Le pont du Vivarais. – Un clocher qui remue. – Le vendredi saint à Burzet dans l’ancien temps. – Un curé original. – Le démariage. – La chapelle du Villard. – Saint Bénezet et le pont d’Avignon. – Le château du Fau. – La fontaine du Sauvage. – Les anciens charlatans. – La cascade du Ray-Pic. – Un jeune homme de 106 ans. – Les centenaires.
Dans les idées d’autrefois, le Vivarais proprement dit finissait à Burzet. Après ce bourg, c’était la montagne. Aussi le pont du Burzet qui y conduit était-il appelé le Pont du Vivarais. Comme la plupart de nos anciens ponts, celui-ci était à trois arches, celle du milieu à dos d’âne : il a été reconstruit depuis une douzaine d’années seulement.
Henry Gard peint ainsi Burzet : « sombre et âpre village de montagne, encaissé entre quatre immenses pentes de granit. La bise, donnant dans cette gorge, est la plus forte chose qu’on puisse imaginer. Au-dessus, la rivière encaissée, des vallons rouges, des roches noires. Rocher déchiqueté de Pyomélas. Tête gracieusement inclinée de la Champ-Raphaël… ».
Nous arrivâmes à Burzet d’assez bonne heure pour pouvoir encore ce jour-là visiter l’église : c’est un modeste édifice de style roman ; une inscription indique qu’elle fut construite en 1400, mais il s’agit sans doute d’une réparation, car un registre paroissial parle d’une chapelle Saint-Jacques fondée dans cette église en 13… Le clocher est plus célèbre que l’église, parce qu’il remue, ou du moins remuait autrefois, quand les cloches étaient en branle. Ce clocher est un simple mur en flèche, de 80 centimètres d’épaisseur, percé de cinq fenêtres à plein cintre : quatre en bas et une dans la flèche. Il est sur la porte d’entrée, tenant par les angles au mur de l’église ; mais, à la hauteur des voûtes, il s’en sépare par un vide de cinq centimètres environs (qui existe entre la grande voûte du milieu et le clocher). Ce vide s’élargissait autrefois quand on sonnait les cloches. Quelle était la cause de ce phénomène ? La voici : la grosse cloche, qui pèse environ trente quintaux, n’ayant qu’un petit joug ou mouton de fort peu de poids, était fort difficile à manier, et il fallait deux hommes forts pour la mettre en mouvement, tandis qu’ailleurs des cloches du même poids, mais mieux équilibrées, sont aisément sonnées à toute volée au troisième coup par un seul homme. – On a, depuis, changé le montage des cloches, et les sonneries, n’ayant plus alors nécessité les mêmes efforts, le clocher a cessé de remuer, où du moins n’est plus agité que d’un léger frémissement, au lieu des oscillations d’autrefois, qui étaient très sensibles puisqu’on pouvait les apercevoir de l’autre bout du village.
D’après un acte de notaire, du 1er mai 1778, la célébration du vendredi saint à Burzet était marquée autrefois par un usage assez singulier, qui avait pour objet, dit le narrateur, de bien faire pleurer le peuple sur la Passion et de l’induire à bien déclarer ses péchés en confession.
A l’heure de vêpres, le peuple venait en foule à l’église. Il se mettait à genoux, et le prieur, après avoir demandé à Dieu de toucher l’âme des obstinés, se levait et distribuait à ses paroissiens les instruments de la Passion : à l’un, une lance ; à l’autre, un marteau ; à un troisième, une fourche. Le charpentier recevait le marteau, le maréchal ferrant les tenailles, le muletier le fouet, la fille galante la couronne d’épines, le soldat la lance, l’ivrogne l’éponge ou l’aiguière, etc.
Bien ou mal partagés, tous ces braves gens se mettaient en procession. On y voyait des soldats armés, un Caïphe, un Pilate, et l’on prenait pour le rôle de Jésus un jeune homme qu’on voulait réellement punir. On le chargeait d’une croix pesante et on le conduisait ainsi tout nu jusqu’au sommet d’une montagne voisine, avec accompagnement de grands coups de corde et de bâtons. Une brave femme représentait Marie : et une fille sans pudeur, qui faisait semblant de pleurer, figurait Madeleine.
Arrivée sur le Calvaire, la troupe se remettait à frapper le faux Jésus et, s’il pouvait lui échapper, il était fort heureux. On s’en allait en maudissant la victime. Puis, d’autres pensées faisant place à la colère, on se mettait à gambader, à parier à qui sauterait le mieux, à qui descendrait le plus vite la montagne, à qui arriverait le plus tôt à l’église.
Le jour de Pâques, le pauvre diable qui avait été si mal traité le vendredi, venait dans le chœur de l’église en criant par trois fois de toute ses forces : Resurrexi et adhuc vivus. Alleluia-alleluia-alleluia. Il prenait la chappe. Il tenait le cierge pascal pendant l’Evangile. Le prieur lui donnait à dîner et le village oubliait ses méfaits.
Le document que je cite fait observer que ces flagellations publiques ne rendaient pas meilleur celui qui en était l’objet. C’est un nommé Jean Rivière qui fut le patient en 1325, 1327, 1329 et 1330. La dernière fois, il succomba aux coups.
L’acte se termine ainsi : « C’est ainsi que pendant ces siècles d’ignorance et de superstition, on croyait honorer la Passion et la Résurrection de Jésus-Christ. Dans des siècles plus éclairés, la fin de la cérémonie a subsisté et subsiste encore, mais sans fustigation et sans gambades. On porte en procession les instruments de la Passion avec beaucoup de recueillement et de dévotion, et cette cérémonie est fort touchante ».
La procession du vendredi saint continue, en effet, de se faire à Burzet, dans des conditions assez différentes de ce qui se pratique ailleurs, mais qui ne rappellent toutefois que de fort loin le tableau que je viens de rapporter.
On y voit un Jésus chargé de sa croix, mais pour ce personnage on choisit aujourd’hui un des hommes les plus méritants de la commune. On y voit aussi la Sainte Vierge, sainte Madeleine et d’autres personnages de la Passion. Tous les anciens militaires du pays revêtent leurs uniformes et viennent représenter les soldats juifs. J’ai assisté jadis à une de ces cérémonies, et je me souviens de l’effet que produisait sur la population l’aspect des sapeurs, marchant gravement en tête du cortège, avec leurs grands bonnets à poils, et la hache sur l’épaule, comme s’il allaient prendre une ville d’assaut. On gravissait le Calvaire de Burzet plus pénible que celui de Jérusalem, et le personnage qui portait la croix avait besoin d’une force physique et d’une énergie plus qu’ordinaire, pour résister aux fatigues de la journée. Tout le monde prenait fort au sérieux son rôle et, croyants ou non, les nombreux assistants, venus de tous les villages des environs, se seraient bien gardés de troubler par des réflexions ou une attitude inconvenantes, une cérémonie, qui avait pour ainsi dire passé dans les mœurs des habitants.
Un ancien curé de l’endroit, nommé Riffard, avait beaucoup contribué à remettre en honneur, après la Révolution, les pieux usages d’autrefois. Cet abbé Riffard, dont on peut lire l’épitaphe sur une plaque de marbre à gauche de la porte d’entrée de l’église, était né à Accons en 1761 et il est mort curé de Burzet en 1840.
C’était un saint doublé d’un original. Il est légendaire dans le pays, et comme on ne trouve pas tous les jours sous la main des sujets de chronique aussi curieux, on me permettra d’en parler plus au long.
L’abbé Riffard appartenait à une des familles les plus considérées de la région du Cheylard, une famille sacerdotale d’où il sortait, disait-on, quatre prêtres par génération. Il avait été d’abord curé de Saint-Cierge, non loin de son pays natal. Il était grand et fort, ce qui fait toujours bien auprès des paysans. Et le moral était aussi vigoureusement trempé que le physique, ce qu’il devait, au moins en partie aux épreuves qu’il avait subies pendant la Révolution. Riffardou – car c’est ainsi qu’il s’appelait lui-même – n’était pas un de ces hommes qui transigent avec leur conscience. Il avait naturellement refusé le serment imposé au clergé et, courant depuis lors les cavernes et les forêts, avait pu s’assurer que la société des loups était moins dangereuse pour les honnêtes gens que celle des Jacobins. Protégé d’ailleurs, par l’estime et l’attachement de ses paroissiens, il avait continué, en changeant sa retraite de temps à autre, l’exercice de ses fonctions ecclésiastiques. Son logis habituel était une sorte de caverne dont l’entrée était masquée par un grand genêt. Cependant il fut pris un jour et emprisonné au château de Beauregard, où il resta quelque temps.
Après la Révolution, il fut nommé curé à Saint-Clément sous Fay, puis à Burzet, où son courage, sa franchise et sa bonté à toute épreuve, faisaient aisément passer sur la singularité de ses manières et de ses discours ; qui sait même si cette singularité ne contribuait pas un peu aux sympathies générales dont il était l’objet ?
Quand Riffardou prêchait et qu’il voyait une des assistantes assoupie ou inattentive, il lui lançait son bonnet carré, en lui disant : Droulâsso, adué lou (1). Et la pauvre fille était bien obligée de se réveiller pour rapporter le bonnet de son pasteur.
Les jours de vogue, il lui est arrivé plus d’une fois de prolonger son sermon, en disant : Ah ! lebrassos, lenguissez de sourti per ona trépa ! barra los pouortos, ey pas féni ! (2)
Le curé Riffard était allé prêcher un jour à Antraigues. Selon l’usage du temps, il prêcha en patois, mais la presse locale dans l’Ardèche a tellement abusé du patois qu’au risque d’enlever au sermon de notre orateur sacré une partie de sa saveur, je vais le reproduire en français.
« Gens d’Antraigues, dit-il, comme j’arrivais dans votre pays, je suis tombé sur un grand homénas. Il avait des cornes (bôno). Le feu sortait de sa bouche. Il portait une grande fourche. Il m’a dit : Doun vas (ou vas-tu), Riffardou ? – Je lui répondis : Je vais convertir les gens d’Antraigues. – Tu n’y feras rien, Riffardou, m’a-t-il répliqué ; je les tiens tous sous mes pattes : l’un est ivrogne, l’autre voleur, l’autre ruffian. Tu n’y feras rien, et tu n’as qu’à t’en retourner à Burzet. – Eh bien ! continuait le curé en s’animant, je viens vous demander si vous voulez rester avec le diable ou vous convertir ! ».
Les sermons du digne curé étaient, on le voit, d’une netteté saisissante. Ils avaient de plus le mérite d’être courts. Ils étaient, dans tous les cas, admirablement appropriés à l’intelligence et à la tournure d’esprit de ses auditeurs, et l’on assure qu’ils faisaient plus d’effet à Burzet et dans la région, que n’aurait pu en faire une oraison funèbre de Bossuet ou une homélie de Fénelon.
II y mêlait d’ailleurs, des conseils d’utilité pratique et des leçons hygiéniques qui, tombant de la chaire, étaient naturellement très écoutés et ont rendu service à bien des familles. C’est ainsi qu’il recommandait aux mères et aux nourrices de tenir les enfants très propres, de ne pas les serrer dans leur berceau, de changer souvent leurs langes, etc. Et se donnant lui-même comme un exemple du bon résultat des soins de ce genre : Voilà, disait-il, ce que faisait Riffardoune (sa mère). Et, redressant sa haute taille, il ajoutait : Vous voyez que ça réussit !
C’est un saint, je crois, qui a dit : Mariez-vous, ce sera bien ; ne vous mariez pas, ce sera mieux. C’était aussi l’avis de Riffardou qui, dans une de ses allocutions, disait aux jeunes paysannes de Burzet :
« Pauvres fillettes, vous êtes enragées pour vous marier ; vous ne savez pas ce qui en est : au commencement, c’est tout de cœur, puis ça tourne à carreau, puis enfin, c’est tout de pique ! »
Il ne se faisait pas néanmoins un mariage dans sa paroisse sans qu’on vînt le consulter d’avance, tellement était grande la confiance qu’il inspirait. Et il donnait les meilleurs conseils basés sur la connaissance intime qu’il avait du caractère de chacun.
L’incident suivant peut faire supposer néanmoins qu’on n’écoutait pas toujours ses conseils. Il avait, un dimanche, plusieurs mariages à annoncer. Après en avoir annoncé deux ou trois, il s’arrêta – tout le monde attendit curieusement. Alors il dit : Voici le dessert ! Et il annonça le troisième. Il paraît que le nom de Dessert est resté aux mariés toute leur vie.
Peut-être est-ce à la même circonstance qu’il faut rapporter une boutade, qui ne s’expliquerait pas avec le formalisme de nos jours, mais que rend fort concevable la simplicité patriarcale qui distinguait encore, il y a un demi-siècle, les populations de la vallée de Burzet. Il avait plusieurs couples à bénir à la fois. Tandis que les novi attendaient agenouillés dans le chœur, ils purent le voir plus d’une fois sortir seul de la sacristie en chantonnant entre ses dents :
quaouqué jour, quaouqué jour,
quaouqu mộoudiro l’omour !
Finalement il rentra dans la sacristie et revint donner gravement la bénédiction nuptiale à tout le monde.
Mais l’histoire la plus mémorable de Riffardou est la solution donné par lui à la question du divorce.
Deux jeunes gens, qui s’étaient mariés malgré lui, vinrent au bout d’un an ou deux, lui avouer que l’accord n’existait pas dans le ménage, que la vie commune était insupportable, et demandèrent naïvement s’il n’y avait pas un sacrement pour les démarier.
– Il y en a bien un, répondit le curé, mais il est d’une administration très pénible.
– Oh ! répliquèrent les époux, ça ne fait rien, et nous ne regarderons pas à la dépense !
Riffardou les introduisit dans la sacristie, les fit mettre à genoux devant lui, prit un solide gourdin, puis sortit un missel poudreux qu’il plaça sur un pupitre et qu’il se mit à lire d’un ton solennel. Seulement, après chaque verset, il appliquait successivement, sur le dos de ses clients, un violent coup de gourdin. L’un et l’autre prirent patience un moment, mais enfin voyant que cela continuait et que les coups devenaient chaque fois mieux appliqués, ils demandèrent si la cérémonie allait durer encore longtemps.
– Pas bien longtemps, répondit Riffardou ; il faut cependant que l’un ou l’autre y passe (qué l’un ou l’aoutré l’y pêté !) Il n’y a pas moyen de faire autrement.
– Oh ! dirent simultanément les deux patients, alors, c’est assez, M. le curé ; nous ferons comme nous pourrons, mais ça fait trop de mal !
Je dédie ce récit très authentique à M. Naquet, sans oser espérer toutefois qu’il sache en tirer la haute moralité.
Riffardou, allant à une retraite à Viviers, fut surpris en route par un orage et arriva trempé jusqu’aux os. M. Martin, grand vicaire, lui prêta du linge et une soutane. M. Martin était de sa taille, mais beaucoup plus maigre, en sorte que la soutane baillait sur le devant. Les confrères riaient. Riffardou répondit par cette opportune réminiscence : Martinus adhuc catechumenus hâc veste me contexit.
Je n’en finirais pas s’il fallait rapporter toutes les histoires piquantes qu’on raconte de l’ancien curé de Burzet. Je dois ajouter que, tout en riant de ses excentricités, c’est toujours avec un sentiment de respect qu’on rappelle sa mémoire.
Le presbytère de Burzet est un don particulier d’un habitant de l’endroit nommé J.-B. Canor, que le curé Riffard ne manquait jamais de nommer aux prières du nécrologe. J’ignore si cette pratique a été continuée depuis.
Le lendemain, sous la conduite d’un guide obligeant, nous allâmes visiter le petit hameau, qui est à deux ou trois kilomètres de là, sur le sentier de chèvres qui mène à Juvinas. C’est là que serait né saint Bénezet, le légendaire constructeur du pont d’Avignon. On nous montra la maison du Saint : c’est celle qui, avec sa porte et deux fenêtres en ogive, avec meneaux et chapiteaux, à l’aspect le plus vénérable du village on l’appelle : Ves Chautard, c’est-à-dire, chez Chautard, du nom de ses anciens propriétaires, bien qu’elle appartienne depuis deux siècles à la famille Robert, dont un membre est entré là, du reste, en épousant l’héritière des Chautard. La tradition veut que les Robert-Chautard, descendent des Bénezet. La maison et le domaine sont aujourd’hui la propriété de M. Robert, curé de Saint-Vincent-de-Durfort, près Privas.
La chapelle de Saint-Bénézet, dans ce même hameau du Villard, fut bâtie en 1728, au prix-fait de 193 livres 10 sols. On y voit un vieux tableau représentant les visions de saint Bénezet ; le saint est en costume de berger, avec ses moutons à côté.
On nous montra aussi le rocher près du pont de Lamadès, où la tradition veut que l’ange ait apparu à saint Bénezet. Il y avait là autrefois une croix dont le piédestal marqué du millésime de 1175, date présumée de l’apparition, a été transporté sur la nouvelle route près de la fabrique.
Le pays est plein de tradition et de souvenirs sur saint Bénezet. Le saint est un des patrons de la paroisse ; l’autre est saint André. On y célèbre sa fête depuis un temps immémorial ; le deuxième dimanche après Pâques. Il y a, à l’église, une vieille statue de saint Bénezet que l’on promène en procession ; ce jour-là, on lui met un manteau vert, avec un chapeau de berger fabriqué avec la laine du pays, et ce costume a l’avantage de masquer les lacunes de la partie postérieure de la statue qu’on a creusée tout du long pour en diminuer le poids. Le bréviaire du diocèse de Viviers constate qu’il y a des reliques de saint Bénezet à Avignon, à Viviers et à Burzet. Ces dernières ont été données à l’église de Burzet par M. Hély, supérieur du grand séminaire de Viviers. Il est encore à remarquer que l’usage est très répandu dans ce bourg de donner en baptême aux enfants le nom de Bénezet. La preuve que ces traditions ne sont pas d’hier se trouve dans la construction de la chapelle du Villard, il y a bientôt deux siècles, et dans le passage suivant de la lettre du curé de Burzet en 1762 à dom Bourotte :
« La paroisse de Burzet a l’avantage d’avoir produit un saint dont l’Eglise fait l’office. C’est saint Benoît dit le Jeune, autrement dit saint Bénezet, qui naquit au village du Villard l’an 1165, de parents pauvres et pieux. Pendant que ce saint gardait les brebis, une voie céleste l’avertit que Dieu lui ordonnait d’aller bâtir un pont sur le Rhône et, pour cette raison, il partit pour Avignon où il entreprit et réussit à bâtir un pont, ouvrage plusieurs fois entrepris et abandonné par les empereurs. Les prodiges qu’il fit pour construire ce pont prouvèrent sa mission divine. Saint Bénezet mourut à Avignon, âgé seulement de 19 ans, c’est-à-dire l’an 1184. L’on bâtit d’abord une chapelle en son honneur sur ce pont. Son corps y fut déposé, attirant la vénération de tous les fidèles par les miracles que Dieu opérait par son intercession. Mais au milieu du XVIIe siècle, ce pont et la chapelle menaçant ruine, il fut ordonné que l’on transportât le corps de saint Bénezet dans la ville. L’on ouvrit le cercueil et l’on trouva son corps entier et ses habits en bon état. De là il fut rapporté à la même chapelle. Enfin l’année 1674, il fut transporté, du consentement de Louis XIV, à l’Eglise des Célestins d’Avignon où il est encore. En 1728, on fit bâtir une chapelle au Villard, lieu de sa naissance. On y dit la messe. Il y a une grande dévotion des paroissiens, et des étrangers qui reçoivent des marques évidentes de l’intercession de saint Bénezet auprès de Dieu pour eux ».
Cette lettre ne fait que résumer ce que les Bollandistes ont écrit sur saint Bénezet, en se basant, d’ailleurs, sur des témoignages contemporains qui mettent au-dessus de toute discussion l’existence même de saint Bénezet et de son œuvre. Mais, en ce qui concerne son origine, bien que les plus grosses probabilités soient pour Burzet, il faut bien reconnaître que l’on n’a pas encore trouvé de preuves décisives. Il serait essentiel de savoir si le culte et la popularité de saint Bénezet à Burzet sont antérieures ou postérieures aux publications du XVIIe siècle. Je pose simplement la question avec la conviction qu’il n’est pas impossible de la résoudre, attendu qu’il existe dans le pays beaucoup de registres de notaires et autres documents authentiques antérieurs au XVIIe siècle et qu’il doit être conséquemment assez facile de retrouver avant cette époque, si elles y existaient, les traditions locales, constatées depuis lors. M. l’abbé Mollier, curé de Banne, a démontré victorieusement, dans une récente brochure, que les données historiques, les plus nombreuses comme les plus sérieuses, étaient en faveur de Burzet comme berceau du saint, et que les revendications d’un bon prêtre de la Savoie en faveur d’un village de la Maurienne, ne soutenaient pas l’examen ; mais la situation de Burzet à cet égard serait inattaquable, si l’on faisait, sur la base de pièces authentiques, la démonstration que j’indique.
L’œuvre la plus remarquable, sur ce sujet, est celle d’un membre de l’Institut, ancien ingénieur des ponts et chaussées, M. le comte de Saint-Venant, publiée après sa mort par ses enfants (3). On y trouve la reproduction photographique des actes les plus anciens concernant le Saint, et notamment d’une charte lyonnaise de 1245, qui, en confirmant le récit de la charte avignonnaise, vient à l’appui d’une « conjecture, à laquelle de récentes et érudites recherches ont donné une haute valeur longtemps niée, sur la part qu’à eue saint Bénezet à la fondation du pont de la Guillotière à Lyon et de l’hôpital contigu, vers 1182 ou deux ans environ avant sa mort ».
M. de Saint-Venant se prononce pour Burzet, comme berceau du Saint. Son ouvrage reproduit trois vues photographiques représentant le bourg de Burzet, la maison du Saint et sa chapelle au Villard.
Il est évident qu’on perdrait son latin à vouloir préciser l’état civil, la naissance, la mort et les détails de la vie de saint Bénezet, mais il résulte, avec une netteté parfaite, de l’ensemble des faits connus et des témoignages de l’ancien temps, que la construction du pont d’Avignon a été principalement l’œuvre d’un montagnard du Vivarais, doué d’une intelligence et d’une force remarquables, plein de foi dans l’assistance de Dieu et le succès de son œuvre, et que ce personnage est mort jeune en laissant dans l’esprit des populations de la Provence et du Languedoc une trace profonde d’admiration et de reconnaissance. De là l’auréole miraculeuse dont l’imagination populaire a entouré sa figure. Or, la légende ici ne fait que confirmer la réalité du fond, et c’est pour cela que mes compagnons de voyage tempérèrent par une attitude respectueuse l’incrédulité que rencontraient chez eux les prodiges rapportés par les chroniqueurs.
Il est, en effet, bien permis de douter que saint Bénezet ait chargé sur ses épaules devant le viguier d’Avignon, un bloc que trente hommes n’avaient pu ébranler, mais ces exagérations mêmes, qui sont la monnaie courante des récits populaires, n’en prouvent que mieux l’existence d’une vigoureuse individualité, survenue à l’improviste, berger ou bourgeois, paysan ou frère pontife, qui a été l’âme de l’entreprise, si extraordinaire au XIIIe siècle, d’un pont sur le Rhône. N’est-ce pas votre opinion. M. Montaigne ?
– Parfaitement, répondit-il, et je vous sais vraiment gré de nous avoir amené ici, car l’aspect du pays, la vigueur des habitants, l’esprit qui y règne et les traditions que nous y avons trouvées, éclairent, d’un jour nouveau les légendes qui couvrent l’origine du pont d’Avignon.
Nous fîmes une excursions le lendemain au Ray-Pic, la plus belle cascade de l’Ardèche, et aussi un des lieux les plus curieux à étudier au point de vue de la géologie volcanique. Un dicton local prétend même que
Quaou a jamay vi
Paris ou lou Ray-Pi
A paré vi (4).
Comme on trouve tous les jours des gens qui parlent du Ray-Pic, sans l’avoir vu, même en peinture, voici quelques indications à l’usage des vrais touristes :
On peut aller à la célèbre cascade par Burzet ou par la Champ Raphaël. De ce dernier endroit, il faut descendre pendant une heure ou deux par des sentiers très abrupts. Par Burzet, au contraire, il faut monter, mais le trajet est un peu moins fatigant. De ce côté, on peut même faire les deux premiers kilomètres en voiture (jusqu’au mas de la Doucère). Après cela, il n’y a plus moyen d’avancer qu’à pied ou à cheval – à pied surtout. On chemine ainsi, sur la rive gauche de la rivière de Bourges, pendant quatre kilomètres, jusqu’au hameau du Chambon. Là, on passe sur la rive droite, dans la commune de Péreyres. Le pays est naturellement très accidenté, un vrai pays de chèvres, d’où le nom de Chabrons, que porte le hameau, situé trois kilomètres plus loin, où l’on arrive enfin en vue de la cascade. Mais il faut encore deux kilomètres pour l’atteindre ; total, dix à onze depuis Burzet.
Après une collation champêtre dans une cabane des Chabrons, où nous prîmes un guide, nous descendîmes dans la rivière, à travers les prairies et les rochers, pour repasser sur la rive gauche. Finalement, nous arrivâmes au bord du gour : c’est ainsi qu’en Vivarais, et même en Velay et en Forez, on appelle tout amas d’eau un peu profond (du latin gurges probablement). Celui-ci paraît singulièrement profond, car il y a des siècles que le torrent, roulant impétueusement sur un plan fortement incliné, presque à pic, s’y engouffre avec fracas, en laissant sur son passage des nuages d’eau pulvérisée. Il est à noter, que toute l’eau du torrent ne passe pas par la cascade. En réalité, il y a deux cascades : la principale, dont je viens de parler, et une autre à droite qui, divisée et dérivée par les pointes basaltiques, ne présente une vue d’ensemble que dans les grandes crues de la rivière, et en temps ordinaire, fait l’effet de petites colonnes d’argent soutenant des masses brunes de rochers. Quand on visite le lieu, comme nous, dans la matinée, le soleil qu’on a derrière soi produit dans cet atmosphère humide, des effets d’arc-en-ciel d’une intensité prodigieuse. Dans ce cirque entouré de hautes montagnes, où l’on n’entend que le vent ou le bruit des eaux, on se croirait en pleine fantasmagorie.
Du creux du Ray-Pic, nous remontâmes dans la forêt de Cuze, d’où descend la rivière. On peut évaluer à cinq ou six kilomètres son parcours au-dessus de la cascade. Après avoir coulé paisiblement sur le plateau de la Champ-Raphaël, depuis sa source jusqu’au dernier kilomètre avant sa chute, entre des bords frais et fleuris qui rappellent les pastorales de Florian, la rivière devient tout à coup bruyante et inabordable. Elle s’engage avec furie dans un véritable chaos de cavernes et de couloirs, que ses eaux ont creusés dans les brèches volcaniques. On la perd de vue, mais on l’entend gronder sourdement par petites cascades, se préparant au grand saut qu’elle va exécuter.
En attendant qu’un ingénieur donne la mesure exacte de la hauteur du Ray-Pic, on peut l’évaluer de quarante à cinquante mètres.
Soulavie est le premier qui en ait parlé ; mais, en disant qu’on peut « passer sans crainte entre le mur volcanique et l’énorme colonne d’eau », il montre qu’il ne l’a vu qu’à distance, si même il l’a vu. On peut en dire autant de tous ceux qui ont répété la même erreur. Le plus fort est un écrivain, cité par Annet Reboul, l’auteur des Mœurs de l’Ardèche, qui place le Ray-Pic près du pont d’Arc !
Parmi les savants de ce siècle, c’est un Anglais, le docteur Forbes, qui le premier visita le Ray-Pic en 1841. Il crut avoir découvert là l’ancien cratère dont les laves ont couvert tout le fond de la vallée de Burzet et celle de Fontaulière jusqu’au pont de la Beaume, sur une longueur de trente kilomètres, formant cette longue série d’échelons basaltiques, transformés en autant de cascades, lors des crues de la rivière, qui font de cette vallée l’une des plus curieuses de l’Ardèche. Si le docteur Forbes eut poussé son exploration plus loin, il aurait vu que le vrai foyer volcanique de la région était à la montagne de l’Ourseire – ancien pays des ours – qui est encore à une certaine distance de la cascade.
M. Albert du Boys dut visiter le Ray-Pic vers la même époque, car son ouvrage, l’Album du Vivarais, notoirement écrit en vue d’une candidature à la députation dans l’Ardèche, parut en 1842. M. Jules de Malbos n’y alla que beaucoup plus tard ; son excursion, dont le compte rendu se trouve dans l’Annuaire de l’Ardèche de 1856, fut particulièrement intéressante, à cause de la saison de l’année où elle eut lieu : c’était au printemps au moment de la fonte des neiges, et le spectacle était grandiose. Mais, en dehors de quelques bergers de la contrée et de M. Malbos, qui a jamais osé s’aventurer à cette époque de l’année dans un pareil désert ?
Le tableau que nous offrit le Ray-Pic au mois d’août, après une longue sécheresse, fut donc beaucoup moins mouvementé qu’au mois d’avril. Il fut tel cependant qu’aucun de nous ne regretta les fatigues de l’excursion. Branbran seul fut un peu déçu sur un point, car il s’était proposé de nous donner une nouvelle leçon d’hydrothérapie pratique, en s’y soumettant à une douche colossale, et il dut renoncer à son projet devant les difficultés du terrain. Il s’en consola en proclamant plus haut que jamais les bienfaits de l’eau froide et du bon air, qui sont, dit-il, les deux plus grands médecins du monde.
– Avec la paix de l’âme ! ajoutai-je.
La famille noble la plus ancienne de Burzet était celle des Imbert ou Humbert, dont on trouve plusieurs fois le nom dans l’Obituaire des Frères-Mineurs du Puy, comme celui de bienfaiteurs du couvent.
Une autre famille noble était celle des Veyrier, dont le nom vient d’une verrerie qui existait autrefois dans le pays à un endroit qui en a gardé le nom. Ces Veyrier habitaient le château du Fau qui domine le village. On y voit encore une grande cheminée, avec un écusson portant un fayard et les initiales entrelacées A.-V. (Antoine Veyrier). Le château est ainsi nommé d’un magnifique hêtre (faou), qui s’élève comme une sentinelle à la porte de l’ancien manoir. Cet arbre a sept mètres de tour et trois hommes se tenant par la main peuvent à peine l’embrasser. Il n’aurait pas plus de 135 ans, d’après ce que m’a dit l’ancien propriétaire Colomb, mort presque centenaire, il y a trois ou quatre ans : « En le plantant, on mis là sept bessados (charges) de fumier, parce qu’on tenait à avoir un arbre digne de la maison ». Ce Fau devait succéder à un autre plus ancien, dont le père Colomb avait vu la souche tout près de l’endroit où se trouve le nouveau.
La maison du Fau est entièrement établie sur des voûtes ; il y en a sept ; celles du nord ont subi la pluie pendant de longues années, ce qui prouve que la maison a été un moment ruinée puis rebâtie. C’est la plus ancienne maison de Burzet.
Une histoire, qui peut donner une idée de l’isolement du pays il y a un siècle, nous fut racontée au Roure, village au-dessus du Fau. Les anciens se souvenaient d’un couple sauvage, qui vivait dans les bois sans souci du costume, et se nourrissait à l’aventure comme les bêtes. On le considérait, paraît-il, comme un peu sorcier, puisque tout le village n’eut pas de repos qu’on ne se fut emparé de l’homme. Pour le tenter, on mit un pantalon près de la fontaine où il venait boire et qu’on appelle encore la Fontaine du Sauvage. Le malheureux trouva sans doute que, vu le froid, il valait mieux se revêtir d’un pantalon que de continuer à aller tout nu. On profita du moment où il était empêtré en mettant ce vêtement, pour le surprendre et l’arrêter. On le mena à la prison du château du Roure où il fut, ajoute-t-on, cruellement traité et finalement exécuté. Pendant qu’il était en prison, sa femme venait la nuit et lui criait : « Au moins, ne révèle pas les vertus de la sauge et de l’ortie ! » Voilà l’histoire comme la racontent les paysans, mais il doit bien y avoir un fond vrai, car, outre la fontaine du Sauvage où nous avons bu, il existe encore dans les vieilles masures qui ont fait partie de l’ancienne gentilhommière du Roure, une sorte de sculpture informe qu’on peut supposer avoir représenté une figure humaine, et disent les habitants avec conviction, c’est là le Sauvage !
Un souvenir moins contestable, dont on parle encore, est celui de la première charette arrivée dans le pays. C’était vers 1830. Elle fit l’admiration de tout le monde. Ce fut bien autre chose quand on vit apparaître les charlatans Charini qui, malgré des chemins affreux, trouvaient moyen de faire pénétrer jusque sur la plae du Temple leurs grandes voitures à deux chevaux, qui leur servaient d’auberge. Ces honnêtes industriels, qui exploitaient aussi le Gévaudan et le Velay, arrachaient des dents, montraient un squelette, des bocaux remplis de vers énormes ou autres produits morbides du corps humain. Ils ne voyageaient « que pour soulager l’humanité souffrante ». Nous n’avons pas besoin d’argent : voyez plutôt ! disaient-ils, et ils étalaient des sacs ou des assiettes d’écus. Puis, en avant la musique ! et, en définitive, ils faisaient, avec la vente de leurs fioles, de leurs onguents et de leurs compresses (on n’avait pas encore inventé les pilules), d’assez bonnes recettes pour le temps, puisqu’ils étaient propriétaires d’immeubles à Nîmes.
Uu autre charlatan, qui se faisait appeler le Chevalier de Limoges, venait aussi de temps à autre vendre des algues et autres drogues. C’est ainsi qu’à Burzet les charlatans ont été les pionniers de la « civilisation ».
Le premier qui eut une voiture de maître à Burzet était M. Arnaud, notaire et maire. C’était après 1830 ; il eut l’honneur de conduire et de recevoir Madier Montjau, le père du radical actuel, qui venait voir remuer le clocher de Burzet et tâcher aussi de remuer ses électeurs censitaires en sa faveur. Il échoua des deux côtés – le clocher resta immobile et les électeurs l’imitèrent, ou plutôt remuèrent pour un autre.
Bien qu’il y eût alors deux partis comme aujourd’hui, il s’en faut que les divisions fussent aussi profondes, et elles n’empêchaient pas les braves gens de l’endroit de se réunir deux ou trois fois par an au cabaret pour diner ensemble. Au dessert, chacun bien ou mal chantait sa chanson. Puis, la serviette en guise de mouchoir pour la farandole, on sortait en cadence, et on parcourait gaiment le village. Et l’on pouvait voir à ces fêtes improvisées aussi bien les bourgeois et les fonctionnaires, que les plus humbles cultivateurs de l’endroit. Autre temps, autres mœurs. Aujourd’hui, à Burzet comme ailleurs, si l’esprit était aux farandoles, on en ferait deux, et elles se battraient ensemble. Et voilà comme quoi la République est toujours le gouvernement qui nous divise le moins !
Je terminerai ces bavardages sur Burzet, en citant le post-scriptum suivant d’une lettre adressé, le 4 septembre 1831, au sous-préfet de Largentière, par le maire d’alors, M, Lacombe :
« Nous venons d’enterrer un jeune homme âgé de 106 ans ».
Il est probable que l’expression de jeune homme équivaut ici à celle de vieux garçon.
Les centenaires ne sont pas rares dans l’Ardèche. On cite, dans la même vallée, la veuve de Brun dit l’Enfer (un émule de Peyrabeille vers 1833), qui mourut à l’âge de 101 ans. Jean du Solier, l’aïeul du généalogiste du haut Vivarais, mourut en 1675, à Quintenas, à l’âge de 105 ans. J’ai trouvé récemment chez un marchand de portraits, celui de Pierre Defournelle, médecin, né en 1690 à Barjac, département de l’Ardèche, âgé de 119 ans. Est-ce une erreur du portraitiste, ou s’agit-il de Barjac, hameau de la commune de Boffres ? Je n’ai pas eu l’occasion d’éclaircir le fait. Mais le plus bel exemple de longévité dans le vieux Vivarais est celui que cite la lettre du curé de Saint-Jean-Roure aux auteurs de l’Histoire du Languedoc : « Il résulte des registres de la paroisse qu’il est mort ici en 1735 un homme qui avait 135 ans (5) ». En Périgord, un nommé Elie Combel serait allé jusqu’à 140 ans. Mais l’acte où le fait est rapporté remonte à 1342 (6), et les registres des paroisses, quand il y en avait, n’étaient pas aussi soigneusement tenus que ceux de notre état-civil, en sorte qu’il est permis de douter de cette histoire, aussi bien d’ailleurs que de celle de Saint-Jean-Roure. Ce n’est pas que je veuille suspecter la sincérité du bon curé de l’endroit ; mais il y a tout lieu de croire que, d’une façon ou de l’autre, il a été induit en erreur. Outre que les vieillards mettent souvent à se vieillir la même coquetterie que les femmes à se rajeunir, l’imagination populaire joue en ces sortes de choses un rôle assez facile à concevoir. Le fait est que les centenaires ont singulièrement diminué, depuis qu’on fait sérieusement de la statistique. On croyait naguère qu’il y avait en France une moyenne annuelle de 150 décès de centenaires. Or, ce chiffre doit être singulièrement réduit, à en juger par les résultats d’une enquête individuelle faite par le bureau de statistique après le recensement de 1886, qui avait enregistré l’existence de 184 centenaires. Il fut constaté, en effet, que sur ce nombre, 83 seulement pouvaient avoir passé 100 ans, d’après des actes de baptême, de simples déclarations de leurs parents ou d’autres actes (44 avaient 100 ans ; 16, 101 ans ; 7, 102 ans ; 6, 103 ans ; 5, 104 ans ; 3, 105 ; 1, 112 ans, et un vieillard de Tarbes, né en Espagne, 116 ans. Les femmes étaient en majorité comme dans les autres pays).
Pour les 101 autres, il fut constaté que 36 n’avaient pas 100 ans, et que trois d’entre eux étaient des jeunes gens de 25 à 30 ans, qui avaient voulu faire une plaisanterie aux recenseurs, la plupart étaient simplement octogénaires. Pour les 48 restants il fut impossible d’avoir aucun renseignement.
Au point de vue de la topographie des centenaires, les pays de montagne paraissent les plus favorables à la longévité, ce qui s’explique suffisamment par la bonne qualité de l’air autant que par les habitudes de sobriété et de travail, compensant et au-delà les désavantages résultant des imprudences, de la misère et de l’absence de précautions hygiéniques. C’est ce qui nous semble résulter, pour le Velay, de divers travaux statistiques et notamment de l’étude publiée par le docteur Arnaud dans le premier volume des Annales de la Société d’agriculture du Puy (1826), et pour le Vivarais, des données fournies par divers ouvrages et pas nos recherches personnelles. En parcourant l’été dernier les anciens registres paroissiaux de Saint-Agrève, nous avons été frappé du nombre relativement considérable des centenaires et des nonagénaires qui y figurent. Actuellement, l’un des quatre derniers survivants des campagnes du premier empire, médaillés de Sainte Hélène, est un Ardéchois, nommé Sabatier, né à Vernoux, le 15 avril 1792, par conséquent ayant dépassé sa 102e année (7). Un des trois autres, né dans l’Yonne, aurait 111 ans.