Voyage fantaisiste et sérieux à travers l’Ardèche et la Haute-Loire

Docteur Francus

- Albin Mazon -

VIII

Une ville d’eaux

Encore la folle du logis. – Nouveaux souvenirs de jeunesse. – Une vieille diligence. – De Largentière à Vals. – La source Marie. – Sa découverte par une chèvre. – L’ancien Vals. – Les avantages de l’âge et de la maladie. – Le docteur Tourette. – Une conversation d’antan avec MM. Galimard et Clément. – L’origine des sources minérales. – Léon Vedel. – Les romans et l’histoire. – Eulalie. – La Cannebière à Vals. – Les trois Galimard. – A la recherche de l’eau chaude. – Projet de conférence scientifique.

Nous allions raconter tout bonnement et sans préambule les péripéties de notre séjour à Vals, mais la folle du logis est intervenue pour nous dire qu’il n’était pas possible de traiter avec ce sans façon une ville d’eaux aussi importante dans le midi que Vals-les-Bains. Elle nous a énuméré les villes et les départements qui, de temps immémorial, vont y chercher le secret des bonnes digestions, en faisant observer que les gens de la montagne, et particulièrement ceux du Puy, y sont toujours en nombre respectable. D’ailleurs, la merveilleuse transformation de Vals ne rappelle-t-elle pas le rapide développement de quelques villes du Nouveau Monde, et ne mérite-t-elle pas d’être connue ? Nous allons donc évoquer, pour la faire comprendre, quelques souvenirs de cinquante ans, qui semblent vieux d’un siècle, sur l’ancienne station, c’est-à-dire en nous reportant vers 1845, alors que les Galimard et Clément n’avaient pas encore donné à Vals une célébrité européenne.

En ce temps-là, on – c’est-à-dire votre serviteur – partait de grand matin à pied de Largentière ; il y avait bien une diligence pour arriver à Aubenas, mais cela coûtait deux francs la place, et les collégiens ne sont pas riches, et puis la diligence était si peu diligente que pedibus cum jambis on arrivait aussi vite qu’elle. Ladite patache, toute de jaune peinturlurée, et où l’on était dévoré par les mouches, comme aujourd’hui du reste, avait reçu le surnom de Baleine, parce que son conducteur et propriétaire s’appelait Jonas.

Ce brave homme, non pas le prophète, mais son homonyme du bas Vivarais, qui tenait aussi un café à Aubenas, a fait pendant plus de cinquante ans tous les jours le même trajet, sur une route qui était loin de valoir celle d’aujourd’hui, car il y avait, entre la Chapelle et Aubenas, deux montées que les hommes de notre génération ne peuvent se rappeler sans souffler et transpirer encore un peu. Il parait que cette course perpétuelle sur les grands chemins est hygiénique. Tandis que tout se renouvelle autour d’eux, les conducteurs de diligences seuls bravent le temps et la tempête, et leur carrière est infiniment plus longue que celle des ministres, des préfets, de n’importe quel fonctionnaire, et même de tous les régimes politiques qui se sont succédé chez nous depuis un siècle.

Bolze, le conducteur de la diligence de Largentière aux Vans, mort l’année dernière, tenait cette route depuis quarante-neuf ans, et Vernède, le conducteur actuel de Largentière à Aubenas, a commencé son règne en 1848.

Coupons court à ces bavardages en disant qu’arrivé à Aubenas, on s’empressait de traverser le faubourg, c’est-à dire la grande rue de la ville, ainsi nommée parce qu’elle était autrefois en dehors du mur d’enceinte. A l’Airette, on admirait le splendide panorama qui de là se déroule vers les montagnes du nord et sur la plaine. On descendait ravi, car on était jeune, cette route qu’a célébrée M. de Valgorge et que le docteur Menuret appelle, non sans raison, les quatre plus beaux kilomètres de France. On admirait en passant les beaux arbres de Fontbonne, qu’on savait habité par un homme distingué, grand amateur d’agriculture. On traversait Lautaret et la Bégude. Si quelque curieux demandait pourquoi ce nom de Bégude, je lui répondrais que, dans les vieux papiers, cette localité porte le nom de Beguda alba (la Bégude blanche), que c’était un des points où l’on faisait boire les chevaux, et qu’on retrouve ce nom avec la même origine dans d’autres départements.

On passait le pont en fil de fer, alors de construction récente, et que vient de remplacer un beau pont en pierre, et l’on pouvait apercevoir, dans le lit de la rivière, attachée à un rocher, l’ancienne barque qui servait de bac-à-traille.

Vals commençait à la maison Gaucherand. En face était le jardin réservé aux baigneurs logés dans la maison et à quelques abonnés, car ce jardin était en quelque sorte le casino de la station, le rendez-vous du beau monde. Au bout du jardin s’ouvrait une petite porte donnant sur les rochers du bord de la rivière, dont une anfractuosité donnait issue à la fameuse source Marie.

Comme on ne faisait pas partie du beau monde, n’étant qu’un enfant curieux, couvert de poussière et surtout altéré, on allait à la Marie, non par le jardin, mais par le sentier extérieur qui en contournait le mur.

On s’asseyait sur le rocher et on contemplait avec délices cette eau claire, pétillante et fraiche, qui semblait dire : bois-moi ! Et on ne se le faisait pas dire deux fois. On trouvait quelquefois, en guise de nymphe, une fillette de Vals, munie d’une bassine pour puiser l’eau de la source et en remplir une double ou une cruche, et alors on pouvait profiter de la bassine. Mais souvent il n’y avait pas de Rebecca. Alors, comme les piétons du temps étaient tous munis du légendaire coco en cuir bouilli, qui se pliait dans la poche comme un portefeuille, on puisait et on buvait à même. On avoue humblement que rien que d’y penser, surtout quand il fait chaud, on commet encore le péché de gourmandise. Au fait, est-ce un péché que de jouir d’une chose aussi naturelle que l’eau des sources minérales ? Les uns disent que c’est rendre gloire à Dieu d’apprécier ses dons. Les autres font observer le danger des plaisirs des sens, et le goût est évidemment un sens aussi malin que les autres.

On a depuis réfléchi plus d’une fois sur cette grosse question, et on avoue qu’on n’a pas encore trouvé en principe de solution bien nette, mais on pense que, dans tous les cas, l’eau en général, et l’eau de Vals en particulier, sont hors de cause, et que, quelque plaisir que l’on éprouve à les boire, la candeur de l’âme n’en éprouve aucune altération. Quoi qu’il en soit, on n’avait guère cette préoccupation quand, jeune, fatigué et altéré par une longue marche, on était assis au soleil, par une belle matinée d’été, au bord de la Volane murmurante, aspirant à longs traits le champagne de la terre, qui bouillonnait dans le creux de la Marie. Il me semble encore voir les bulles jaillissant au soleil, parées dans leur petitesse de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Mais, tout en réjouissant la vue, elles avaient de plus le mérite de chatouiller agréablement la muqueuse du nez.

La Marie alors, c’était tout Vals. On connaissait bien deux ou trois autres sources : la Marquise, la Camuse, la Dominique, et même la Chloé que venait de découvrir M. Dupasquier ; mais tout cela ne venait pas à la cheville de la Marie. Depuis lors, cette reine d’autrefois a subi le sort de toutes les royautés de ce monde ; on l’a délaissée et puis enfermée dans une prison, où pour ma part je n’irai pas la voir. J’aime mieux garder mes illusions de jeunesse, et tous les ornements de sa captivité ne vaudront jamais à mes yeux le rocher jaune et gris d’autrefois, où elle pétillait au soleil et à l’air libre.

Je me rappelle d’un jour où il fallut disputer son eau… à une chèvre. La moune avait soif autant que moi et elle arriva, en cabriolant, si bien en droite ligne sur le petit bassin, où elle trempa sa barbiche et but avec autant de plaisir qu’un homme et même qu’un collégien, qu’on voyait bien que cet abreuvoir de luxe lui était familier. Comme elle n’en finissait pas, je voulus la faire retirer. La vieille femme qui la gardait était arrivée dans l’intervalle et me dit en patois : La poudé bén lissa béouré, o cos los mounos qué l’on troubado ! (Vous pouvez bien la laisser boire, ce sont les chèvres qui l’ont trouvée !)

La bonne femme disait-elle vrai ? Je rapporte pour ce qu’elle vaut la tradition dont elle était l’écho. Les savants de l’endroit prétendent que la première source de Vals fut découverte vers le milieu du XVe siècle, mais qu’une terrible inondation la fit disparaître en 1567. Plus tard, en 1601, deux pêcheurs, Brun et Vianès, auraient découvert la Marie. Un Guide local a même donné une eau forte où l’on voit Brun, ayant en main sa ligne, penché sur la source qu’il vient de trouver. Cette question de la découverte des eaux de Vals n’a été touchée jusqu’ici que d’une façon trop sommaire et sous forme de réclame pour la station. Tant qu’on ne l’aura pas traitée sérieusement avec documents à l’appui, je maintiendrai la priorité de la moune sur Brun, et je demanderai pour elle l’honneur d’une eau forte et son insertion dans un futur Guide de Vals.

Un autre animal rencontré plus d’une fois à la Marie – il s’agit toujours de souvenirs d’un demi-siècle – était une levrette, que tous les baigneurs connaissaient et caressaient, d’abord parce que c’était la plus charmante des levrettes, et ensuite – peut-être faudrait-il dire surtout – parce que sa maîtresse était encore plus charmante. Ici j’ai grande envie de chercher querelle à mon ami Léon Vedel (1), au sujet de ses Profils de Baigneuses, à cause du contraste que tous ses types de prédilection présentent avec la maitresse de la levrette. Celle-ci la jeune fille s’entend – était dans tout l’éclat de la jeunesse et de la beauté, mais il y avait tant de candeur dans ses yeux, tant de simplicité dans son langage et ses manières, tant de naturel dans toute sa personne, que sa vue inspirait autant de respect que de sympathie ; très gaie d’ailleurs et même véritablement spirituelle, mais de cet esprit de bon aloi, où la fine observation est toujours enveloppée d’une délicate réserve, tandis qu’aujourd’hui tant de personnes – des deux sexes – croient qu’on ne peut pas être spirituel si l’on n’est pas quelque peu malin et même méchant. La seule excuse de Léon Vedel, c’est qu’il est trop jeune pour avoir vu la levrette et son aimable maîtresse, autrement il aurait compris qu’il existe une beauté morale, qui élève pour ainsi dire au maximum la beauté physique ; il aurait sans doute alors, comme Raphaël, préféré la peinture des Vierges à celle des courtisanes ou des belles esclaves des passions humaines, et nous ne le verrions pas employer son rare talent d’écrivain à retracer des types pris dans le roman plus que dans la réalité, et par suite tous plus ou moins faux. Le peintre Mallet, du Teil, quand il faisait ses beaux paysages de Vals, répétait souvent qu’il ne faut jamais en peinture employer un trait ou une couleur qu’on ne les ait vus de ses yeux. Il en est de même en littérature ; l’imagination peut être une grande ressource, mais à la condition de ne jamais perdre de vue la nature qui est la grande directrice, la seule qui inspire les chefs-d’œuvre.

Pour finir l’esquisse de la charmante baigneuse de jadis, je dirai seulement qu’elle était lyonnaise et qu’après un brillant mariage, elle sortit très prématurément de ce monde pour aller dans un autre d’où personne à la vérité n’est revenu, mais où, il faut l’espérer, le bonheur est moins fugitif et pétri d’éléments moins vagues et moins incertains que dans celui-ci.

Vals n’était alors qu’une longue rue bordée de maisons d’aspect modeste. Il n’y avait qu’un hôtel, appartenant à M. Martin, qui l’avait acquis, je crois, des Fabre, de Jaujac, une famille notariale, dont deux membres, Victor et Augustin Fabre, se sont fait un nom dans la république des lettres vers 1830.

Pour donner une idée des lacunes que présentait le confortable à cette époque, il suffira de constater que pas une maison d’alors, pas même l’hôtel de l’Europe, n’était pourvu de cabinets… de ces cabinets qu’une récente entreprise parisienne, montée par des Vespasiens ardéchois, a poétiquement baptisés du nom de chalets de nécessité.

L’hôtel ne pouvant recevoir qu’un petit nombre de clients, la plupart des baigneurs logeaient dans des maisons particulières, où l’on établissait des espèces de dortoirs. Là on pouvait voir tous les âges, toutes les conditions, parfois même les sexes, confondus, ce qui d’ailleurs, je fais allusion au dernier cas, entraînait moins d’inconvénients, vu les mœurs plus sévères du temps et vu l’existence d’une sorte de sauvegarde publique, qu’on ne serait tenté de le supposer. Faujas de Saint Fond raconte son coucher dans un dortoir de ce genre à Vals, et il y met une couleur dramatique due surtout au peu d’habitude qu’il avait de nos montagnards. J’ai couché comme lui, vers 1860, dans une pièce occupée par sept dormeurs inconnus, moi huitième, et bien que deux de ces braves gens ronflassent de façon à être entendus d’Aubenas, je dormis assez bien, par la double raison, que cette nuit succédait à une journée de fatigue et que j’avais alors trente-cinq ans de moins. Pourquoi les vieux dorment-ils moins bien que les jeunes ? Par la même raison qu’ils ont moins d’appétit, qu’ils digèrent moins bien, qu’ils se fatiguent plus tôt en marchant, que la vue, l’ouië, la mémoire, etc. vont chez eux en déclinant, en un mot, parce que leur machine se détraque. Toutes ces fonctions ressortent du cerveau, et c’est aussi du cerveau que descend le sommeil, réparateur, facile et durable quand nous sommes jeunes, difficile et interrompu quand le principe vital s’affaiblit. Il est fort heureux du reste, qu’on se détraque peu à peu, car si cela venait tout à coup, la surprise serait vraiment désagréable et on aurait trop de regret de s’en aller. L’âge et la maladie sont deux façons providentielles de nous préparer à la mort, et on a tort de ne pas mieux en apprécier les avantages ! En supposant toutes choses allant comme elles devraient aller, c’est à-dire l’être humain n’abusant de rien, on mourrait de vieillesse sans peine et sans douleur : on irait à la tombe comme on va se coucher, on passerait de ce monde à l’autre sans s’en apercevoir. Mais tout cela est bien sérieux, et l’ami Branbran, à qui je faisais cette petite dissertation pour passer le temps, m’a dit que décidément je radotais.


On m’avait dit que l’aimable auteur des Baigneuses était à Vais, mais je le cherchai vainement toute la matinée. Il était parti la veille, et ne devait rentrer que le soir.

Je voulus voir aussi le docteur Tourette ; l’absence de celui-ci devait-être plus prolongée, puisqu’il était mort.

Qui ne se rappelle, parmi les anciens habitués de Vals, la bonne figure du docteur Tourette ? D’autres, sans doute, ont rendu autant, sinon plus de services à la station – et il n’est que justice de placer au premier rang le docteur Chabannes – mais quel disciple d’Hippocrate, au point de vue du pittoresque, pourrait soutenir la comparaison avec le docteur Tourette ? Une longue barbe blanche avec un air bourru, une sorte de fantôme coiffé d’un feutre et muni de lunettes bleues, la tournure et les manières d’un bonhomme à la fois très fin et un peu naïf – et le langage à l’avenant : voilà notre homme. Il y avait, du reste, plaisir de converser avec lui, bien qu’il eût la manie de faire revenir trop souvent dans ses discours le mot de prolétaires. A l’entendre, bien que fils d’un notaire de Montpezat, il était plus prolétaire que les autres ; pour lui prolétaire signifiait ce que signifierait aujourd’hui bon républicain. Nous croyons bien que cette innocente manie lui avait un peu passé dans les derniers temps, et un jour, comme je l’en plaisantais, il répondit par un sourire significatif. D’ailleurs, toutes ses petites publications, qui ont contribué au succès de Vals, sont écrites avec modération, et montrent qu’en matière historique et politique comme en matière médicale, il avait beaucoup plus de jugement qu’il n’en avait l’air.

Il y a une trentaine d’années, au début de la nouvelle ère de Vals, à l’entrée du pont de la Bégude, un grand diable de vieux me dévisage, m’arrête et, d’une voie solennelle, me déclare que je ne peux pas traverser Vals sans y déjeûner avec lui. Le nom de prolétaire figurait même dans cette invitation ex abrupto, ce qui était un signe d’amitié : je regrette d’en avoir oublié les termes. Je n’avais encore vu qu’une fois ou deux le brave docteur, et ma myopie excusait suffisamment l’air interloqué que j’eus au premier abord. Depuis, son type s’était si bien incrusté dans mon cerveau, que je l’aurais reconnu au milieu d’une armée.

Tu as décidément perdu, mon vieux camarade, dis-je à Branbran d’être venu ici trop tard pour voir le docteur Tourette, car, depuis sa mort, il manque quelque chose au paysage de Vals.

Je déjeunai donc ce jour-là, non seulement avec lui, mais avec deux autres convives, qui ont fait encore davantage pour la fortune de Vals : M. Galimard et M. Clément. C’était pour la première fois que je me rencontrais avec eux. M. Clément, originaire de la Drôme et qui avait déjà lancé les eaux de Condillac, était depuis peu dans le pays, mais il avait déjà déployé une activité et une intelligence des affaires qui lui avaient valu toute la confiance de M. Galimard, le propriétaire des principales sources. Celui-ci parlait peu, mais ses paroles indiquaient un jugement solide, et la manière même dont il fumait sa pipe – un vrai brûle-gueule qui ne le quittait jamais – montrait sa confiance dans la grande entreprise qu’il venait de combiner avec Clément. La publicité faite vers cette époque pour les eaux de Vals atteignait environ cent mille francs par an. Quant au docteur Tourette, c’était le grand croyant au dieu de Vals, le fervent adorateur de toutes ses Naïades, l’infatigable propagateur, d’ailleurs constamment éperonné par Clément, des vertus mirifiques de leurs eaux. On en envoya l’évangile à toute la terre : en anglais, en allemand, en italien, en espagnol. Et peu après, il accourut dans la vallée de la Volane des fidèles de toutes ces contrées, et un plus grand nombre, obligés de rester chez eux, se firent envoyer la santé en bouteilles.

La conversation me laissa les plus heureuses impressions pour l’avenir de Vals. Le point le plus intéressant consista dans un petit colloque, qui eut lieu entre deux pipes de M. Galimard, mais que je rapporterai seulement quand notre jeune ingénieur sera là, car il pourra y voir qu’une de ses idées au moins avait lui dans mon cerveau, et je pense qu’il ne sera pas fâché de cette rencontre.

Quelques instants après, Bodin, qui était sorti avec M. Montaigne, s’étant trouvé avec nous autour de l’Intermittente, je racontai ainsi ma conversation d’autrefois (vers 1865) avec les deux grands artisans de la fortune de Vals.

– L’exportation des eaux de Vals, leur dis-je, est votre objet principal, et votre réussite n’est pas douteuse, mais n’y a-t-il pas quelque chose de plus à faire ?

– Que voulez-vous dire ? demanda Clément.

– Sans doute, répondis-je, Vals ne peut que gagner à une grosse exportation de ses eaux : c’est un appel perpétuel et très efficace aux buveurs sur place ; mais il me semble qu’un établissement de bains doit être le complément de l’industrie d’exportation des eaux.

– C’est aussi notre idée, répondit Clément ; mais chaque chose à son temps.

– Qui trop embrasse mal étreint, murmura M. Galimard.

– Les bains viendront avec le reste, continua mon interlocuteur, si Dieu nous prête vie. C’est, d’ailleurs, dans la force des choses, et d’autres le feraient si nous ne le faisions pas.

– C’est évident, observa le docteur Tourette.

– Or çà ! continuai-je, il ne s’agit pas de bains avec de l’eau prosaïquement chauffée au bois ou à la houille. Tenez, si vous voulez me promettre de ne pas trop vous moquer de moi, je vous communiquerai une idée qui m’obsède depuis quelque temps.

– Une idée ! bravo ! cria Clément. Il y a si peu de gens, ajouta-t-il en riant, qui aient des idées.

– Voyons, dit M. Galimard, si elle est pratique,

– Oh ! pour cela, répliquai-je, je n’en réponds pas. Une idée peut être bonne, sans être pratique, c’est-à-dire qu’elle peut être juste sans être d’une application immédiate et surtout lucrative. Au reste, je vous la donne pour ce qu’elle vaut. Je ne prends pas de brevet d’invention. Voilà bien deux ou trois ans que j’y pense… quand je n’ai pas autre chose à faire. Vous pourrez faire comme moi. Peut-être un jour il se produira quelque événement, il se fera quelque découverte, qui la rendront subitement très pratique et très profitable à ceux qui, les premiers, la mettront à exécution, comme cela est arrivé pour les bateaux à vapeur, pour les chemins de fer, pour le gaz d’éclairage, pour la photographie. (Si c’était aujourd’hui, j’aurais ajouté : pour le téléphone).

J’exposai alors la manière dont je m’expliquais l’origine des eaux minérales, et l’intérêt avec lequel on m’écouta me prouva que j’avais étudié cette matière, au moins théoriquement, plus qu’aucun de mes interlocuteurs. Je montrai que le bassin des eaux de Vals s’étendait bien au-delà de son territoire vers le nord et l’ouest ; que toute la région volcanique environnante, comprenant Vals, Prades, Jaujac, Thueytz, Montpezat, Labastide, Antraigues, Genestelle et Saint-Andéol-de-Bourlenc, était une sorte d’écumoire, par où les vapeurs souterraines, liquéfiées en eau minérale, sortaient par des centaines d’issues, du gneiss ou du schiste en décomposition, de la pierre pourrie comme disent les paysans, mais pouvaient sortir par des milliers d’issues si on voulait s’en donner la peine. Le but à poursuivre ne devait pas être, du reste, de multiplier les trous de l’écumoire, mais de tâcher d’en percer un assez gros et assez profond pour atteindre la région de l’eau chaude, afin de donner à Vals les bains thermaux qui lui manquent. Est-ce à Vals même ou dans les environs que l’on pouvait le mieux atteindre ce résultat ? Je laissais à de plus savants le soin de résoudre ce problème. J’exprimai cependant l’idée que c’était plus au nord, par delà les schistes de Vals dans la région du granit, et en choisissant les endroits où le sol bouleversé par les volcans doit renfermer le plus de fissures profondes de la croûte terrestre. A mon avis, c’était aux pieds des volcans de Craux ou d’Ayzac, plutôt aux pieds du premier dont les déjections ont été plus considérables, qu’il faudrait tenter un jour la conquête de l’eau chaude. Alors Antraigues pourrait devenir une succursale de Vals. Qui sait, d’ailleurs, si on ne pourrait pas conduire l’eau chaude à Vals et même à Aubenas ?

Je poursuivis par des considérations d’un intérêt plus général. J’émis la prévision que c’est dans les profondeurs de la terre que nous pourrions un jour, être obligés d’aller chercher la chaleur qu’on ne pourrait plus demander aux houillères épuisées. Qui sait si alors on n’aura pas trouvé le moyen de creuser des cavités assez profondes pour que le fond ait la chaleur d’un fourneau, et que des rivières entières, ainsi réchauffées, aillent ensuite, comme cela se fait à Chaudesaigues, en Auvergne, servir au chauffage et à tous les besoins domestiques des villes, situées en aval des vallées ?

Le docteur Tourette applaudit. M. Clément quoique très frappé se contenta de dire :

– Tout cela peut être vrai, mais ce n’est pas l’heure d’y songer. Peut-être viendra-t-elle, avant qu’une autre heure sonne pour nous.

Il y eut, du reste, entre nous quatre, comme un accord tacite de ne pas livrer l’idée aux profanes curiosités… ce que veut dire aux railleries dont elle aurait été probablement l’objet.

Tous trois sont morts depuis, sans que nous ayons eu même l’occasion d’en reparler. Qu’en dites-vous, M. Bodin ?

L’ingénieur était ravi. Il était venu dans l’Ardèche précisément pour y chercher, au pied des volcans, l’endroit propice à un forage colossal, tel que je l’avais rêvé avant qu’il fût né. Il se proposait d’explorer dans ce but la région d’Antraigues, puis celles de Montpezat, Thueytz et Neyrac, ne doutant pas que le succès ne favorisât toute entreprise de ce genre exécutée avec des moyens suffisants.

– Avec des moyens suffisants ! oui, tout est là, dit Branbran d’un air moqueur, c’est-à-dire avec la bourse de Rothschild et des tarières comme on n’en a pas encore inventées. Sans compter l’acide carbonique. Bonne chance, Messieurs !


Le lendemain, tandis que nous promenions tous trois dans l’allée des platanes, nous demandant à quelle source nous irions boire en guise de vermouth, nous rencontrâmes Léon Vedel, qui sortait du pavillon de la Béatrix, la meilleure, au moins la plus mousseuse, des nouvelles sources de Vals. Je lui présentai mes trois compagnons. Malgré ou peut-être à cause de la disparité des caractères, je crois qu’on se convint mutuellement. Vedel est un causeur très gai et un observateur des plus fins – trop fin peut être, car la finesse touche toujours plus ou moins à la malice, et là où il n’y a qu’une pointe de raillerie, les amours propres blessés voient bien vite une pensée méchante. Il est certain, comme le dit Branbran, que les sots ont toujours eu en grippe les hommes d’esprit ; peut-être aussi les hommes d’esprit ont-ils le tort de ne pas assez ménager les sots. On n’est pas parfait.

Comme je plaisantais notre romancier sur sa prédilection trop marquée pour la peinture des pêcheresses, au lieu de s’attacher aux figures honnêtes, il nous dit :

– Tenez, voulez-vous voir un visage de vierge, tel que Raphaël lui-même aurait voulu le trouver au bout de son pinceau ? Suivez-moi.

Il nous conduisit au-devant d’un groupe qui s’avançait de notre côté, dans lequel je ne fus pas peu étonné de reconnaître, le bon campagnard et les deux jeunes filles, que j’avais eus pour compagnons de voyage de Ruoms à Voguë. Avec eux se trouvait un autre homme, à physionomie d’ascète, vêtu d’une longue redingote. La brunette, en m’apercevant, fit un geste de surprise joyeuse, auquel je répondis en saluant très amicalement toute la compagnie. Mais c’était la blonde, et non la brune, qu’avait voulu désigner le romancier, et c’est de cette dernière qu’il nous dit, quand le groupe fut passé :

– Et bien ! l’avez-vous vue ?

Il n’y eut qu’une voix pour déclarer la jeune personne admirablement belle.

Comme on m’avait vu saluer le groupe, on m’interrogea curieusement. Je racontai ma rencontre et notre conversation dans le trajet de Ruoms à Voguë, en avouant que la gentillesse et la naïveté de la plus jeune m’avaient si bien occupé, que je n’avais pas eu le temps de m’apercevoir de l’exceptionnelle beauté de sa compagne.

Le romancier croyait savoir que celle-ci était aussi parfaite au moral qu’au physique.

Un caractère angélique, ajouta-t-il, pas de défauts, une égalité d’humeur qui défie toutes les contrariétés, une soumission sans limite aux volontés de la Providence, une abnégation et une charité de religieuse ; avec cela qu’elle s’appelle Eulalie – un nom de cuisinière ou de sœur converse : allez donc faire un roman avec de pareils éléments !

– Est-il bien nécessaire, dit Branbran, de faire des romans en un temps où le grand romancier, je veux dire le Destin – pour ne pas dire le bon Dieu – dans la crainte de froisser les pudibonderies athées de notre temps – fait une si terrible concurrence au genre cher à M. Zola ? Sans remonter à l’exécution du petit-fils de Louis XIV et de la fille de Marie-Thérèse, ni même à la chute de Napoléon Ier, n’avez-vous pas entendu parler de tragédies récentes bien autrement corsées que celles qu’on joue au théâtre : un empereur fusillé au Mexique, sa femme folle qui l’attend encore, la chute d’un autre Napoléon qui semblait plus puissant que le premier, son fils tué par des sauvages, un Hohenzollern se faisant couronner empereur d’Allemagne dans le salon des Glaces à Versailles, le chancelier de fer congédié par son jeune empereur, l’héritier de la couronne d’Autriche se suicidant pour une cabotine, la république française et l’autocratie russe se donnant la main, etc. etc. ? L’histoire contemporaine n’est pas plus chiche du reste en comédies qu’en tragédies. Que de grotesques dans le régime actuel ! Que de paillasses aux élections ! Et le peuple de plus en plus bête : ce qui prouve que nous sommes vraiment au siècle des lumières ! A bas la tragédie, la comédie et le roman ! Rengainez vos plumes, Corneille, Molière, Zola ! Ne trouvez-vous pas, mes bons messieurs, que toutes les imaginations sont dépassées singulièrement par les brutales réalités de l’histoire ?

– Oh ! oh ! dit Vedel, si vous faites de la politique, je n’en suis plus. C’est trop – ou pas assez – sérieux.

– Eh bien ! dis-je au romancier, puisque c’est un tableau de sainte qui s’offre à vous, pourquoi ne le tenteriez-vous pas ?

– La chose est encore plus grave, répartit Vedel ; vous devriez savoir que les saintes – si sainte il y a, car après tout je ne connais cette jeune personne que de vue et de réputation, et on peut être une perle sans être sainte – les saintes, dis-je, n’aiment pas qu’on s’occupe d’elles, en quoi elles n’ont pas tort, et puis, comme ce n’est pas mon genre, elles peuvent être bien tranquilles de mon côté.

– M. Vedel a raison, dit M. Montaigne. Il ne faut pas toucher aux saintes, bien que plus d’une fois elles aient été, soit à leur insu, soit autrement, le nœud des romans les plus intimes et les plus dramatiques, dont on ne fait pas, d’ailleurs confidence aux romanciers. Ah ! les romans de la vie réelle, que j’en ai vus dans ma longue existence, et combien la plupart sont supérieurs à toutes les conceptions littéraires connues !

– Pour moi, dit M. Bodin, je ne suis pas de l’avis de M. Vedel sur le nom de cette ravissante personne, et je lui trouve plutôt un parfum de grâce hellénique qui aurait dû frapper un lettré comme lui.

Bien que l’ingénieur, en disant cela, affectât un ton léger, un observateur aurait pu voir sur sa personne que l’apparition l’avait charmé plus que tout autre.

– Est-ce un commencement de roman ? murmura Vedel.

Il allait peut-être poursuivre la plaisanterie, mais il comprit à l’air sérieux que prit subitement le visage du jeune homme, que c’était un sujet délicat, et il se hâta de parler d’autre chose.

Au déjeûner, à la table d’hôte, je vis avec plaisir que mes anciens compagnons de wagon étaient, comme nous, logés chez Beylon. J’en profitai pour faire plus ample connaissance avec eux. La Sarrasine était toujours très expansive. J’appris ainsi que son père s’appelait Gerbier, que le nouveau personnage était son frère aîné, l’oncle Jérôme, comme on l’appelait, et que la cousine, Mlle Tempier, était orpheline. Je racontai nos aventures de voyage, et il me sembla que le jeune ingénieur prenait un plaisir particulier à se mêler à la conversation. Une de ses premières réflexions, quand nous fûmes tous deux seuls, fut de constater avec une satisfaction visible que les deux jeunes filles, quoique indigènes, c’est-à-dire de l’Ardèche, n’avaient que fort peu l’accent du terroir, étaient bien loin, en tous cas, des traînements et des inflexions désagréables du langage méridional, qui tient le haut du pavé à Vals, tellement que parfois, à la promenade des Quinconces, on pourrait se croire en pleine Cannebière. Il y a bien quelques groupes aux intonations auvergnates, beaucoup plus supportables que les nasillements marseillais, surtout quand elles sont adoucies par l’idiôme particulier au Velay. M. Montaigne reconnut, dans un nombre encore plus limité de groupes, le rythme chantant de la région allobroge et lyonnaise dont l’exclamation : Povré dé mé (pauvre de moi ! de l’italien povero me !) est le cachet. – Beaucoup parlaient simplement le patois ou plutôt les divers patois du Midi ; le français pur, avec la prononciation du nord, était certainement l’exception.

Branbran et M. Montaigne semblaient se plaire beaucoup à Vals, et, quant à Bodin, bien que rien n’indiquât chez lui l’intention de se départir d’une adoration discrète et respectueuse, il était évident qu’il n’était plus aussi uniquement préoccupé de géologie. La preuve, c’est qu’il était plus souvent au salon Beylon ou sur les promenades de Vals, que sur les terrains d’exploration pour lesquels il était venu dans le pays.

Sous l’influence de cette remarque, que chacun de nous avait pu faire, on ne sera pas étonné – tout Français étant né malin – qu’il y eût comme un accord tacite entre nous, pour le rappeler à l’ordre, c’est-à-dire à la géologie, à la science.

Un jour, je racontai à l’ingénieur ce qu’avaient fait pour Vals les trois frères Galimard. Bien que distrait par le passage de certaine silhouette féminine, l’ingénieur s’intéressa particulièrement à ce qu’il entendit de Firmin Galimard, trop prématurément enlevé à ses intelligents sondages. C’est à lui, dit-il, que Vals devrait élever une statue, comme au véritable initiateur de la fortune de la station.

– Voilà, jeune homme, dit alors Branbran, ce que c’est que de savoir mesurer ses trous. Il est vrai que sa tâche était moins difficile que celle que vous vous êtes assignée bénévolement, et sans que personne vous y ait obligé le moins du monde. Mais le plus gros mérite, à mon avis, revient à Eugène Galimard qui, assisté de Clément, a donné aux eaux de Vals une célébrité universelle. Le progrès pratique, voilà le vrai progrès. Sans Eugène, toutes les découvertes de Firmin seraient restées lettre close, et nous boirions encore à la fissure où notre docteur s’est rencontré avec la chèvre.

– Permettez-moi, dis-je, de constater que l’œuvre de ces deux bienfaiteurs de Vals a été merveilleusement couronnée par celle de leur frère Emile Galimard, qui, en faisant à ses concitoyens le cadeau royal d’une église d’un million, a voulu sans doute leur rappeler que la gloire d’un pays n’est pas uniquement dans sa prospérité matérielle, et qu’on serait bien à plaindre si l’on n’avait pas d’autre préoccupation que celle de tirer un bon parti des biens que la Providence nous a donnés.

– Quel excellent prédicateur vous feriez ! dit Vedel. Cela n’empêche pas que les boutiquiers du quartier de l’ancienne église ne tarissent pas en récriminations contre le donateur de la nouvelle, tandis qu’on entend bien rarement ceux qui ont bénéficier de sa générosité chanter ses louanges. Ainsi va le monde.

Branbran intervint et dit :

– Puisqu’il est question de peser les mérites, moi j’en suis pour la moune, et comme ce n’est pas seulement à Vals, mais en bien d’autres endroits, et notamment à Desaignes et à Chanéac, que les chèvres ou les moutons, en allant boire de préférence à certains endroits de la rivière, ont fait découvrir les sources minérales, je les proclame nos maîtres. N’est-ce pas une taupe qui a fait découvrir en Auvergne certaine houillère qui, par suite, a reçu le nom de mine de la Taupe ? – Il est, d’ailleurs, naturel qu’il en soit ainsi, puisqu’ils ont plus d’expérience, nous ayant précédés dans l’ordre de la création. Et tenez, ajouta-t-il en s’adressant à l’ingénieur et à moi, je suppose qu’il en existe un qui pourrait vous aider à trouver l’endroit propice pour le fameux trou. Ce que nos sens à nous ne peuvent percevoir, c’est-à-dire la chaleur, les vibrations, l’électricité du feu souterrain, il doit y avoir quelque quadrupède, oiseau ou ver de terre, dont l’organisation est capable d’en recevoir l’impression.

– Le tout est, dit gaîment notre romancier, de trouver l’insecte – beaucoup plus difficile probablement à découvrir que certains autres sur la tête des petits galopins de nos rues.

– Vous raillez tous deux, répliqua l’ingénieur ; il y a néanmoins dans la réflexion que vous venez d’entendre, une part de vérité plus grosse que le grain de malice dont on a voulu l’assaisonner.

– La vérité, cher Monsieur, observa Vedel, est toujours un peu fade, et c’est la perfection d’y mettre du sel. Ne savez-vous pas que rien ne se fait plus désormais en France qu’en plaisanterie et que, selon toutes les vraisemblances, il en sera ainsi de plus en plus ?…

… (Même, ai-je pensé depuis, en transcrivant ces paroles, quand les anarchistes feront sauter des théâtres comme à Barcelone, des salles de café ou même des assemblées de législateurs comme à Paris).

Mais, au fait, continua le romancier, en paraissant accoucher d’une idée qu’il méditait depuis un quart d’heure, comme preuve du prix que nous attachons à votre science, tout en plaisantant un peu à l’occasion, pourquoi ne profiterions-nous pas de votre présence à Vals, pour vous demander une conférence sur les projets, ou les études, que vous poursuivez, sur les merveilleuses découvertes que vous avez entrevues, sur les bienfaits inouïs dont vous voulez accabler cette ingrate humanité ? Voulez-vous me permettre, Monsieur l’ingénieur, de vous en adresser l’humble requête, certain d’exprimer en cela les vœux, non seulement de vos anciens et nouveaux amis, mais encore de vos futurs admirateurs et admiratrices. Et tenez, ajouta-t-il négligemment, puisque vous êtes descendu à l’hôtel Beylon, où sont également logés beaucoup de baigneurs d’un esprit distingué et de charmants minois, dont vous venez encore de voir passer un adorable spécimen, ce serait dans la grande salle de l’hôtel que nous pourrions organiser la réunion. Je réponds de l’assentiment de Beylon, qui est le plus aimable des hôteliers, et je me permettrai d’y amener quelques personnes très capables d’apprécier… tout ce que vous nous direz.

Cette motion inattendue eut un plein succès, et l’ingénieur, après un moment de surprise, n’y opposa que quelques réserves de modestie pure, qui présageaient assez l’adhésion complète qu’il y donna ensuite fort gracieusement.

Comme il faut aller rondement dans une ville d’eaux, vu les flots changeants de l’arrivée et du départ, la réunion fut organisée pour le soir même. Le maître d’hôtel l’annonça à tous ses pensionnaires, qui furent ravis d’une nouveauté trop rare à Vals.

Le soir, à la table d’hôte, Bodin parut considérer avec plus d’attention Mlle Tempier, comme s’il avait voulu lire dans ses yeux ce qu’elle pensait de la future conférence et du conférencier, mais il ne rencontra que les yeux rieurs, et peut-être un peu moqueurs, de la « Sarrasine », la déesse grecque tenant, selon son habitude, les regards baissés ou dirigés vers l’intérieur de son âme.

– Il me semble, dit Branbran à l’ingénieur, que vous êtes un peu distrait. J’espère bien cependant que le petit speech, que vous nous destinez, ne vous préoccupe pas outre mesure. Voyez le charmant auditoire qui vous attend, sans compter le dessus du panier, que va nous amener le romancier.

– Je ferai de mon mieux, dit Bodin, pour n’être pas ridicule, mais ce sera un sujet bien nouveau pour la majorité des auditeurs, et j’ai grand besoin de rencontrer des oreilles bienveillantes.

– Je ne puis vous promettre que la bienveillance des miennes et celle de Clairon. N’oubliez pas de dire quelque chose d’agréable aux dames : voyez-vous, quand on a l’oreille des dames, on a tout.

  1. Léon Vedel a publié, outre les Profils de Baigneuses, quelques romans très appréciés des stylistes, notamment Jacqueline de la Borie, Jephta la Juive, Mme de Ponty, Léa Dalti, etc.