Voyage fantaisiste et sérieux à travers l’Ardèche et la Haute-Loire

Docteur Francus

- Albin Mazon -

X

Les merveilles de l’eau chaude et de l’eau froide

Une excursion matinale. – Les fontaines. – Le Calvaire de Vals. – Les opinions de M. Bodin. – Un grave débat. – M. Montaigne prononce l’ajournement. – Les communiants. – Antraigues-sur-Volane. – Le comte d’Antraigues. – Les conventionnels Gamon et Gleizal. – Les Palets. – L’hydrothérapie. – Comme quoi il est dangereux d’écouter les conversations d’autrui.

Le lendemain, je fis avec Bodin et M. Montaigne une excursion matinale pour examiner la topographie de Vals au point de vue de la formation de ses sources minérales.

Dans les fontaines ordinaires, on peut suivre ordinairement la marche de l’eau, depuis la pluie qui en est l’origine jusqu’à la source qui en est le résultat final. Toute fontaine, à ce point de vue, peut être comparée à un entonnoir, dont la grande ouverture est représentée par la surface plus ou moins large du sol qui reçoit l’eau et l’absorbe, et dont le petit bout n’est autre que la source où l’eau est venue se concentrer par suite des dispositions des couches du sol.

Mais en est-il de même des sources minérales ? Dans tous les cas, si les eaux de la surface terrestre y sont pour quelque chose, la grande ouverture de l’entonnoir présente ici de telles dimensions, qu’elle défie toutes les recherches et déroute tous les calculs, puisque, pénétrant dans le sol par des fissures impossibles à déterminer, l’eau est réduite en vapeur, à une profondeur plus ou moins grande, par la chaleur intérieure, et revient sous forme de source minérale par des chemins également inconnus.

Cette théorie de l’origine des sources minérales est démontrée par la nature même de leurs eaux, qui sont le résultat d’opérations chimiques ayant nécessité plus ou moins de chaleur, et ensuite, par la direction verticale des sources de cette catégorie, tandis que les sources ordinaires sont déterminées par le plan incliné des couches imperméables sur lesquelles glissent leurs eaux.

La topographie des régions d’eaux minérales en Vivarais, et particulièrement celle de Vals, confirme cette manière de voir, car, nulle part, on n’y trouve un terrain recevant et accumulant des eaux de pluie ou de rivière dont on puisse supposer qu’une source minérale soit l’émergence.

Ces eaux viennent donc d’un foyer commun de vapeur, situé à une grande profondeur, et la diversité de leur composition s’explique par la diversité des canaux qu’elles ont traversés avant d’arriver à la surface.

Jusques-là nous étions d’accord avec Bodin, mais celui-ci ayant pris texte de ces vues générales pour développer certaines hypothèses géologiques se rattachant plus ou moins aux eaux souterraines, il fallut bien lui opposer quelques réserves.

Notre ingénieur revint sur sa conception de la Terre, animal suî generis, ayant, comme les êtres vivants à sa sur face, une respiration, une digestion, des transpirations, des mouvements en rapport avec sa constitution, et il allégua, comme une nouvelle preuve à l’appui de cette thèse, les transformations chimiques opérées sans relâche dans sa structure intime par l’eau, surtout par l’eau chargée d’acide carbonique. L’eau est le sang du globe, composant et décomposant ses os et ses muscles, et son action s’étend jusques dans les profondeurs des grands viscères, cachés sous le magma pâteux de la région infragranitique. Notre ingénieur est de ceux qui pensent que l’eau, existant à l’état latent dans les roches qui forment l’écorce terrestre, ce qu’on appelle l’eau de carrière, égale en quantité celle de toutes les mers du globe, et qu’il y a un perpétuel échange d’éléments entre elle et l’eau visible.

Il croit que la terre vieillit comme l’être humain, et la preuve, à ses yeux, se trouve dans son refroidissement graduel, dont on pourrait calculer l’extrême limite par une simple règle d’arithmétique basée sur les conditions humaines, la durée des astres, comme celle des hommes, devant être, suivant lui, en proportion de leur taille.

Je hasardai un doute sur le refroidissement de la terre, dont ne témoignent guère, dans tous les cas, l’activité de tant de volcans et de geysers répandus à sa surface.

Bodin répliqua qu’il considérait le fait comme suffisamment démontré par ses conséquences, c’est-à-dire par le soulèvement des chaînes de montagnes, qui ne sont pas autre chose que l’effet des ruptures de l’écorce terrestre, dont les fragments tombant sur le magma pâteux l’ont refoulé au dehors et formé les protubérances qui en cachent les fissures.

Il y aurait eu bien à dire sur tout cela – tellement à dire que le mieux me parut être de ne rien dire du tout. Je me contentai d’admirer la merveilleuse facilité, avec laquelle ceux qui font profession de science positive adoptent, parfois sans broncher, des hypothèses cent fois plus témésraires ou invraisemblables que les croyances qu’ils reprochent aux autres.

M. Montaigne dit alors d’un ton moitié sérieux moitié plaisant :

Est-il bien vrai que nous soyons sur la terre comme des cavaliers sur un gigantesque cheval ? Ou bien sommes-nous simplement dupes de notre imagination. Mais cela serait-il, pourquoi dédaigner les distractions de cette magicienne ? Convenez, mon cher docteur, que, vraie ou non, l’idée plait, elle saisit par sa clarté, elle flatte notre amour propre de voyants, et tout cela, je suppose, est pour beaucoup dans le succès qu’elle paraît avoir obtenue hier.

Nous étions monté, pour bien dominer le bassin de Vals et avoir une idée d’ensemble du pays, sur la colline qui borde le bourg à l’ouest. On y distingue trois petits mamelons. Celui du milieu portait autrefois le château des seigneurs de Montlaur, qui surplombait les vieilles maisons étagées au-dessous de lui jusqu’à la rivière. Il ne reste de ses ruines qu’une étroite porte cintrée qui aboutissait, dit-on, à un pont-levis. Les vignes et les arbres fruitiers ont, en partie, recouvert les décombres. Un autre château, appartenant aux divers coseigneurs de Vals, existait à côté, un peu moins élevé que celui des Montlaur ; il s’est fondu dans un certain nombre d’habitations particulières. L’extrémité méridionale du monticule, qui forme une sorte de promontoire sur le confluent du ravin Voltour avec la Volane, est occupée par un Calvaire. Quand on est sorti du dédale des rues étroites de l’ancien Vals, on éprouve une sorte de soulagement, en atteignant la région et l’air pur du Calvaire. La vigne entoure les pieds de la chapelle, et les fentes de la roche donnent issue à des bouquets d’aubépines, des ailantes, des oliviers. Un mur circulaire entoure le clos sacré. Les stations sont espacées de dix mètres environ. Les tableaux sont en fer en relief.

Sur le point culminant se trouve la chapelle, gracieux monument ouvert par des grilles au sud, à l’est et à l’ouest. L’autel en marbre noir est adossé au mur du nord. Chaque angle est orné de trois colonnettes.

Ce calvaire date d’un siècle et demi. Vers l’an 1732, un chirurgien protestant de Vals, nommé Malmazet, qui s’était converti à la suite d’une guérison inespérée, et avait fait ensuite le pélerinage de Jérusalem, fut frappé de la ressemblance de ce lieu avec le théâtre du supplice de l’homme Dieu. La situation topographique du mamelon, sa forme, ses roches dénudées, son bois d’oliviers, le Voltour figurant le Cédron, enfin le bourg de Vals couché au-dessous comme Jérusalem au-dessous de la sainte montagne, lui inspirèrent le projet de reproduire dans son pays natal le Calvaire de la Palestine. Il acheta le monticule, y fit construire une chapelle et établir un chemin de Croix, dont l’inauguration solennelle eut lieu le 25 janvier 1735. On ne peut pas dire que ce soit l’endroit de Vals le plus fréquenté par les baigneurs, et les guides n’en font guère mention, mais c’est certainement un des points les plus pittoresques de l’endroit.

De là, on domine la vallée, mais sans bien voir le bourg de Vals et le quartier des eaux, qui sont en quelque sorte ensevelis dans la verdure. En revanche, on a une belle vue sur les montagnes environnantes ; au nord-ouest, les âpres montagnes d’Asperjoc (asperum jugum) ; au nord, les, basaltes du champ de Mars, sous lesquelles se cachent la Viole, Genestelle, Antraigues et les débris du château de la Bastide ; au sud, le château et la ville d’Aubenas, avec la magnifique plaine que l’Ardèche baigne à ses pieds.

J’eus en ce lieu avec Bodin une conversation caractéristique des sentiments et des idées de notre ingénieur. Comme, à propos des emblèmes religieux qui se succédaient sous nos yeux, il ne dissimulait guère son dédain des superstitions populaires, je ne pus m’empêcher de lui faire observer que, depuis dix-huit siècles, les croyances qu’il qualifiait de superstitions avaient été celles des plus grands esprits, qu’il y avait peut-être quelque présomption, de la part de notre siècle, à les traiter de si haut ; qu’on pouvait ne pas les partager, mais qu’il était au moins convenable de n’en parler qu’avec une réserve respectueuse – ce que tout esprit vraiment libéral doit, d’ailleurs, faire à l’égard de toute conviction sincère.

II s’excusa alors du mot qui lui avait échappé, mais avoua franchement qu’il avait le culte de l’humanité et non pas d’une abstraction divine qui défie toutes les intelligences ; qu’il était partisan de la raison pure ; qu’il ne voulait croire que ce que les yeux permettent de voir ou la raison de concevoir ; enfin, qu’à son avis, l’avenir du monde était dans la substitution des recherches scientifiques aux discussions métaphysiques.

– Je regrette, lui dis-je, que vous n’ayez pas saisi le sens profond des observations que vous a opposées hier notre ami, et qui me paraissent résumer, dans leur forme humoristique, tout ce que pensent les hommes réfléchis sur la nécessité d’une foi religieuse dans les sociétés humaines. La science pourra sans doute avec le temps réaliser quelques-uns, peut-être tous les progrès matériels, que vous nous avez fait entrevoir avec une chaleur si entraînante ; mais, répondez-moi franchement, est-ce que la raison pure, est-ce que la science, enseigne quelque part aux pauvres diables la résignation et aux riches la charité ? Est-ce que le paganisme a jamais enseigné aux hommes la sublime beauté du sacrifice ? Pour moi, à mesure que j’ai approfondi l’histoire de l’antiquité, j’ai été de plus en plus frappé du saut prodigieux et vraiment surnaturel que le christianisme a fait faire sur ce point à l’âme humaine. Dans les sciences naturelles, j’ai trouvé d’autres motifs de rapprochement avec la religion. Puisque c’est votre domaine, je ne doute pas que tôt ou tard il n’en soit de même de votre côté.

– Je ne conteste pas, dit Bodin, le progrès chrétien, mais je nie son caractère surnaturel. Ceci soit dit par besoin de franchise, et non pour blâmer ceux qui ne pensent pas comme moi. Et puis, ne peut-on pas concevoir la résignation des uns, la charité des autres, l’esprit de sacrifice même, comme un progrès naturel de la philosophie humaine ?

– Oh ! oh ! dit M. Montaigne qui jusque-là n’avait rien dit, tout en prêtant une oreille attentive à notre conversation, voilà un débat que toute une vie d’homme, étant donnée la différence de vos points de vue, ne suffirait pas à épuiser. C’est pour cela que je me permets de prononcer… l’ajournement. Restez sur vos positions comme deux armées solidement retranchées, qui attendent tout… c’est-à-dire la lumière, des circonstances.

– Bien jugé ! dit Bodin.

– … En ne jugeant pas ! ajouta modestement le vieillard.

– Rien ne vaut, en effet, dis-je à mon tour, l’expérience de la vie, et je l’ai toujours vue, chez les hommes intelligents, donner de bons résultats.

Il n’était que 6 heures du matin, quand nous descendîmes de la colline. Quelques baigneurs circulaient déjà dans la grande rue, et plusieurs se dirigeaient vers l’église. M. Montaigne crut reconnaître, là-bas devant nous, l’allure raide de l’oncle Jérôme, accompagné de Mlle Tempier. Le groupe disparut bientôt sous le porche de l’église. Comme, arrivé là, Bodin ralentissait le pas, sous l’empire d’une émotion intérieure, l’idée vint à M. Montaigne de lui proposer d’entrer dans l’église, ce qui fut accepté aussitôt. Nous allâmes nous placer dans une nef latérale, d’où l’on pouvait voir tous les assistants, d’ailleurs peu nombreux à cette heure. Bodin se tint debout tout le temps, dans une attitude très convenable, malgré les sentiments qu’il venait d’exprimer. Au moment de la communion, il put voir, comme nous, l’oncle et sa nièce se présenter à la sainte table et en revenir en quelque sorte transfigurés par les sentiments de piété qui brûlaient dans leur âme. Ils restèrent longtemps plongés dans la prière et le recueillement, et aucun d’eux certainement ne s’aperçut de notre présence. Il me sembla alors que j’avais vu ces deux figures parmi les images de saints qui ornent les vieux livres de messe : l’une représentant l’austérité monacale et l’autre la pureté angélique.

Bodin sortit tout troublé. Quelle impression cet acte de superstition avait-il laissée dans son âme ? Son affection naissante allait-elle en être diminuée ou accrue ? M. Montaigne se faisait probablement la même demande. Mais nous nous gardâmes naturellement de faire la moindre observation. L’arrivée de Branbran vint nous tirer d’embarras. Il nous cherchait pour faire l’excursion d’Antraigues. Clairon parut presqu’aussitôt avec la voiture, où se trouvait déjà notre romancier. L’ex-Zouave venait de se disputer avec le valet d’écurie de l’hôtel, un indigène venu de Marseille, où il avait passé deux ou trois ans, et d’où il avait rapporté certaines théories socialistes qui lui avaient fait oublier de donner l’avoine aux chevaux et de les faire boire. Je l’ai joliment remis à sa place, dit Clairon, et il est resté bouche bée quand je lui ai crié pour conclure :

Per refourma co que vaï maou,
Coumenso, tu, per toun oustaou (1).

Clairon se préparait à nous débiter d’autres proverbes, quand Branbran nous poussa tous dans la voiture et donna le signal du départ.


De Vals à Antraigues, la route monte par une pente assez douce, le long de la Volane. Parfois, la vallée est si étroite qu’au moindre détour elle semble barrée. Ses sinuosités et notre vue bornée nous en dérobent les issues. Puis elle s’élargit, et la ligne blanche de la route s’aperçoit à perte de vue, jusqu’à un nouveau changement de perspective. N’en est-il pas ainsi du voyage de la vie ?

Tout à coup, par delà un contrefort de la montagne d’Asperjoc, apparaît là-haut une tour clocher dans une position des plus pittoresques. Un détour de la route nous la cache bientôt. Au bout de quelques minutes, le clocher reparaît et nous sommes à ses pieds, à l’entrée d’un pont jeté presqu’au confluent de la Volane et de Bize. De là, on peut en quelques minutes monter au village par un sentier ardu, que prennent habituellement les piétons. C’est ce que nous fîmes, en laissant Clairon faire un grand détour avec la voiture, qui devait nous rejoindre sur la grande place d’Antraigues.

De l’histoire de cette localité, je ne dirai qu’un mot. Ses principaux seigneurs furent d’abord les de Cayres, famille venue du Velay, puis les de Launay, famille venue du Gévaudan. Un peu plus loin, c’est-à-dire à Aubenas, ce sont les Montlaur, venus des confins du Velay et du Vivarais ; à Meyras, les Guigues, de la Roche-en-Regnier ; à Boulogne, les Lestrange, venus du Limousin ; à Joyeuse, les Châteauneuf-Randon, venus du Gévaudan. Au Cheylard, ce sont les Bayle de la Motte-Brion, venus du Velay ; à Lamastre, les Saint-Didier, également du Velay. Partout des gens descendus de la montagne pour régner dans les vallées d’en bas. Ce ne sont donc pas seulement les classes moyennes et inférieures, mais aussi les hautes classes, que le sang montagnard, est toujours venu renouveler.

Sous la Révolution, trois hommes d’Antraigues se firent un nom à des titres différents : l’un fut ce fameux comte d’Antraigues, Emmanuel de Launay, le type des aventuriers politiques, qui joua un si triste rôle sous la république et sous l’empire, et sur lequel un livre récent vient encore de jeter de nouvelles lumières (2). Les deux autres sont les conventionnels Gamon et Gleizal. Le premier fut un des plus jeunes membres de cette assemblée (25 ans à peine) et faillit prendre part au dernier banquet de ses amis les Girondins, pour avoir trop cru à la modération des radicaux de son temps. Un hasard heureux l’ayant retardé en route, il trouva les portes de la Convention déjà fermées pour assurer l’arrestation de ses collègues nommés dans le rapport d’Amar (le 2 octobre 1893), et put se sauver en Suisse. Il vit à son passage à Genève le résident Soulavie, qui avait été vicaire à Antraigues, et qui se compromit en ne déployant pas en cette circonstance son ardeur habituelle contre tous les proscrits (3). Gamon revint siéger à la Convention après la chute de Robespierre. Il fut plus tard député aux Cinq-Cents, membre du tribunal de cassation, président du tribunal criminel de Privas, et enfin président de chambre à la cour de Nimes. C’était un lettré, et il se montra, dans sa vie politique, aussi modéré que le temps et les circonstances le comportaient. Ni son vote, ni celui de Gleizal, son beau-frère, ne comptèrent pour la mort de Louis XVI.

La belle fontaine de l’Espissard, qui jaillit devant Antraigues, de l’autre côté de la Volane, à la base de la coulée d’Ayzac, est évidemment le résultat des eaux pluviales de ce quartier s’écoulant, par le canal de l’ancien volcan, à travers les cendres et les scories qui lui forment un filtre hors ligne. Le même phénomène s’observe au Puy de la Nugère, à Mont-Cineyre et dans d’autres volcans d’Auvergne.

Notre plus longue visite, dans les environs d’Antraigues, fut précisément pour la propriété des Palets, ancienne rédidence de Gamon, située au pied du volcan de Craux, au bord de la rivière de Bize. Elle est d’un accès assez difficile, mais on ne saurait imaginer de plus délicieux séjour d’été. La maison est au milieu d’un vaste clos, entre le chemin de Genestelle et la rivière. De l’autre côté du chemin sont de belles prairies surmontées d’un bois de châtaigniers qui va jusqu’au sommet de la montagne. Tout le sous-sol de ce versant est formé de blocs basaltiques que même, en certains endroits, la végétation n’a pu encore recouvrir. Le grand géologue du Vivarais, M. Dalmas, fait le calcul des matières enflammées vomies par les volcans du pays, et le chiffre qu’il donne pour Craux parut ajouter aux espérances de notre jeune ingénieur, qui n’en conclut que plus fort à la proximité relative d’un foyer igné et de sources thermales. Il étudia soigneusement la topographie et l’hydrologie du pays et se montra fort satisfait des faits observés.

Branbran hochait la tête en l’écoutant. Je n’ai pas voulu, lui dit-il, vous contrarier, hier, sur vos excursions dans les profondeurs de la terre, à l’instar de Jules Verne. Il y a cependant une observation essentielle à faire. N’avez-vous jamais songé aux obstacles que peut vous opposer l’acide carbonique ? Tandis que, dans certaines mines, on a pu creuser des puits jusqu’à 1 200 mètres, de profondeur, ne voyez-vous pas que, dans les régions volcaniques, vous serez arrêté à des distances bien moindres ? Tenez, je viens de puiser un verre d’eau à la plus basse source de la prairie, et je l’ai trouvée pleine de globules de gaz qui sont de mauvais augure pour vos entreprises.

– Voilà bien, dis-je alors, une des considérations qui ont le plus refroidi mon enthousiasme du temps où je causais avec MM. Galimard et Clément. Il est évident, en effet, que nous trouverons partout dans ces régions le gaz carbonique à une faible profondeur, comme on le trouve à la surface même du sol à Neyrac et au col d’Ayzac, et l’on peut même se demander si ce n’est pas du même foyer, c’est-à-dire des émanations de nos anciens volcans, que provient ce même gaz, dont la présence dans les grottes et avens de la région calcaire de la basse Ardèche, a plus d’une fois arrêté les explorations de MM. Martel et Gaupillat.

– Voulez-vous que je vous dise franchement mon impression ? reprit Branbran. Eh bien ! votre géologie, sans être déraisonnable, me paraît d’une pratique fort douteuse. Pourquoi s’épuiser à vouloir ce qu’on n’a pas, sans songer à tirer bon parti de ce qu’on a ? Est-ce que les sources thermales existantes ne suffisent pas aux besoins de la médecine à l’eau chaude ? Pour ne parler que de l’Ardèche, nous avons : Celles, qui est entièrement abandonné depuis la mort du docteur Barrier, malgré les étonnantes cures de cancer qu’y opérait le défunt ; Saint Georges, le charmant rendez-vous des bourgeois de Valence ; Neyrac, le grand guérisseur des lépreux, que nous visiterons demain ; et enfin Saint-Laurent, où nous irons un peu plus tard. N’est-ce pas assez pour les gens de la région qui aiment le traitement thermal ? Pour moi, je vous l’avoue, sans nier les merveilles de l’eau chaude, je crois beaucoup plus à celles de l’eau froide. Si vous tenez absolument à ce que des cures merveilleuses soient opérées dans ce charmant vallon, je viens de trouver votre affaire.

Il nous conduisit au sommet de la prairie au bas du graveyras, c’est-à-dire des amas de pierres basaltiques, recouvertes de mousses, mais où la végétation n’avait pu encore s’établir : il en sortait une source abondante et d’une fraîcheur extraordinaire, 2 ou 3° au plus au-dessus de zéro.

– Voilà, nous dit-il, la médecine de l’avenir, celle qui répond le mieux à la fièvre de l’existence moderne, le vrai remède aux rhumes, aux dyspepsies, aux malaises de tout genre qui obstruent nos viscères et irritent nos nerfs, et M. Bodin a eu grandement tort, en énumérant hier les bienfaits de l’eau, d’oublier l’hydrothérapie. Il y a longtemps sans doute qu’on parle de ce système de médication, mais son application n’a encore été ni assez généralisée, ni assez bien réglée. Lorsque les médecins seront mieux convaincus de son efficacité et sauront faire partager leur conviction à leurs malades, ils obtiendront des succès qui les étonneront eux-mêmes. Je parle ainsi par expérience personnelle et, comme elle est confirmée par bien d’autres expériences non moins personnelles… je vous engage à essayer de mon système. Quelle que soit la saison, quel que soit le temps, autant que les circonstances vous le permettront, ne craignez pas de vous faire chaque jour des ablutions à l’eau froide, et vous vivrez… autant que Mathusalem.

Et joignant l’exemple au conseil, Branbran se dépouilla vivement de son complet de nankin qui ne l’avait pas quitté, ne gardant que l’inexpressible, entra dans l’eau glacée, et se frictionna vigoureusement la poitrine, le dos, la tête et les bras, avec une satisfaction visible.

M. Montaigne nous apprit alors qu’il pratiquait depuis un demi-siècle le même système, et qu’il attribuait en partie à cette pratique l’âge avancé auquel il était parvenu.

Et il ne craignit pa d’imiter Branbran.

Et j’en fis autant – et Bodin aussi, sans se demander si ce n’était pas une infidélité aux chaudes Naïades de la région infragranitique,

Nous étions de retour à Vals dans la soirée, après avoir visité tous les volcans et toutes les sources minérales des environs d’Antraigues.

Tandis que nous nous promenions longuement sur la grand’route et dans l’allée des platanes avec Branbran et le docteur Chabannes, Bodin, sous prétexte de ne pas quitter M. Montaigne, resta dans le salon de l’hôtel avec les autres pensionnaires de Beylon.

Quand nous rentrâmes, je trouvai notre ingénieur sous une impression visiblement désagréable. Que s’était-il passé ? Je le sus un peu plus tard par M. Montaigne. Le jeune homme avait entendu – mais là, entendu de ses propres oreilles – une conversation entre les deux cousines, dont il n’avait pu, tant il était ému, rapporter que ceci au vieillard.

– Quand partons-nous d’ici ? avait dit la blonde.

– Je ne sais pas, avait répondu la brune.

Et elle avait ajouté :

– Il te tarde de revoir Jean !

– Sans doute. Et toi Pierrot !

Et toutes deux s’étaient mises à rire d’une façon indécente.

Peut-être, en y réfléchissant, n’y avait-il pas là de quoi tant s’émotionner. Savait-il ce qu’étaient Jean et Pierrot ? – peut-être des enfants – peut-être des chiens ou des oiseaux. Mais l’ingénieur – ce qui prouve combien il avait le cœur pris – n’y avait pas même songé. Il avait raconté la chose à M. Montaigne, en affectant un calme dédaigneux, qui dissimulait imparfaitement un profond dépit. La façon de parler des deux jeunes filles, leur rire, lui avaient paru un fâcheux indice, non seulement pour le rêve auquel il s’était abandonné, mais aussi pour les mœurs de la montagne. Il se reprochait sans doute intérieurement d’avoir vu une déesse là où il ne pouvait reconnaître maintenant qu’une vulgaire padgelle. En souriant de la colère du jeune homme, je me surpris à m’intéresser moi-même très paternellement, il est vrai, mais d’une façon insolite, à la « Sarrasine ». J’étais offusqué de Pierrot comme l’ingénieur de Jean. Nous serions nous trompés l’un et l’autre sur la candeur de ces enfants ? Mais mon amour propre de physionomiste se révolta contre cette supposition, et j’aurais dit son fait à Bodin, sur l’heure, si je n’avais pensé qu’il valait mieux attendre le lendemain. Après tout, l’incident pouvait avoir un bon côté, en rendant la tranquillité à ce jeune homme, qui était décidémment trop inflammable pour un ingénieur de trente ans.

Avant de se quitter, on délibéra sur l’emploi de notre temps et les excursions futures.

– J’espère, dit Branbran à l’ingénieur, que vous ne nous quittez pas de sitôt. Voyez-vous, jeune homme, il y a beaucoup à apprendre avec deux sages comme le docteur et notre vénérable magistrat, compliqués d’un fou comme votre serviteur – trio panaché comme l’humanité elle-même. Je pense donc que, malgré le plaisir que vous semblez prendre au séjour de Vals, vous nous accompagnerez demain à Neyrac.

Ici encore le dépit de l’ingénieur se trahit.

– Oui, dit-il, partons et ne revenons plus. Je suis fatigué de Vals.

Branbran, qui n’y comprenait rien, me questionna, et quand il fut mis au courant, se contenta de dire :

– Est-il nigaud ! On consentirait cependant à l’être au tant, à la condition de redevenir jeune.

  1. Pour réformer ce qui va mal – Commence, toi, par ta maison.
  2. Pingaud. Un agent secret sous la Révolution et l’Empire. Paris, Plon, 1893.
  3. Voir notre Histoire de Soulavie, I, 229.