Voyage fantaisiste et sérieux à travers l’Ardèche et la Haute-Loire

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XVI

Une ambassade matrimoniale

Le Béat à Bonnefoy. – La philosophie et le philosophisme. – Promise à Dieu ! – Une confidence. – La demande en mariage. – La réponse du Béat. – Le retour à Sainte-Eulalie. – Le refus de Mlle Tempier. – Intervention de Branbran et de M. Montaigne. – L’ajournement au 15 août. – Conversation avec « la Sarrasine ». – Un secret. – Encore une superstition. – On décide de continuer le voyage à travers le Velay et l’Auvergne.

Nous espérions trouver le Béat à Bonnefoy. Mais il était allé dans un village voisin porter secours à un malade et ne devait rentrer que le soir. Il fallait donc renoncer à l’espérance de le rencontrer, car notre projet était d’aller coucher le soir même au Béage. Or, ici comme à Sainte Eulalie, le mauvais temps vint modifier nos projets. La pluie tomba par torrents, et empêcha notre départ. Heureusement elle n’empêcha pas le retour du Béat, ce qui nous procura le plaisir de passer la soirée avec lui.

Le Béat s’était installé, avec l’agrément du propriétaire, dans une des grandes pièces de l’appartement du prieur, qui lui servait à la fois d’atelier, de chambre à coucher et de bibliothèque. Parmi les ouvrages, provenant sans doute des Chartreux, qui couvraient sa table, je remarquai une collection des Pères de l’Eglise et la Somme de saint Thomas d’Aquin ; mais j’y vis aussi plusieurs ouvrages de science et d’histoire,

Nous savions que le Béat était un saint, mais aucun de nous ne s’attendait à trouver en lui un théologien et un savant. Les conversations que nous eûmes ensemble, et qui furent naturellement amenées par l’histoire de l’abbaye et le spectacle de ses ruines, nous firent passer de surprise en surprise, car elles ne tardèrent pas à nous révéler un homme d’une instruction très étendue, d’une intelligence hors ligne et d’un esprit éminemment philosophique, au sens que les anciens donnaient à ce mot, avant qu’il se fût perverti en passant par les prétendus philosophes du siècle dernier.

Il faut, disait le Béat, distinguer entre la philosophie et le philosophisme. Celui-ci est la philosophie des esprits bornés et tranchants, dédaigneux de toute tradition et de tout sentiment religieux, s’imaginant que la lumière n’existe que par eux et depuis eux, souvent fanatiques à rebours, croyant tout savoir et en réalité ne sachant rien, en un mot ce qu’il y a de pire parmi les sots !

La philosophie, au contraire, est la recherche modeste et sereine des problèmes de ce monde. Le philosophe digne de ce nom ne s’absorbe pas dans d’égoïstes contemplations ; il n’a pas la présomption de croire que le présent est tout et le passé rien ; il sait tenir compte de la tradition qui est, selon l’expression d’un grand écrivain, « une sorte de raison qui s’ignore », il n’a pas la prétention de déchiffrer en un jour tous les hyéroglyphes de la création. Sa philosophie peut être quelquefois le doute, mais le doute respectueux de toutes les opinions, le désir sincère de connaître la vérité.

Le Béat avait-il deviné l’état d’esprit de M. Montaigne aussi bien que celui de l’ingénieur ? Le fait est que ses discours allaient directement, quoique sous la forme la plus discrète, aux doutes de l’un et aux incrédulités de l’autre. Mais ce n’est pas le moment d’en parler. D’ailleurs, il me fut impossible ce soir-là de consigner, selon mon habitude, les faits et gestes de la journée sur mon agenda, si ce n’est l’incident suivant qui vint brusquement ressusciter le roman que je croyais mort et enterré.

Après un dîner frugal pris à la ferme, le Béat nous conduisit dans l’appartement du prieur et nous montra les placards, garnis de feuilles de hêtre, qui servaient de lit aux religieux. Il y installa M. Montaigne et Branbran dans une chambre à deux placards, puis nous conduisit Bodin et moi, dans une autre.

A ce moment, l’ingénieur lui ayant exprimé, pour sa manière de vivre, pour son abnégation, une admiration mêlée de compassion respectueuse, le Béat se mit à rire et lui répondit :

Je vous prie, monsieur, de ne pas me plaindre. Je suis plus heureux que vous, parce que j’ai placé mon bonheur à des hauteurs inaccessibles. Grâce à Dieu, je trouve l’abstinence, la pauvreté, les lits durs, le soin des malades, même la maladie et la douleur, plus doux que les festins et les joies du monde. Je comprends, par mon exemple, le bonheur des religieux qui ont habité cette abbaye. Les vocations religieuses sont, à mes yeux, des témoignages de la faveur céleste, et je me félicite d’être né dans une contrée où il y en a plus qu’ailleurs ; aussi, sans vouloir jamais peser en rien sur les volontés du jeune homme qui veut devenir prêtre ou de la jeune fille qui s’est promise à Dieu, considérerai-je toujours ces saintes résolutions comme un effet spécial de la grâce divine.

Ces mots de promise à Dieu nous frappèrent. N’était-ce pas un indice que nous avions mal interprété la conversation entendue par Vedel ? Bodin en éprouva une vive émotion. Il ne douta pas que ce ne fut le cas de Mlle Tempier, et cette substitution d’un rival divin à un rival en chair et en os fut, comme on va le voir, grosse de conséquences.


Quand le Béat nous eut quittés, après nous avoir souhaité bonne nuit, Bodin, au lieu de se retirer comme moi dans son lit-placard, se mit à arpenter la pièce, en proie à une agitation qu’il ne cherchait plus à dissimuler. A la fin, ne pouvant plus contenir les sentiments qui l’oppressaient, il s’écria :

– Pourquoi diable suis-je venu dans ce pays ? J’y viens pour découvrir les secrets de la nature, et je me heurte à des problèmes d’un autre genre encore plus difficiles à résoudre.

– Quoi donc ! Quoi donc ! lui dis-je. Qu’est-ce que vous avez donc ?

– Oh ! dit-il, vous faites l’ignorant ; mais je suis trop peu cachotier, et vous êtes trop fin, pour n’avoir pas deviné au moins une partie de mon secret.

– Vous êtes amoureux ?

– Hélas !

– Nous l’avons tous été à notre heure, et les plus à plaindre sont ceux – s’il y en a – qui n’ont jamais connu ce sentiment.

– Sans doute, mais…

– Eh bien ! mais…

– En m’ouvrant à vous, je sais que je me confie à un honnête homme, dont la sagesse et l’expérience peuvent m’être utiles. Ne vous moquez donc pas, et dites-moi franchement ce que je dois faire.

– Le plus sage serait simplement de ne rien faire du tout, et d’aller poursuivre ailleurs des recherches géologiques, que vous avez eu grand tort de reléguer au second plan. Nous pouvons être demain au Puy. Vous prendrez aussitôt le train pour Lyon, d’où vous irez où vous voudrez, au nord, au sud, à l’est, à l’ouest, pourvu que ce ne soit pas dans ces parages. Et vous serez certainement guéri dans quelques jours.

– C’est ce que je pensais ce matin. Maintenant, c’est impossible. Quand je la croyais destinée à un autre homme, je me sentais, je crois, encore plus amoureux, sous l’aiguillon humain de la jalousie ; du moins, j’y renonçais en faisant de nécessité vertu. Mais vous avez entendu le Béat : promise à Dieu ! Il me semble que le cas n’est plus aussi désespéré. Les vocations religieuses ne sont-elles pas souvent des pis aller et ne pensez-vous pas comme moi, qu’il y a bien des jeunes filles entrées au couvent, qui seraient restées dans le monde, si elles avaient trouvé un parti convenable ?

– Vous nous avez déjà dit cela en passant devant les Clarisses de Vals, et c’était là un imprudent défi au grand inconnu qui dirige les destinées humaines. Dans tous les cas, c’est une exception que vous avez eu grand tort de généraliser. Les vraies vocations sont beaucoup plus nombreuses que vous ne pensez, et ce que nous savons de Mlle Tempier et du milieu où elle a été élevée, n’autorise nullement à penser qu’il en soit ici autrement.

– Je n’ai pas la fatuité de croire qu’elle se jettera dans mes bras, mais pourquoi ne pas espérer qu’elle sera touchée du sentiment irrésistible qui m’entraîne vers elle ? Vous l’avouerai-je ? Cette enfant m’a tellement saisi par son air de candeur et d’innocence, encore plus que par sa rare beauté, que je ne me sens pas la force d’y renoncer volontairement. Moquez-vous, si cela vous plaît, mais il est certain que j’en suis très amoureux, amoureux à passer par toutes les considérations de fortune, car pour tout le reste, pour la respectabilité de famille comme pour les sentiments et l’éducation, je ne crois pas qu’on puisse rien désirer de plus.

– Mais la différence des opinions religieuses ! Vous pensez bien que vous ne la changerez pas sur ce chapitre. Ce que vous appelez superstition ne vous blessera-t-il pas chez elle ?

– On pardonne volontiers ces faiblesses à une femme aimée, en pensant qu’elles sont en somme plus favorables que nuisibles à l’honneur et à la vertu.

– C’est évident, mais je ne suis pas fâché de vous l’entendre dire.

– Je tiens trop à ma liberté de penser, pour ne pas la respecter chez les autres, et vous pouvez être bien tranquille sur ce point : celle qui sera ma femme ne rencontrera jamais ni une opposition ni un blâme de ma part, sur ses croyances et pratiques religieuses.

– Je le pensais bien ainsi. Est-ce suffisant avec une personne aussi pieuse ? Mais il est au moins prématuré d’examiner la question. Au fait, que voulez-vous faire ?

– Ce qu’on fait en pareil cas, quand on est amoureux comme je le suis.

– La demander en mariage, comme cela, de but en blanc, sans crier gare ?

– Oui.

– Jeune homme, je vous admire. Il n’y a pas huit jours que vous avez vu, pour la première fois, cette jeune fille à Vals. Vous l’avez revue ou entrevue les trois ou quatre jours suivants, sans lui avoir jamais adressé que quelques-unes de ces paroles banales, que tout baigneur dans une ville d’eau peut adresser à toute baigneuse, quand on est dans le même hôtel ou qu’on se trouve dans la même société. Vous l’avez aperçue quelques minutes avant-hier à Burzet. Depuis deux jours, vous l’avez revue de plus près il est vrai, mais les circonstances, le respect, votre amour lui-même, vous ont tenu moralement, je suppose, à distance respectueuse autant qu’à Vals. En résumé, il vous a suffi de huit jours pour en arriver à une demande en mariage. Et à quand cette importante démarche ?

– Demain, si vous voulez. J’ai compté sur vous pour être mon intermédiaire.

– Sur moi ? Vous plaisantez ! Est-ce que je connais assez les messieurs Gerbier pour cela ? Et me connaissent-ils assez eux-mêmes ? Vous comprenez que, pour une démarche aussi extraordinaire, je veux dire aussi précipitée, il faut bien connaître les gens, si l’on ne veut pas être considéré comme fou.

– Vous parlez comme si je demandais que le mariage se fit immédiatement. Tout amoureux que je sois, je n’entends rien brusquer. Je vous demande simplement, comme entrée en matière, de tâter le terrain auprès du Béat ou auprès de M. Gerbier, dans les termes que vous jugerez à propos. Vous leur feriez connaître mes sentiments pour leur aimable nièce et mes intentions. La question de fortune m’est indifférente ; j’en ai assez pour deux au besoin ; je vous donnerai préalablement sur ma famille et ma position toutes les explications nécessaires, afin qu’on puisse prendre des renseignements.

– Attendons pour cela de savoir si la chose est possible en principe.

– Vous voyez que j’ai tout mon bon sens, quoiqu’amoureux. Ma résolution est un hommage à la vertu…

– Et vous avez hâte de savoir si la vôtre sera récompensée.

– Puis-je compter, cher monsieur, que vous ferez cette démarche dès demain ?

– Quelque extraordinaire que cela soit, il faudra bien s’y résoudre, puisque vous y tenez absolument. Mais, écoutez. Il me semble que M. Montaigne, vu son âge et son caractère, pourrait remplir cette mission mieux que moi. Il vous aime beaucoup, et sera sûrement enchanté de vous être agréable.

– Je le crois aussi et j’accepte volontiers cette idée ; mais je serais bien aise que vous fussiez avec lui.

– Voulez-vous me permettre d’associer mon ami Branbran à cette grande démarche ? Vous savez que de nous tous, c’est lui qui est entré le plus avant dans les bonnes grâces du père Gerbier.

– Mais il est bien moqueur, votre ami ! Est-ce qu’il n’a pas été jeune lui aussi ?

– Autant que vous. Et précisément pour cela, je vous garantis qu’il ne se moquera pas plus que de raison, et concourra de son mieux au succès de notre mission.

– Sur ce point, comme sur les autres, je m’en remets à votre prudence et à la discrétion de tous.

– En attendant, couchons-nous. Si vous ne dormez pas, réfléchissez encore, et si vous me renouvelez demain le mandat d’ambassadeur matrimonial, il faudra bien le remplir pour vous contenter.

Je regagnai ma couche de feuilles de hêtre et restai quelque temps sans dormir, en supputant les chances que pouvait avoir le jeune homme d’être accepté ou refusé, et sans pouvoir arriver à une autre conclusion que celle-ci : Ou la jeune fille a véritablement la vocation religieuse, ou elle ne l’a pas : dans le premier cas, elle dira non ; dans le second, elle dira oui, après plus ou moins de façons ou de réticences, car le parti qui s’offre à elle paraît une chance inespérée… C’est ainsi que M. de la Palisse résolvait ses problèmes. Je ris un peu de ma naïveté, en me consolant par la pensée que mon camarade de chambre était encore plus naïf que moi – mais plus jeune aussi, le scélérat !

Le lendemain, Bodin ayant déclaré qu’il persistait, je tins conseil avec M. Montaigne et Branbran sur la conduite à tenir. Ce dernier voulait qu’on ajournât au moins la démarche, mais M. Montaigne fit prévaloir l’avis contraire, et déclara qu’il serait heureux de contribuer à un pareil mariage, considérant le couple comme admirablement assorti et devant, par la différence même de certaines idées, faire un merveilleux concert d’amour et de sagesse.

La chose résolue, nous nous mîmes à la recherche du Béat et, après quelques circonlocutions comme les exigeait la circonstance, nous lui exposâmes la situation, en lui déclarant la mission dont nous étions formellement chargés, et en lui demandant conseil pour la suite à donner à cette ouverture.

Le Béat nous écouta avec attention, jetant parfois un regard dérobé sur chacun de nous, comme pour s’assurer que la chose était bien sérieuse.

Quand nous eûmes fini, il nous répondit d’un air à la fois très grave et très calme :

Nous sommes, Messieurs, très flattés, de l’honneur qu’on veut faire à notre famille, et M. Bodin, en jetant les yeux sur Eulalie, a montré assurément qu’il savait distinguer le mérite et la vertu. Je ne parlerai pas du peu de fortune de ma nièce, puisque M. Bodin, avec un désintéressement qui fait son éloge, déclare que cette question ne doit pas entrer en ligne de compte. Mais il y a un obstacle plus sérieux, c’est la résolution que ma nièce paraît avoir prise de se consacrer à Dieu. Cela dit, je ne vois aucun inconvénient à ce que vous fassiez auprès de mon frère, qui est son tuteur et le vrai représentant de l’autorité paternelle, la démarche dont vous êtes chargé. Je vous accompagnerai même, si vous le désirez, à Sainte-Eulalie. Vous plaiderez vous-même auprès de mon frère la cause de votre ami, et vous pouvez compter que nous ne chercherons ni l’un ni l’autre à influencer, au préjudice de M. Bodin, les volontés de notre nièce.

Nous remerciâmes le Béat, et je m’empressai d’informer Bodin du résultat de la conversation. Il en fut très satisfait et en tira bon augure pour l’avenir. Ce n’était pas tout à fait mon avis, mais, comme M. Montaigne et Branbran semblaient partager l’impression de l’ingénieur, je m’abstins de manifester aucune crainte. Je me rappelai de nouveau le jugement beaucoup trop risqué que Bodin avait porté sur les vocations religieuses, à notre entrée à Vals, et je me demandai si l’événement ne lui réservait pas une réfutation douloureuse.

Il fut convenu alors que nous partirions tous, sauf Bodin, avec la voiture pour retourner à Sainte-Eulalie, où le Béat consentait à nous accompagner, tandis que l’ingénieur attendrait à Bonnefoy l’issue de la négociation.

On fut naturellement très surpris chez M. Gerbier quand on nous vit revenir tous, à l’exception de l’ingénieur. On craignait d’abord que celui-ci n’eût été victime d’un accident, et comme Branbran, à la demande qui lui en fut faite, répondit, en matière de plaisanterie : Pas précisément ! il me sembla voir courir une émotion, d’ailleurs bien concevable, sur le visage de Melle Tempier, et ensuite une véritable satisfaction, quand Branbran se fut empressé d’ajouter que l’ingénieur se portait à merveille, et continuait avec ardeur ses explorations géologiques, pour atteindre le cœur de la terre.

Comme il en faut peu pour piquer la curiosité des jeunes filles, la plaisanterie de Branbran n’en avait pas moins laissé une trace dans leur esprit. Je pense aussi que nous avions tous, plus ou moins, un air préoccupé, dont il était difficile à leur vive intelligence de ne pas s’apercevoir.

Elles durent être encore plus intriguées, quand elles virent, un moment après, le Béat causer à l’écart avec son frère et tous deux nous engager ensuite à monter dans la chambre de M. Gerbier.

Nous répétâmes à celui-ci ce que nous avions déjà dit au Béat et en reçûmes à peu près la même réponse.

Pour laisser aux deux frères le temps de se concerter et d’informer leur nièce de l’événement, nous fîmes avant déjeuner une assez longue promenade. A notre retour, nous feignîmes de ne pas remarquer le trouble de Mlle Tempier, dont il était d’ailleurs difficile d’interpréter la signification, au point de vue du succès ou de l’échec de notre ambassade.

Je remarquai que la brunette était, de son côté, triste et comme mécontente, et que sa bonne grâce à mon égard s’était refroidie. Oh ! la petite curieuse ! pensai-je en moi-même ; on ne lui a encore rien dit probablement, et elle brûle de savoir le mystère… qu’elle a peut-être déjà deviné.

Dans le courant de l’après-midi, nous eûmes une nouvelle conférence avec les frères Gerbier. Ils nous dirent qu’ils avaient exposé à leur nièce les avantages de la proposition qui leur était faite, et que, connaissant de longue date son penchant pour la vie religieuse, ils avaient insisté pour qu’elle ne refusât pas à la légère ; mais ils avaient rencontré une résistance inébranlable et avaient le regret de nous transmettre un refus définitif.

Branbran, profitant de son intimité avec M. Gerbier, crut néanmoins pouvoir insister et dit :

– Permettez-moi, mon respectable ami, d’appuyer encore une fois la cause que nous sommes venus plaider ici. Bien que le mariage soit la chose la plus sérieuse du monde, et qu’on doive toujours y regarder, non pas à deux fois, mais à cent fois, avant de s’y employer, je vous avoue que celui-ci me paraît désirable dans l’intérêt des deux parties, et je serais tenté de croire que c’est la Providence qui, prenant par la main M. Bodin, l’a conduit ici, pour lui donner le plus aimable des anges gardiens. Aimant à prendre le taureau par les cornes, j’aborde sans autre préambule le motif qui peut avoir été la cause principale du refus de Mlle Tempier. Connaissant ses sentiments profondément religieux – dont je la félicite – je crains que la conférence de M. Bodin à Vals n’ait produit sur elle une impression plutôt fâcheuse, en lui faisant redouter de ne pas trouver chez le prétendant, sinon une foi égale à la sienne, au moins de meilleures dispositions religieuses. Aimant la vérité et la franchise par dessus tout, je dois reconnaître que M. Bodin professe une certaine indépendance d’opinion, même en matière religieuse, qui n’aurait pas l’entière approbation de celle qu’il recherche ; mais je dois dire aussi que c’est un esprit large, libéral, ouvert à toutes les bonnes raisons, et – pour vous dire tout en un mot je suis persuadé que sa sainte et charmante femme n’aurait pas de peine à le convertir. C’est une perspective, selon moi, qui mérite d’attirer l’attention de Mlle votre nièce. Une autre raison pour elle de bien peser sa résolution, c’est que les belles âmes comme la sienne manquent beaucoup plus dans le monde que dans les couvents, et qu’elle trouvera dans l’état de mariage encore plus d’occasions d’exercer son apostolat que dans le cloître, les écoles ou les hôpitaux. Si monsieur le permet, ajouta-t-il en désignant le Béat, j’invoquerai son exemple ; il est vrai qu’il ne s’est pas marié, mais il a eu le bon esprit de ne pas ensevelir dans un monastère l’esprit de foi et de charité qui l’anime, et il est resté dans le siècle pour y faire tout le bien possible et lui donner l’exemple de la charité et du dévouement.

Le Béat se borna à une inclination de tête, en murmurant ces mots : Vous me croyez meilleur que je ne suis !

M. Gerbier répondit qu’il allait soumettre à sa nièce les considérations qu’on venait d’exposer, et revint bientôt avec elle.

– Monsieur, dit Mlle Tempier, en s’adressant à nous, avec une résolution et une fermeté surprenantes, j’ai appris par mes oncles la demande que vous avez été chargés de leur transmettre. Je vous prie de répondre à M. Bodin que je suis très touchée de l’honneur qu’il me fait et de la confiance qu’il me témoigne, mais, comme tout le monde le sait dans la maison, je me suis depuis longtemps destinée à la vie religieuse. Mon refus n’a donc rien de personnel pour M. Bodin ; il n’est que la conséquence d’une résolution depuis longtemps arrêtée et qui est toujours conforme à mes inclinations.

– Mon enfant, dit M. Montaigne – permettez à mon âge ce terme affectueux – vous ferez comme vous l’entendrez, et nous ne voulons contrarier en rien votre volonté. Laissez-moi cependant vous dire qu’un peu de réflexion en si grave matière n’est jamais de trop, et que ce n’est pas en une heure qu’on doit répondre par un refus, pas plus que par une acceptation. Accordez-nous d’y penser quelque temps, et d’attendre plusieurs jours ou plusieurs semaines, avant de prendre une résolution définitive.

– Monsieur parle comme la sagesse même, dit M. Gerbier, et ton oncle et moi nous adhérons complètement à sa prière.

Mlle Tempier eut un instant d’hésitation.

Le Béat dit alors :

Mon enfant, j’approuve tout ce que tu viens d’entendre, et je t’engage à réfléchir davantage sur les observations de ces messieurs. Ne te considère pas comme liée par des promesses intérieures, si tes sentiments actuels n’y répondaient plus. Tu es entièrement libre. L’amour de Dieu n’implique pas un renoncement complet aux joies de la famille.

La jeune fille était très combattue, non que sa résolution parût ébranlée, mais elle n’osait refuser le délai que ses oncles lui demandaient.

– Ah ! mon oncle, dit-elle au Béat, vous qui comprenez si bien l’amour du sacrifice de soi-même, qui le pratiquez si admirablement, pourquoi voulez-vous en retarder la pratique chez les autres ?

Il y avait dans ces paroles une énergie de conviction qui nous frappa tous.

Après un instant de silence, le Béat, prenant son parti, résolut ainsi la question :

– Messieurs, nous devons être tous au Puy, le 15 août, fête de l’Assomption de la Très Sainte Vierge. Je prends sur moi de vous promettre que la résolution définitive de ma nièce ne sera pas prise avant ce jour-là. N’est-ce pas que tu y consens, Eulalie ?

La jeune fille fit un signe de tête imperceptible qu’on pouvait interpréter pour un consentement.

Il n’y avait plus qu’à prendre congé de nos hôtes pour aller rejoindre Bodin à Bonnefoy. C’est ce que nous fîmes, après avoir convenu du rendez-vous au Puy pour le 15 août. Les deux jeunes filles devaient y aller faire une retraite, quelques jours avant la fête, dans une maison religieuse. A la fin de cette retraite, Mlle Tempier ferait connaître ses résolutions.

Avant le départ, m’étant trouvé seul un moment avec ma petite amie la « sarrasine », dont l’air préoccupé, presque boudeur, m’avait frappé, j’eus avec elle une conversation assez singulière.

– Il paraît, mademoiselle, lui dis-je en souriant, que nous sommes brouillés. Que signifie cet air, si différent d’hier, avec un vieil ami… de quinze jours ?

– Je sais tout, dit-elle. Lali n’a rien pu me cacher. Et moi, je vous en ai voulu d’avoir manqué de confiance en moi.

– Oh ! mon enfant, était-ce à moi à vous initier à une affaire aussi délicate ? N’auriez-vous pas jugé vous-même cette indiscrétion impardonnable ?

– C’est vrai, répondit-elle, après une seconde de réflexion. Je vous en veux tout de même, parce que vous n’avez pas l’air de comprendre combien, d’évaporée que j’étais, je suis devenue, en peu de temps, une personne sérieuse. Oui, monsieur, je ne suis plus une enfant, car j’ai beaucoup réfléchi depuis hier et surtout depuis ce matin, quand je vous ai vu revenir inopinément à Sainte-Eulalie.

– Ah ! Et pourrais-je vous demander la confidence de vos graves réflexions ?

N’étant pas aussi méfiante que vous, je vais vous les dire. Eh bien ! moi qui n’avais jamais envisagé l’éventualité du départ de Lali, bien que connaissant depuis longtemps son intention de se faire sœur, j’ai été fort impressionnée de certaines choses pendant notre promenade d’hier à Issarlès. Vous pensez bien que les attentions de M. Bodin pour ma cousine, bien que contenues dans de justes bornes, ne m’avaient pas échappé. S’en est-elle aperçue elle-même et qu’en a-t-elle pensé ? C’est ce qu’elle ne dira certainement à personne, pas même à moi. Mais, la connaissant comme je la connais, j’ai craint tout de suite que cela ne fît que hâter l’exécution de son projet. Et ce que je craignais déjà hier, je le crains encore plus aujourd’hui.

– Et pourquoi donc ? M. Bodin lui déplaît-il donc si fort ?

– Au contraire !… Bon, voilà que je ne sais plus ce que je dis. Lali ne m’en a pas soufflé mot. Je veux simplement dire, qu’à mon avis, ce jeune homme ne peut être qu’un parti fort convenable, dès que des hommes comme vous et vos amis ont bien voulu présenter sa demande. Pour ma part, il a gagné mon estime, en montrant par sa détermination qu’il avait su reconnaître un ange sous un bonnet de padgelle. Ah ! monsieur, vous ne saurez jamais ce qu’il y a de bonté et de dévouement dans le cœur de ma cousine. Personne ne mérite plus qu’elle d’être heureuse. Seulement je suis effrayée de voir qu’elle y tient si peu. Elle se sacrifierait dix fois pour rendre service au premier venu. Elle pense au bon Dieu, beaucoup plus que le bon Dieu ne l’exige. Enfin, elle ne voit pas les choses comme tout le monde. Aussi ai-je bien peur qu’il soit impossible de la faire renoncer à son projet. Et puis, il y a un empêchement dont vous ne vous douteriez jamais, que mon père ignore, et que mon oncle peut tout au plus soupçonner. C’est un secret qui vous ferait peut-être sourire et qui cependant est très sérieux. Mais, je ne puis vous le dire maintenant. Peut-être m’y déciderai-je plus tard, si je ne vois pas d’autre moyen de triompher de la résistance de Lali. Adieu, monsieur. Souvenez-vous que la petite Sarrasine n’a plus quinze ans, et ne riez pas si elle se croit mûrie par l’expérience.

Je restai fort intrigué par cette confidence, dont je jugeai inutile pour le moment de faire part à mes compagnons, mais je me promis bien de réclamer, au moment voulu, une explication.

Avant de partir de Bonnefoy, Bodin m’avait prié d’obtenir de Mlle Gerbier, comme si c’était pour moi, à titre de souvenir de sainte Eulalie, l’image de la Vierge, dessinée par sa cousine, qu’il avait vue dans le livre de prières, et qu’il avait eu l’immense mérite, malgré tout son désir, de ne pas s’approprier. Encore de la belle et flagrante superstition, mais je n’eus pas le courage de le lui reprocher. Je fis la commission et, comme aux enfants sages, l’image me fut donnée ; je présumai cependant, aux regards de la « Sarrasine », qu’elle en avait fort bien deviné la destination.

Cette générosité et ce que je venais d’entendre me firent revenir un peu de ma première impression. Il me sembla que, malgré les apparences, tout n’était pas désespéré, car il était permis de conclure des paroles de la jeune Gerbier, que l’ingénieur était loin d’avoir rencontré de l’antipathie auprès des deux jeunes filles, et que, dans tous les cas, nous avions dans la « Sarrasine » une alliée, dont l’action pouvait nous être, à un moment donné, fort utile. Mais je me gardai de communiquer à Bodin cette ombre d’espérance, pour ne pas aggraver une déception éventuelle.

L’ingénieur fut, comme on le pense, assez peu satisfait du résultat de notre mission, mais M. Montaigne le réconforta par de bonnes paroles, et l’espérance, naturelle à la jeunesse, rentra dans son âme.

En attendant, qu’allions-nous faire ? Une vingtaine de jours nous séparaient de la grande date fixée à l’impatience de Bodin. Fallait-il laisser le jeune homme aller seul au rendez-vous, et la continuation du voyage en commun pouvait-elle s’accorder avec les affaires ou les intentions de chacun ? L’ingénieur interrogeait anxieusement nos visages.

– Allez-vous m’abandonner pendant ces trois semaines ? dit-il enfin.

– Plutôt la mort ! s’écria Branbran. Ne voyez-vous pas, mon jeune ami, que votre roman – car vous avez joliment dérouté le romancier de Vals – nous intéresse presque autant que vous ? Voulez-vous, pouvez-vous, ajouta-t-il en s’adressant à moi et à M. Montaigne, continuer d’être de la partie ?

Je donnai mon assentiment avec le plus grand plaisir, et M. Montaigne déclara que c’était précisément vers le 15 août qu’il s’était proposé de passer quelques jours au Puy, pour y voir sa sœur la religieuse.

– Eh bien ! dit Branbran, voilà qui est entendu, et nous allons, Clairon et moi, faire dire à Sainte-Agrève qu’on ne nous attende pas de quelque temps. Nous profiterons, si vous le voulez bien, de l’occasion pour courir le Velay et même l’Auvergne. Que chacun de vous indique les endroits qu’il désire visiter, afin que nous les comprenions dans notre itinéraire. Autrement, nous continuerons d’aller à l’aventure, ce qui a bien son charme, selon nos fantaisies et les circonstances, ce qui est aussi la parfaite image de la vie de l’homme jusqu’à ce qu’il arrive au port. Notre port dans l’espèce est le Puy, et nous y serons le 15 août, sinon plus tôt.

On s’en remit à la direction de Branbran, qui décida d’abord un séjour de quarante-huit heures à Bonnefoy pour méditer sur les ruines de l’abbaye et faire reposer ses chevaux. Cela me permit de consigner sur mon agenda quelques notes sur Bonnefoy et sur les idées du Béat, qui revint, du reste, passer une journée avec nous.

Nous partîmes le surlendemain dans la direction du Puy. Je ne sais trop par où notre conducteur nous fit passer pendant les quinze jours qui suivirent. Qu’on s’en prenne à lui s’il n’y a pas d’ordre dans la suite de mon récit. Je dois prévenir aussi les lecteurs qu’à partir de ce moment, pour ne pas allonger outre mesure cette histoire, je vais être souvent obligé de reproduire telles quelles les notes, prises au courant du crayon, dans cette course échevelée à travers les bosses et les rugosités du plateau central.