Voyage fantaisiste et sérieux à travers l’Ardèche et la Haute-Loire

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XIV

La montagne

Les padgels. – Leur physique et leur costume. – Leur caractère. – Le combat des Merle et des Ollier. – Les foires. – Le culte de la bouteille dans le bas Vivarais et en montagne. – Le vin et le jeu. – Une rixe à la foire. – Les paches. – Chanéac le chouan. – Montchauffé chez M. Bernard. – La bouïrado et la reboule. – Une tempête sous un crâne.

Sainte-Eulalie peut être considérée, par sa situation topographique, autant que par les mœurs de sa population, comme le type des pays de la montagne, le centre du royaume des padgels. Ce mot, par lequel dans tous le bas Vivarais on désigne les gens de la montagne, vient de pagensis, habitant du pays (pagus). Commendandum est quod Petrus Iterii pagensibus suis fecit… Ce passage est extrait d’une charte du XIIe siècle où l’on voit Itier, seigneur de Géorand, donner à l’abbaye de Mazan des biens considérables, mais en réservant le consentement de ses padgels et exigeant de l’abbé, comme indemnité pour chacun d’eux, la somme de cinquante sols en monnaie du Puy (1) ; ce qui prouve que les droits de l’homme n’étaient pas aussi méconnus dans l’ancien temps, que voudraient nous le faire croire ceux qui en font une génération spontanée de 1789.

Le padgel est l’autochtone de la vieille Helvie, l’homme qui est essentiellement du pays, qui a plus ou moins conservé son indépendance dans la haute région qu’il habite, tandis que le nom de royols ou royaux semble avoir été donné par opposition aux populations du bas Vivarais successivement soumises aux rois visigoths, aux rois de Provence ou de Bourgogne, et enfin aux rois de France (2).

Sur ces hauteurs, les hommes sont généralement plus grands et plus forts que dans le bas pays, et il en est de même des femmes, ce qui tient sans doute à deux causes principales : 1° la sélection naturelle, qui s’accomplit sous l’influence d’un climat rude, les faibles succombant de bonne heure, et les forts restant seuls pour la reproduction ; 2° la nature de leurs occupations. En Vivarais, le paysan se courbe pour piocher et s’épuise plus que le montagnard, dont l’occupation principale consiste à aménager ses prairies ou conduire ses troupeaux. D’ailleurs, le montagnard ne peut guère travailler dehors que six ou sept mois de l’année.

Pendant l’hiver, il bat son blé. Les femmes soignent les bestiaux ; elles sont alors plus occupées que les hommes. Les uns et les autres ont pour la plupart les cheveux châtains, et les yeux gris ou bleus ; les types franchement bruns ou blonds, comme ceux de la maison Gerbier, n’y sont que des exceptions. Tous ont le teint hâlé de gens qui vivent constamment face à face avec les intempéries des saisons.

Leur costume, aussi simple que leur personne, ne suit pas, comme on le pense bien, les variations de la mode, qui font dans les villes la fortune des couturières et tailleurs, et il y a lieu de croire que, sauf le changement de coiffure et l’adoption de la chemise qui, d’après Siméon Luce, ne remonte qu’à l’époque de Duguesclin, il est le même qu’au temps de Brennus : savoir, pour les hommes, l’antique braga, aujourd’hui la braye en patois, le pantalon en français, avec une forte veste ou veston en drap grossier dit de cadis. Qu’on ajoute à cela une ceinture souvent rouge, une cravate de la même nuance, et un chapeau mou, et on aura le costume des montagnards. Ils avaient autrefois le bonnet traditionnel, qui paraît être l’ancien bonnet phrygien remis à neuf par les révolutionnaires du siècle dernier. Les fabricants du Puy avaient une spécialité de bonnets rouges de cette forme, que l’on trouve mentionnés dans des inventaires de 1566. Mais l’ancien bonnet de paysan, la coiffure générale du plateau central, qui se fabriquait en partie à Annonay, était tantôt blanc et tantôt rouge avec un liseré bleu à la base, quelquefois aussi à raies blanches et bleues. Les muletiers l’avaient conservé sous leurs feutres. C’est l’invention du feutre qui l’a détrôné ou, plutôt, qui l’a relégué à l’usage intérieur, vu son peu de ressource contre le soleil et la pluie.

Les femmes ont des robes à taille montante et courte d’en bas, qui ne répondent pas à nos idées modernes d’élégance. Elles portaient autrefois la coiffe de soie noire, couronnée du petit chapeau rond en feutre noir, aux rebords garnis de dentelles, au moyen duquel dans le bas Vivarais, on pouvait reconnaître primo visu et de loin une pagdelle, mais cette antique mode est maintenant abandonnée ou, du moins, paraît réservée aux veuves et aux vieilles femmes. Celles-ci complètent cette coiffure, par un large ruban serré autour du bonnet, sans nœud, avec une petite ruche de dentelle sous la coiffe assortie au bonnet.

Les jeunes filles ou jeunes femmes ont le bonnet de forme plus allongée et un large nœud dont le coulant est posé sur le haut de la tête ; les coques sont épinglées le long de la tête en-dessus des oreilles, jusque par derrière, sans se rejoindre complètement. Les plus élégantes ont de grosses épingles à boules d’or, deux, quatre ou même six, retenant le nœud autour du bonnet ; une grande profusion de bijoux en or ; des chaînes faisant cinq ou six fois le tour du cou, des broches, et surtout de longues boucles d’oreilles qui souvent sont si lourdes qu’elles fendent et déchirent le trou de l’oreille.

Le padgel est plus violent et moins civilisé que l’habitant d’en bas ; c’est à lui que se rapportent les tableaux peu flattés, tracés par Faujas, Soulavie et d’autres écrivains : mais il est à remarquer que ses défauts tiennent plus à des susceptibilités personnelles, à une sorte de point d’honneur montagnard, qu’à de viles passions. Les meurtres chez lui sont encore assez fréquents, pour cause d’offense réelle ou supposée, mais les vols sont rares. Comme il est travailleur, il a le sentiment profond de la propriété. Celui qui n’est pas propriétaire le devient tôt ou tard, après avoir passé une partie de sa vie comme fermier.

Une tradition du pays, qui peint bien les mœurs violentes des habitants, est celle du combat singulier de deux grandes familles : les Merle et les Ollier, qui aurait eu lieu dans une prairie de la Champ-Raphaël. Albert du Boys (3) qui, je crois, a été le premier à rapporter le fait, parle seulement de six combattants, trois de chaque côté, M. Jules de Malbos le raconte un peu différemment avec des détails caractéristiques. « Un vieillard, dit-il, possesseur du domaine de Loire, d’où ce fleuve tire son nom, nous raconta avec feu tous les détails de ce tragique événement qui s’était passé dans sa jeunesse : huit hommes déterminés de ces deux familles combattirent avec le fusil, le pistolet et le couteau-poignard. Cinq succombèrent sur le champ de bataille. Les Ollier demeurèrent vainqueurs, et ce fut là que périt le grand Merle, devant lequel fuyaient les populations, dès qu’on annonçait sa présence à une foire ou à une fête votive. Ce que l’on aurait peine à croire, ajoutait le narrateur avec une espèce d’effroi, si toute une contrée n’en avait été témoin, c’est que lorsque le grand Merle tomba, un tonnerre éclatant se fit entendre, quoi que le ciel fût serein, et la terre trembla à dix lieues à la ronde. Au reste, la famille Merle avait l’honneur, de temps immémorial, de voir quelques-uns de ses membres pendus, roués ou brûlés vifs, à Nîmes ou à Villeneuve-de-Berg (4) ».

On peut se demander si ce fameux combat n’est pas le même que mentionne ainsi M. de Machault, dans un rapport adressé au cardinal de Richelieu, à la date de 1633 : « Douze habitants des Boutières se battirent contre douze autres à coup d’arquebuses, dont en demeurèrent, tant d’une part que d’autre, vingt-deux sur la place ».

Dans ce cas, l’interlocuteur de M. de Malbos aurait singulièrement rajeuni l’événement, en le présentant comme ayant eu lieu du temps de sa jeunesse. Mais rien d’étonnant à cela, étant donnés le vague et la confusion des récits des paysans. Aussi, suis-je convaincu, jusqu’à preuve du contraire, qu’il ne s’agit que d’un même combat singulier livré entre des montagnards et, sans garantir la parfaite exactitude du rapport de M. de Machault, suis-je disposé à penser que son témoignage a plus de valeur que celui de tous les paysans de la région (5).

Les foires sont les grandes fêtes de la montagne. C’est là qu’on peut voir, surtout au cabaret, le naturel du montagnard se manifester dans toute sa rudesse native. Nous remarquâmes avec peine combien l’usage du tabac y avait pris de l’extension. Presque tous les jeunes gens semblaient glorieux d’avoir la pipe à la bouche. L’Etat devrait avoir honte d’encourager un vice si contraire à la santé. Naturellement le tabac ajoute encore à la soif innée du montagnard : c’est avec une espèce de fureur qu’on le voit ingurgiter le vin dans les cabarets des hauts plateaux.

Dans le bas Vivarais, où l’on est plus familiarisé avec cette boisson, on se grise plutôt qu’on ne s’enivre : c’est le contraire en montagne.

Dans le bas Vivarais, le paysan se fait gloire de bien boire en gardant toute sa raison. Il y en a même qui ont le vin muet. Un jour à Privas, vers 1850, je vis deux paysans entrer au cabaret. Ils prirent place sans mot dire. On leur apporta une pinte (un litre). L’un d’eux remplit les deux verres qui furent bus d’un trait, toujours en silence. Une douce satisfaction se peignit sur leurs traits. Ils restèrent, vis-à-vis l’un de l’autre, dans une sorte de contemplation intérieure. Puis l’un d’eux, tendant son verre, dit à l’autre : faï fio (fais feu), ce qui signifiait verse ! Les deux verres furent encore remplis puis vidés, mais plus doucement, pour en mieux savourer le contenu. On vida ainsi deux pintes sans mot dire. Enfin nos deux braves, ayant payé le cabaretier, s’en allèrent très droit, après s’être gravement serré la main.

C’est encore dans le bas Vivarais qu’un paysan, à qui nous reprochions de trop aimer le vin, nous répondait : « Comment ne l’aimerais-je pas ? Il est si bon, il réchauffe si bien le cœur en hiver, il fait si bien dormir en été ; il fait oublier tant de choses tristes en toutes saisons. Et puis, nous n’avons jamais eu de raisons ensemble ».

L’histoire dit que c’est un âne qui a appris aux hommes à tailler la vigne (chez les Naupliens), J’ai retrouvé la même tradition en Vivarais, et elle est d’autant plus acceptable que, d’après les découvertes faites dans le terrain pliocène des environs de Privas la vigne existait dans le futur Vivarais avant l’existence même de l’homme. Il n’est donc pas étonnant qu’elle y ait prospéré plus qu’ailleurs et que la Narbonnaise, ainsi que Pline le constate, ait tiré ses plus beaux plants du pays helvien.

Le poète Ducis dit quelque part :

Le dur Caton buvait dans Rome ;
Chapelle au vin donnait la pomme ;
Piron buvait, et l’on sait comme
Boileau buvait. Je bois aussi
Car j’ai toujours, en honnête homme,
Honoré le vin, Dieu merci !

Ducis méritait d’être vivarois, car il exprimait fort bien le sentiment des paysans de ce pays pour le vin ; non seulement ils l’aiment, mais ils l’honorent.

La plupart de leurs dictons célèbrent le jus de la treille. C’est ainsi qu’ils disent : La châtaigne n’a parlé qu’une fois, elle a demandé à boire !

J’ai entendu parmi eux ce refrain :

A quoi sert d’apprendre l’histoire ?
N’est-elle pas la même partout ?
Il vaut bien mieux apprendre à boire ;
Quand on sait bien boire, on sait tout.

Et cet autre :

Le vin est pour les hommes
Et l’eau pour les moulins.

Un paysan nous disait qu’il n’aimait que les pays où l’on faisait des omelettes avec des sarments.

J’ai entendu un paysan d’Aps – l’ancienne Alba Helviorum – dire un jour : Ce n’est pas le vin, c’est la lie qui fait mal ; il ne faut jamais boire jusqu’au fond du verre.

L’idée que ce paysan voulait exprimer est sans doute celle qu’Anacharsis formulait ainsi :

La vigne porte trois fruits : la volupté, l’ivresse et le repentir ; mais qui ne va pas jusqu’à l’ivresse n’a pas à craindre le repentir.

En montagne, on boit toujours jusqu’au fond du verre, et de là ces ivresses furieuses qui amènent des catastrophes. Heureusement on ne boit guère qu’aux foires ou le dimanche.

Le padgel aime le jeu autant que le vin, et alors, comme dit Clairon,

Aou djou aou vi
L’omé sé faï couqui (6).

On joue, on se querelle, on se bat. Autrefois il était rare qu’un dimanche, une fête votive, un jour de foire ou de marché, se passât sans rixes sanglantes. Dans les cabarets, qui sont la plaie du pays (et dont le nombre a grossi démesurément depuis la République), on pouvait voir les joueurs passionnés à la partie, chacun ayant à côté de lui son couteau planté dans l’épaisseur des tables de sapin. Il en fallait peu, les fumées du vin aidant, pour qu’il y eût du sang répandu.

On prétend même qu’à Borée les paysans, allant à la messe plantaient leurs couteaux dans la table de communion et les reprenaient en sortant. Pour un rien, les gens d’un village se battaient, surtout le soir, avant le départ, avec les gens d’un autre village.

On raconte qu’à une des grandes foires de la Champ-Raphaël, paroisse voisine de Sainte-Eulalie, une rixe survint un jour, au cours de laquelle tous les montagnards, plus ou moins surexcités par les fumées du cabaret, avaient tiré leurs couteaux, prenant parti, qui pour l’un des adversaires, qui pour l’autre.

Le sang avait commencé à couler, et même il y avait eu un mort, quand le curé eut l’idée de faire sonner l’Angelus, quoique ce ne fut pas l’heure. Tous ces braves gens s’arrêtèrent interdits, et la plupart, selon l’habitude du pays, se mirent à genoux. Craignant que le combat ne recommençât après les prières, le curé sortit de l’église avec ses ornements sacerdotaux, portant le saint sacrement et, précédé d’un enfant de chœur avec sa clochette, il traversa ainsi le champ de foire jusqu’au cadavre. Cette fois tout le monde était à genoux : les couteaux étaient rentrés dans la coutelière et n’en sortirent plus… au moins ce jour-là. Voilà un sujet de tableau qui vaut bien celui qui a immortalisé Millet.

Ces mœurs sauvages tendent heureusement à disparaître. Néanmoins la présence des gendarmes est encore indispensable à toutes les grandes assemblées de montagnards, surtout aux foires, pour mettre le holà. Et c’est pourquoi il y en avait à la foire de Sainte-Eulalie, bien que celle-ci fût d’un caractère essentiellement pacifique autant que parfumé. On n’y vendit pas cependant que des violettes. Il y avait encore beaucoup de bestiaux, surtout des chèvres. Il y avait même des bergers qui se louaient avec leurs chiens. Dans ce cas, le berger est responasble si le chien mange quelque agneau. Les chiens de bergers sont des personnages. Les meilleurs sont les barbets. Il y a des chiens de garde appelés chadeix, qui peuvent lutter avec les loups. Les chiens se forment entre eux ; un petit, mis avec un grand, a bientôt appris son devoir. Pas besoin de chien pour les vaches, surtout quand elles sont peu nombreuses ; elles sont intelligentes, tandis que les moutons sont de vrais imbéciles, ce qui rappelle le discours du renard :

Eh quoi ! manger moutons, canaille, sotte espèce…

Combien de moutons dans l’espèce humaine ! Que de chiens aussi pour la garder – sans compter les lions, à mille formes différentes, pour la manger !

En montagune, les vaches ont, généralement leur nom, comme des chrétiens, nom tiré de leur robe ou de leurs qualités physiques ou morales. Ainsi : la Girafe – la Boucharde – la Greille (ce qui veut dire gris et noir) – la Rousse – l’Alouette – la Pavorne – Pigeon - la Tchalo (tâches rouges et blanches) – la Fromente (jaune et blanche, race du Mezenc), etc.

En montagne, les vaches ont, généralement leur nom, obéisse mieux quand on l’appelle.

On agit de même pour l’achat d’un cheval, c’est-à-dire qu’on veut savoir le nom du vendeur, parce qu’on se réserve tacitement, si la bête est mauvaise, de lui dire de la voix ou du geste, ses vérités, en lui accolant le nom du vendeur. Si, par exemple, Martin a vendu une mauvaise bête à son voisin, celui-ci ne manquera pas de proférer à tout propos, avec ou sans accompagnement de coups de fouet : Hi ! Martin ! Hue ! Martin ! rosse de Martin ! etc.

C’est dans la vente de ces animaux que nous pûmes voir, encore plus que sur les marchés du Midi, la vigueur de gestes et de langage qui préside aux paches. Ces paches, du latin pacta (conventions verbales), font l’effet de vraies disputes à celui qui y assiste pour la première fois. Des deux côtés on débat le prix à un sou près. C’est que l’argent a une haute valeur dans ces régions ; ces pauvres gens en gagnent si peu ! La grande préoccupation du vendeur est de saisir la main de l’acheteur et de frapper dedans avec la sienne en disant : pacho faïto ! Si l’acheteur se laisse faire, c’est comme si le notaire y avait passé.

Quand on achète un animal, l’acheteur se réserve quelquefois, à titre d’arrhe, une pièce de monnaie qu’il a soin de jeter au bassin des offrandes à l’église, pour que l’animal prospère entre ses mains, ou bien le vendeur se charge lui-même de cette offrande.

Nous remarquâmes, dans un coin de la place, un certain nombre de femmes ou filles ayant les cheveux flottants sur les épaules. Un affreux petit vieillard, au type juif, muni d’un grand ciseau, allait de l’une à l’autre, examinant avec soin ces crinières humaines. Il en acheta quelques-unes. Il paraît que beaucoup de femmes, dans ces régions, vendent leurs cheveux, tous les trois ou quatre ans, à un prix fort modique ; le plus souvent elles les échangent contre une robe, un tablier ou un bonnet, d’où bénéfice double pour l’acheteur de cheveux, qui est aussi vendeur d’étoffes ou d’objets de toilette

Ce n’est pas seulement à Sainte-Eulalie que se fait ce commerce de cheveux. On a pu le voir bien souvent au Puy, sur la place du Martouret. Pour avoir chiffons ou bijoux, et ultérieurement un amoureux, ces pauvres brebis humaines vendent leur toison. J’ai noté sur ce sujet une jolie pièce de vers de M. Vibert. Voici la fillette devant le marchand :

Sous sa coiffe est un champ dont la récolte est belle,
Domaine où, sans labeur, une moisson nouvelle
Grandira dès demain ; au surplus, pour ses vœux,
Qu’importe ce trésor d’invisibles cheveux,
En tous temps prisonniers sous sa sotte coiffure,
Dont la forme sans art encadre sa figure ?

On n’est guère belle après, et le poète compare la pauvrette, privée de ses cheveux, aux mannequins qu’on met dans les champs, pour faire peur aux bêtes. Il paraît qu’au Puy ce commerce allait bien.

Les travaux de la parque ont duré jusqu’au soir,
Mercure satisfait emporte son comptoir (7).

L’oncle Jérome allait et venait sur le champ de foire, semblant occupé à pacifier tous les différends et à rendre de petits services aux uns et aux autres. On nous dit que sa présence valait pour la tranquillité publique une brigade de gendarmerie, et cela nous expliqua le mot, entendu la veille, que le curé l’avait prié de ne pas manquer à la foire.

L’oncle Jérôme assista au dîner de famille, mais il ne mangea que de la soupe, des œufs et du fromage, et ne but que de l’eau. Il parla peu, tout en ayant pour nous l’attitude la plus aimable. On nous dit qu’il s’était interdit depuis longtemps l’usage de la viande et du vin.

Les gens de la montagne sont très religieux. Le dimanche, tout le monde va à la messe, et c’est un spectacle fort curieux que de voir ces braves gens arriver sur leurs juments, de tous les points de l’horizon, avec leur femme en croupe et quelquefois un enfant sur le devant de la barde.

C’est au sentiment religieux (et non pas à des abstractions politiques dont on n’a pas même encore aujourd’hui l’idée en montagne), qu’il faut attribuer la résistance que la révolution du siècle dernier rencontra dans cette région. Le nombre des chouans, c’est-à-dire des contre-révolutionnaires, y fut, en effet, très considérable, et quelques-uns y ont laissé une renommée légendaire. Le plus fameux fut Chanéac, du Clapas (commune des Sagnes). C’était un homme de haute taille, d’une vigueur et d’un courage à toute épreuve, que Montchauffé, le terrible commandant militaire de la région, ne parvint jamais à saisir. Les paysans prétendaient que sa vue suffisait pour faire rater les fusils dirigés contre lui. Souvent il aurait fait dire aux hommes de Montchauffé : Quand vous voudrez monter à Sainte-Eulalie, avertissez-moi, vous serez bien reçus !

Un jour, ses hommes lui amenèrent un individu suspect. On le trouva porteur d’un avis officiel de Gamon de Burzet à Gamon d’Antraigues, Chanéac le rassura, le fit manger avec lui, puis lui dit : Voici comment on traite ceux qui portent des dépêches de Gamon à Gamon ! Et il le fit fusiller.

Un autre jour, sa maison du Clapas fut cernée. On le chercha vainement : il était sorti. Quant il rentra par la porte de la fenière (comme il le faisait habituellement par précaution), deux gendarmes qui le guettaient fermèrent brusquement la porte sur lui et un de ses bras fut pris. Nous tenons le brigand ! crièrent les gendarmes. – Pas encore, crapauds bleus ! répliqua-t-il, et faisant un violent effort, il se dégagea, prit la fuite et le brouillard empêcha de le poursuivre.

Bien longtemps après, M. Landrau, le futur curé de Tournon, passant un jour au Clapas à cheval, vit un grand diable couché sur l’herbe et lui cria : Eh ! l’ami, ne pourrait-on pas avoir un peu de foin pour ma bête ?

L’homme le regarda, et répondit durement : Oui, il y a du foin pour la bête et quelque chose aussi pour le cavalier.

Chanéac, car c’était lui, se leva, conduisit le cheval dans l’étable et fit manger M. Landrau qui, quoique prêtre déjà était à ce moment en costume laïque. Quand il voulut payer, Chanéac se fâcha : Est-ce que jamais un prêtre a eu à payer dans ma maison ?

Il avait reconnu M. Landrau. Celui-ci avait été frappé du contraste que présentait la rudesse de la voix de son hôte avec la cordialité de son accueil.

L’auteur de la Vie de M. Blachère (8) dit que Chanéac était un homme de bien, riche propriétaire et distingué par son physique et son intelligence. Sa petite troupe, avec laquelle il tint en échec pendant longtemps les révolutionnaires d’Antraigues et de Burzet, tourna mal ensuite, mais alors il s’en détacha. Il logeait et nourrissait plusieurs prêtres et plusieurs nobles dans une maison qui lui appartenait, appelée Gombert, cachée dans les bois, entourée de précipices et d’un accès difficile,

Une autre maison célèbre par l’hospitalité qu’elle donnait aux prêtres non assermentés, était celle de la famille Bernard à Sainte-Eulalie. Il y avait une cachette où pouvaient tenir quatorze personnes et qu’on ne put jamais découvrir. Un jour, Montchauffé vint cerner la maison. Un des prêtres, M. Marion, curé de Villeneuve, n’eut pas le temps de se réfugier dans la cachette avec les autres. Il prit alors les habits de la servante et vint bravement, dans ce costume, mettre un chaudron au feu, devant M. Bernard et Montchauffé, assis près de la cheminée. Il salit même, en passant, avec le chaudron, le pantalon de l’officier révolutionnaire. M. Bernard se fâcha, mais Montchauffé excusa la maladresse de la servante. Bernard ne s’en fâcha que plus fort et mit la maladroite à la porte, ce qui permit à M. Marion de se soustraire aux investigations des chercheurs.

Parmi les usages de la montagne il en est deux à signaler :

L’un, la bouïrado, consiste à faire spontanément, au début de l’hiver, la provision de bois du curé ; les paysans conviennent d’un jour pour aller couper, soit dans les bois communaux, soit dans leurs propriétés, la quantité nécessaire, qui est chargée sur un char à bœufs et conduite triomphalement au presbytère, où ils trouvent généralement un mouton rôti et un tonneau de vin qui leur est offert par le curé.

L’autre, la reboule, est le dîner que le propriétaire ou fermier donne aux faucheurs quand ils ont fini le travail, car, vu l’étendue des prairies et le temps relativement court où elles doivent être fauchées, le concours de travailleurs étrangers est indispensable. Ce sont ordinairement les mêmes qui reviennent chaque année, sous la direction de l’un d’eux qui joue le rôle d’entrepreneur et établit un prix-fait avec le propriétaire. Le festin est copieux, ce qui est l’essentiel pour ces braves gens, et si l’on y boit plus que d’habitude, on est en quelque sorte excusé par le chemin que l’on a à faire le lendemain pour aller travailler ailleurs.

On a beaucoup parlé de la dépravation des mœurs de la montagne. Il y a malheureusement du vrai et la chose s’explique par l’entassement des personnes dans d’étroits logis, pendant les longs mois d’hiver, mais le tableau a été exagéré et ne s’applique qu’à la portion la plus malheureuse de la population. Dans les familles aisées, au contraire, la moralité, la décence, le respect de soi-même et des autres sont, sous l’influence de la religion, plus grands que dans le bas pays. Il y a des familles partriarcales, et celle qui nous avait donné l’hospitalité était du nombre.

Un violent orage nous ayant empêché de partir, nous entendîmes encore ce soir là, de notre chambre, la prière du soir dite en famille, et nous pûmes nous convaincre, à l’attitude recueillie de tous, même des valets de ferme et des bergers, combien la religion, heureusement pour le pays, exerce encore un empire profond sur l’âme des montagnards.

Ce soir là, Bodin fit dans notre chambre une découverte qui parut l’impressionner. Ayant ouvert par hasard un livre de prières, resté sur la cheminée, il y trouva le nom de Marie Gerbier, et entre les feuillets, une image de la Vierge, très finement dessinée à la plume, avec ces mots au bas :

A ma cousine, Marie Gerbier. Eulalie Tempier

Un violent orage éclata vers minuit. Pendant plusieurs heures, le ciel fut continuellement illuminé d’horribles éclairs, et le tonnerre semblait vouloir foudroyer toute la contrée.

Une tempête d’un autre genre sévissait sous le crâne de Bodin. Elle dessine ! Elle est musicienne ! (Je lui avais répété ce que m’avait dit à Vals la brunette). Elle monte très bien à cheval ! Tous ceux qui ont l’expérience de la vie savent combien ces petits talents de société ont de charme pour les jeunes imaginations, surtout quand les qualités du cœur et de l’esprit y sont jointes. Et elle est promise à un autre ! Voilà ce que devait rouler dans sa tête le pauvre jeune homme, et ce qui, sans doute, beaucoup plus que l’orage du dehors, l’empêcha longtemps de dormir.

  1. Archives départementales de l’Ardèche. Cartulaire de Mazan.
  2. Voyage autour de Crussol, p. 44.
  3. Album du Vivarais, p. 240.
  4. Annuaire de l’Ardèche de 1856, p. 103.
  5. Le document que nous citons ici est des plus intéressants, et aucun ne montre mieux la sauvagerie des mœurs du Vivarais et du Velay au commencement du XVIIe siècle. Nous l’avons reproduit in extenso dans la Revue du Vivarais (1894).
  6. Au jeu, au vin – L’homme se fait coquin !
  7. Annales de la Société académique du Puy, 1851.
  8. Blachère, curé de Saint-Andéol-de-Fourchade, mort en odeur de sainteté le 6 mai 1741. Il était né à Sanilhac. La Notice sur sa vie a été imprimée chez Roure à Privas en 1877.