Voyage fantaisiste et sérieux à travers l’Ardèche et la Haute-Loire

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XV

Le Béat

Le portrait de l’oncle Jérôme. – Un moine ambulant. – Deux jolies dentellières. – Où Jean et Pierrot apparaissent en personne. – La promenade au Lac d’Issarlès. – Les dialogues entre amoureux. – La légende des lacs. – Sept personnes à cheval dans un volcan. – Une fleur. – Superstition. – Le départ pour Bonnefoy. – Les adieux.

Il avait été convenu que nous partirions de grand matin pour le Béage, d’où nous irions visiter le lac d’Issarlès, pour aller ensuite à la Chartreuse de Bonnefoy, en coupant court à pied par la montagne. Mais l’orage de la nuit modifia notre programme. Le temps restant incertain, nous consentîmes, sur les instances de M. Gerbier, à différer notre départ de quelques heures.

Dans le cours de la matinée, j’allai, avec M. Montaigne et Bodin, rendre visite au curé du village, tandis que M. Gerbier faisait parcourir pour la dixième fois à Branbran ses canaux d’irrigation et ses étables. Nous aurions voulu causer avec l’oncle Jérôme, mais on nous dit qu’il était parti pour Bonnefoy où il faisait son séjour habituel, et le portrait que le curé nous fit de ce personnage redoubla notre regret de l’avoir si peu vu.

La famille Gerbier, nous dit cet ecclésiastique, est le type accompli des familles patriarcales de nos montagnes. Il en est sorti beaucoup de prêtres et de religieuses, et les vertus qu’on y pratique montrent que ces saintes traditions ne sont pas près de s’éteindre. Le nom de Gerbier est en vénération dans toute la contrée, et il n’y a pas d’acte de notaire qui ait plus d’autorité que la parole d’un de ceux qui le portent.

Mais le plus digne d’admiration parmi eux est celui qu’on appelle ici l’oncle Jérôme, et dans quelques-unes des paroisses voisines, surtout dans la Haute-Loire, le Béat.

Le Béat – appelons-le par ce nom, puisque c’est celui sous lequel il est le plus connu – est un saint. Je tiens d’un vieillard, qui l’avait suivi depuis sa jeunesse, qu’il s’était épris d’une véritable passion pour l’ordre des Chartreux, sans doute à cause de la bonne réputation qu’ont laissée dans nos pays les Chatreux de Bonnefoy, peut-être aussi à cause d’une Vie de saint Bruno, recueillie dans le naufrage révolutionnaire de Bonnefoy, dans laquelle un de mes prédécesseurs lui avait appris à lire. Tout enfant, il aimait à parcourir les ruines du monastère ; il s’y était même pratiqué une sorte de retraite dans les bâtiments abandonnés, et s’est attiré plus d’une objurgation paternelle, pour y avoir fait des séjours prolongés, y passant parfois des semaines entières dans l’étude et la méditation, pendant les mois d’hiver, où il pouvait s’absenter sans préjudice pour les travaux du domaine.

Comme l’aîné de la famille, le Béat devait naturellement succéder à son père dans la maison paternelle. Celui-ci étant mort quand l’âge de la conscription arriva, le Béat pouvait ne pas partir. Mais sachant que son frère avait une amitié, il s’engagea pour lui laisser le bénéfice de fils aîné de veuve, et lui permettre de se marier. Et de plus, il lui fit donation de son bien. Quand il eut achevé son temps, il revint au village, et l’on s’étonna de voir qu’au lieu d’affaiblir en lui l’esprit religieux, la vie de caserne l’avait plutôt développé.

Il partit peu après pour la Grande-Chartreuse mais n’y passa que quelques mois. On a supposé qu’il y était allé avec l’intention d’y rester, et que des considérations ignorées avaient modifié sa résolution. A-t-il reculé devant les règles de l’ordre, devant l’isolement ? Je ne le pense pas, car ces règles, il les applique d’une façon très rigoureuse, à part la réclusion dans un monastère. Sa sobriété est proverbiale dans le pays, et beaucoup de gens croient même qu’il vit uniquement de l’amour de Dieu. La vérité est qu’il ne mange jamais de viande et ne boit jamais de vin, et que sa nourriture se compose uniquement de fruits de la terre et de laitage, de même que l’eau est son unique boisson.

Remarquez qu’avec cela il n’est jamais malade, malgré ses courses incessantes et les fatigues qu’il ne s’épargne pas. Si le Béat n’est pas resté au couvent, il en a rapporté, non seulement l’esprit de mortification, mais encore la pratique de la charité au plus degré. Sa vie se passe à rendre service aux uns et aux autres, ici soignant un malade, ailleurs faisant le labour, la moisson ou la fenaison pour un voisin malade ou empêché. On l’a vu remplaçant des bergers à la garde des troupeaux. Il connaît tous les abeillards (les chefs de grands troupeaux), et l’un d’eux étant mort en montagne, c’est lui qui ramena le troupeau à son propriétaire en Provence. Il sait tous les métiers et peut suppléer chacun à l’improviste : il est moissonneur, faucheur, sabotier, menuisier, dentellier au besoin, tout cela pour l’amour de Dieu, déclarant qu’il n’a aucun mérite à rendre les services qu’on lui demande, car Dieu l’a ainsi fait que le travail et la souffrance lui paraissent préférables à ce qu’on appelle les plaisirs et les commodités de la vie. Il excelle surtout à soigner les malades ; sans avoir jamais étudié la médecine, il en a le sens, comme nous disait l’autre jour un docteur du Puy, et, en l’absence des hommes de l’art qu’il va quelquefois chercher lui-même à Vals, au Monastier, ou au Puy, il donne de sages conseils et indique les précautions à prendre. Au reste, sa présence seule suffit à rassurer les malades, et quelquefois à les guérir, tellement est grande la confiance qu’il inspire. Je suis heureux quand il m’accompagne, certain d’avance de l’influence favorable à la santé du corps comme à la santé de l’âme, que son renom de sainteté doit exercer sur le souffrant.

Le Béat est une sorte de moine ambulant. Il ne parle que par nécessité. Il dit que le silence vaut encore mieux que la parole, – en quoi nous sommes en léger désaccord – le seul qui existe entre nous – et ajoute, ce qui est vrai, que l’exemple est le plus éloquent des enseignements. Mon ministère m’oblige à parler plus que lui, mais combien dans les actes je suis au-dessous de ce saint homme !

Le Béat applique non moins rigoureusement le vœu de pauvreté. Il n’a jamais d’argent sur lui. Quand il n’est pas ici, il est à Bonnefoy, où il s’est organisé un atelier de menuiserie et de serrurerie ; il y répare les meubles et les outils de la ferme, et reçoit en échange du fermier le pain et le laitage nécessaires.

Le Béat est non seulement un sujet d’édification pour la contrée, mais il est encore un gage d’ordre, une garantie de tranquillité. Vous savez combien nos montagnards sont prompts à la batueste, surtout aux foires, sous l’influence du vin ou des liqueurs trop immodérément absorbés. Pour bien peu de chose quelquefois, les couteaux sortent de la poche et, quand on ne relève pas de cadavres, on relève au moins des blessés. Ces mœurs féroces se sont sans doute beaucoup adoucies. Mais parfois elles se réveillent. Eh bien ! savez-vous quel est le grand recours de l’autorité en ces circonstances ? C’est le Béat, dont l’autorité morale, le prestige de sainteté, a toujours suffi jusqu’ici à en imposer aux plus ardents ; il n’y a pas de rixe qui ne cesse devant lui. Aussi maires et curés sont-ils d’accord pour le prier de venir à toutes les foires, où d’ailleurs il se fait le serviteur de tous.

Je ne vous cacherai pas que, dans la masse de nos paysans, qui tous reconnaissent les éminentes vertus du Béat, il s’en trouve quelques-uns qui le considèrent comme fou. O sainte folie de la Croix ! Il est heureux pour le monde qu’elle existe, et il faut désirer qu’elle ne guérisse jamais.

– Tout ce que nous venons d’entendre, dit M. Montaigne quand nous eûmes quitté le curé, ne fait que confirmer l’impression que m’avait laissée cet étrange personnage. Quel phénomène dans un siècle de jouissance et d’incrédulité ! C’est tellement invraisemblable que, même en présence de témoignages irrécusables, on se demande encore si cela est possible.


En rentrant chez M. Gerbier, nous trouvâmes les deux cousines, assises à la porte de la maison, et faisant de la dentelle. C’était un plaisir de voir leurs jolis doigts s’agiter avec une dextérité merveilleuse entre les épingles du carreau.

– Est-ce que vous avez jamais vu faire de la dentelle ? dit M. Montaigne à Bodin.

– Oui, mais pas comme ici. J’ai vu des dentellières à nos diverses Expositions. Or, le côté industriel n’a qu’un médiocre attrait pour celui qui n’en fait pas métier. Je m’arrête quelquefois aussi à Paris, dans la rue du Bac, près des magasins du Bon-Marché, devant une femme en costume du Velay, qui en fait en plein air : cela présente déjà un peu plus d’intérêt ; mais ici, en pleine montagne, devant les magnifiques prairies de la Loire, à la porte d’une maison patriarcale comme celle-ci, avec des… dentellières comme celles que nous voyons, c’est toute autre chose, et le charme que présente alors cette fabrication est au-dessus de toute expression.

Bodin s’arrêta, craignant d’en avoir trop dit. La brune sourit, et la blonde n’eut pas l’air de s’apercevoir du compliment.

Je comprends cela ! dit paternellement M. Montaigne.

J’avais remarqué, non sans quelque surprise, que les jeunes filles avaient repris le costume des femmes du pays, beaucoup moins gracieux certainement que celui qu’elles portaient à Vals. La brunette lut sur mon visage un étonnement que je ne cherchais pas à dissimuler. Elle se mit à rire de tout son cœur, en me demandant si je ne la trouvais pas bien ainsi. Est-ce que la coiffe au large ruban, dit-elle, ne va pas bien aux Sarrasines et aux Grecques ?

Je lui répondis qu’il n’y avait pas de costume ingrat dont n’eussent raison la jeunesse et l’amabilité.

– A la bonne heure ! dit-elle.

– Et moi, dit Mlle Tempier, je trouve que les compliments sonnent singulièrement dans une ferme, au milieu des vaches et des moutons.

– Et nos poulains que tu oublies ! cria Mlle Gerbier.

– A ce propos, dit M. Montaigne, je demande la faveur d’une exception, pour complimenter ces demoiselles sur leur habileté à conduire des animaux, si imparfaitement dressés sans doute, vu leur âge.

– Oh ! dit la brunette, il n’y a pas de danger pour nous avec Jean et Pierrot. Nous les avons élevés, et ils sont reconnaissants du morceau de pain ou de sucre que nous leur donnons, quand ils ont été bien sages.

– Comment ! dit Bodin, agréablement surpris, vos poulains s’appellent Jean et Pierrot ?

– Qu’y a-t-il d’étonnant à cela ? répartit la brunette. C’est Pierrot qui est à moi et Jean à ma cousine.

Je pensai en moi-même que l’ingénieur l’avait échappé belle, car on se serait joliment moqué de lui, si l’on avait su qu’il avait été jaloux d’un poulain.

– Tenez, continua la brunette, les voilà qui se sont échappés et qui arrivent, espérant de nous quelques gâteries.

M. Gerbier accourait en même temps, tout essoufflé, avec un des bergers, pour faire rentrer les poulains. Branbran le suivait.

– Je vois bien ce qui sera arrivé, dit la petite à son père, quand il fut près de nous. Les deux grands, noir et blanc, de ces messieurs, auront commis une indiscrétion à l’écurie. Ils auront raconté à Jean et à Pierrot qu’ils allaient aujourd’hui au lac d’Issarlès, et nos pauvres poulains veulent être de la partie.

Le père sourit de cette innocente rouerie et répondit aussitôt :

– Eh bien ! mes enfants, ils ont raison, et vous pourrez encore aujourd’hui les faire sauter à votre aise.

La brunette était ravie, et la blonde parut envisager sans peine cet emploi de la journée.

Tous les autres furent enchantés, surtout Bodin, que la disparition d’un rival, ou plutôt sa transformation d’homme en bête, avait visiblement soulagé.

Aussitôt après déjeuner, on partit pour le lac d’Issarlès : M. Montaigne et moi, dans la voiture conduite par Clairon, M. Gerbier père, Branbran et Bodin à cheval, ainsi que les deux jeunes filles très satisfaites de cette partie d’équitation.

Au Béage, nous laissâmes la voiture et je montai aussi à cheval, ainsi que M. Montaigne. Celui-ci mit une sorte de coquetterie de vieillard à montrer qu’il était encore bon cavalier. J’aime tant la jeunesse, dit-il, que ce serait un vrai mécompte pour moi de ne pas l’accompagner. Si je me casse le cou, ce sera au moins dans une bonne occasion. C’est égal, le cœur de mon pauvre ingénieur doit être encore plus balloté à cette heure que je ne le suis sur le cheval de votre ami.

Les jeunes filles étaient toujours en avant, emportées soit par leur jeunesse, soit par celle des poulains. Bodin les suivait de près, veillant, comme le plus alerte d’entre nous, à ce qu’il ne leur arrivât aucun accident. La géologie dut lui être d’un grand secours en cette circonstance, car elle lui fournissait une occasion très naturelle de causer avec nos amazones. Que disait-on dans ce trio de jeunesse ? En supposant qu’il n’y ait été parlé que de terrains et de volcans, il est probable que les paroles échangées, au moins entre l’ingénieur et Mlle Tempier, ne conservèrent pas toujours une signification purement scientifique. Les romanciers sont généralement des farceurs qui inventent, comme ayant eu lieu entre amoureux, des dialogues travaillés, limés, absurdes pour qui a l’expérience de la vie, attendu que les dialogues entre amoureux – quand il y en a – n’ont généralement aucun sens ou sont d’une parfaite insignifiance, excepté pour ceux qui en ont la clé, et qu’il ne serait pas possible de les reproduire sans se faire passer les personnages comme l’auteur – pour de parfaits imbéciles.

Au reste, il faut convenir que le mot de dialogues entre amoureux est ici des plus risqués, car s’il était évident que Bodin l’était, rien n’était plus douteux de l’autre côté, les deux jeunes filles n’ayant évidemment d’autre préoccupation que celle du plaisir d’un exercice de jeunesse au grand air. La plus jeune rit et parla beaucoup selon son habitude, mais avec une réserve et un naturel parfaits, et la blonde, quoique plus sérieuse, ne soupçonna probablement pas, malgré l’air parfois moqueur de sa cousine, les sentiments qu’elle inspirait. Il nous sembla que Bodin s’indignait contre l’insurmontable timidité qui le tenait matériellement et moralement à distance respectueuse, encore plus d’Eulalie que de sa cousine. M. Montaigne ayant voulu philosopher sur cette timidité des amoureux, je lui fis observer qu’il en était ainsi depuis le commencement du monde, et qu’elle n’avait pas empêché le monde de se perpétuer ; que c’était probablement un effet mixte de nature et de civilisation, qui était à l’amour comme la saveur aux fruits et le parfum aux fleurs, et que le contraire serait encore plus fâcheux et, de plus, souverainement prosaïque.

Le lac d’Issarlès est le plus grand des lacs du plateau central. Il est de forme ovale et son diamètre varie de 1.000 à 1.200 mètres, tandis que les deux plus grands après lui, Pavin et Chauvet, dont la forme est ronde, n’ont qu’un diamètre de 800 mètres environ. Sa surface est de 92 hectares. Quant à la profondeur, il vient aussi en tête avec 133 mètres, battant Pavin et Chauvet de 30 à 35 mètres. Les lacs d’Auvergne n’ont sur Issarlès que l’avantage de l’altitude : Pavin est à 1.197 mètres, Montcineyre à 1.174 et Chauvet à 1.166, tandis qu’Issarlès n’est qu’à 997.

Saint Grégoire de Tours parle d’un lac situé au mont Hélanus, dans le pays des Gabales, qui était, de la part des habitants, l’objet d’un culte superstitieux. Un évêque parvint à les en détourner, en bâtissant à côté une chapelle de saint Hilaire. Le docteur Roussel, l’homme le plus érudit de la Lozère, croit qu’il s’agit du lac Saint-Andéol et donne de bonnes raisons à l’appui. N’ayant pas les éléments nécessaires pour discuter la question, je me borne à constater qu’il y a une chapelle de saint Hilaire à Lespéron, c’est-à-dire à peu de distance du lac d’Issarlès.

On peut aussi faire observer la facilité avec laquelle le pagus helvius a pu se transformer en Helanus dans les vieilles écritures.

M. Aymard, en reproduisant, à propos du lac du Bouchet, la fameuse légende d’une ville submergée à cause de son impiété, et dont parfois on entend encore les cloches sonner au fond des eaux, légende propre à la plupart des lacs, constate que la submersion de la ville maudite au Bouchet Saint-Nicolas eut une spectatrice qui gardait une chèvre, et qu’on montre encore la pierre de la chèvre, d’où la bonne femme assista à l’effondrement. M. Aymard ajoute :

« Le lac d’Issarlès a aussi sa pierre de la chèvre. C’est une roche qui s’élève au pied d’un haut escarpement granitique, au bord est du lac, et dont la base est baignée par les eaux. Sur ce rocher, la bonne femme trayait sa chèvre quand périt le village. Depuis lors son image se réfléchit au fond de l’abîme, mais il n’est donné de la voir qu’à ceux qui osent plonger la tête en ce périlleux endroit du gouffre ».

Dans un autre endroit, il dit que les eaux du lac d’Issarlès amènent parfois à leur surface des pièces de bois grossièrement équarries et d’autres épaves de demeures plus ou moins anciennes (1).

Nous cherchâmes en vain sur les lieux la confirmation de ces légendes. Après avoir fait le tour du lac et visité la grotte à deux étages, creusée dans la lave, où un couple de troglodytes modernes fait des sabots, nous remontâmes sur le plateau par le sud, et nous entrâmes tous à cheval dans le beau cratère de Cherchemus, qui a vomi je ne sais combien de millions de mètres cubes de laves. Sauf quelques blocs de basaltes qui émergent d’un lit de mousses et de bruyères, le sol est assez plat et doit recouvrir de larges vides, car il résonne comme un tambour sous les pieds des chevaux. Il est curieux de penser qu’on pénètre ainsi, sans se brûler, au foyer d’une colossale fournaise du temps jadis. Qui sait si on ne verra pas un jour des touristes anglais camper dans les cratères du Vésuve ou de l’Etna ?

Tandis que nous allions, M. Montaigne et moi, reprendre la voiture au Béage, les autres cavaliers filèrent directement, à travers les prés, dans la direction de Sainte-Eulalie, où nous passâmes la nuit.

Encore un petit incident à noter.

J’avais vu, dans la journée, l’ingénieur mettre furtivement dans sa poche une fleur tombée du corsage de Mlle Tempier. Le soir, je le surpris plaçant soigneusement cette relique dans son portefeuille.

– Ah ! dis-je, je vous y prends. N’est-ce pas là ce que vous reprochez si facilement aux bons catholiques ? Ne faites-vous pas comme eux de la superstition ?

– Ah ! docteur, vous êtes cruel !

– Cruel ! non, à votre âge, j’en aurais probablement fait autant. Je suis bien aise seulement de vous avoir fait toucher du doigt, qu’il n’y a rien de si naturel et de si légitime que le principe même de ce que vous appelez la superstition. Le cœur a, comme l’intelligence, besoin d’images ou d’objets palpables pour y fixer ses sentiments. Vous louez les leçons de choses dans les collèges. Pourquoi les blâmer en religion ? Les protestants ont été bien maladroits de les proscrire sous prétexte d’idôlatrie. J’espère que maintenant vous comprenez leur erreur.

– Bonsoir, docteur !

– Bonsoir et bonne chance, jeune homme !


Nous repartîmes le lendemain pour aller visiter la Chartreuse de Bonnefoy. L’accès du monastère, qu’on ne pouvait aborder, il y a quelques années, qu’à pied ou à cheval, est aujourd’hui singulièrement facilité par la route forestière, dont nous avons parlé dans un précédent chapitre, qui doit relier Mézilhac aux Estables. Cette route, qui n’est pas encore terminée, est pratiquable jusqu’à Bonnefoy. On doit empierrer cette année jusqu’à la ferme du Pré du Bœuf et terminer la voie jusqu’aux limites de la Haute-Loire, qui est à deux kilomètres plus loin. Il appartiendra ensuite à la commune des Estables, qui n’a encore rien fait, bien qu’ayant les fonds nécessaires, de terminer les quatre ou cinq kilomètres restants. On nous assura que le nouveau conseil municipal des Estables allait mettre la main à l’œuvre au printemps, en sorte qu’on pourra très probablement, en 1895, sinon déjà cette année, arriver du Puy à Bonnefoy en voiture.

De Sainte-Eulalie à la Chartreuse, il y a bien un chemin direct par Villevieille, où un char peut passer à la rigueur, mais où il eût été imprudent d’engager notre voiture. Il fallut donc se résoudre à faire le détour de Bourlatier. Or, bien que la voiture fût obligée de repasser à Sainte-Eulalie, ou du moins tout près, au retour de la Chartreuse, nous fîmes nos adieux à nos hôtes, car nous avions l’intention de couper court à pied sur le Béage, en laissant Clairon revenir seul avec la voiture

Le départ n’eut pas lieu sans quelque émotion de part et d’autre. Nous remerciâmes avec effusion la famille Gerbier de sa cordiale hospitalité. La brunette exprima, avec sa naïveté habituelle, le regret qu’elle éprouvait de nous voir partir, et elle me fit promettre de revenir un jour à Sainte Eulalie. Il fallut le promettre… en réservant les circonstances. En prenant congé de M. Gerbier, nous lui exprimâmes l’espoir et le désir de le rencontrer de nouveau quelque jour à Vals ou ailleurs, avec sa charmante famille. Bodin dissimula de son mieux ses sentiments, et l’on aurait pu supposer, à son attitude, qu’il était le moins ému de tous, si nous n’avions eu des raisons de croire précisément le contraire.

  1. Annales de la Société d’agriculture du Puy, 1861. Ces données sur le lac d’Issarlès paraissent empruntées à un opuscule de M. Fourtier sur le Bouchet-Saint-Nicolas.