Voyage fantaisiste et sérieux à travers l’Ardèche et la Haute-Loire

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XIII

Sainte-Eulalie

Une rencontre inattendue. – Une offre hospitalière. – La succession des sentiments dans un cœur de jeune homme. – Le Suc de Bauzon. – La Vestide du Pal. – Une maison patriarcale. – La prière du soir. – Un dialogue intérieur. – Le plateau de Sainte-Eulalie. – L’air pur de la montagne. – La fondation de l’église. – La foire aux violettes.

Nous ne passâmes qu’une journée à Burzet. C’était foire le lendemain à Sainte-Eulalie et nous n’avions garde de manquer cette occasion de voir de près les mœurs de la montagne. Mais monter directement de Burzet à Sainte-Eulalie n’est possible qu’à pied ou à cheval, et pour y aller en voiture, il fallait revenir sur nos pas, faire le tour de Montpezat, monter au Pal, redescendre dans la vallée de la Loire à Rieutort et remonter aux Usclades.

En prenant cette voie, n’arriverions-nous pas trop tard pour voir le spectacle de la foire ? La question se résolut pour ainsi dire d’elle-même et d’une façon tout à fait inattendue. Nous vîmes tout à coup poindre sur la route le père Gerbier et les deux jeunes filles, tous trois à cheval, qui se disposaient à regagner leur habitation le soir même.

La blonde et la brune montaient avec une grâce parfaite deux poulains qui filèrent rapidement devant nous. Mlle Tempier semblait presser le pas du sien, comme peu satisfaite d’avoir été surprise en amazone, tandis que sa jeune cousine ralentissait la marche de sa monture, pour me jeter au passage un joyeux salut, accompagné d’un rire argentin.

M. Gerbier, monté sur sa jument, suivait assez lentement. On nous raconta que ce vénérable propriétaire nourrissait dans son domaine plusieurs chevaux et que, sur les instances de ses enfants, qui aimaient fort l’équitation, il s’en était fait amener trois à la gare de la Levade. L’aubergiste, qui avait causé avec le domestique de M. Gerbier, à son passage, nous expliqua l’absence de l’oncle Jérôme par l’habitude qu’avait celui-ci d’aller toujours à pied ; il avait passé à Burzet de grand matin et devait être déjà arrivé à destination.

Un romancier – s’il y en avait un ici – ne manquerait pas de m’interrompre pour demander si nos jeunes filles avaient au moins des selles à l’anglaise. Pour rester dans la vérité, je dois dire qu’on ne connait pas dans ces régions les selles à l’anglaise, que les femmes en montagne (quand toute la famille n’est pas entassée sur la barde traditionnelle) montent sur une simple selle comme les hommes, et généralement se tiennent fort bien à cheval, parcequ’elles sont habituées à cet exercice dès leur enfance.

Au reste, pourquoi une femme serait-elle trouvée plus gracieuse sur une selle à l’anglaise ? N’est-ce pas une pure convention du beau monde, à laquelle répond suffisamment, selon moi, la statue équestre de Jeanne d’Arc sur la place des Pyramides ? Quoi qu’il en soit, Bodin lui-même, c’est-à dire le plus intéressé en cette affaire, convint que les deux jeunes montagnardes lui avaient paru faire aussi bonne figure à cheval que les plus brillantes écuyères du bois de Boulogne.

Nous avions salué courtoisement les voyageuses, et il m’avait semblé qu’à la vue d’Eulalie le dépit chez l’ingénieur avait fait place à un autre sentiment. Le père Gerbier, qui arriva deux minutes après, s’arrêta en nous voyant et parut enchanté de la rencontre, surtout à la vue de Branbran dont il avait pu apprécier à Vals la compétence dans les questions agricoles. Les deux hommes se serrèrent cordialement la main, et Branbran en profita pour demander au montagnard des renseignements sur la distance de Burzet à Sainte-Eulalie par les deux directions : il le pria aussi de nous indiquer l’auberge où nous pourrions descendre à Sainte-Eulalie.

– Il n’y a pas d’auberge pour des personnes comme vous, répondit le brave homme ; ce ne sont que des cabanes qui ne répondent ni à votre condition ni à vos habitudes. Mais, en montagne, il n’y a pas un propriétaire ou fermier qui ne soit prêt à offrir l’hospitalité à d’honnêtes gens, et si vous voulez accepter la mienne, nous ferons de notre mieux pour vous recevoir. D’ailleurs, nous n’avons pas oublié l’agréable soirée et la Conférence de l’autre jour à Vals.

Cette offre fut faite avec tant de cordialité naturelle que personne de nous ne songea à la refuser.

– Voilà qui est bien dit, Monsieur, répondit Branbran. Eh bien ! au risque d’être indiscret, nous acceptons. Vive les gens de la montagne !

– C’est entendu ! répliqua M. Gerbier. Nous vous précédons avec nos chevaux. Il nous faut près de trois heures pour arriver. Vous en mettrez environ le double en passant par Rieutort avec votre voiture. Mais le chemin est très beau, et, si vous ne perdez pas de temps, vous pouvez arriver de jour.

– A ce soir ! dit Branbran, en serrant vigoureusement la main du montagnard.

Les jeunes filles étaient en avant et je pense qu’elles durent être fort étonnées en apprenant la visite qu’elles allaient recevoir.

M. Montaigne fut enchanté de l’incident. Bodin en resta tout ébahi. Il était évident que la pensée de Jean l’obsédait. Peut-être cependant eut-il un moment d’âpre plaisir à penser qu’il allait voir ce padgel inconnu, qu’on osait lui donner pour rival. Mais un pareil mot était-il de saison ? Est-ce qu’il avait jamais sérieusement songé pour lui à cette petite montagnarde ? Je suppose que sa pensée se perdait en déraisonnements de la sorte. En fait, il s’efforçait de paraître indifférent. Son premier mouvement cependant fut de dire que nous avions été bien indiscrets d’accepter si facilement l’offre de M. Gerbier.

– Laissez moi la paix, jeune homme, lui dit Branbran. Au fond, c’est vous le plus heureux de tous !

Et il nous quitta brusquement pour appeler Clairon et préparer le départ.

Je me remis à observer Bodin dont l’agitation, qu’il cherchait vainement à dissimuler, disait assez les combats intérieurs. Les études psychologiques m’ont toujours intéressé, mais celle-là surtout, à cause de l’intérêt réel que je portais au jeune homme, malgré nos divergences de vues sur bien des points. J’avais suivi pour ainsi dire pas à pas la marche de ses sentiments. Il est certain que son cœur avait été saisi à première vue. Le fameux coup de foudre, dont usent et abusent les romanciers, n’est donc pas tout à fait un mythe. Cependant la chose va ordinairement par degrés – heureusement pour la paix du monde – surtout quand on a dépassé trente ans, et c’était le cas de Bodin ; le feu, s’il a pris, gagne plus ou moins vite ou s’éteint selon les natures et les circonstances. Je ne sais pas l’impression qu’avait pu produire la rencontre à l’église ; je suppose toutefois que, malgré ses allures de libre-penseur, la piété angélique de la jeune fille avait accru plutôt que diminué le premier sentiment. J’en dirai autant de la conversation qui avait révélé l’existence de Jean et de Pierrot, et de cette autre fâcheuse révélation qu’elle était promise ; car les obstacles irritent l’amour encore plus souvent qu’ils ne le découragent.

Ah ! elle doit en épouser un autre, avait-il dû se dire ; et quel est cet autre ? Or, comme les plus modestes, dans l’espèce humaine, sont pétris d’orgueil et d’amour propre, et il faut avouer que Bodin homme du nord, jeune, instruit et d’un extérieur agréable, pouvait raisonnablement se croire supérieur à un fiancé méridional qui probablement n’avait ni ses avantages personnles, ni sa fortune – car notre ingénieur, comme je l’appris plus tard, était au moins dans l’aisance – on comprend que l’idée eût dû lui venir de ne pas se retirer avant d’avoir vu au moins ce mystérieux concurrent. Cette petite lutte secrète, dont je causais quelquefois avec M. Montaigne, devait être d’ailleurs assez vague et, comme aurait dit un romancier rouler sur les flots changeants d’une mer où l’imagination et la réalité, la curiosité et l’amour, auraient joué à colin-maillard.

Comme on rirait de ces drames de l’in petto, disait M. Montaigne, si, en se rappelant sa propre histoire, chacun de nous n’avait appris les souffrances intimes de ceux qui y jouent un rôle !

Donc, ce mot de promise avait dû piquer Bodin au jeu. Il est évident toutefois que, les choses étant aussi peu avancées, l’éloignement devait avoir bien vite produit son effet naturel : loin des yeux, loin du cœur. Pourquoi diable venait-on de se rencontrer à Burzet ? Pourquoi ce brave M. Gerbier n’était-il pas resté à Vals deux jours de plus, et quelle mauvaise inspiration l’avait poussé à nous offrir l’hospitalité à Sainte-Eulalie ? Le roman paraissait fini. Est-il fini maintenant ?

– C’est le cas plus que jamais, dit M. Montaigne, de répéter la fameuse interrogation de mon illustre homonyme. Après tout, comme disent les théologiens, les voies de Dieu sont impénétrables, et il ne faut jamais s’émouvoir outre mesure, puisque l’événement donne bien plus souvent des démentis que des confirmations à nos craintes comme à nos espérances.

– Qui vivra verra ! dis-je sur le même ton.

Et nous nous mîmes à rire tous deux, en songeant que M. Prudhomme n’aurait pas mieux trouvé, mais en cherchant vainement ce qu’on aurait pu dire de mieux.

Bodin affecta de parler géologie tout le long du chemin. Nous visitâmes en passant la Vestide du Pal, le plus grand des cratères vivarois, qui mesure à sa base intérieure quatre kilomètres de circonférence. C’était autrefois un lac dont les seigneurs de Montlaur firent percer une des parois latérales, d’où sort aujourd’hui la rivière de Fontaulière.

– Voilà, dit Branbran à Bodin, le premier des grands barrages à effectuer dans l’Ardèche, le jour où, les fumées de la politique pure étant dissipées, on pourra s’occuper des intérêts réels du département. Vous y voyez aussi que le progrès consiste quelquefois à revenir en arrière, puisque, d’après les principes que vous avez exposés, il serait bon de rétablir ce lieu dans son ancien état.

Passé la Vestide du Pal, la scène végétale change. Le sapin et le hêtre remplacent les châtaigniers : le sapin surtout : « fûts droits, harmonieux, plaintifs – arbres pleins de mélancolie – forêts qui rendent le même bruit que la mer battue par la tempête (1) »

Le Suc de Bauzon, qui à distance semble un pic coiffé du bonnet phrygien, et, vu de près, a plutôt l’aspect d’une caisse à pétrir le pain, d’où le nom qu’il porte aussi de Maïe de Bauzon, domine le paysage et marque en cet endroit le point culminant de la chaîne qui sépare le bassin de l’Océan du bassin de la Méditerranée. Beaucoup de montagnes, sur les confins du Vivarais et du Velay, portent le nom de Suc. J’ai déjà dit, à propos du Gerbier de Jonc (2), que c’était une sorte de traduction patoise du latin Jugum, comme on peut s’en convaincre quand on retrouve l’indication de ces montagnes dans les documents latins du moyen âge, où le Suc de Bauzon s’appelle Bauzonicum Jugum. Ce mot Jugum paraît désigner surtout un sommet plus ou moins pointu. De là l’expression du paysan des confins du Vivarais et du Velay : Je l’ai frappé sur son suc, c’est-à-dire sur la tête. Quand on a assommé quelqu’un, on dit qu’on l’a essuca. L’expression dessuca, pour se découvrir la tête, et aussi employée dans quelques endroits.

Voilà l’étymologie évidente du mot Suc. Quant au mot Bauzon, M. Aymard, qui, en fait d’intrépidité étymologique, ne le cède ni au chanoine Sauzet ni au baron de Coston, le fait dériver de Baudon par permutation du d en z (comme Doledon transformé en Dolezon) et conclut que baudo ou baudon avec sa syllabe don ou dun (mont) évidemment celtique, signifie le mont Bau. Allant plus loin, il ajoute : « La diphtongue Au répondrait-elle ici à al, comme dans Sausac plus anciennement appelé Salsac, et aurions-nous ici un souvenir de bal, bel, belus ? Nous n’oserions l’affirmer ».

Ni moi non plus. Je trouve même qu’il serait plus simple de faire venir Bauzon, Boson ou même Boison, car on trouve ces trois versions, de Bos ou Bois, auquel on a ajouté la finale on pour désigner un bois plus grand que les autres. Le nom ainsi formé s’est si bien identifié avec le lieu, qu’on a oublié plus tard le vrai sens, et qu’on a dit le bois de Bauzon ou la forêt de Bauzon, comme on dit le détroit de Bab-el-Mandeb (bien que bab signifie déjà détroit en arabe).

L’ancienne forêt de Bauzon, dont il ne reste que des fragments isolés, couvrait toute la partie occidentale du Vivarais qui avait reçu de là le nom de vicaria bauzonica. Le chanoine Rouchier croit que le chef-lieu était à Saint-Genest de Bauzon. Mais M. de Saint-Andéol suppose, avec plus de vraisemblance, que la vallée de Valgorge en était le cœur et le château de Loubaresse le chef-lieu militaire. On ignore à qui appartenait la forêt de Bauzon avant 1537, mais à cette époque elle avait pour seigneur le baron des Eperviers, c’est-à dire Gilbert de Lévis, duc de Ventadour, qui, ayant besoin d’argent, l’inféoda, moyennant finance, aux habitants de Saint-Cirgues. La possession de ses diverses parties a donné lieu à bien des procès. Le dernier, survenu entre certains propriétaires et la maison de Vogué, comme héritière des Montlaur, durait encore en 1840.

C’est aux éruptions de Bauzon que le ruisseau du Gerbier de Jonc doit sa célébrité et sa brillante carrière vers l’Océan, car, sans les amoncellements de laves que ce volcan lui opposa, la Loire aurait continué sa course vers le Rhône et n’eût été qu’une modeste rivière comme l’Ardèche ou l’Erieux. Grâce à Bauzon, qui l’obligea à se détourner au nord-ouest, elle est devenue un fleuve officiel, que nous traversâmes au pont de Rieutort, avant de monter sur le plateau où perchent le Béage, les Sagnes et Sainte-Eulalie.

Celle-ci est au pied du Gerbier de Jonc au milieu de magnifiques prairies. La commune se compose d’un petit groupe d’habitations, d’apparence très modeste, entourant l’église, et d’une quarantaine de fermes où métairies isolées. M. Gerbier habitait une de ces métairies. Il était nuit quand nous y arrivâmes. Nous y trouvâmes l’hospitalité des temps antiques, c’est-à-dire très simple mais très cordiale. La petite « Sarrasine » me fit fête de tout son cœur. On se mit à table dans la grande salle qui servait à la fois de salon et de salle à manger. Selon l’habitude du pays, les dames – il s’agit ici des deux jeunes filles – s’occupèrent du service et ne vinrent occuper leur place qu’au dessert. M. Gerbier parla peu, mais parut s’intéresser beaucoup à la conversation de l’ami Branbran qui discourut ex professo sur l’économie agricole et domestique. Une sympathie mutuelle unissait déjà ces deux hommes et il fut visible que Bodin s’efforçait de s’y faire une place, en laissant de côté la pure science pour ses applications pratiques à l’agriculture et à l’élevage du bétail, ce qui est la principale industrie de ces montagnes. Les irrigations, les épizooties, la manière de faire le beurre et le fromage, la vente des moutons : tels furent les principaux sujets de conversation, et les jeunes filles, tout en n’y prenant qu’une part très discrète, montrèrent que les années de pension ne leur avaient pas fait oublier les anciennes occupations du logis. Leur accent très légèrement indigène qui m’avait un peu offusqué à Vals, me parut d’un naturel charmant en montagne ; je trouvai qu’elles n’en avaient conservé que juste ce qu’il fallait pour donner plus de grâce à leur langage – cette grâce qu’on aime à retrouver chez les femmes étrangères qui, tout en parlant fort bien le français, ont gardé dans leur façon de prononcer, une saveur exotique. Et Bodin m’avoua plus tard qu’il en avait ressenti la même impression. Il me sembla que notre ingénieur avait cherché des yeux ce fameux Jean, qui depuis trois jours troublait son esprit et que, ne trouvant rien qui y ressemblât, il en avait momentanément oublié l’existence.

– Pauvre jeune homme ! pensai-je à part moi, comme tu risques de devenir amoureux pour de bon !

Remarquant à notre arrivée l’absence de l’oncle Jérôme, nous avions demandé de ses nouvelles.

– Mon oncle ! répondit la brunette, il est allé soigner un pauvre malade !

Vers dix heures, on nous conduisit dans nos chambres, car il y avait chez M. Gerbier deux chambres d’amis, ce qui est rare dans ces montagnes, où les auberges elles-mêmes n’ont qu’une immense pièce commune, bordée d’alcôves sans rideaux, au milieu de laquelle boivent les muletiers, colporteurs et autres voyageurs, tandis que les autres dorment – s’ils peuvent – dans les alcôves.

M. Gerbier s’excusa de la simplicité du local et de l’ameublement. Nous répliquâmes en constatant l’air de propreté des chambres et la blancheur des draps et en lui exprimant notre gratitude de sa grâcieuse hospitalité.

M. Montaigne et Branbran furent installés dans une chambre à deux lits, M. Bodin et moi dans l’autre.

– Quelles gens aimables ! dit Bodin quand nous fûmes seuls. Y a-t-il beaucoup de familles comme cela dans vos montagnes ?

– Quelques-unes encore, répondis-je.

– Je vous en fais mon compliment. A propos ajouta-t-il, en affectant l’indifférence, M. Vedel m’a appris que Mlle Eulalie était promise. Que signifie bien ce mot ici ?

– Cela veut dire ordinairement qu’un mariage a été convenu entre parents.

– Et sans doute aussi que les intéressés se sont donné promesse réciproquement.

– Cela dépend. Il peut n’y avoir promesse qu’entre les parents. Mais, comme dans nos pays, il n’est pas d’usage, ni que les parents violentent leurs enfants, ni que les enfants désobéissent à leurs parents, c’est tout comme. Au fait, mon jeune ami, qu’est-ce que cela peut bien vous faire ?

Cette apostrophe déconcerta mon compagnon de chambre. Il cherchait une réponse, quand notre attention fut éveillée par un certain mouvement de personnes et un remuement de chaises et de bancs qui s’entendaient au-dessous de nous. Le bruit montait d’autant plus facilement que, les plafonds étant inconnus en montagne, un simple plancher nous séparait de la pièce d’en bas ; on aurait même pu, en regardant entre les planches mal jointes apercevoir ce qui s’y passait.

C’était la prière du soir qu’on allait dire en famille, et à laquelle tous les domestiques et serviteurs venaient assister.

Quand tout le monde fut placé, M. Gerbier dit :

– C’est toi, Lali, qui diras la prière aujourd’hui, ta cousine étant un peu enrouée.

– Chut ! dis-je à Bodin. Et associons-nous à la prière de ces braves gens.

Eulalie dit la prière, puis les litanies à haute voix, et les répons des assistants montraient combien chacun prenait une part sincère à cet acte religieux.

Cela dura bien un quart d’heure. Après le dernier signe de croix, les domestiques se retirèrent chacun dans son placard, j’allais dire dans sa cabine, car rien ne ressemble plus aux couchettes des paquebots que les lits des maisons de montagne.

– Mon frère est-il rentré ? dit M. Gerbier.

– Non, mon oncle. On l’a vu passer allant voir le malade de Bonnefoy ; mais M. le curé l’a prié d’être ici pour la foire, et nous le verrons certainement demain.

– Il ne faudra pas prendre de résolution définitive avant de l’avoir vu : entends-tu, Lali ?

– Je me conformerai à votre désir, mon oncle.

Mlle Gerbier embrassa sa cousine, et nous crûmes entendre un sanglot

– Allons, enfant, ne pleure pas, dit M. Gerbier ; cela ne nous empêchera pas de revoir Lali quelquefois.

– Bonsoir, mon père !

– Bonsoir, mon oncle !

– Que Dieu vous bénisse, mes enfants !

– Avouez, dis-je à Bodin, que parmi les pratiques et croyances superstitieuses, il y en a de bien touchantes !

Que signifiaient les paroles de M. Gerbier ? L’ingénieur n’osa pas le demander, et j’aurais été d’ailleurs fort embarrassé pour répondre. D’après ce que nous savions, on pouvait supposer qu’il s’agissait effectivement d’un mariage, et je pense que l’image de Jean reparut plus agaçante que jamais dans la cervelle de mon compagnon de chambre. Je pense aussi, que, transporté subitement et d’une façon si imprévue, comme cela venait d’avoir lieu, sous le toit même de l’ange adoré, il devait se demander s’il ne rêvait pas tout éveillé. Comme il se retourna plusieurs fois dans son lit, je supposai encore qu’il retournait dans sa tête bien des points d’interrogation. Et comme je restai, de mon côté, assez longtemps sans m’endormir, je fis encore de la psychologie à ses dépens.

Et d’abord était-il réellement amoureux ? A cela il devait répondre : j’en ai bien peur. Et le dialogue intérieur pouvait continuer ainsi : Est-il raisonnable de prendre feu à première vue ? – Il est possible que cela soit déraisonnable, mais le moyen de faire autrement ? – Et alors ? -– On a vu tant de choses singulières dans ce monde. Cette jeune fille n’a-t-elle pas toutes les vertus, toutes les qualités nécessaires pour rendre un homme heureux ? N’a-t-elle pas reçu une éducation convenable ? – Autre question. Te voudra-t-elle ? Quelle présomption et quelle légèreté ? Tu l’as à peine entrevue, pauvre homme, tu n’as entendu de sa bouche que quelques paroles insignifiantes, et tu crois la connaître ! – Que dirait-on si je ramenais à Paris une petite montagnarde ? On sait bien que je suis naïf, mais ne serait-ce pas dépasser la mesure ? Elle doit être pauvre, mais c’est ce dont je veux pas m’enquérir – se reprenant : dont je ne voudrais pas m’enquérir si je pouvais avoir l’idée d’aller de l’avant. C’est singulier comme je m’égare en d’étranges suppositions. Mais, au fait, elle est promise – voilà qui résoud bien des questions…

Pour moi comme pour mon compagnon de chambre, pensais-je. Allons, au lieu de poursuivre cette investigation des pensées d’autrui, tâchons de dormir.

C’est ce que je fis à la fin, non sans avoir entendu une fois mon voisin laisser échapper cette exclamation : Elle est promise !


Nous fûmes réveillés de grand matin par les beuglements ou bêlements des animaux que l’on amenait à la foire. Il en venait du côté du Béage, qui est l’unique voie du Velay, des deux routes du bas Vivarais (par Mezilhac et Montpezat), et enfin des divers sentiers qui mènent aux communes environnantes. Chaque fermier arrivait sur sa jument, ayant sa femme en croupe et des sacs de fleurs en avant ou en arrière. La cloche du village qui sonna bientôt l’Angelus, puis la messe, les cris des conducteurs de troupeaux, les aboiements des chiens et certaines musiques de foire, mêlaient leur note aiguë dans ce grand concert de barytons. L’ami Branbran était déjà dans la cour, causant avec M. Gerbier, tandis que les jeunes filles, également matinales, dirigeaient les domestiques dans les soins du ménage, sans craindre de mettre elles-mêmes la main à la pâte.

Après les compliments d’usage, M. Gerbier nous conduisit au village, dont les maisons, la plupart en bois et couvertes de chaume ou de lauses (quelques-unes de tuiles émaillées), ont un aspect de misère, en parfaite conformité, d’ailleurs, avec leur malpropreté intérieure. C’est là le grand défaut du pays (où la métairie Gerbier forme sous ce rapport une heureuse exception), celui qui en éloigne le plus les touristes.

On passerait facilement sur les dîners d’auberge, grâce aux truites, aux morilles, aux pommes de terre, qui sur ces hauteurs ont une saveur comparable à celle des truffes du bas Vivarais, et enfin à l’excellent beurre du pays, mais la perspective d’une nuit passée dans les placards que l’on sait, fait trembler les plus intrépides. De vilains insectes y pullulent et, comme les indigènes y sont accoutumés, ils ne jugent pas nécessaire de s’en débarrasser. Une fille d’auberge, à qui l’on demandait s’il y avait des punaises dans les lits, répondit : Non, les puces les mangent !

Hâtons-nous d’abondonner ce sujet pour parler du spectacle admirable que présente le plateau de Sainte-Eulalie, à 1.300 mètres d’altitude, avec ses magnifiques prairies au pied du Gerbier de Jonc, les première qu’arrose la Loire naissante. C’est ici qu’on trouve les véritables prairies d’émeraude, contrastant par l’intensité et l’éclat de leur verdure avec la couleur sombre des pics dénudés. La rosée, comme une fée, y passe entre l’aube et l’aurore, et s’y accroche à tous les brins d’herbes, en mille diamants qui étincellent au lever du soleil. Les perdrix, suivies de leurs poussins, passent effarées et boivent ces pierres précieuses. Au printemps, c’est une orgie d’herbes, de fleurs et de parfums, qui n’a sa pareille nulle part. Aussi le foin y est-il, comme le lait et le beurre, d’une qualité supérieure, et quand on dit qu’il vaut l’avoine, on n’exagère peut-être pas beaucoup.

Le touriste, accessible à des avantages d’un autre ordre, y jouit d’un immense horizon et de l’air le plus pur et le plus tonique.

L’Auvergne ne présente rien d’aussi pittoresque que la région comprise entre le Mezenc et le mont Lozère, avec ses immenses plateaux, son lac le plus grand de la France centrale, et ses profondes déchirures, où les eaux du Chassezac, de la Beaume, de l’Alignon, de l’Ardèche, de Fontaulière, de la rivière de Burzet, de la Volane, de l’Erieux, et de la Loire, se sont ouvert des passages tourmentés.

L’air pur, qu’on respire dans cette haute région, fait éprouver une sensation de bien-être incomparable, ce qui doit tenir à la sécheresse de l’atmosphère. On est surpris de trouver, dans les cuisines du Béage et de Sainte-Eulalie, le sel aussi sec qu’il l’est dans le bas Vivarais aux époques de grande sécheresse. Pas de traces de moisissure dans les appartements. On entre dans des draps – quand il y a des draps – parfaitement secs. Des fusées volantes, gardées dans un galetas à la Chartreuse de Bonnefoy depuis 1890, sont parties l’été dernier comme si elles dataient de la veille. Ces conditions ne se réalisent guère, dans nos montagnes, qu’à une altitude supérieure à 1.200 mètres. Ainsi le village de Mézilhac, qui n’est qu’à 1.150 mètres, est très humide, et la Champ-Raphaël ne l’est pas.

La route, dont l’altitude moyenne est la plus élevée en France ou du moins qui se maintient le plus longtemps à une altitude de 1.200 mètres et au-dessus, est celle (qui va être prochainement terminée) de Mézilhac aux Estables. Elle part de Mézilhac, à 1.190 mètres, pour atteindre 1.350 mètres environ à la Champ-Raphaël, au maximum 1.550 ; elle passe près de la Chartreuse de Bonnefoy (1345), et va aboutir aux Estables (1.250 ou même 1.300), après un parcours de 32 kilomètres. De Mézilhac à la Champ il y a six kilomètres, de la Champ à Bourlatier sept, de Bourlatier à Bonnefoy treize, de Bonnefoy à la limite de la Haute-Loire deux, et enfin de cette limite aux Estables, quatre ou cinq. C’est sur cette ligne que s’établira, tôt ou tard, un sanatorium, c’est-à-dire une de ces stations d’air, dont nous avons eu le tort de laisser, jusqu’ici, le monopole à la Suisse et à l’Allemagne.

Un de nos jeunes médecins, les plus intelligents de l’Ardèche, M. le docteur Paul Pouzet, établi aujourd’hui à Cannes, en avait conçu le projet, et parcourut, dans cette intention, il y a trois ans, la région de Sainte-Eulalie. Nous regretterions qu’il y eût renoncé. Les montagnes de l’Ardèche et de la Haute-Loire, grâce à la différence de météorologie, peuvent fournir entre 12 et 1.400 mètres d’altitude, les mêmes avantages qu’on va chercher en Suisse ou dans l’Engadine jusqu’à 2.000 mètres. Nous connaissons des personnes qui ont passé un délicieux hiver en Suisse près du Saint-Gothard à 1.800 mètres d’altitude et qui sont revenues tout à fait guéries.

Il est à noter que la longévité, dans la région de l’Ardèche qui nous occupe, est en pleine conformité avec la pureté de l’air. Au Béage, les octogénaires sont très nombreux ; il y a même en ce moment sept ou huit nonagénaires. Il n’en est plus de même à Rieutort, Saint-Cirgues, Mazan, la Narce, qui sont au-dessous de 1.200 mètres et au-dessus de 800, région des nuages pour nos pays.

Ce n’est pas d’aujourd’hui que la beauté du plateau de Sainte-Eulalie a été appréciée. La preuve en est dans l’ancienneté de la paroisse. D’après un récent article de M. de Montravel (3), son nom viendrait de Sanctus Eulalius, évêque de Viviers, au milieu du Ve siècle. Dans tous les actes, dit-il, on lit Sanctus Eulalius et Seulaye ou Saint-Aulaye, et en patois Sent-Olayo et Ooulayo. Mais d’abord, il est à noter que l’existence même de cet Eulalius est mise en doute (4). D’autre part, on peut opposer à cette version le paragraphe du Pouillé de l’Eglise de Viviers, antérieur au VIIIe siècle, où il est parlé de la donation d’une église de Saint-Pierre à Arvernatiense sur la Loire, faite par un nommé Bobo et sa femme Eulalie. Or, comme il n’y a pas d’autre église de Saint-Pierre dans cette région que celle du Béage (qui doit peut-être son nom à Bobo), et que Sainte-Eulalie est la paroisse la plus rapprochée du Béage, on peut supposer que les deux églises ont été fondées par le mari et sa femme. En 1079, Odilon Bello, Bertrand du Mezenc et sa femme donnèrent aux moines de Saint-Chaffre l’église de Sainte-Eulalie.

On peut voir, par le Cartulaire de l’abbaye, où cette donation est mentionnée, que la paroisse devait être assez pauvre, puisque sa contribution pour le vestiaire de la maison-mère, au lieu d’être en argent ou en peaux de brebis, comme dans les obédiences plus fortunées, était en peaux de chèvres.

Au siècle dernier, les bénéfices de Sainte-Eulalie et de Goudoulet (paroisse voisine) appartenaient à l’archevêque d’Arles (5).

Là se bornent les données historiques sur Sainte-Eulalie. Heureux les pays qui n’ont pas d’histoire !

La population est essentiellement pastorale. Les propriétés se composent uniquement de prairies et de pacages. On met en prairies tout ce qui peut être arrosé ; le reste est en pacages. Quelques carrés de cultures sont pris sur ces derniers pour y semer de l’avoine ou du seigle, ou bien pour y planter des choux, des raves ou des pommes de terre. Ces carrés sont préparés, en retournant les mottes de gazon, que l’on fait sécher pour les brûler ensuite sur place. Quand un coin du pacage a été ainsi employé en cultures pendant deux ou trois ans, on fait la même opération ailleurs.

Chaque fermier ou paysan a une jument qui a la place d’honneur dans l’étable à côté des vaches et des moutons. En général, les poulains sont vendus au Puy et on garde les pouliches. C’est par exception que M. Gerbier avait gardé deux poulains pour faire plaisir à sa fille qui les avait élevés et qui aimait beaucoup, ainsi que sa cousine, les courses à cheval.

La foire aux violettes, de Sainte-Eulalie, est célèbre dans la région du Mezenc ; elle intéresse particulièrement les femmes, puisque c’est le produit de leur cueillette qu’on y apporte, et que l’argent qu’elles en tirent est réservé à leurs dépenses personnelles. On vend bien aussi à cette foire d’autres simples, notamment des fleurs d’arnica et des racines de gentiane, mais c’est l’exception. Presque tous les sacs apportés par les montagnards sur la barde de leurs juments, sont pleins de violettes. La barde, c’est la selle de famille, où s’entassent le fermier, sa femme et souvent quelque enfant avec la marchandise ou les provisions. La selle ordinaire n’est employée que lorsque le fermier monte seul sans autre sur charge.

La violette (viola sudatica), récoltée dans ces parages pour la pharmacie, est très abondante. La cueillette se fait en juin, au moyen d’une sorte de peigne, qui permet d’en ramasser des poignées à la fois (comme cela se pratique aussi pour les airelles en certains endroits). On fait sécher la fleur sur des planches à l’ombre, comme toutes les plantes médicinales, car le soleil lui enlèverait son principe actif. Autrefois ce commerce parfumé aboutissait à la fameuse foire de Beaucaire, par le canal de quelques épiciers herboristes de Burzet ou du Puy, mais aujourd’hui il se fait directement avec des leveurs qui correspondent avec des droguistes de Marseille. Il y a une quarantaine d’années, la violette séchée se vendait un franc le kilogramme – Aujourd’hui elle vaut de deux francs cinquante à trois francs. Les plus gros acheteurs viennent du Puy. Le chiffre de 15 000 fr. donné par M. de Valgorge comme représentant le bénéfice total de la récolte des violettes dans les communes de la région du Mézenc, est évidemment au-dessous de la réalité (6).

  1. Notes d’Henri Gard.
  2. Voyage aux pays volcaniques du Vivarais, p. 128.
  3. Revue du Vivarais, 1893. Notes sur Burzet.
  4. L’Histoire du Languedoc, nouvelle édition, IV, 412 à 418, reproche à M. le chanoine Rouchier d’avoir admis cet Eulalius « qui n’est cité comme évêque de Viviers que sur la foi d’un manuscrit peu digne de confiance ».
  5. D’Aubais. Pièces fugitives, II.
  6. Voir notre Voyage aux pays volcaniques, p. 360. Voir aussi le récit d’une excursion de M. Hedde à Sainte-Eulalie dans le Bulletin de la Société agricole du Puy, V, 257.