Voyage fantaisiste et sérieux à travers l’Ardèche et la Haute-Loire

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XI

Une station patriarcale

Neyrac. – Le trou de la poule. – La vanité aux eaux. – Une nouvelle fontaine de Saint-Allyre. – Les Volcaniques. – La promise. – La famille Gerbier. – Une musique villageoise. – Le volcan de Jaujac. – Le château de Ventadour. – Meyras et Montpezat. – Les montagnes vivaroises. – Madame Rivier. – L’éducation des filles. – M. Dalmas et les Sorcières du Vivarais. – Le sabbat.

Léon Vedel qui, je crois, suivait avec une maligne curiosité les péripéties amoureuses de l’ingénieur, nous accompagna à Neyrac. Que vous dirai-je, lecteurs, de cette localité ? J’en ai déjà parlé longuement dans un autre ouvrage (1). Faujas et Soulavie en avaient parlé bien avant, de façon à piquer la curiosité de tout amateur de pittoresque et de science naturelle. L’eau, qui bouillonne dans son réservoir, me fait songer à mon aïeul, qui, le premier, constata la présence de l’eau chaude, en plongeant sa main tout le long de la rigole qui arrose la prairie (2). On y montrait autrefois le Trou de la poule, comme on montre la Grotte du Chien à Pouzzoles et à Royat. Mais, à Neyrac, le Trou de la poule, après avoir servi pendant un demi-siècle à l’asphyxie de malheureux poulets ou d’innocents lapins, est devenu une sorte de crypte où l’on prend des bains de pied dans l’acide carbonique.

Après avoir été fréquentés du temps des Romains et ensuite par les lépreux du moyen-âge, les thermes de Neyrac étaient tombés dans un oubli si complet, que, lorsque Faujas visita la localité vers 1770 pour voir, non pas les eaux dont il n’était plus question, mais les fosses méphitiques dont il avait entendu parler à Aubenas, c’est par hasard qu’il aperçut l’ancienne piscine. Son attention fut attirée par les bulles de gaz qui s’en dégageaient, et il but de cette eau, malgré les paysans, qui voulaient l’en empêcher, en disant qu’elle était dangereuse.

Remises en honneur vers 1840, ces eaux attirèrent surtout des gens atteints de maladies de la peau. Pendant plusieurs années, il y vint des lépreux espagnols et l’on parle encore des guérisons miraculeuses opérées sur leurs personnes.

Les eaux de Neyrac, qui sont troubles, ont été l’objet d’analyses qui ne le sont guère moins, dans tous les cas peu concordantes. MM. Mazade et Ossian Henry y ont trouvé des substances qui n’ont été constatées dans aucune autre source, entr’autres le titane, le molybdène, le tungstène, le tantale, etc ; mais le fait a été contesté par d’autres chimistes, notamment M. Lefort. Je ne me chargerai pas de décider entre les deux parties ; il est bon toutefois d’observer que beaucoup de découvertes, du même genre, après avoir été niées, se sont trouvées vérifiées avec le temps et les progrès de la science. C’est ainsi que l’arsenic, qui semblait autrefois l’apanage de quelques sources, se retrouve presque partout. M. Valchner signale sa présence dans tous les dépôts ferrugineux fournis par beaucoup de sources. D’après M, Chatin, l’existence de l’iode dans les eaux minérales serait un fait général. Au lieu de donner tort à MM. Mazade et Ossian Henry, je serais plutôt tenté de croire que les chimistes futurs reprocheront à M. Lefort de n’avoir pas bien vu et démontreront, par de plus subtiles analyses, que le titane, le molybdène et compagnie existent, non seulement à Neyrac, mais dans bien d’autres eaux. Ainsi vont les choses en chimie. Nous n’avions autrefois que des sources sulfureuses et ferrugineuses ou alcalines (ces deux dernières souvent confondues sous le nom de vitrioliques) ; aujourd’hui on se perd dans leur nomenclature, et les plus fins chimistes sont loin de s’accorder entre eux. – C’est le progrès. – Chaque fois qu’il résoud une question, il en surgit dix autres plus compliquées que la première.

Neyrac, abstraction faite des vertus spéciales de sa grande source, est, à mes yeux, l’idéal pour ceux qui vont aux eaux, non pas en vue de parader et de s’amuser, mais afin d’y trouver le repos et l’air pur. C’est la station patriarcale par excellence. Les habitudes y sont d’une simplicité antique. On y vit, à la bonne franquette, dans des cages de verre. A peine si on se ferme à clé la nuit dans sa chambre, On prend son bain en plein champ, la fenêtre du cabinet toute grande ouverte du côté de la prairie, ce qui permet de voir et d’entendre les oiseaux qui sautillent et chantent aux branches des saules. Pourvu qu’on laisse, comme enseigne, son chapeau ou sa mantille suspendus à la porte du cabinet, les amis peuvent venir causer à travers la cloison.

Pendant toute la saison, on dîne en plein air à l’ombre des châtaigniers, et la table d’hôte de l’hôtel Vigier est non seulement remarquable par une cuisine exquise – ce dont je ne lui fais pas mon compliment, car mieux vaudrait aux eaux plus de frugalité – mais par un charmant mélange de gaité et de convenance, de costumes et de physionomies.

La vanité, qui s’étale si complaisamment dans les grandes stations d’eaux est ici inconnue. Voyez à Aix, à Vichy, à Vals même, les efforts que chacun fait plus ou moins, pour se faire valoir, pour donner aux autres une haute idée de son origine et de son incommensurable importance. La chose se pratique avec plus ou moins d’habileté, et les moqueurs ont là un curieux champ d’observation. Et les plus sages – du moins qui se croient tels – se surprennent glissant parfois eux-mêmes dans ce ridicule. Eh bien ! à Neyrac, c’est impossible. Au bout de deux jours, tout le monde se connait, et il n’y a pas moyen, avec la meilleure volonté du monde, de jeter de la poudre aux yeux du voisin.

Neyrac est encore, comme station minérale, dans les langes de l’enfance, ce qui donne à son paysage et à ses allures une grâce et une rondeur toutes particulières. On serait tenté de lui dire comme à un enfant de cinq ans : pourquoi ne resterais-tu pas toujours jeune ? Aussi les projets de rénovation, qui reviennent périodiquement sur le tapis à propos de cette localité charmante, me trouvent-ils assez froid. On veut y créer un vaste et somptueux établissement, où il y aurait des corridors, des salons de jeu, de billard et de lecture, des cabines de bains coquettes et sentant le renfermé, comme dans tous les thermes qui se respectent. Combien son charme rustique actuel me paraît préférable ! Heureusement le changement n’est pas prêt à s’effectuer, grâce aux exigences plus ou moins déraisonnables que chaque tentative a rencontrées auprès des propriétaires du cru. A quelque chose malheur est bon.

La visite du bassin de Neyrac fut pour Bodin une diversion heureuse à ses préoccupations intimes. Il explora avec nous le cratère de Soulhol, qui s’ouvre avec une énorme pivoine rouge, noire et bleue, sur le versant de la rivière de Jaujac, puis les suintements siliceux, qui forment, sous le pont de Neyrac, un travestin plus dur que le granit, et au moyen desquels il serait facile d’établir en cet endroit une nouvelle fontaine de Saint-Allyre. Un indice de notre peu d’esprit d’initiative se trouve dans le fait que cette idée, déjà émise au commencement du siècle, n’a encore trouvé personne pour la réaliser. On lit dans la Statistique de l’Ardèche, écrite par M. Joseph de la Roque en 1808 : « Le docteur Embry, d’Aubenas, pense qu’on pourrait établir en cet endroit (Neyrac), une fabrique de bas-reliefs, en disposant des moules d’une manière convenable comme on l’exécute ailleurs ». Les eaux pétrifiantes ne sont pas rares dans l’Ardèche, comme le montrent les nombreuses grottes à stalactites qui existent dans la partie méridionale du département. Une source de ce genre, au mas des Lombards (Vinezac), est célèbre dans la région.

Bodin étudia longuement la géologie locale et toutes les fontaines minérales des environs, notamment les sept ou huit nouvelles sources dites Volcaniques, récemment découvertes au-dessous de la fabrique Tarandon. L’une, qui sort du granit porphyrique en décomposition, est fort curieuse, et les passants peuvent, du haut de la grand’route du Puy, suivre ses agissements qui lui ont valu le nom d’Intermittente.

Son aspect est habituellement celui des autres sources, c’est-à-dire qu’elle bouillonne, comme un pot-au-feu, au bout du goulot, en forme de dame-Jeanne, qu’on lui a fabriqué avec du ciment. Mais, toutes les demi-heures, elle s’anime, élève son jet, sous la forme d’un beau panache blanc, jusqu’à un mètre de hauteur, puis comme fatiguée de cet effort, descend et disparaît un moment à plusieurs mètres de profondeur, où l’on entend ses grondements sourds. Si l’on met alors le nez à l’orifice, on sent une odeur sulfureuse, et l’on se retire avec la pensée qu’il est bien dommage de voir ainsi se perdre dans la rivière une eau qui fournirait d’excellents bains.

– Entendez-vous là-bas, dit Bodin, l’acide carbonique qui se ramasse de nouveau, et dont la pression va tout à l’heure faire remonter l’eau ? Comment croire, devant de pareils phénomènes, que le foyer de combustion, d’où vient ce gaz, soit bien éloigné du sol ?

Les eaux de cette Intermittente, et généralement toutes celles qui suintent du sous-sol basaltique de Neyrac, paraissant avoir la même vertu pétrifiante, que nous avions déjà remarquée sous le pont de Neyrac. Elles font, avec les sables et les cailloux agglutinés, une roche nouvelle d’une telle dureté, qu’il est plus facile de la casser dans ses noyaux de basalte ou de granit que dans ses jointures siliceuses.

On déjeuna sous les châtaigniers, ce qui est une des attractions de Neyrac, dont le séjour, d’ailleurs, est bien préférable à celui de Vals pendant les fortes chaleurs, grâce à une fraîcheur de l’air qui s’explique par une altitude d’environ cent mètres de plus.

Après déjeuner, on causa en promenant dans l’allée des polonias. A un moment, le romancier qui venait de s’entretenir à l’écart avec Bodin, vint à moi et me dit :

– Qu’a donc votre ingénieur ? Son humeur semble aussi mauvaise que s’il avait déjà manqué sa fameuse trouée du globe.

– Quoi donc ? Que vous a-t-il dit ?

– Voici l’histoire. Ayant compris ce qui était facile – que le jeune homme avait commencé un roman jugé par moi impossible – le faisait-il pour me braver, le scélérat ? – j’ai voulu charitablement le prévenir qu’il suivait une voie qui ne pouvait le mener à rien, et je lui ai appris, ce que je venais d’apprendre moi-même, que la belle enfant était promise.

Savez-vous à qui ?

– Ma foi, je l’ignorais, mais, lui, comme plus intéressé sans doute, le savait. L’heureux mortel s’appelle Jean. Il y aurait une étude psychologique à faire sur la manière dont le jeune homme a prononcé ce nom.

– Bah ! votre imagination dramatise un peu trop les choses. D’un feu follet, qui se sera évanoui ce soir ou demain, vous faites un feu de la Saint-Jean, bien que la fête du saint soit passée. En admettant qu’il y ait eu une étincelle, une lueur de sentiment, la distance et l’éloignement, sans compter le dépit, empêcheront un incendie, et le voyage, sinon la géologie, en aura bientôt raison.

– Qui sait ? dit M. Montaigne qui venait de nous rejoindre et avait entendu la fin de notre conversation.

Le vieillard, qui paraissait s’intéresser de plus en plus à Bodin, demanda alors au romancier s’il avait quelques données sur la famille Gerbier.

– Tout ce que je sais, répondit Vedel, c’est que les deux frères passent pour les plus honnêtes gens du monde. Ils habitent leur domaine de Sainte-Eulalie, où ils élèvent, comme tous les gens de l’endroit, des chevaux, des vaches et des moutons. On dit que le meilleur beurre de la montagne sort de chez eux.

Le frère aîné, celui dont l’intervention dans la conférence nous a valu un si joli speech de votre ami, l’habillé de jaune, est célibataire. On l’estime et on le vénère dans le pays, mais, vous le dirai-je, on le regarde comme ne jouissant pas de toutes ses facultés. Et savez-vous pourquoi ? Parce qu’il a montré, pendant toute son existence, une vertu, un désintéressement antiques. Moi qui ris un peu de tout, Messieurs, je n’oserais pas rire de cet homme là. Quand son cadet se maria, il lui fit donation de sa part d’héritage, sans rien se réserver ; je me hâte d’ajouter que le cadet n’est pas un ingrat, et que son généreux aîné est toujours assuré de trouver un asile dans la maison paternelle, Gerbier cadet a perdu sa femme, qui lui a laissé une des deux jeunes filles que vous avez vues. Or, les deux frères avaient une sœur, qui se maria au Puy à un marchand nommé Tempier, et eut une fille dont Mme Gerbier fut la marraine. Et comme la marraine s’appelait Eulalie, du nom de la patronne du village, la filleule reçut le même nom. Par contre, la brunette, qui eut pour marraine Madame Tempier, reçut le nom de Marie, en souvenir de Notre-Dame du Puy, pour qui la marraine, depuis qu’elle habitait cette ville, s’était prise d’une dévotion particulière. Comme trait de mœurs, je note ici que le nom de Gerbier paraît venir de la montagne au pied de laquelle leur domaine est situé, le Gerbier de Jonc, ce qui fera plaisir au docteur, en lui montrant que les familles dans la montagne sont plus solidement fixées au sol que dans la plaine, puisque le choix même de leurs noms tient à la topographie locale ou à des traditions religieuses, tandis qu’il procède trop souvent ailleurs – Confiteor – de souvenirs romanesques ou d’autres considérations profanes.

Je continue mon histoire. La sœur des Gerbier s’était mariée au Puy à un homme dont les affaires ne prospérèrent pas. On dit même que c’était un ivrogne – ceci pour servir à la thèse de ceux qui prétendent que les ivrognes et les cordonniers ont le privilège d’avoir de plus jolies filles que les autres. Ivrogne ou non, il est mort ainsi que sa femme, en laissant, outre la belle personne que vous avez vue, un garçon qui est en apprentissage quelque part, à Lyon, je crois. Ces deux enfants ont été naturellement recueillis par leurs oncles qui les traitent comme leurs propres enfants. Eulalie a été élevée avec sa cousine dans un couvent du Sacré-Cœur (Alais ou Avignon), et je suppose qu’il est question d’un mariage pour elle, puisque, comme je l’ai dit à l’ingénieur, on a entendu l’un des oncles répondre à certaines ouvertures que sa nièce était promise.

Voilà, Messieurs, tout ce que j’en sais, et si je ne l’ai pas aussi longuement raconté au jeune homme, c’est sa faute, attendu que, même avant ma révélation, il ne paraissait pas parfaitement de sang-froid.

L’ingénieur resta assez longtemps sans reparaître. A son retour, il affecta un air de gaieté et d’indifférence qui aurait pu tromper des personnes moins au courant que nous de la situation. On se garda naturellement de toute allusion à ce qui pouvait le toucher.

Un petit incident vint heureusement apporter une diversion à l’émotion des uns et à la curiosité des autres. La colonie baigneuse fut mise en émoi par l’arrivée d’une musique. Qu’est ce que cela peut bien être ? Tout le monde est sur pied. Neyrac n’est guère un lieu à grosses recettes pour les comédiens et les écuyers de cirques, et c’est à peine si quelques chanteurs de café-concerts y font parfois leurs frais.

La musique, qui nous arrive, est, d’ailleurs, fort élémentaire, puisqu’elle se compose simplement d’une trompette, d’un tambour et d’une grosse caisse, mais on ne saurait croire l’effet des musiques les plus simples dans les endroits où l’on n’est pas habitué d’en entendre. Celle-ci résonne merveilleusement dans les basaltes d’alentour, et les échos en relèvent la simplicité.

Des chapeaux enrubannés, qui précèdent les musiciens, nous expliquent le mystère : c’est une vogue ; les jeunes gens de Meyras ont voulu inviter les baigneurs et les baigneuses de Neyrac à venir danser le lendemain au chef-lieu de la commune. Deux d’entre eux portent une grande corbeille pleine de gâteaux, qu’ils offrent à tout le monde. Ils donnent des aubades à chaque maison ayant quelque apparence et font la quête. Les habitués de Vigier prennent leur café en musique. Nous admirons tous le magnifique chapeau orné de rubans que porte le personnage principal. Est-on heureux d’être coiffé de la sorte ? On nous dit que ce chapeau est mis en loterie. Je me demande ce que le gagnant pourrait en faire, à moins de l’envoyer au préfet opportuniste qui l’enverrait à l’institutrice laïque la plus méritante… (3).

Il y a des gens qui sourient de la musique de ces braves gens ; ce dédain me déplait ; les musiques villageoises ont un cachet à elles qui m’a toujours intéressé ; je trouve qu’elles valent en leur genre l’orchestre du grand Opéra. Le tambour et la trompette ont un entrain de diable et obtiennent un légitime succès auprès des enfants. Aussi, tous font-ils escorte aux musiciens qu’ils accompagnent avec des cris de joie et en battant la mesure jusqu’à la sortie du hameau.

Peu après, nous eûmes la grande musique après la petite. Le tonnerre nous donna un concert gratuit d’un grandiose charmant. Il commença à jouer du côté du Tanargue. Puis il descendit dans les vallées avec des bataillons de nuages gris. Ceux-ci arrosèrent le pays qui en avait grand besoin. Merci mon Dieu !

Vedel ayant profité d’une voiture particulière pour retourner à Vals, nous décidâmes de coucher à Neyrac. L’endroit est si agréable pour les nuits d’été ! Il semble qu’on y dorme comme les oiseaux, dans les branches des châtaigniers. Nous repartirions le lendemain pour visiter le volcan de Jaujac et le château de Ventadour. Puis… on verrait !

– Quelqu’un désire-t-il retourner à Vals ? dit Branbran.

– Pour moi, dit Bodin, j’y ai terminé mes explorations géologiques, et c’est maintenant dans les vallées de Jaujac, de Montpezat et de Burzet que je dois les continuer.

– Cedant arma togœ, dit alors Branbran. Traduction libre : le pas est à la science. Vive la géologie et notre aimable conférencier !


Nous visitâmes donc le lendemain le cratère de Jaujac, un des mieux conservé du Vivarais, et nous bûmes à longs traits, car il faisait très chaud, à la fraîche fontaine du Péchier qui sort à ses pieds. Bodin fut très gai. Il parla beaucoup et se remua encore plus, comme s’il avait voulu secouer d’importuns souvenirs.

– Il me semble, dis-je à Montaigne, qu’il a repris son assiette…

… Et, continua Branbran, que l’image d’Eulalie ne le tourmente plus guère.

Qui sait ? dit encore M. Montaigne.

La journée fut bien remplie. Après avoir visité Jaujac, nous descendîmes au pont de la Beaume sur lequel semble planer, comme un oiseau de proie, le vieux château de Ventadour. Encore un nom qui prouve la supériorité des montagnards. Encore une famille venue des hauteurs du plateau central pour régner dans la plaine. Les Lévis, devenus au XVe siècle ducs de Ventadour, ont possédé en Vivarais les châteaux et places de la Voulte, de Rochemaure, de Chomérac, du Cheylard, et même de Tournon et d’Annonay. Or, par une de ces ironies familières à l’histoire, si leur nom dans l’Ardèche moderne flotte encore comme une épave du grand naufrage, ils le doivent, non pas au souvenir de leur puissance ni aux services rendus, mais à la situation pittoresque des ruines d’un château fort, qui a fait partie de leur domaine, mais qu’ils n’ont jamais habité. Ce château fort paraît avoir passé par mariage des Montlaur aux Guigues, seigneurs de la Roche en-Regnier, et c’est aussi par mariage qu’il échut à Philippe de Lévis, gendre du dernier Guigues. On ignore la date de sa destruction. Il est probable qu’elle remonte à l’époque de la guerre de Cent ans (4).

Nous visitâmes les sources minérales du Pradel, le vieux pont de Veyrières qui servait au passage de la voie romaine d’Albe à Revessio, puis Meyras où nous fûmes témoins d’une cérémonie dont Bodin lui-même parut impressionné. On portait le bon Dieu à un mourant. Le prêtre marchait sous un dais. Un enfant le précédait, agitant une clochette. Tout le monde s’agnenouillait sur leur passage, et une dizaine de personnes, homme, femmes ou enfants, sans compter un chien, suivaient le cortège. La gravité et le recueillement de tous donnait à ce spectacle un caractère imposant. Le mourant passa quelques minutes après de vie à trépas, car nous entendîmes la cloche de la paroisse sonner les trois coups qui annoncent que quelqu’un vient de faire le saut dans le grand inconnu.

De Meyras à Montpezat, la route serpente sous les châtaigniers en passant au hameau de Champagne qui fut, comme Montpezat, le siège d’une obédience de Saint-Chaffre. Les roues de la voiture soulèvent une poussière rouge en écrasant les pierres ponces vomies par la Gravenne, qui fut l’un des trois derniers volcans actifs de la contrée (avec Ayzac et Jaujac). De ce côté, encore plus qu’à Vals, mes compagnons parurent frappés de la grandeur et de la magnificence des montagnes du Vivarais. Bodin, il est vrai, se préoccupait moins des paysages que des horizons géologiques, et chez lui la science nuisait évidemment à l’art. Mais l’ami Branbran n’hésita pas à déclarer que le pays avait un caractère sui generis qui captivait par son étrangeté, et M. Montaigne con vint que, si les Alpes du Dauphiné offraient des spectacles plus grandioses, le Vivarais abondait plus que toute autre contrée montagneuse, en tableaux originaux.

J’ai vu bien des pays, mais je n’en connais point où la nature présente plus de contrastes charmants ou terribles que dans cette partie du Vivarais. Ici, comme nous venions de le voir au pont de La Beaume, le plus frais des paysages est dominé par une imposante ruine restée fièrement assise sur un roc aride. Là, comme à Montpezat, un torrent de lait bondit à une profondeur vertigineuse entre deux murs de basalte, sur lesquels a été jeté un pont en fil de fer, et que couronne une forêt de châtaigniers à la verdure transparente. Au sommet de la montagne, bien plus haut que tous les terrains verts, s’ouvre terrible, menaçante, la gueule rouge de l’ancien volcan de la Gravenne. Au milieu du tableau, sur le promontoire de basaltes restés debout entre les deux rivières de Pourseille et Fontaulière, imaginez le vieux château de Pourcheyrolles, ancienne demeure du cardinal Flandin, aujourd’hui résidence de l’orfraie et du hibou. Et c’est ainsi qu’en quelques pouces de toile, un peintre habile pourrait concentrer le Vivarais ante-diluvien, féodal et moderne. Il y a longtemps que ce curieux pays dit aux peintres : Mais, regardez-moi donc ! Vous cherchez des sujets : quels sujets prêtent mieux que les miens à l’enthousiasme d’un talent jeune et vigoureux. Celui d’entre vous qui, le premier, saura me comprendre, me saisir, me fixer sur la toile, d’un trait assuré et d’un coloris puissant, celui-là aura, du même coup, atteint la gloire et la fortune.

Que de fois j’ai dit cela au peintre Auguste Bouchet et à mon ancien camarade Xavier Mallet, du Teil ! Tous deux se sont attaqués au paysage ardéchois et non sans succès. Mais l’un est mort et l’autre s’est découragé. Quant aux peintres en renom, ils vont, comme les touristes, chercher midi à quatorze heures, c’est-à-dire, courir la Suisse, l’Italie ou l’Allemagne, quand ils pourraient si bien trouver, parmi les merveilles du plateau central, en Auvergne, en Vivarais et en Velay, un magnifique piédestal de gloire. J’ai quelque idée cependant que, dans le courant du XXe siècle, quelque artiste avisé finira par découvrir le Vivarais.

A Montpezat, on nous montra la maison de Madame Rivier. Le père Rivier était un muletier de l’endroit, qui passait souvent à la Bastide (près de Notre-Dame-des-Neiges), y logeait à l’auberge de la Grande Halte, tenue par Combe, dont il épousa la fille. De cette union sortit la fondatrice de l’ordre de la Présentation. Ayant parlé d’elle assez longuement dans le Voyage au Bourg-Saint-Andéol, je veux constater simplement ici que les sœurs de la Présentation ressemblent singulièrement aux Béates de la Haute-Loire, non pas seulement par la calèche noire, cette coiffure si vénérée dans nos montagnes, mais encore par une foule de détails de leur institution, en sorte qu’on peut bien, surtout en songeant que Mme Rivier fut élevée au couvent de Pradelles, supposer que l’idée première de son œuvre lui a été inspirée par l’exemple de Mlle Martel.

Qu’on me permette encore un souvenir personnel. J’ai connu une vieille dame, qui avait été à l’école des Sœurs de Thueytz, c’est-à-dire au berceau de la Présentation, car c’est à Thueytz que Marie Rivier jeta les fondements du nouvel ordre en 1796, et c’est là que resta la maison-mère jusqu’en 1819 où elle fut transférée au Bourg-Saint-Andéol. Or, j’ai toujours été frappé de la façon dont cette ancienne élève des Sœurs de Thueytz parlait de l’esprit de mortification qu’elles pratiquaient et qu’elles savaient inspirer aux autres. Avec elles, on devait, non seulement accepter comme choses naturelles les privations et les afflictions de tout genre, mais même les rechercher, et il était de règle de s’oublier constamment pour le prochain et de se plaire au sacrifice de soi-même. Je ne sais pas si ces hautes leçons trouvaient toujours des âmes capables de les comprendre et surtout de les suivre. Mais je dois dire que la personne en question fut au moins de celles qui surent en profiter, car elle fut une admirable épouse et mère de famille, et elle sut transmettre à ses enfants les principes que lui avaient si heureusement inculqués les bonnes sœurs de Thueytz.

Toutes les personnes qui ont connu Madame Rivier personnellement en ont conservé une impression très vive, mêlée d’admiration, de respect et de crainte. C’était avant tout une femme de tête, très sainte et très résolue, dure quelquefois pour son troupeau mais encore plus pour elle-même, ne comprenant aucune transaction avec les devoirs et la loi divine. Elle parlait sur la morale et les questions religieuses aussi bien qu’un prédicateur, et prononçait de véritables homélies, qui produisaient un grand effet sur son auditoire. Elle avait sur l’éducation des enfants et sur les règles sévères à y appliquer, des idées très arrêtées, où nos mœurs relâchées pourraient trouver un peu d’excès ; en tout cas, l’excès contraire par lequel on péche aujourd’hui, a des effets bien autrement déplorables. Pendant la Révolution, Mme Rivier se distingua, dans sa petite école de Thueytz, par un zèle si ardent que le brigadier Montchauffé, fameux par ses rigueurs, qui avait sous son commandement cette partie de l’Ardèche, eut un jour grande envie de la faire fusiller « à cause de sa propagande fanatique ». Il en fut empêché par sa maîtresse, une dame Lombard, qui lui dit : Laisse donc en paix cette pauvre estropiée ! Cette famille Lombard a disparu du pays.

Mme Rivier est morte en 1838. A cette époque, l’ordre de la Présentation comprenait déjà 138 maisons, où 350 religieuses se consacraient à l’éducation de la jeunesse. Trente ans après, l’ordre, répandu dans toute la France, en Suisse et au Canada comptait 227 maisons et 2 000 religieuses, et aujourd’hui ce nombre a encore augmenté. C’est ainsi que, sans l’assistance d’aucun pouvoir public – ce qu’on ne pourrait dire de la moindre école laïque – une pauvre fille infirme et d’une instruction modeste, a rendu et rend encore au pays des services qui, sur la base de ce que coûte actuellement l’instruction primaire, représentent des centaines de millions. N’est-ce pas le cas de se demander ce qu’il faut admirer le plus, du dévouement admirable de ces pauvres Sœurs, ou de l’aveuglement inconcevable de ceux qui les persécutent. Est-il possible de songer, sans les plus vives appréhensions à l’avenir que nous réserve l’éducation des femmes telle que nous les préparent les lycées de filles ? Cette éducation peut-elle avoir, en effet, d’autre résultat que de gonfler d’orgueil, de vent et de prétentions mal placées, ces pauvres enfants, d’en faire des pédantes insupportables, de dangereuses déclassées et d’inimaginables mères de famille ? Fénélon et Molière avaient décidément plus de bons sens, et quand on compare les leçons qu’ils ont données sous des formes différentes (le premier pour l’éducation aristocratique et le second pour l’éducation bourgeoise), avec la pédagogie de nos francs-maçons, on ne peut qu’être étonné de la bêtise de gens qui trouvent tout naturel de confier au loup la garde de la bergerie.


J.-B. Dalmas, auteur de l’Itinéraire du Géologue dans l’Ardèche et des Sorcières du Vivarais, membre de la Société d’agriculture du Puy, mort inspecteur des enfants assistés à Privas en 1881, était de Montpezat. Les procès de sorcières de 1519 à 1530 dont il avait trouvé les actes dans les minutes du notaire Valentin, sont de tristes monuments de l’ignorance sauvage d’un temps qui n’est pas encore bien éloigné, puisqu’ils continuèrent après la Réforme et jusqu’au commencement du XVIIIe siècle, dans les Etats protestants de l’Europe aussi bien que dans les Etats catholiques. L’une de ces prétendues sorcières, probablement sous l’action des tortures, avoua toutes sortes de crimes insensés, entr’autres, qu’elle allait dans les airs à califourchon sur un bâton que lui avait donné le diable, que le sabbat se tenait sur le Suc de Bauzon, qu’on y mangeait des enfants, etc. La pauvre folle fut brûlée vive à Montpezat.

– C’est effrayant, dit Branbran, de penser à quel point l’homme peut être bête !…

– Et le redevenir ! ajouta M. Montaigne.


Henry Gard, dans ses notes manuscrites, décrit, en quelques vigoureux coups de pinceau, la Gravenne et Montpezat :

« Vaste volcan au-dessus de Thueytz. Coupe régulière, immense, triste. Arbres désolés, les pieds dans la cendre, semblant chercher à s’échapper comme les fuyards de Pompéï. – Montpezat : fabrique de couteaux, indice des mœurs --. Trois bijoux réunis dans un seul paysage : les grottes des fées, la cascade de Pourseille et le château de Pourcheyrolles. Un rocher percé de grottes vertes porte un élégant manoir. A côté, la rivière déploie le long de la roche rousse, son écharpe d’argent. Le tout se détachant sur les flancs striés et brûlés de la Gravenne ».

Mon regretté camarade Henry Gard, d’Annonay, mort en 1880, avait un double talent de dessinateur et d’écrivain qui, s’il avait su le diriger, l’aurait aisément mené à la célébrité, sinon à la fortune. Mais il était trop artiste pour viser si loin. Il est l’auteur ignoré de la plupart des illustrations des Heures d’Anne de Bretagne et des Evangiles de Curmer. Il a laissé un certain nombre de manuscrits où les flots, quelque fois un peu confus de son imagination, roulent constamment des perles et des cristaux. Nous en avons donné un échantillon dans l’Ardèche au point de vue de la couleur. (Revue du Vivarais 1893).

  1. Voyage aux pays volcaniques du Vivarais, Privas, Imprimerie centrale, 1878.
  2. Soulavie, Histoire naturelle de la France méridionale, VI, 283.
  3. Deux lignes, rayées dans le manuscrit, donnaient ici la clé de l’allusion, qui, d’ailleurs, ne concerne pas la Haute-Loire.
  4. Voir notre article dans la Revue du Vivarais, janvier 1894.