Les agressions contre la Chartreuse. – Sa destruction. – Le domaine est acheté par M. de Lafarge (1884). – L’inventaire des archives de la Chartreuse. – L’homme vivant et mourant. – Les oubliettes du château de Boulogne. – Les monastères et les asiles d’aliénés.
La Chartreuse de Bonnefoy, située au fond d’une vallée sous le Mezenc, à 1 345 mètres d’altitude, date de 1156 et doit sa fondation, comme nous l’avons déjà dit, à un membre de la famille de Fay ; mais les bâtiments, dont une bonne moitié est en ruines, sont de construction relativement récente, puisque, commencés en 1719, ils n’étaient pas encore terminés au début de la Révolution qui y mit le feu. Le clocher et une tour se dressent encore au milieu des ruines. Le toit de l’église est effondré, sauf le chœur, où l’on a pu dire la messe, il y a quelques années, lors de la fête d’inauguration donnée par le nouveau propriétaire, M. Edouard de Lafarge, le regretté fondateur de tant d’œuvres de bienfaisance dans l’Ardèche et l’intelligent directeur de la grande usine des chaux hydrauliques de Lafarge. Une aile du bâtiment principal a été heureusement conservée, et on y trouve plusieurs pièces habitables, notamment celles qui formaient l’appartement du prieur. Le fermier et les bêtes de la ferme sont logés dans les communs et les anciennes écuries.
La Chartreuse de Bonnefoy a subi plusieurs invasions. On n’a aucun détail sur un premier événement de ce genre qui aurait été le fait des routiers anglais du XIVe siècle, et par suite on peut conserver quelques doutes à cet égard. Mais il n’en est pas de même des deux autres : celle des huguenots du XVIe siècle et celle des révolutionnaires du siècle dernier.
L’invasion des huguenots a été rapportée d’une façon assez vague par les historiens du Languedoc, d’après les éléments fournis par de Thou, d’Aubigné et Pérussis. L’abbaye aurait été surprise par Culant ou Colans, commandant pour les princes dans les montagnes du Languedoc, à la tête de cent hommes. Culant, en se retirant y aurait laissé une garnison de cinquante hommes, sous les ordres des capitaines Charreyre et Tialet. Enfin ceux-ci, assiégés par Rochebonne, sénéchal du Velay, auraient été obligés de capituler, et auraient été, malgré cela, tous massacrés, à l’exception de Tialet.
Des relations plus détaillées et plus précises, nous apprennent que les choses se sont passées différemment. Il n’y est question ni de Culant ni de Tialet, mais seulement de Charreyre, de Mézilhac, qui, à la tête d’une trentaine de protestants, pénétra par trahison, le 23 août 1569, dans le couvent et s’y livra à toutes sortes d’excès. Après avoir assassiné le prieur, il voulut, entre autres choses, forcer le P. Procureur à manger de la viande, contrairement aux règles de son ordre. Ce religieux s’y refusant, ces misérables lui firent subir une horrible mutilation et, lui mettant le morceau de chair vive dans la bouche, lui disaient : Tu en mangeras. On répugne à la reproduction de pareilles atrocités, mais il faut bien cependant répondre par quelques faits au système d’exagérations et de mensonges qui se pratique parfois si largement du côté des coreligionnaires de Charreyre.
Le sénéchal du Puy, M. de Rochebonne, prévenu de ce qui se passait par un domestique de l’abbaye resté fidèle à ses maîtres, accourut en toute hâte, pénétra de nuit dans le couvent par une issue secrète et surprit à son tour les brigands qui furent tous massacrés. Tel est le résumé des faits, tels qu’ils sont consignés dans une relation contemporaine, publiée par M. Henry Mosnier (1), d’après un texte qui existe aux archives du ministère des affaires étrangères. Une autre relation, émanée d’un des religieux témoins oculaires de l’événement, et qui confirme la précédente avec plus de détails, se trouve à la Bibliothèque Nationale, et l’on peut y voir, comme dans l’autre, par l’horrible incident que nous venons d’indiquer, comment ceux dont certains écrivains font des précurseurs de la liberté de conscience entendaient la pratique de cette liberté.
Les dommages éprouvés en cette circonstance par les Chartreux furent l’objet de deux enquêtes ordonnées en 1578 et 1588, sur la demande de ces religieux, devant Jean Bertrand, juge-mage de la Sénéchaussée du Puy.
Les agressions se renouvelèrent si souvent contre les moines du Mezenc qu’ils demandèrent un asile à l’évêque du Puy. On leur offrit la maladrerie de Saint-Lazare de Brives. Ils y envoyèrent une colonie, mais ne purent se résoudre à quitter leur solitude (2).
Au sujet des événements de la Révolution à Bonnefoy, j’ai relevé la note suivante dans les manuscrits de Delichères :
« Le 17 juillet 1790, le département nomme MM. Bouilloud et Sanglier, deux de ses membres, pour se rendre à Montpellier, et retirer la portion des titres, papiers et documents concernant le département, dans le dépôt des archives de la province. – Les abbaye et chartreuse de Mazan et de Bonnefoy étaient de ce district. – Je m’y rendis avec Praneuf, le … août pour arrêter le compte de ces deux maisons et préparer la sortie des religieux qui étaient menacés du pillage par les communes voisines. J’apposai le scellé sur les archives de Bonnefoy et fis enlever dans la nuit celles de Mazan, attendu les oppositions des habitants du voisinage, qui se proposaient de les brûler, pour anéantir des titres qu’elles renfermaient contre leurs intérêts. Les archives de ces deux maisons étaient précieuses, surtout celles de Bonnefoy qui remontaient au commencement du XIIIe siècle et qui étaient bien conservées. Comme, depuis, Bonnefoy a été rejeté dans le district du Tanargue, ces archives y ont été apportées et sans doute brûlées, en conséquence du décret qui ordonnait de brûler les titres féodaux. Cet incendie laissa bien des regrets sur la perte de divers monuments précieux de l’histoire de ces contrées. »
La Chartreuse de Bonnefoy, mise aux enchères comme bien national, fut adjugée, le 21 octobre 1791, à un nommé Montbrun, du Béage, au prix de 50 000 livres.
La propriété de la Chartreuse appartenait, en dernier lieu, à la famille Tourasse, du Cheylard. M. Edouard de Lafarge en fit l’acquisition en 1884 au nom de son gendre, M. de Bournet. Dès l’année suivante, on fit au pavillon du prieur, seule partie existant encore de l’édifice, des réparations urgentes et on le rendit un séjour aussi confortable que possible pour ces hautes régions. Successivement, les fermes du Pré des Bœufs et du Grangeon furent acquises et complétèrent la propriété. La désolation de ces ruines, et surtout l’absence de tout signe religieux rappelant le passé, impressionnaient péniblement M. de Lafarge. C’est alors qu’il conçut la pensée de réparer le clocher qui menaçait ruine, et d’y édifier un superbe Christ en fonte de 4 mètres 50 de hauteur. Il lui fallut une énergie surhumaine pour mener à bien ce travail si délicat et si dangereux, dans une région dénuée des ressources les plus élémentaires. La bénédiction solennelle en fut faite au mois de juillet 1890, au milieu d’un concours de 3 000 âmes et d’une quarantaine de prêtres, parmi lesquels le Père Abbé de Notre-Dame-des-Neiges et son assistant.
Un autel en bois avait été élevé sur l’emplacement de l’ancien autel, et la grand’messe fut célébrée au milieu de ces ruines, cent ans après la disparition des Chartreux. M. de Lafarge aurait désiré pour ce centenaire que la robe blanche d’un Chartreux reparût dans ces déserts, d’où on l’avait expulsée. Le P. procureur de la Grande Chartreuse, originaire de Privas, qui avait une affection toute particulière pour M. de Lafarge, comme du reste tous les hommes de valeur qui l’ont connu, lui avait promis d’assister à cette fête ; mais au dernier moment il fut retenu, regrettant de ne pouvoir se rendre à un si cordial appel. Deux mois après cette religieuse manifestation, M. de Lafarge était enlevé à sa famille et au département, laissant un vide qui ne se comblera jamais.
La vieille façade, ou plutôt l’avant-corps du milieu, rappelant bien l’architecture de l’époque, menaçait ruine, elle aussi ; un chantier fut installé pour la rétablir. A peine avait-on commencé le travail que le froid survint, et il fallut tout interrompre. L’année suivante (1891), il fut impossible à M. de Bournet de se rendre à Bonnefoy avant la fin du mois d’août, trop tard pour entreprendre aucune réparation. Mais, en 1892, les ouvriers furent mis sur le chantier dès le commencement de juin ; la dernière retouche fut donnée au clocher et la remise en état du fronton de la façade fut terminée au milieu du mois d’août : c’est tout ce qu’il était possible de conserver de ces belles ruines.
Parmi les manuscrits de Bonnefoy, il faut citer l’Inventaire général de ses archives, dressé en l’année 1695 par Jacques Robert, praticien de la ville du Puy, dont MM. Poncer et Vaschalde ont donné des extraits. Les manuscrits du marquis de Satillieu contiennent à ce sujet le renseignement suivant :
« Cet Inventaire, tiré de la Chartreuse de Bonnefoy, fut porté pendant la Révolution commencée en 1789 au département à Privas, où je me le suis procuré en 1801. Il consiste en un petit in-folio manuscrit de 458 pages d’écriture sans compter la table. »
Comment ce manuscrit tomba-t-il entre les mains de Poncer qui le céda ensuite à M. Vaschalde ? Je l’ignore. Le fait est qu’il n’aurait jamais dû sortir de nos dépôts publics.
Parmi les curieux usages d’autrefois, dont on trouve la trace dans les papiers de Bonnefoy, est celui-ci :
Les Chartreux, ayant acheté la seigneurie du Mezenc, étaient tenus de bailler homme vivant et mourant au baron de Chalancon qui, dans la vente, s’était réservé ce droit.
Quelles terribles suppositions n’ai-je pas entendu, émettre à la lecture de cette clause jetée au public, sans explications aucunes, par des écrivains qui d’ailleurs, étaient hors d’état de donner la bonne ! Or, il s’agissait simplement d’une mesure fiscale qu’on retrouve dans d’autres provinces, notamment le Forez et le Lyonnais.
Les communautés religieuses ne mourant pas comme les individus, on avait imaginé, pour leur faire payer des droits de succession, de les obliger à désigner un homme à leur choix, au décès duquel elles avaient à payer certains droits, comme on en paye aujourd’hui à l’enregistrement quand on fait un héritage.
C’est ainsi qu’aux choses du Moyen Age, qui semblent d’abord extraordinaires, on trouve le plus souvent un sens fort simple et fort rationnel, toutes les fois qu’on peut en dissiper les obscurités. Le fameux droit du Seigneur est de ce nombre. Il n’est pas un demi-savant dans le bas Vivarais, qui ne vous affirme encore son ancienne pratique à Laurac. En allant au fond des choses, que trouve-t-on ? Un droit de six livres que le Seigneur prélevait sur toute fille de l’endroit qui se mariait hors de ses domaines. Une aventure du même genre nous est arrivée à propos de la fameuse oubliette du château de Boulogne, près d’Aubenas. Ayant voulu vérifier le fait, il fut évident pour nous, vu l’état des lieux et la position de la prétendue oubliette dans un petit pavillon isolé à l’angle de la grande cour, que nous étions en présence d’un vulgaire water-closet probablement réservé à la domesticité du château. Quand les prétendues oubliettes des vieux châteaux ne sont pas ce que nous venons de dire, ce sont ordinairement des citernes. Mais il n’y a pas de pires aveugles que ceux qui ne veulent pas voir, et les plus évidentes démonstrations n’empêcheront pas les journalistes radicaux du crû de continuer à l’occasion leurs philippiques contre la férocité des anciens seigneurs.
En mettant le pied à Bonnefoy je m’étais rappelé ces vers d’Aimé Giron qui visita les ruines en 1858 :
Pourquoi ne pas laisser debout les monastères,
Ou bien des naufragés, au sein des nuits austères,
Viennent panser leurs cours, oublier leurs dégoûts ;
Surtout dans notre siècle, un grand siècle d’hospices,
Où les ambitions, les plaisirs et les vices
Font tant de gangrenés et laissent tant de fous (3) !
Il est de fait que, si les monastères disparaissent, les maisons d’aliénés sont de plus en plus encombrées. Partout on en bâtit de nouvelles et, si la détestable politique, qui nous a déjà donné l’instruction laïque, continue à faire des siennes, on peut prévoir le temps où les fous, trop nombreux pour être enfermés, finiront par enfermer les autres.
Parlant des anciens ordres religieux, dont les services sont si méconnus aujourd’hui, le Béat montra qu’ils avaient été en quelque sorte les créateurs de la société moderne. Ce sont les moines, et particulièrement ceux de Saint-Chaffre et de la Chaise-Dieu, qui ont civilisé nos montagnes, en bâtissant l’église et inaugurant autour d’elle la colonie agricole ; l’obédience a été le noyau des paroisses et des communes modernes. Que les anciennes associations monacales, ne répondent plus aussi exactement aux nécessités du jour, c’est ce que le Béat ne contesta pas. De même que les armées n’ont plus l’organisation et l’armement d’autrefois, de même les milices spirituelles sont susceptibles de modifications, et il semble que les besoins modernes appellent aujourd’hui à l’enseignement, aux missions et au soin des malades, une partie des forces qui, à tort ou à raison, se consacraient autrefois à la vie contemplative.
Ici nous éprouvons quelque embarras, en présence des souvenirs de ces deux journées sur les conversations du Béat, notés le soir sur notre carnet de voyage. Faut-il en faire le sacrifice à la frivolité de l’esprit courant ? Faut-il bravement s’exposer à ennuyer les lecteurs qui ont eu la bienveillance de nous suivre jusqu’ici ? Les causeries familières dans lesquelles le solitaire de Bonnefoy nous exposa ses idées, faisant en quelque sorte son autobiographie morale, avec la simplicité des temps antiques, nous intéressèrent tellement que nous espérons avoir conservé, dans le froid résumé qui suit, quelques traits de nature à faire réfléchir les plus indifférents. Au reste, en consacrant à ce sujet un chapitre spécial, nous mettons plus à l’aise les lecteurs qui ne se sentent pas suffisamment sérieux : rien ne sera plus facile à leur légèreté que de le sauter à pieds joints.