Voyage fantaisiste et sérieux à travers l’Ardèche et la Haute-Loire

Docteur Francus

- Albin Mazon -

IX

Une conférence à Vals

La salle de l’hôtel Beylon. – Une meilleure utilisation des quatre éléments. – Les barrages. – La chaleur intérieure du globe. – La respiration, la circulation du sang, les éternuements et les excrétions de l’animal terrestre. – A quelle distance sommes-nous du foyer ? – Les geysers d’Islande et d’Amérique. – Chances majeures de réussite dans les pays volcaniques. – Emploi du pendule pour reconnaître les grands vides du sous-sol. – Puits et forages les plus profonds. – Le sondage de Montrond (Loire). – L’Intermittente de Vals. – Les eaux thermales du Vivarais. – La chaudière du plateau central. – Enthousiasme pour la science. – Les Montgolfier et Marc Seguin. – Soulavie. – Amblard et Just Buisson. – L’homme, maître des éléments. – Et après ? – Intervention de Branbran. – L’augmentation de la population. – La question sociale. – Plus on a, plus on veut avoir. – Le progrès matériel ne suffit pas. – Deux vérités essentielles à faire pénétrer dans les esprits. – En haut ! – Progrès et décadence. – La vraie solution de la question sociale. – Un passage omis par les traducteurs de la Genèse. – Invitation à la danse. – La Marie et la Béatrix. – Mademoiselle On. – Ce qu’en dit la « Sarrasine ». – Compliments et autres.

Enfin l’heure de la conférence arriva. Beylon avait bien fait les choses, c’est-à-dire que la grande salle, parfaitement éclairée, était garnie, aux quatre angles et sur la cheminée, de vases de fleurs ou d’arbustes, que le piano avait été mis d’accord le jour même et enfin que les gâteaux et rafraîchissements circulèrent gratuitement et à profusion pendant toute la soirée.

Quand notre groupe entra dans la salle, plusieurs personnes vinrent saluer le conférencier, notamment M. Gerbier, et les dames l’accueillirent par de gracieux sourires. Bodin, du premier coup d’œil, reconnut dans le nombre Mlle Tempier ; il s’étonna de son embarras vis-à-vis d’elle, et craignit que d’autres l’eussent remarqué.

Après quelques morceaux de piano ou de chant exécutés par des jeunes filles, en attendant que tout le monde fût arrivé, Vedel pria M. Montaigne de présider la réunion, ce que le vieillard accepta de bonne grâce. Il s’installa donc, en attitude présidentielle, dans un fauteuil placé au bout de la salle. Là, après avoir annoncé en deux mots l’objet de la réunion, il présenta aux assistants M. l’ingénieur Bodin, comme ayant bien voulu, sur les vives instances de quelques amis, faire part à l’assemblée de ses vues sur de nouvelles applications des sciences naturelles à faire, spécialement en Vivarais, dans l’intérêt du pays.

Un murmure flatteur accueillit cette présentation, et Bodin se leva alors, non sans manifester un certain trouble, que dissipa rapidement l’attitude bienveillante de l’auditoire.

L’ingénieur s’excusa d’abord d’avoir eu l’audace de traiter, devant le public d’élite qui l’écoutait, un sujet si plein de difficultés, en ajoutant qu’il comptait avant tout sur son indulgence. Le point de départ de ses recherches fut une pensée d’humanité. Il exposa le sort misérable de tant de travailleurs des deux sexes, les uns exposés aux plus dures fatigues et à toutes les intempéries des saisons, pour tirer de la terre les denrées nécessaires à l’existence de tous, les autres ruinant encore plus prématurément leurs forces et leur santé dans l’air malsain des mines et des établissements industriels. Or, le premier devoir de la science est de chercher à améliorer leur état et on ne doit pas douter qu’elle y réussisse. Déjà le génie de l’homme a créé des machines pour alléger le travail humain. On en créera d’autres. Les éléments indispensables à leur fonctionnement sont inépuisables. L’eau, l’air, la terre, le feu ne manquent nulle part. La nature les fournit à profusion. Quand ils paraissent manquer quelque part, c’est parce qu’on ne sait pas les trouver. Et quand ils tournent à notre préjudice, c’est que nous ne savons pas nous en servir.

L’eau d’abord. Elle nous accable de ses bienfaits. Filtrée dans les terrains sablonneux, elle nous fournit la plus salutaire comme la plus indispensable des boissons. Son action, combinée avec la chaleur du soleil et les engrais, couvre la terre de végétaux, sans lesquels ni l’homme ni les animaux ne pourraient subsister. Pourquoi, au lieu de l’employer utilement, laissons-nous parfois tourner à mal ses exubérances, dont il serait si facile de faire d’utiles réserves ? Quoi de plus indiqué par la nature, dans l’Ardèche encore plus qu’ailleurs, que l’établissement de nombreux barrages, petits ou grands, qui auraient le double avantage d’empêcher ou d’atténuer les inondations, en même temps qu’ils garderaient l’excédant de l’eau nécessaire, dans la saison sèche, à l’agriculture, aux usines, sans compter les bénéfices que pourrait en retirer la pisciculture ? L’industrie et le commerce lui sont particulièrement redevables, car c’est grâce à l’eau, grâce à l’âme que lui infuse le feu dans la machine à vapeur, que nous avons pu faire de si notables conquêtes sur le temps et sur l’espace.

L’air. C’est notre élément de vie le plus essentiel, Attachons-nous, dans les agglomérations humaines, à en conserver la pureté par des soins rationnels et par des habitudes de propreté trop souvent négligées, il faut bien le dire, dans les départements méridionaux. Là où il est vicié, il faut l’assainir par des plantations d’arbres qui deviendront une source de profits. Il faut enseigner aux paysans à mieux aérer leurs habitations et leurs étables. L’air possède des forces qu’on pourrait mieux utiliser. Sur bien des points élevés, les moulins à vent, mieux conditionnés, pourraient fonctionner régulièrement, et l’on peut même entrevoir la possibilité de recueillir sur les sommets les forces du vent pour les transmettre par des conducteurs électriques aux usines des vallées. L’ingénieur doute encore moins de la possibilité de faire des provisions de chaleur solaire. Nous avons déjà fait, dit-il, du soleil, un excellent peintre ; il faut l’obliger d’être notre fournisseur de combustible, j’allais dire notre charbonnier, si ce n’était trop noir pour lui. Il y a, dans l’atmosphère immense qui nous environne, d’autres trésors à conquérir. Ces nuages électrisés, qui sèment la dévastation et la mort, n’est-il pas possible à la science d’en conjurer les dangers, ou plutôt d’en tirer des effets bienfaisants ? L’ingénieur assura qu’on pouvait préserver les champs cultivés de la grêle, aussi bien que les habitations de la foudre, en déchargeant les nuages électrisés au moyen de pointes métalliques placées en nombre suffisant aux endroits convenables, et il cita des pays où ce procédé avait donné des résultats favorables. Il ne doute pas qu’on puisse un jour aller chercher, tout préparé dans les hauteurs de l’atmosphère, le fluide électrique dont la production dans nos usines exige tant de combustible là où manquent les chutes d’eau, et il prédit qu’on l’emmagasinera bel et bien dans des accumulateurs transportables.

Arrivant au chapitre de la terre, le conférencier s’étendit sur les énormes avantages obtenus au moyen des engrais chimiques. Il croit qu’on arrivera par la culture intensive à doubler, tripler et parfois décupler les récoltes, de même que, par de meilleures méthodes ou de nouveaux moyens d’irrigation, on augmentera considérablement les pâturages et la production du bétail. Parlant des truffières de Vaucluse et de certains essais de culture des champignons, il pronostiqua la conquête successive par les maraîchers, de tous les produits, dont l’origine et la végétation sont restés jusqu’ici un secret de la nature.

Abordant la question qui avait fait l’objet de mon entretien avec MM. Galimard et Clément, qu’il rappela d’une façon très spirituelle, il s’attacha à démontrer que les difficultés de l’entreprise, quoique très réelles, n’étaient pas insurmontables. Les combustibles minéraux s’épuiseront un jour et les forêts aussi. Il s’agit de tirer des profondeurs du globe la chaleur qui doit suppléer à l’épuisement de la houille et du bois. Cette chaleur, d’où qu’elle vienne, soit d’un foyer central, comme on le croit généralement, soit de foyers restreints, comme d’autres le soutiennent, n’est pas située à des distances qu’on puisse a priori déclarer inaccessibles, et puisque l’eau chaude jaillit naturellement à Chaudesaigues, au mont Dore, et tout près d’ici à Saint-Laurent-les-Bains et même à Neyrac, pourquoi, par des percées artificielles, ne chercherions-nous pas à la faire jaillir ailleurs, de façon à chauffer avec elle les villes ou les bourgs voisins ?

L’ingénieur résuma avec beaucoup de netteté les idées émises sur la structure du globe, dont la chaleur intérieure est due, soit à un feu central (théorie qui remonte à Fourrier et Laplace), soit à des foyers propres de chaleur conservés par les volcans éteints (d’après Berzélius), soit enfin à des réactions chimiques (théorie qui semble aujourd’hui plus généralement acceptée). Les partisans du feu central voient en lui les restes d’une incandescence générale primitive, tandis que les autres croient à de simples conflagrations partielles, produites et entretenues par la décomposition des métaux alcalins, s’exerçant continuellement sous l’action de l’eau qui pénètre dans les profondeurs du sous-sol : on sait qu’à la suite de ses belles découvertes sur les terres alcalinées, Davy attribua la cause des volcans à l’oxydation, par une infiltration d’eau, des métaux alcalins, existants au-dessous de l’écorce terrestre, dont les oxydes constituent les laves des volcans dans leurs bases essentielles. Les deux hypothèses s’appuient sur de bonnes raisons qu’il est inutile d’examiner, puisque ni l’une ni l’autre n’exclut la réalisation du but que nous poursuivons.

L’ingénieur parut incliner cependant pour l’hypothèse d’un foyer central et exposa la théorie qui explique le mieux, à son avis, les grandes manifestations extérieures de la planète, sur laquelle nous naviguons dans l’espace. L’écorce terrestre serait entre deux océans : un interne constitué par la matière en fusion, et un externe qui consiste dans l’ensemble des mers du globe. Les deux océans seraient mis en communication par le double mouvement centripète et centrifuge, qui est la vie propre de tous les astres (soleils ou planètes). Par le mouvement centripète, l’océan interne aspire en quelque sorte l’océan externe, sous l’influence combinée de la gravité, de la capillarité et de la chaleur. Par le mouvement centrifuge, l’eau repasse à l’océan externe ou à l’atmosphère, sous l’influence de l’extrême tension de la vapeur formée par son contact avec la matière en fusion (1). C’est comme la respiration d’un animal gigantesque qui par la circulation des eaux et vapeurs souterraines nourrit l’écorce terrestre de l’alimentation qui lui est propre, c’est-à-dire des substances salines et métalliques, que les vapeurs des parties embrasées poussent vers la surface, qui transpire par les sources thermales, éternue par les volcans, s’agite par les tremblements de terre, et dont les manifestations se rattachent probablement à une foule d’autres phénomènes naturels comme les pluies, les vents et les marées.

Cet animal, d’une espèce toute particulière, a aussi ses excrétions. Où la mer a-t-elle pris les éléments de tous les dépôts qu’elle a laissés sur les continents, en se retirant dans son lit actuel ? Autrefois on expliquait tout par la destruction des roches primitives, sous l’action de l’atmosphère et des eaux. On ne considérait que les formations effectuées de haut en bas. Mais les eaux ont eu beau détruire les premiers granits ; d’autres ont poussé sur leurs ruines. Il y a donc des sédiments qui se déposent de bas en haut : les gneiss et les granits qui forment le soubassement général de l’écorce terrestre, ne sont pas autre chose. Ah ! la bête est si grande, et nous sommes si petits, qu’il nous faudra du temps pour tracer d’une main sûre son anatomie et sa physiologie. Mais, soyez tranquille, on y travaille, et avec le temps, la science arrive à tout. En attendant, on peut bien supposer que la chaleur intérieure du globe n’est pas moins indispensable que celle du soleil à la vie des plantes et des animaux.

De toutes façons, cette chaleur intérieure est un fait patent. Quoi de plus rationnel, dès lors, que de chercher les moyens d’arriver au foyer, pour en tirer les forces industrielles qui nous manquent ou qui menacent de nous faire défaut ?

Comment atteindre ce but ? A quelle profondeur y a-t-il des chances sérieuses de trouver, soit l’eau chaude, soit la température nécessaire pour qu’un cours d’eau jeté dans la cavité en ressorte bouillant ?

Le conférencier raconta les belles expériences de M. Daubrée qui a démontré que le quartz et les silicates, constituant le gneiss et le granit, ne peuvent se former que dans l’eau chaude comprimée, et qui est parvenu, au moyen de chaleurs variant entre 300 à 500 degrés, à reproduire les minéraux constitutifs de ces roches fondamentales. Il existe donc un immense laboratoire souterrain, où d’invisibles chauffeurs entretiennent le foyer qui est l’âme du globe, et à qui les volcans servent de cheminées ou de soupapes de sûreté. Combien faudrait-il percer de kilomètres, pour atteindre ce qu’on a appelé le magma aquifère infragranitique, dont l’immensité pâteuse soutient une pellicule solidifiée.

Le conférencier fut obligé de convenir que les évaluations des savants au sujet de l’épaisseur de la croûte terrestre étaient des plus divergentes. Dans la région volcanique de Naples et de l’île d’Ischia, on évalue de 9 à 15 kilomètres la profondeur du foyer volcanique. Dans les pays non volcaniques comme l’Allemagne, on l’évalue de 18 à 40 kilomètres. D’autres calculs vont jusqu’à 100 kilomètres. Enfin, un savant anglais, par des considérations astronomiques, est allé encore plus loin et parle de 1 300 et même 1 600 kilomètres ; mais l’écart même de ces chiffres en montre l’incertitude, tandis que l’abondance des sources thermales sur le globe, non moins que la haute température de beaucoup d’entre elles, paraissent indiquer la proximité relative des foyers brûlants.

Vous avez tous, dit-il, entendu parler des geysers d’Islande, ces énormes jets d’eau bouillante qui avoisinent le volcan de l’Hécla. Les geysers sont très nombreux dans d’autres régions. Aux abords de l’Etat de Vyoning, dans la partie occidentale des Etats-Unis, il y en a plus de 2 000 groupés dans un espace qui a la forme d’un parallélogramme de 104 kilomètres de longueur sur 88 de large, dont les Américains ont fait le Parc national de Yellowstone. Il est à noter que l’altitude de cette région est d’environ 2 500 mètres et qu’elle est avoisinée de montagnes qui atteignent 3 800 mètres. La température de ces sources varie de 70 à 92 degrés (qui est à cette altitude la température de l’eau bouillante). Un grand nombre de geysers du Parc national jaillissent à 30 mètres de hauteur et quelquefois à 60 mètres, et l’un d’eux, l’Excelsior, a jailli jusqu’à 100 mètres – ce qui est encore loin des colonnes d’eau ou de vapeur lancées par les volcans en activité, puisqu’on a évalué à 3 000 mètres la hauteur de certaines projections du Vésuve, et à 8 000 celles du Cotopaxi.

Tout ceci montre l’énorme tension de la vapeur d’eau emprisonnée dans les profondeurs de l’écorce terrestre, mais fait présumer aussi que le laboratoire où s’opèrent ces phénomèmes grandioses, n’est pas situé à une telle distance que nous ne puissions l’atteindre.

Le conférencier expose les calculs qui lui ont paru à cet égard les plus raisonnables. Après avoir rappelé qu’on compte en moyenne un degré par 30 mètres pour la progression de chaleur à mesure qu’on pénètre dans les entrailles de la terre, il fait observer que sur cette base on devrait trouver l’eau bouillante à 2 700 mètres. En admettant que la progression soit moindre à de grandes profondeurs comme semblent l’indiquer certaines expériences, on est en droit de supposer qu’à trois kilomètres et même moins, on atteindrait ce résultat.

On arrive à une conclusion analogue, en prenant pour point de départ les belles expériences de M. Daubrée. Puisque celles-ci fixent à la température de 300 degrés le gisement du magma pâteux qui fournit la roche granitique ou gnésique, nous se serions séparés que par dix kilomètres environ des vapeurs surchauffées qui ne demandent qu’à trouver une issue à l’extérieur. Mais, si l’on songe que, sous la pression de la pesanteur, les eaux de l’extérieur descendent à plus d’un kilomètre de la surface, puisqu’on en a trouvé dans les mines les plus profondes, on peut bien admettre que les eaux sur chauffées à 300 degrés et au-dessus, doivent encore plus facilement pénétrer le sol de bas en haut et que le rayon de leur influence s’étend au moins à 4 ou 5 kilomètres. Dans ce système, on pourrait être obligé de creuser jusqu’à 5 kilomètres de profondeur. C’est donc entre 3 et 5 kilomètres que se trouverait le but à atteindre.

Mais ne doit-on pas espérer que ces calculs, faits d’une manière générale et sans tenir compte de la géologie locale, sont susceptibles de fortes réductions pour les contrées volcaniques ? L’eau étant partout chaude à une certaine profondeur, il y a évidemment des chances de la trouver chaude à de moindres profondeurs dans les pays bouleversés par les volcans, comme le Vivarais, le Velay et l’Auvergne. Les exhalaisons d’acide carbonique, qui s’en dégagent encore, sont l’indice de combustions souterraines, auxquelles les failles de la roche volcanisée laissent une issue vers le sol. Elles indiquent la route à suivre pour pénétrer au foyer.

Partant de ce fait, que les oscillations du pendule s’accélèrent quand la pesanteur agit avec plus d’intensité, le conférencier pense qu’on pourrait avec cet instrument sonder les profondeurs du sol vivarois, et pressentir approximativement, par une diminution des oscillations, les vides indiquant la région des vapeurs et de l’eau chaude. Il avait fait lui-même, dans ces derniers temps, quelques observations de ce genre en Auvergne, et il venait les continuer en Vivarais.

Le conférencier s’occupa ensuite des diverses profondeurs atteintes jusqu’ici par les puits de mines et les forages. Les puits de houillères les plus profonds en France ne dépassent pas 800 mètres : 700 dans le département du Nord, 710 dans la Saône-et-Loire, 780 dans la Loire et 790 aux Salles de Gagnières dans le Gard ; mais à Flénu-les-Mons, en Belgique, on est descendu à 1 150 mètres ; à Kuttemberg, en Bohême, on a atteint 1 200 mètres, et à Speremberg on est à 1 260. Quant aux forages, de prodigieux résultats sont obtenus aujourd’hui avec le forage diamant pratiqué en Allemagne ; on serait parvenu par ce moyen aux environs de 1 700 mètres.

Or, puisqu’on peut travailler à 1 200 mètres au-dessous de la surface du sol, et l’on peut espérer qu’avec nos moyens de ventilation cette limite pourrait encore être reculée, pourquoi n’essayerait-on pas de faire le reste du parcours au moyen d’un forage ? On atteindrait ainsi la profondeur visée de 3 kilomètres. Il est possible que la combinaison des deux systèmes soit difficile en pratique, c’est-à dire que la région des puits de mines ne soit peut-être pas celle où il conviendrait de tenter un grand forage. On peut prévoir aussi d’autres objections tirées non seulement des difficultés techniques, mais aussi – et surtout – des frais de pareilles entreprises. Mais, d’autre part, quelles compensations n’est-on pas en droit d’attendre des conditions particulières de terrains volcaniques, comme ceux du plateau central, où il y a toujours la chance de rencontrer une des fissures, résultant des anciennes éruptions, qui épargnerait au foreur le reste du chemin ? Cette éventualité semble encore plus probable en Vivarais, à cause de sa position latérale et très abrupte à l’est du plateau central, et du caractère très récent de quelques-uns de ses volcans notamment ceux d’Ayzac, Jaujac et Montpezat ?

Le conférencier raconta l’histoire du sondage récent de Montrond (Loire), où, après avoir trouvé l’eau thermale, à 180 mètres seulement, l’entrepreneur, ayant poussé plus loin ses recherches, au moyen de tubages introduits les uns dans les autres, rencontra, à la profondeur de 475 mètres, une nappe très chargée d’acide carbonique, d’où l’eau s’élança à 35 mètres de hauteur, et continue encore des jets intermittents. Dans un puits près de Brassac (Haute-Loire), l’acide carbonique rencontré en grande masse à 200 mètres de profondeur, fit une véritable explosion, en poussant les eaux devant elle comme à Montrond.

Vous n’avez encore percé le sol de Vals, continua M. Bodin, qu’à 92 mètres de profondeur et vous avez trouvé l’Intermittente, dont l’eau s’élève, comme à Montrond, sous la pression de l’acide carbonique. Les dégagements de gaz que l’on peut constater sur tant de points dans votre région et dont témoignent d’ailleurs vos nombreuses sources acidules, ne sont-ils pas une invitation très claire et très sérieuse de tenter de nouveaux forages à de plus grandes profondeurs ?

Toute station est incomplète sans l’eau thermale. Les Romains, qui savaient la découvrir dans les lieux les plus reculés, témoins Neyrac et Saint-Laurent dans vos montagnes, n’ont pas connu Vals, parce qu’elle y manquait. S’ils avaient eu nos moyens d’action, ils ne vous auraient pas laissé l’honneur de la faire jaillir ici des profondeurs de la terre.

La nature a fait pour l’Ardèche les frais de forage à Celles, Saint-Georges et Neyrac où vous avez l’eau thermale de 25 à 29 degrés. Elle l’a encore fait à Saint-Laurent-les-Bains, où l’eau est à 50 ou 52 degrés comme au mont Dore et à la Bourboule. La constitution géologique de votre région ne diffère pas de celle des pays thermaux ; votre sol repose comme le leur sur une grande faille remplie par des filons quartzeux, et si vous n’avez pas encore trouvé l’eau chaude comme à Chaudesaigues, de façon à vous en servir pour votre chauffage et autres usages domestiques, ne vous en prenez qu’à votre défaut d’initiative. Si je ne craignais pas Messieurs, d’être qualifié d’imaginaire – mot fort à la mode en ce pays, – je serais disposé à considérer le plateau central, non seulement comme le grand réservoir des eaux qui, coulant de là, vont féconder les basses terres, et de plus comme la grande pépinière des saines et vigoureuses races, qui vont sans bruit régénérer le sang épuisé des populations de la plaine, mais encore comme une énorme chaudière d’eau bouillante et de vapeurs, avec laquelle on pourra un jour chauffer, éclairer et animer industriellement tout le centre et le midi de la France.

On s’étonnera un jour que l’homme ait laissé si longtemps un pareil trésor sans l’utiliser. Les pays où il existe des dépôts profonds de sel gemme, vous ont donné cependant un exemple à imiter : on y a créé des sources salées artificielles, au moyen de forages par où l’eau descend pure et remonte saturée de sel. Vous créerez tôt ou tard de la même façon des sources thermales, soit en la faisant jaillir naturellement du sol, soit en jetant la Volane dans un abyme tel qu’elle en ressorte brûlante comme à Chaudesaigues.

Je voudrais, Mesdames et Messieurs, faire pénétrer dans vos âmes l’enthousiasme qui m’anime pour la science. Grâce à elle, l’homme, qui se sent par son intelligence le maître des éléments, doit parvenir à faire de ces forces brutales les instruments dociles de ses volontés, les pourvoyeurs de ses besoins. Les progrès réalisés dans le siècle actuel ne sont-ils pas le gage assuré de progrès encore plus considérables dans l’avenir ?

Le jeune conférencier compara les voyages d’autrefois à ceux d’aujourd’hui. Il dit qu’en mettant les pieds dans l’Ardèche, il avait salué d’abord mentalement la grande image des Montgolfier qui ont ouvert à l’homme le chemin des airs, et celle de Marc Seguin, qui, en imaginant la chaudière tubulaire, a été le véritable créateur de l’industrie des chemins de fer. La découverte des Montgolfier est restée incomplète, mais elle aboutira certainement un jour ; et le conférencier ajouta qu’il avait appris avec satisfaction que ce qu’il croyait être la vraie solution, c’est-à-dire l’aviation avec les explosifs pour moteurs, dans le cas où l’électricité continuerait à se montrer inapplicable, avait été entrevue par deux enfants de l’Ardèche : Amblard et Buisson (2). Il espère que de nouvelles machines réaliseront bientôt dans toutes les branches de l’industrie des progrès aussi notables que ceux dont les chemins de fer ont doté le commerce.

Il rendit aussi hommage à la perspicacité de l’historien naturaliste Soulavie, le Père de la géologie stratigraphique, qui avait fort bien reconnu, avant nos savants modernes, la véritable cause des eaux minérales (3).

Au sujet de l’alimentation publique il dit : Quels miracles n’est-on pas en droit d’attendre de la chimie ! Nous savons par elle que les éléments de l’air nourrissent les végétaux qui nourrissent à leur tour les animaux. Les principes constitutifs de notre alimentation, le carbone, l’oxygène, l’hydrogène, l’azote, le phosphore, la potasse, la chaux, etc., etc., se trouvent tous en quantités inépuisables dans l’air, dans la terre, dans l’eau ; nous n’avons su jusqu’ici les approprier à notre nourriture qu’à grand’peine par l’agriculture et l’élevage des bestiaux. Ne peut-on prévoir le temps où ils viendront directement, à l’appel de la science, opérer dans nos laboratoires ces transformations aujourd’hui si lentes, si pénibles et si coûteuses ? Ne les verrons-nous pas bientôt se concentrer dans nos cornues, en tablettes comestibles, de peu de poids et de peu de volume, donnant aux voyageurs et aux armées – s’il en existe encore – des facilités d’approvisionnement inespérées ? Dégagé ou du moins fort allégé des soucis de la vie matérielle, à quelles hautes destinées n’a pas le droit d’aspirer l’homme des siècles futurs !

Le conférencier conclut en disant que l’utilisation plus étendue et mieux entendue des forces naturelles, à laquelle il avait consacré son temps et son intelligence, aurait pour double résultat de résoudre la question sociale par l’amélioration du sort des travailleurs, et de grandir la puissance du pays par l’accroissement de sa population.

La salle entière applaudit.

Pendant qu’on applaudissait encore, l’un des frères Gerbier, l’homme à figure d’ascète, se leva, droit et raide comme une statue, et dit d’une voix claire et vibrante comme un son de cloche :

Et après ?

Tout le monde, Vedel lui-même, resta interdit. Beaucoup ne comprirent pas.

L’homme se rassit.

Bodin se disposait à répondre. Mais Branbran le prévint. S’étant levé, et M. Montaigne lui ayant accordé la parole, il parla à peu près dans ces termes :

Mesdames et Messieurs, puisque la circonstance est venue changer le monologue en dialogue, je demande à l’aimable assistance la permission d’y prendre part. Soyez tranquille : je ne suis pas avocat, je serai court.

Je suis heureux d’abord de rendre hommage au savoir et au talent de M. le conférencier. Dans ce siècle où l’on ne croit à rien, c’est déjà quelque chose de croire à la science, car celle ci – la vraie science s’entend, celle que de sottes présomptions n’aveuglent pas – est la voie la plus sûre pour arriver à la connaissance de ce qui est plus haut qu’elle. J’avoue cependant que quelques points de l’éloquent discours que vous venez d’entendre, m’ont trouvé un peu sceptique. Que voulez-vous ? Je suis malheureusement beaucoup moins jeune que M. Bodin, et nos enthousiasmes ne s’allument pas à la même flamme. Mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit, et, après avoir rendu à qui de droit un hommage mérité, il faut bien arriver à ce terrible Et après ! qu’a fait tinter à nos oreilles un des honorables assistants.

Si j’ai bien compris, cet Et après ! (qu’un homme d’imagination pourrait comparer au Mané, Thecel, Pharès, du festin de Balthazard, ou bien à l’apparition de la statue du Commandeur) veut dire ceci : Tout ce que vous venez d’entendre est bien, mais ne suffit pas ; la poursuite du bien-être matériel n’a rien de blâmable en soi, mais il faut autre chose ; ce n’est pas tout que de donner aux hommes du travail et du pain en asservissant à leur usage les forces de la nature, il faut encore élever les âmes : sans cela les améliorations matérielles risqueraient d’être plus nuisibles qu’utiles.

Est-il bien sûr qu’en voulant nous soustraire absolument à la fatigue, au froid, au chaud, aux privations, en nous aplanissant toutes les voies de la vie, on fasse une œuvre entièrement profitable à notre santé physique et morale ? Il me semble à moi que, si ce but était atteint nous deviendrions tout à fait insupportables, et peut-être le sommes-nous assez sans cela. Mais on sait trop qu’à chaque difficulté vaincue en succèdent de plus grosses, qui obligent à de nouveaux efforts ; en sorte que la raison et l’expérience disent, aussi bien que la foi, qu’on est dans ce monde, non pour s’amuser, mais pour lutter et souffrir. C’est ce qu’il ne faut jamais oublier, tout en cherchant à améliorer ce qui est.

M. le conférencier nous a montré, comme résultat des conquêtes de la science, l’augmentation de la population en France et la solution de la question sociale.

L’augmentation de la population ! Il y aurait beaucoup à dire là-dessus ; mais ce n’est pas le lieu. En attendant que les économistes soient parvenus à s’entendre sur ce sujet avec les moralistes, je me demande simplement si elle est vraiment un gage de force et de paix, et surtout une garantie de tranquillité pour un pays. Tenez, pour ne parler que de l’Ardèche, nous sommes un peu plus de 300 000 âmes. Voyez comme on s’y arrange en temps d’élections ! Je lisais, l’autre jour, dans un journal d’Annonay, une diatribe d’un député contre un autre député, et je ne me souviens pas d’avoir rien vu d’aussi violent même aux plus mauvais temps de notre histoire. A moins de s’arracher les yeux, il est impossible d’aller plus loin. Si nous étions 600 000, ne serait-il pas à craindre que les rivalités et les haines fussent encore plus ardentes ?

La question sociale ! Il me semble que notre aimable conférencier a lancé bien imprudemment une grosse parole. Est-ce uniquement par l’amélioration matérielle du sort des travailleurs, que cette question – c’est-à-dire la question de la misère – sera résolue ? On peut en douter, en réfléchissant sur certains faits qui ne semblent rien et qui cependant en disent long.

Vous rappelez-vous l’ancienne façon de voyager, il y a seulement cinquante ans ? On mettait trois jours et trois nuits pour aller d’Aubenas à Paris. Aujourd’hui le trajet se fait en douze heures, à bien moins de frais et d’une façon infiniment plus commode. Est-on content ? Pas le moins du monde. On entend plus de plaintes que du temps des diligences, et lorsque quelques vieilles gens comme nous, qui avons pu comparer les deux systèmes, trouvent qu’on est injuste à l’égard des compagnies de chemins de fers, on les traite de radoteurs ou de rétrogrades.

Et il en est ainsi à peu près de même pour tout. Les maisons sont bien plus commodes qu’autrefois et surtout plus confortablement meublées. Chacun a chez soi la lumière et l’eau froide, en attendant l’eau chaude qu’on nous promet. Grâce à la facilité des transports, les denrées, au moins celles de première nécessité, sont moins coûteuses. Les salaires des travailleurs sont bien supérieurs à ceux d’autrefois, même en tenant compte de l’abaissement de la valeur de l’argent. Il n’y a que les pauvres fonctionnaires d’oubliés dans cette fête des écus. Or, se plaint-on moins qu’au temps jadis ? C’est tout le contraire. Et, il faut bien le dire, ce sont les plus favorisés qui crient le plus fort. Les rentiers et fonctionnaires, dont les coupons ou les traitements ne valent guère que la moitié de ce qu’ils valaient au commencement du siècle, gémissent en silence. Les travailleurs des campagnes, dont les salaires ne se sont accrus que dans des proportions restreintes, ne font entendre que de timides doléances. Mais les plus enragés sont les ouvriers des villes, c’est-à-dire ceux-là précisément dont les salaires ont le plus monté.

Oubliant qu’à part de rares exceptions, ces affreux bourgeois qu’ils abominent ont fait fortune par l’ordre, le travail et l’épargne, et ne sont, en somme, que les plus méritants, l’élite même de leur propre classe, ils veulent arriver au même but, sans faire les efforts nécessaires et sans se priver de rien. J’habite une grande ville, et ma cuisinière, en revenant du marché, m’a souvent dit que les meilleurs morceaux étaient achetés par des femmes d’ouvriers. Ils font plus que, de se plaindre, puisqu’ils recourent à la dynamite pour convaincre ceux qui se permettent de concevoir autrement qu’eux la justice sociale. J’en conclus que, pour ramener les pauvres diables au calme et à des conceptions plus sensées, pour résoudre la question sociale, autant que le fait le comporte, il y a quelque chose de plus nécessaire encore que d’améliorer le sort matériel des travailleurs, quelque chose qu’il faut au moins mener de front avec cette amélioration. L’essentiel, à mon avis, serait de faire pénétrer dans les masses quelques vérités beaucoup trop négligées :

La première, c’est qu’il y a dans ce monde une infinité de misères, inhérentes à notre nature, c’est-à-dire à nos vices et à nos passions, et que la meilleure organisation sociale ne peut conjurer ;

La seconde, c’est qu’il serait aujourd’hui plus opportun que jamais, au lieu de tant débiter de grands mots qu’on ne comprend pas ou qu’on entend mal, de prêcher simplement aux pauvres l’esprit de résignation, en même temps qu’aux riches l’esprit de charité.

Autant il serait déraisonnable de repousser le progrès matériel, autant il est nécessaire d’avoir toujours présent à l’esprit, qu’il est insuffisant et même dangereux, s’il n’a pas pour compagnon, et en quelque sorte pour correctif, un progrès moral correspondant. Or, sommes-nous devenus plus sages en étendant le domaine de nos jouissances ? Je crains bien le contraire. Nous avançons sans doute, mais où allons-nous ? Est-ce le bon génie de l’humanité, ou bien est-ce le mauvais esprit, est-ce le diable, qui la pousse si impétueusement en avant ? Quel est l’objectif de cette course folle à travers toutes les plates-bandes du jardin que les sages des siècles passés avaient si péniblement tracé, cultivé et fait fleurir ? Supposons que l’antiquité, qui poursuivait, non le bonheur, mais la sagesse, ait tort, et que nos prétendus réformateurs aient raison, en nous donnant pour but suprême le plaisir ; supposons les vœux de la philantropie officielle réalisés : tous les hommes sont libres, égaux et riches. Qui donc alors voudra labourer la terre, être le domestique ou l’homme de peine du voisin ? Qui consentira à être mineur, portefaix, vidangeur ?

Admettons que tout le travail humain puisse se faire au moyen de machines ? Admettons que l’on puisse fabriquer des ouvriers mécaniques pour toutes les besognes dangereuses ou rebutantes ? Croyez-vous que les sujets de dispute, de jalousie, de haine, manqueraient pour cela ? On les inventerait bien plutôt. La nature de l’homme est ainsi faite qu’il désirera toujours plus qu’il ne peut avoir, et qu’il lui est aussi nécessaire de se chamailler que de respirer et de manger.

On nous fait espérer que le pain et la viande, au lieu de nous venir du boulanger et du boucher, se feront avec l’air du temps et sortiront sans efforts et sans frais des laboratoires des savants. Je ne demande pas mieux que de voir cette espérance se réaliser et, si la chimie parvient à fabriquer à meilleur compte que l’agriculture et l’élevage, les fameuses tablettes comestibles, je serai le premier à la féliciter de cette atténuation de nos misères ; elle nous la devrait bien comme compensation des bombes dont elle est la complice inconsciente. En attendant, il ne faudrait pas oublier que le travail est la première loi de notre nature, que sa nécessité est inscrite dans notre constitution physique et morale aussi clairement que dans les révélations divines, et partant que sa suppression, si elle était possible, serait un danger plutôt qu’un bienfait.

Bodin interrompit l’orateur,

Toutes vos paroles, s’écria-t-il, vont contre le progrès humain. Il y a deux grands partis dans ce monde : les uns vont de l’avant, et les autres tirent le char en arrière. Etes-vous donc de ces derniers ?

L’interrupteur de tout à l’heure se leva de nouveau.

Il y a un troisième parti, dit-il : il consiste à chercher en haut ce qu’on ne peut trouver ni en avant ni en arrière !

– Pour cela, dit Branbran en s’inclinant, il faut des ailes, et tout le monde n’en a pas, et ceux qui pourraient en avoir ont pris plaisir à se les couper. Je reviens donc au débat terre à terre auquel notre infirmité nous condamne. Il ne s’agit pas, M. le conférencier, d’arrêter ce que vous appelez le progrès : autant vaudrait essayer d’arrêter le temps ; il s’agit simplement de le régler. Votre progrès marque l’âge des sociétés. Ne voyez-vous pas qu’elles vieillissent en progressant, et que ce même progrès, quand il ne les fait pas mourir plutôt – méfait dont je le soupçonne fort – ne les empêche pas du moins de mourir à leur heure ? Je ne connais pas dans l’histoire de société éternelle, mais je crois bien que plus le progrès matériel est modéré dans un groupe humain, plus celui-ci a de chances de durée, de même que les machines les plus simples et les moins agitées sont celles qui fonctionnent le plus longtemps.

Si l’on veut me permettre une comparaison, inspirée par la préoccupation trop exclusive de M. le conférencier pour le sort matériel du peuple, je dirai qu’il ne suffit pas qu’une nation, comme une armée, soit bien nourrie et bien vêtue ; il faut encore qu’elle soit bien conduite et animée du feu patriotique, qui est encore le principal élément de toutes les victoires.

Une autre comparaison me vient à l’esprit. Ne ressemblons-nous pas à ce grand savant qui cherchait partout ses lunettes, ayant oublié qu’il les avait relevées sur son front pour s’essuyer les yeux ? Cette solution tant cherchée de la question sociale, ne l’avons-nous pas sur le nez ? Chaque commune ne l’a t-elle pas sous son clocher ? De même que le gendarme est absolument nécessaire au maintien de l’ordre matériel, de même la religion est indispensable à l’ordre intellectuel et moral, et les gouvernements qui l’oublient sont les plus grands des imbéciles… Je me trompe, ceux qui les prennent au sérieux le sont encore plus qu’eux.

Après avoir dit franchement ma pensée au sexe fort… et désagréable, je vais me permettre de la dire aussi au sexe aimable. Il s’agit d’un passage biblique omis par les traducteurs de la Genèse. Dieu dit à la femme : je t’ai tout donné pour captiver l’homme ; c’est toi qui dois le régler, le conduire, le civiliser, le rendre bon et sensé ; si tu ne réussis pas, je ne t’en fais pas mon compliment : tu n’es qu’une sotte ! La rectification me vient d’un moine grec du mont Athos, et l’on voudra bien, en considération d’une aussi haute autorité, excuser la crudité des expressions.

Je suis réellement confus d’avoir à rappeler des vérités si banales et cependant si constamment méconnues, et encore plus de les étaler gravement dans un si charmant cénacle. Pour me faire pardonner ce péché de gravité, je déclare que la question sociale, malgré ses menaces, n’a pas le droit de nous faire perdre un moment de distraction, et qu’après en avoir discouru avec équité et bon sens – vous voyez que je ne jette pas des pierres dans mon jardin – il est permis de la plaisanter un peu sur ses côtés bouffons. Il est même permis de danser sur le volcan, comme c’est le cas à Vals dont le sol doit précisément ses rares privilèges à la formidable ceinture d’anciens cratères qui l’environne, et dont le feu s’est si bien conservé et est encore si rapproché de nous, que M. Bodin veut aller y faire chauffer notre soupe et notre café. Bonne chance, M. le conférencier ! En attendant que vous ayez trouvé l’eau chaude, nous continuerons à déguster le champagne frappé qui sort du granit. Après le président d’Expilly, qui le célébra avec effusion, après Mme de Sévigné, dont il inspira plus d’une fois la correspondance ; après le médecin Ferrier, qui écrivait en 1673 que les gens de cour se rendant en foule à Vals n’allaient à Vichy que secondairement, je ne me hasarderais pas à faire l’éloge des eaux de Vals – laus aquœ Valsensis – si je ne trouvais que notre jeune conférencier a trop oublié les vertus mirifiques de la source Marie, si appréciées de temps immémorial par les ménages sans enfants. Or, il est avéré maintenant que la Béatrix et la plupart des sources de Vals ne le cèdent en rien sous ce rapport à la Marie : c’est le secret de leur faveur croissante, et il est évident que, si tout le Midi venait s’abreuver à ces eaux bienfaisantes, l’excédant de sa population – cet idéal révê par M. Bodin – compenserait bien vite le déficit des départements du nord et du centre… Mesdames, je vous invite à clore la conférence par un quadrille.

– Bravo ! cria M. Montaigne oubliant sa dignité présidentielle, et toute la partie masculine de l’auditoire s’associa à cette manifestation spontanée, tandis que les dames dérobaient leur visage derrière des éventails pour rire plus à l’aise.

Une jeune fille se mit au piano, et la soirée se termina comme l’avait conseillé Branbran.


– Sans rancune ! dit Branbran à Bodin, en lui tendant la main.

– Vous ne m’en voudrez pas non plus ? dit l’oncle Jérôme s’avançant à son tour vers le conférencier.

– Vous avez été, tous deux, le sel d’une sauce un peu fade, répondit Bodin, et je n’ai que des remerciements à vous adresser.

On échangea de bonnes poignées de main. Puis, pendant que les jeunes filles dansaient, Bodin étant sorti avec le romancier, les hommes échangèrent franchement leurs impressions sur ce qu’ils venaient d’entendre. Branbran esquiva de son mieux les compliments en reportant à l’ingénieur tout l’honneur de la soirée. Les frères Gerbier notamment paraissaient enchantés de sa réponse à l’ingénieur, L’oncle Jérôme fit la remarque que celui-ci, dans son discours, n’avait pas prononcé une seule fois le nom de Dieu. M. Montaigne excusa cette omission comme non intentionnelle, et Branbran lui-même déclara qu’il n’avait pas jugé à propos de la relever directement, parce qu’il connaissait la rectitude d’esprit de notre jeune compagnon, et ne doutait pas que, le premier éblouissement passé, il ne reconnût les lacunes de notre pauvre raison et ne mit chaque chose à sa place.

Bodin rentra bientôt, avec Vedel, qui lui prodiguait des compliments où perçait une pointe d’ironie ; mais l’ingénieur ne semblait pas y prendre garde. Sa grande préoccupation était de savoir ce qu’on pensait de lui, et vous devinez ce que on veut dire.

Je cherchai naturellement des yeux mademoiselle On : elle était assise et causait avec une vieille dame, tandis que sa cousine dansait. Ces jeunes filles captivaient mon attention par la diversité de leurs traits et de leurs caractères : la « Sarrasine », gaie, pleine d’expansion et d’entrain, l’âme toute ouverte aux espérances de la vie, exhalant les parfums de sa jeunesse comme une rose au soleil ; l’autre, d’un charme plus sérieux, commandant l’admiration et le respect encore plus que l’amour par la céleste sérénité de son visage, l’auréole de ses blonds cheveux et la profondeur infinie de ses yeux bleus découpés dans l’azur du ciel, où l’on croyait voir le rayonnement de son âme. Un jeune homme l’invita à danser, et je trouvai cela très présomptueux, car elle avait ce genre de beauté, surnaturel et mystique, qui ne peut pas s’associer à l’idée de nos plaisirs frivoles. Le jeune homme dut le reconnaître lui-même à la dignité gracieuse du refus. Je me demandai si Bodin ne commettait pas une méprise du même genre, en se permettant d’aimer une créature pareille… en supposant qu’il en fût réellement amoureux.

– Qui sait ? répondis-je en souriant.

– Moi je le sais, répliqua-t-elle. Vous trouvez que je suis trop enfant, et que ma cousine est beaucoup plus raisonnable que moi.

– Je suppose, ma chère enfant, que vous l’êtes infiniment toutes deux.

– Non. Vous êtes trop poli. J’aimerais mieux une entière franchise. Ma cousine vaut cent fois mieux que moi, et il est impossible que vous ne l’ayez pas reconnu tout de suite. Son seul défaut est d’être trop sévère pour elle-même. Je le lui dis quelquefois, mais elle est incorrigible. Cependant il n’est pas défendu de s’amuser honnêtement : n’est-ce pas, Monsieur ? Voilà ce que Lali ne veut pas comprendre. Elle fuit le plaisir – tous les plaisirs, entendez-vous ? – autant que d’autres les recherchent. Elle met autant de soin à cacher ses mérites que d’autres à les faire ressortir. Elle est musicienne, et le rossignol ne chante pas mieux ; mais elle ne veut pas qu’on le sache. Si elle se croyait jolie, elle travaillerait à se rendre laide : concevez-vous cela ? Tout cela ne m’empêche pas de l’aimer de tout mon cœur.

– Qu’est-ce que tu dis-là ? lui dit en se retournant Mlle Tempier qui n’avait entendu que les derniers mots.

– Je dis de toi tout le mal possible.

– Oh ! pour cela, dit l’autre, j’ai bien plutôt peur du contraire !

Bodin tournait autour de nous comme une âme en peine, ou plutôt comme le papillon entraîné invinciblement autour d’une flamme. Il avait quitté le romancier, dont les plaisanteries l’avaient peut-être piqué, et s’était accroché à M. Montaigne. Le vieillard, qui l’avait pris en amitié, devinait aussi bien que moi ses sentiments secrets, dans lesquels, d’ailleurs, vu les circonstances, nous ne pouvions voir, tous deux, qu’une de ces affections aussi pures que passagères, ne laissant place qu’à un souvenir parfumé. Sachant le plaisir que cela devait lui faire, je lui fournis l’occasion d’échanger quelques mots avec les jeunes filles. Celle-ci, par politesse ou autrement, lui témoignèrent le plaisir qu’elles avaient eu à l’entendre, et Mlle Tempier eut l’amabilité d’ajouter qu’une conférence, indiquant une telle variété de connaissances, méritait d’avoir un auditoire plus étendu et plus capable généralement de l’apprécier. Elle fit aussi l’éloge du discours de Branbran, dans lequel elle avait vu, non pas une réfutation, mais un heureux complément de la conférence, et elle ne doutait pas que le conférencier, s’il n’avait cru devoir se tenir exclusivement sur le terrain scientifique, n’eût parlé dans le même sens.

Bodin n’eut garde de protester, bien que cette interprétation ne répondit pas évidemment à sa manière de voir ; mais je crois qu’au fond il fut aussi étonné que ravi de la finesse d’esprit que ces observations révélaient chez la jeune fille, et personne, assurément, ne s’étonnera qu’il n’ait pas eu à ce moment le courage de ses opinions.

M. Montaigne causa ensuite assez longuement avec l’oncle Jérôme, en qui il avait retrouvé, nous dit-il plus tard, un moine très érudit du Xe siècle qui venait de se réveiller dans sa cellule au XIXe.

Tandis qu’ils glosaient ensemble sur de graves sujets, Branbran paraissait non moins occupé avec le père Gerbier au sujet de certaines questions agricoles, où tous deux étaient fort compétents. Bodin crut devoir y placer son mot, dans un but qu’on peut deviner. Je suppose cependant que, s’il rêva pendant la nuit, ce ne fut ni d’agriculture, ni même de géologie.

  1. Voir les Eaux Souterraines de M. Daubrée et l’Essai de philosophie naturelle, de M. Tissot, ingénieur des mines en Algérie. Ce dernier est encore plus hardi, dans ses prévisions scientifiques, que notre conférencier, car il va jusqu’à envisager l’éventualité de communications entre nous et les habitants des autres planètes au moyen du photophone.
  2. Hippolyte Amblard, mort à Paris en 1871, à l’âge de plus de 80 ans, était un ancien pharmacien de Largentière, chimiste éminent, qui avait eu l’idée de résoudre le problème de la direction des ballons en y employant la poudre à canon. – Just Buisson, né à Lamastre en 1844, est mort à Asnières (Seine) le 16 décembre 1886, par suite de l’explosion d’un bateau sur lequel il expérimentait un nouveau système de propulsion, au moyen d’une poudre de son invention qu’il destinait surtout à réaliser l’aviation aérienne.
  3. L’ingénieur fait sans doute allusion à un passage des Œuvres du chevalier Hamilton commentées par Soulavie (Paris, 1781, p. 382), où le naturaliste vivarois, après avoir mentionné l’existence des sources thermales du Vivarais, en constatant que la plupart des sources minérales de ce pays consistent en petits filets d’eau froide, alcaline ou ferrugineuse, fait observer que les thermales ont un débit plus abondant que les autres et voit dans cette diversité de volume la cause de la diversité de température. « Les sources faibles, dit-il, étaient également chaudes à leur origine, car il faut du feu et un feu actif pour décomposer les matières qui renvoient le fluide gazeux, le vitriol, le soufre, etc., et elles se sont refroidies plus facilement que les gros courants, dans le long trajet qu’elles ont dû faire avant d’arriver à la surface du sol ».