherchaient des yeux la mariée ou la nourrice, car il n’est guère d’usage en Boutières de jeter des dragées en dehors des mariages ou des baptêmes. C’est ainsi que nous fîmes une sortie triomphale, ce qui était certainement fort pittoresque, mais un peu embarrassant pour de modestes touristes. M. Montaigne crut un instant que Branbran avait des visées électorales, et que les dragées étaient les semences perfides de sa future candidature ; mais notre ami se mit à rire de si bon cœur quand on lui en fit le reproche, qu’il fut impossible de douter de la pureté de ses intentions. Je suis roi dans mes terres, nous dit-il avec un sens profond ; je ne dépends de personne, et je serais bien sot si je cherchais à échanger cette position contre celle de valet d’autant de maîtres qu’il y a d’électeurs !

– Bravo ! fîmes-nous tous en chœur.

Et Clairon chantonna :

Brigadier, vous avez raison !

Du Cheylard à Mézillac, on monte par une belle route, qui serpente entre les châtaigniers, avec de changeantes perspectives sur la vallée de la Dorne et sur les montagnes des Boutières. Une brise fraîche atténuait la chaleur du jour, et Branbran nous faisait oublier le temps par ses réflexions et ses récits. Il y a des gaietés banales et d’autres au fond desquelles se trouve la pensée sérieuse, le mot qui fait songer. Celle de Branbran est de ce genre. C’était au moment d’une de ces batailles de scrutins, qui viennent périodiquement donner aux localités les plus paisibles, l’aspect d’une chambrée de fous. Partout des braillards déshonorant par leurs voix avinées un chant sublime, mais qui sonne faux dans nos disputes lilliputiennes, si bien qu’en entendant la Marseillaise, on risque rarement de se tromper aujourd’hui en disant : Voilà des ivrognes qui passent !

– Que tout cela ferait rire, dit Branbran, si cela ne devait pas nous faire pleurer !

– A trois kilomètres du Cheylard, de l’autre côté de la Dorne, s’élève le chateau de la Motte. Les anciens seigneurs de l’endroit étaient les descendants d’une noble famille appelée Baile, venue du Velay. Ces Baile se succédèrent de père en fils, au XVIe siècle, comme baillis de la baronnie de Brion, et en devinrent ensuite seigneurs. C’est ainsi qu’après les Ventadour, ils eurent tour de baron à l’assiette du Vivarais et aux Etats du Languedoc. Leur nom primitif disparut alors sous celui de la Motte-Brion, et l’un d’eux, après s’être converti au catholicisme, fut le plus ardent promoteur des missions que saint Jean-François-Régis donna dans cette partie du Vivarais. Notons ici, en passant, une erreur commise par les historiens de l’apôtre du Vivarais, quand ils désignent Uzer près de Largentière, comme le théâtre de la première grande conversion opérée par le saint. L’erreur vient de ce que l’Uzer du bas Vivarais avait pour seigneur une famille également appelée de la Motte ; mais ces la Motte dont le vrai nom était la Motte de Chalendar, n’avaient aucun lien de parenté avec les la Motte-Brion, seigneurs du Cheylard. Il faudrait revoir sur les documents originaux le nom lu Uzes par le P. Daubenton et transformé et précisé en Uzer dans des publications postérieures ; il serait probablement facile de le rectifier, en le rapprochant des divers fiefs que les la Motte-Brion possédaient dans la contrée du Cheylard.

Nous étions descendus de voiture pour l’alléger et diminuer la fatigue des chevaux, à la montée de Mezilhac. Le long de la route, un gracieux tableau arrêta un moment notre attention. Une jeune femme était assise, à l’ombre d’un châtaignier, avec un enfant dans ses bras. L’enfant pouvait avoir cinq ou six mois. La mère lui touchait le bout du menton et relevait vivement ensuite la tête en souriant, avec des petits mots tendres et doux. L’enfant la regardait avec des yeux fixes et sans autre expression que celle de l’étonnement.

– Remarquez, dit M. Montaigne, comme cette femme, qui n’est pas jolie, l’est en ce moment !

En effet, cette occupation maternelle la transfigurait. Elle avait les yeux brillants et un jeu de physionomie des plus agréables.

– Cela vient peut-être, dis-je, du caractère et de l’importance de ce qu’elle fait. Ne voyez-vous pas qu’elle travaille à créer l’âme de l’enfant, comme elle en a déjà créé le corps ? Il y a, soyez-en certain, un vrai fluide magnétique qui s’échappe de ses yeux et de ses gestes pour aller animer l’innocente créature qu’elle a sur ses genoux. Supposez un enfant privé de sa mère, à sa naissance, et élevé par une machine à forme humaine qui lui donne tous les soins matériels nécessaires, le lait, la chaleur, la propreté, mais qui, n’étant qu’une machine, ne peut ni lui parler, ni lui sourire, ni l’embrasser : croyez-vous que cet enfant aurait une âme comme un autre ? Et ne sentez-vous pas que, tandis que la femme élève un homme, la machine fera simplement un sauvage à forme humaine ? Il y a dans les sourires, les paroles et les caresses de la mère, toute une éducation pour l’enfant, qui se fait à l’insu même de l’un et de l’autre, et qui n’en est pas moins d’une importance capitale.

– Tout cela est vrai, dit Bodin, mais où voulez-vous en venir ?

– Je ne pensais pas, répondis-je, à autre chose qu’à constater un fait des plus naturels. Mais puisque vous y cher chez une moralité, on peut bien en tirer celle-ci, c’est que la société a une mère comme l’enfant ; qu’elle vit, non pas seulement de pain, mais aussi de sentiments, d’idées et de traditions de tout genre, comme l’enfant vit de lait, de sourires et de caresses, et que vouloir l’en priver brutalement, pour la condamner à la froide éducation de la raison pure (laquelle n’est pas autre chose que l’orgueil et la déraison d’un petit nombre), c’est faire preuve de folie et d’ignorance de la nature humaine, autant que le ferait celui qui voudrait enlever cet enfant à cette femme pour le faire élever par un singe perfectionné.

– Voilà, dit Bodin, une infinité de choses dont ne se doute guère la brave paysanne qui les a provoquées par ses épanchements maternels.

Il était aisé de voir à l’air du jeune voyageur que mes paroles ne cadraient pas avec ses opinions. Aussi me hâtai-je d’abandonner ce sujet de conversation. Mais nous y fûmes ramenés peu après par ce qu’on nous raconta à notre passage au village de Dornas. On y était encore sous l’émotion d’un crime affreux dont venait de se rendre coupable un enfant de seize ans. Profitant de l’absence d’une voisine, il avait pénétré chez elle pour la voler et s’y était trouvé en présence d’une petite fille de dix à douze ans encore au lit. Celle-ci ayant crié, le jeune homme l’étrangla, puis se livra sur son cadavre encore chaud à des actes de lubricité.

– Voilà l’un des tristes effets de l’ignorance ! dit Bodin.

Le paysan, qui nous racontait cette histoire, fit observer que le coupable savait fort bien lire et écrire, et était même un des bons élèves de l’instituteur communal.

– Ce qui, dit alors Branbran, autorise certains rapprochements entre l’instruction laïque et le singe perfectionné, dont notre ami parlait tout à l’heure. Faut-il donc un excès de perspicacité pour comprendre qu’avec l’instruction seule, l’éducation de l’enfant est incomplète, et qu’il y faut le contre poids de la religion, pour contenir les passions que la science pure sert plutôt à exciter qu’à contenir ?

L’entretien était trop sérieux pour durer. Il se fit un silence que remplit le chantonnement du zouave :

Il fait bien chaud pour la saison.

Et tout le monde de continuer en chœur :

Brigadier, vous avez raison !

Dans la commune de Dornas se trouve un quartier appelé Mouline, dont les eaux (qu’il ne faut pas confondre avec les magnifiques sources de Molines à Borée) sont aussi calomniées que celle de Tourne, au Bourg-Saint-Andéol. Quand un individu quelconque mérite d’être appelé un bédigas (un nigaud), ou un néci (un niais), ou bien qu’on peut lui dire qu’es pas féni (pas fin), ou qu’é no én cop (qu’il en a un coup), ou qu’o jourta lou bochas quand as brulia (qu’il a heurté le bachat quand il est né), ou qu’as tomba per su (tombé sur la tête), ou qu’es brulia de reculou ou qu’o pêta en cerclé, toutes aménités de paysans que nos lecteurs comprendront, quand un pauvre diable, disons-nous, est passible d’un de ces dictons, c’est qu’il a bu à la source de Mouline.

A Villeneuve-de-Berg, la même idée est rendue sous une autre forme : c’est qu’on a pêta en cop de front oôu ron de Sonzou (qu’on a donné un coup de front au rocher de Sampzon).

A Dornas, comme dans toutes les Boutières, du reste, on dit beaucoup faïre oïra pour faire mettre en colère. La provenance latine est ici évidente.

As pas encaro ooûsi pêta sept loups dinc eno sounâlio, se dit de quelqu’un qui n’a pas encore assez mangé de la vache enragée, qui n’a pas d’expérience, qui ne doute de rien : cette locution se rencontre, d’ailleurs, non pas seulement dans la vallée de la Dorne, mais dans la plupart des régions de l’Ardèche.

Quand nous fûmes près de Mézilhac, Branbran nous fit remonter en voiture, et nous arrivâmes majestueusement, au grand trot, comme des voyageurs qui se respectent, devant la porte de l’auberge où nous devions faire une halte.


Mézilhac est au sommet d’une chaîne qu’on peut considérer comme le prolongement du Coiron. Il occupe le col par où l’on passe de la vallée de la Dorne, affluent de l’Erieux, dans celle de la Volane, qui est un affluent de l’Ardèche : c’est une des portes des Boutières sur le bas Vivarais. Ce lieu est célèbre par ses fromages, et ses foires sont depuis longtemps renommées par les coups de couteaux qu’on y échangeait invariablement, aujourd’hui cela n’arrive plus que de temps en temps.

De Mézilhac on a une vue splendide sur les montagnes du Coiron et le bassin d’Aubenas. L’ingénieur, ravi à ce spectacle, et voulant sans doute prendre sa revanche de mes précédentes réflexions, en prit occasion d’entonner la chanson du Progrès moderne. Il faut dire que le lieu s’y prêtait : nous apercevions dans l’immense panorama, qui se développait sous nos yeux, toutes les fumées du progrès moderne sortant des mines ou des locomotives. On pouvait même, avec de l’imagination, évoquer celle des bâteaux à vapeur montant ou descendant le Rhône là-bas derrière le Coiron.

Voyez, dit-il, quelle intensité a prise la vie sociale. Les hommes et les produits circulent avec une facilité et une vitesse prodigieuses. La pensée humaine fait le tour du globe, sur les ailes de l’électricité, en moins de temps qu’il n’en fallait à César pour traverser la ville de Rome. Le soleil s’est chargé de faire nos portraits avec une fidélité supérieure à celle des plus grands peintres. Bientôt nous aurons les ballons dirigeables.

– On peut se demander, observa doucement Branbran, si nous serons beaucoup plus avancés pour cela, c’est-à-dire plus satisfaits ? La facilité de se mouvoir ou de conserver à distance est-elle le bonheur ? Quel est jusqu’ici le résultat le plus clair de cette facilité des communications ? C’est l’accroissement des grandes agglomérations. Les campagnes se dépeuplent, ce qui veut dire que le sang reflue des membres vers les viscères intérieurs, que cet aflux anormal menace d’inflammation ou d’apoplexie.

– Je crois, en effet, dit M. Montaigne, que le travail éparpillé de jadis valait mieux. Je me rappelle nos anciens filages champêtres, et je les préfère cent fois, au point de vue de la poésie et de la morale, aux entassements d’ouvrières que présentent nos manufactures. Chaque paysan filait lui-même sa soie. Avec quelques pierres, un peu d’argile, une bassine, un tour ou deux ou trois quintaux de houille, la petite usine s’élevait et fonctionnait en vingt quatre heures. Deux ou trois fillettes, se relayant au tour ou à la bassine, formaient tout le personnel. On chantait en travaillant, et (je ne sais si cela tenait au métier ou à la jeunesse de mes oreilles) je n’ai jamais entendu de si belles chansons campagnardes. Ah ! que je les regrette, ces petits filages, que l’on rencontrait aux abords ou à l’onto de chaque habitation de paysan, à l’abri d’une tente ou à l’ombarge d’un mûrier.

– Pour moi, dit Branbran, je me souviens surtout des voyages en diligence. Leurs longueurs n’étaient pas toujours agréables, mais, pour un homme qui aime à penser et à observer, ils valaient mieux que nos courses dératées à toute vapeur, où l’on n’a le temps ni de voir, ni de lire, ni même de penser, et où l’on est assassiné tout aussi bien que dans nos antiques pataches. La plus jolie manière de voyager a été sans contredit celle des bâteaux du Rhône, au moins à la descente ; c’est pour cela qu’elle a duré si peu. Vous avez parlé du télégraphe : je réponds qu’avec lui on ne peut plus vivre tranquille. Toutes les catastrophes du globe viennent, à la fois et sur le coup, affliger ceux qui ont le cœur compatissant et faire dire aux autres des balourdises. Autrefois, quand on apprenait qu’un tremblement de terre avait occasionné la mort de vingt ou trente mille personnes dans une île de l’Archipel ou de l’Océan Indien, on avait au moins la ressource, la première émotion passée, de se dire que la catastrophe datait de six mois ou d’un an, et qu’on en était à deux ou trois mille lieues de distance. Le télégraphe, en supprimant ces raisons de temps et d’espace, sans augmenter notre capacité sensible, tend tout simplement à nous endurcir le cœur. Si la poste et le télégraphe (car il y avait les messageries Laffite et Caillard et le télégraphe Chappe) étaient boîteux, il est certain que les mensonges et les insanités couraient aussi moins vite.

Au lieu de deux ou trois journaux par sous-préfecture, qui se démènent comme des diables dans l’eau bénite, et dont la plupart des informations sont démenties le jour ou la semaine d’après, il n’y avait ordinairement qu’une petite feuille hebdomadaire dont la littérature se bornait à des annonces d’avoués et à quelques faits locaux. Les hommes qui se mêlaient de politique étaient alors l’exception, tandis que c’est maintenant le contraire, et Dieu sait ce que ces orgies de gueules ou de papier nous préparent.

En fait de peintres, au lieu du soleil qui n’avait pas encore commencé sa carrière de portraitiste, l’Ardèche et la Haute Loire avaient deux ou trois braves Italiens, qui parcouraient les villes et les campagnes, réussissant admirablement les tableaux de famille, à raison de cinquante francs pièce. Dans toutes les vieilles maisons, vous trouverez de ces portraits, la plupart signés Molinari, et, s’ils ne sont pas d’une perfection capable de satisfaire nos artistes modernes – ce qui, d’ailleurs, est impossible – ils étaient du moins d’une ressemblance telle qu’on ne vit jamais un enfant s’y tromper et prendre par exemple son père pour son oncle, ou sa tante pour sa grand’mère.

On se passionnait à la chasse, à la pêche, aux quilles, aux boules ou au jeu de mail, ou encore à la culture de son jardin, quelquefois aussi, il faut bien le dire, à d’autres jeux ou divertissements moins louables – car la perfection n’est pas de ce monde ; mais chaque ville, chaque bourg, n’était pas divisé comme aujourd’hui en deux camps qui se regardent comme des chiens de faïence. On ne vivait pas en hostilité perpétuelle et, quoique séparées par certaines rivalités, les familles se voyaient.

Sommes-nous plus heureux avec tous les changements que le progrès matériel et les développements de la politique ont occasionnés dans notre vie sociale ?

M. Montaigne, se rappelant sans doute ses fonctions judiciaires, intervint et dit :

– La question est entendue, mais elle n’est pas près d’être jugée : c’est un peu plus compliqué qu’une affaire de mur mitoyen. Il y en a comme cela une foule, sur le terrain métaphysique, politique et social, où l’on peut disserter pendant des siècles sans s’entendre, chacun ayant raison à son point de vue ; la solution finale appartient au temps qui, le plus souvent, donne tort à tout le monde.

Pendant que nous discourions, la voiture descendait à grand train la vallée de la Volane. Bientôt nous dépassâmes le village de la Viole, situé au bas de la montagne du Champ de-Mars, où était un poste romain, et nous ne tardâmes pas à arriver à Antraigues, ou plutôt au bas du rocher basaltique sur lequel ce bourg est perché. Nous devions y laisser Bodin ; mais réflexion faite, et sur l’avis émis par Branbran, qu’Antraigues méritait une visite générale, nous décidâmes d’entraîner le jeune ingénieur à Vals, en lui promettant de l’accompagner le surlendemain dans ses excursions hydrologiques, aux environs d’Antraigues.

Aux abords de Vals, le nouveau couvent des Clarisses ayant attiré notre attention, Bodin, qui décidément était dans les idées courantes, exprima son étonnement qu’il y eût encore des personnes assez naïves pour se consacrer à un genre de vie qui n’était plus en rapport avec les progrès de la pensée humaine, pour sacrifier à un Etre abstrait leur jeunesse et toutes leurs facultés. Il pensait, du reste, que les vocations religieuses, du moins ce qu’on appelle ainsi, ont pour point de départ la misère, le dépit amoureux ou d’autres contrariétés, et qu’on n’avait jamais vu une jeune personne, ayant les moyens d’être heureuse dans ce monde, s’immoler bénévolement sous l’influence de considérations purement idéales.

– Je suis loin d’être un dévot, dit M. Montaigne, mais je trouve ce jugement beaucoup trop absolu, et je me garderais d’en rendre un pareil.

– Les paroles de notre jeune compagnon, dit Branbran, prouvent simplement qu’il est moins ferré sur la science du cœur féminin et même masculin, que sur la géologie. Avec le temps et l’expérience, il apprendra à mieux connaître et à juger plus équitablement les nobles âmes qui, comme les Vestales antiques, conservent dans notre siècle d’or et de boue, le feu de l’amour divin.

Quelques minutes après, nous entrions dans le bourg de Vals et nous descendions à l’hôtel Beylon.