Voyage fantaisiste et sérieux à travers l’Ardèche et la Haute-Loire

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XVIII

La Confession du Béat

L’athéisme. – Le rationalisme et la libre-pensée. – Les mystères. – La chute des mauvais anges et le péché originel. – La révélation naturelle venant en aide à la révélation divine. – La raison et le sentiment. – La divinité du Christ. – Pace ! Pace ! – La superstition. – Vues erronées sur la religion. – La question sociale. – La religion et la science. – Plus on apprend, plus on trouve qu’il y a à apprendre. – Le salut est dans le retour aux anciens principes. – Stat crux dum volvitur orbis.

M. Montaigne ayant félicité le Béat d’être né dans un pays où l’on suce la foi avec le lait, et où l’on arrive ainsi, sans effort et sans s’en douter, à cette tranquillité d’esprit si difficile à atteindre au milieu des agitations d’une société sceptique, le Béat lui répondit par une sorte de confession, que nous écoutâmes avec un vif intérêt mêlé de quelque surprise.

Vous auriez tort, dit-il, de croire que je suis arrivé promptement et sans peine à la vérité et à la paix de l’âme. Il y a dans chacun de nous un révolté. J’ai été sourd, comme tant d’autres, pendant un certain temps, aux voix du ciel et de la terre ; j’ai résisté à Dieu, et c’est par un travail constant et persévérant sur moi-même, qu’aide de la grâce d’en haut, je suis parvenu à voir les choses comme elles doivent être vues.

Ah ! que les dogmes de l’Ecriture ont un sens profond, et comme j’en ai touché, pour ainsi dire du doigt, par ma propre expérience, la vérité immortelle ! Si j’étais resté, comme mon frère, étranger à ce que l’on appelle la science, je pouvais, humble croyant, éviter bien des combats intérieurs. Mais ma raison orgueilleuse, comme celle des mauvais anges, voulait tout savoir. J’étudiai donc, surtout pendant les années où je fus absent du pays pour mon service militaire ou pour autre chose. Il serait trop long de vous exposer les phases par lesquelles passa ma pensée en lutte avec les enseignements religieux qu’avait reçus mon enfance. En voici seulement quelques traits.

Le premier article du catéchisme avait mis mon esprit à la torture : qu’est-ce que Dieu ? Il me semblait que j’avais le droit de ne pas y croire, s’il persistait à ne pas se laisser comprendre. Quand la tempête de mes idées fut calmée, je m’aperçus que, compréhensible ou non, son existence s’imposait à ma raison, parce que la création implique le créateur, et que la cause suprême, de quelque nom qu’on l’appelle, Hasard, Destin, Nature ou Force des choses, répond toujours à l’idée de Dieu. Je n’ai donc pas roulé dans le bas fond de l’athéisme, qui, d’ailleurs, ne peut résulter que d’un malentendu, d’une logomachie, indiquant non pas l’absence de Dieu, mais une absence d’intelligence chez celui qui se dit athée. Vous connaissez, sans doute, le mot de Montesquieu, à qui l’on parlait d’un ennemi de Dieu qui était un sot, et qui répondit : Oubliez-vous donc que Dieu ne peut pas avoir pour ennemis d’autres gens que des sots ? N’y a-t-il pas, en effet, dans l’univers une pensée d’ordre et d’unité de nature à pénétrer les esprits les plus obtus, et ne faut-il pas l’être, à un degré tout-à-fait insolite, pour nier l’existence d’un grand Etre, d’où partent tous les rayons qui éclairent le monde, et tous les fils qui le font mouvoir. – Etre assez puissant pour ne pas s’inquiéter des aveugles qui le nient, et assez bon pour continuer de les aimer et de leur sourire par toutes les fleurs et les lumières de la création ? Dieu est le clou idéal auquel le monde est suspendu. Supprimez-le, tout tombe, tout casse, tout s’anéantit. Il est sans doute fort difficile, et l’on peut dire impossible, de le comprendre ; notre esprit ne peut s’en approcher qu’à des distances respectueuses, mais il est encore plus impossible de comprendre quoi que ce soit au monde sans lui. En somme, l’athéisme est avant tout un travers d’esprit, qui serait simplement ridicule, s’il ne prêtait à des déductions, très dangereuses, mais très logiques, dans les masses ignorantes.

– Sans doute, dit Bodin, l’athéisme est absurde, et le principe : Pas d’effet sans cause, domine en métaphysique comme dans les sciences naturelles. Le point de départ des grandes divergences de notre temps n’est pas là, ce me semble, mais dans le rôle plus ou moins prépondérant qu’il convient d’assigner à la raison humaine, dans la recherche de la vérité.

– C’est bien cela, dit le juge de paix, et je serais enchanté d’avoir l’opinion de monsieur sur ce qu’on appelle aujourd’hui le rationalisme et la libre-pensée.

– Je serai d’autant plus enchanté de vous la donner, répondit le Béat, que cette question rentre essentiellement dans mon histoire, et qu’elle m’a préoccupé autant ou plus que n’importe qui. Eh bien ! je vous déclare franchement que j’ai été rationaliste et libre-penseur, et, j’ajoute, ce qui vous étonnera peut-être, que je le suis encore, avec les restrictions que comporte la nature même du sujet.

Prenons d’abord le rationalisme. Ce mot, dans son sens littéral, signifie l’exercice de la raison : à ce point de vue, il n’est personne qui puisse le récuser. La raison est un instrument commun à tous les hommes, et l’Eglise, qui s’en est servie pour civiliser le monde, n’a jamais eu, que je sache, l’idée d’en condamner l’usage en lui-même.

Le mot de libre-pensée répond à peu près au même sens, avec une nuance d’indépendance plus marquée.

Tant que je n’ai pas compris certaines nécessités sociales, j’ai été ce qu’on pourrait appeler libre-penseur sans épithète ; mais il a bien fallu reconnaître, par les enseignements de l’histoire autant que par l’expérience de tous les jours, qu’il ne peut y avoir de liberté absolue d’aucun genre, dans l’état social, où chaque liberté individuelle est nécessairement limitée par la liberté d’autrui et subordonnée à la sécurité de tous. J’ai donc été amené naturellement à faire une distinction essentielle entre les pensées ou opinions qu’on peut avoir à part soi et celles qu’il peut être dangereux de professer publiquement. A mon avis, la loi divine, comme la loi humaine, laisse pour les premières une liberté complète, n’exigeant de nous que l’humilité et la bonne foi. Mais, comme les infirmités de la raison sont indéniables, comme elle ressemble trop souvent à la déraison, on comprend que les autorités sociales aient parfois à intervenir pour empêcher l’abus de ses manifestations extérieures. L’histoire de toutes les hérésies, comme celle de toutes les révolutions politiques, montre combien, au point de vue de la simple prudence humaine, ce tempérament est nécessaire. En résumé, ce n’est pas tant la libre-pensée que la libre propagation de la pensée, l’activité extérieure de l’esprit, dépourvue de garantie, qui peut être assujettie à certaines règles, dans l’intérêt supérieur de la paix morale et de la tranquillité de l’Etat.

Je sais fort bien que ces mots de rationalisme et libre pensée sont entendus aujourd’hui différemment. On n’admet pas que la raison, selon le vers de Racine fils, puisse conduire l’homme à la foi. On ne veut reconnaître comme libre-penseurs, rationalistes, c’est-à-dire libres dans leurs pensée et sachant raisonner, que ceux qui sont arrivés à certaines conclusions. Ainsi tout croyant ne peut avoir qu’une pensée esclave ; tenir compte de la tradition, c’est ne pas savoir raisonner. La bonne vieille logique appelait cela une pétition de principes, et n’en voulait pas. Poser en fait avéré, indiscutable, ce qu’il faudrait démontrer est, en effet, un procédé fort commode ; il est si facile de glisser sur cette voie, sous l’influence de la présomption si naturelle à la jeunesse, et il y a tant de choses que l’âge et l’expérience éclairent seuls d’une pleine lumière ! J’ai passé par là et voilà pourquoi je me sens si indulgent pour les autres, sachant, d’ailleurs, que dans les esprits ouverts, les opinions se modifient plus tard, sous l’influence des réalités de la vie et du spectacle du monde, et qu’on arrive peu à peu à reconnaître l’inanité des systèmes qui s’étaient substitués dans notre esprit à ceux de l’éducation chrétienne.

Je ne crains pas d’avouer que ma raison, comme celle de tant d’autres, a été d’abord rebutée par les mystères qui sont la base de la religion chrétienne. Avec le temps, la lumière s’est faite, ou plutôt les mystères se sont tellement multipliés, non plus seulement dans la religion, mais partout, dans le monde physique comme dans le monde moral, qu’il a bien fallu s’habituer à leur présence et vivre en quelque sorte avec eux. Savons-nous le pourquoi et le comment de l’herbe qui pousse, de l’eau qui tombe, de l’étoile qui brille, des sons qui agitent l’air, de la mer qui gronde, des feux souterrains qui jaillissent par les volcans, etc, etc ? Depuis la composition de la goutte d’eau, ou de la globule d’air, jusqu’aux formidables secrets de la vie humaine et aux mouvements des astres, notre esprit se heurte partout à d’impénétrables obscurités.

Les mystères ne sont pas moindres dans l’ordre moral, et ici il y a nombre de faits que l’on pourrait trouver absurdes ou déraisonnables, si ces mots étaient de mise en un pareil sujet. Ne serait-ce pas, en effet, être par trop présomptueux que d’oser porter ce jugement sur des matières dont nous ne savons pas le premier mot ? Pourquoi la souffrance, pourquoi la maladie, pourquoi la mort ? Pourquoi les animaux se dévorent-ils entre eux ? Et pourquoi les hommes sous ce rapport ne valent-ils guère mieux que les animaux ? Pourquoi ne sommes-nous pas des anges, au lieu d’être souvent des démons ? Pourquoi les vices à côté des vertus, la misère à côté de la richesse, le malheur à côté du bonheur… ou de ses apparences ? Ces pourquoi peuvent se multiplier à l’infini, tant qu’on refuse d’accepter les explications des Livres Saints. A la fin, je me demandai s’il était sage de s’obstiner à chercher dans les nuages de notre imagination le point de départ de raisonnements arbitraires et de réformes chimériques ; si, au lieu de faire le procès de la création et du système du monde, ce qui ne peut évidemment donner aucun résultat, il ne serait pas plus rationnel de prendre les faits tels qu’ils sont, puisqu’il est impossible de les changer, et de les accepter comme la seule base sérieuse de nos jugements, attendu qu’il n’y en a pas d’autres.

Et c’est à la clarté de ces prémisses, que je me mis à examiner les dogmes de la religion chrétienne, dont ma pensée vagabonde s’était plus ou moins détachée. Je ne veux dire ici le résultat de mes méditations que sur deux, ceux qui ont été et sont encore le plus souvent l’objet des attaques ou des railleries des soi-disant philosophes : la chute des mauvais anges et le péché originel.

Après les avoir retournés mille fois dans ma tête, ces dogmes, si attaqués, si honnis, et il faut bien le dire, si peu d’accord avec notre raison, finirent par m’apparaître, à la clarté des faits, sous un jour tout nouveau, et, en attendant de les admettre comme des vérités littérales, il fallut bien leur reconnaître au moins un sens profond qui illumine pour ainsi dire de ses rayons l’histoire de l’humanité tout entière.

En méditant sur le récit de la chute de Lucifer, comment ne pas se rappeler que l’orgueil, qui l’a amenée, est la cause principale des erreurs et des malheurs des individus et des sociétés ? Comment ne pas s’incliner respectueusement devant le dogme en voyant tous les jours sa vérification dans l’espèce humaine ?

Quant au péché originel, après avoir bien protesté contre son caractère d’injustice et d’invraisemblance, après avoir longtemps refusé de l’admettre autrement qu’à titre de légende, je finis par être frappé de sa réalité flagrante dans le monde où nous vivons et dans les faits qui nous crèvent les yeux. Ne voit-on pas tous les jours des enfants malheureux par l’imprévoyance ou les vices de leurs parents ? Ne trouve-t-on pas, à chaque page de l’histoire, des exemples de peuples déchus par la faute des générations précédentes ? De même que les phénomènes d’atavisme, les maladies ou les qualités héréditaires, la fortune ou la ruine, démontrent le principe du péché originel en ce qui concerne les familles, la décadence ou la prospérité des empires, résultat de fautes ou de vertus séculaires, le confirme pour les grandes collections d’hommes. De tout cela il résulte que l’individu, et même une génération, ne peuvent être considérés isolément, qu’ils ne sont que des fractions de l’unité constituée par la famille ou par la nation. L’expression même de solidarité, si en vogue aujourd’hui, et qui, d’ailleurs, répond à une idée juste, n’est-elle pas une reconnaissance inconsciente du péché originel ? Le récit de la Bible nous enseigne que la solidarité des générations n’est pas un vain mot ; il doit nous inspirer à la fois la résignation et l’espérance : en effet, si nous souffrons des fautes de nos pères, nous pouvons faire profiter nos enfants du fruit de nos vertus. Ceux qui crient contre le péché originel, en l’appelant une injustice et une énormité, ressemblent à l’homme qui insulte la pluie, le vent ou le tonnerre. Nier les faits parce qu’on ne le comprend pas, est une simple puérilité. Et il y a d’autant moins à s’insurger contre eux, que le vrai philosophe n’a pas d’autres jalons pour guider sa marche à travers les ténèbres de ce monde. La vérité est que le péché originel est tellement au-dessus de notre intelligence que l’on concevrait facilement sa négation, si la révélation naturelle ne venait pas en aide sur ce point à la révélation divine.

C’est ainsi qu’en étudiant la révélation naturelle, c’est-à-dire le spectacle des faits que nous avons sous les yeux, je la trouvai de plus en plus conforme à celle des Livres Saints. Je ne dis pas que ma conversion fut déjà complète, mais elle me donnait au moins le droit de dire à ceux qui, croyant posséder plus de raison que les autres, se proclamaient les ennemis du christianisme :

Avez-vous trouvé mieux, sinon pour expliquer les faits de l’ordre moral et leurs apparentes contradictions, au moins pour établir entre eux et nous une sorte de modus vivendi, pour nous permettre de vivre en paix en présence d’un Infini aussi effrayant qu’incompréhensible ?

Parmi vos systèmes, en avez-vous trouvé un qui réponde mieux aux deux grandes facultés de l’âme humaine qui est à la fois intelligente et sensible ? Veuillez ne pas oublier que si l’on peut en théorie considérer séparément en nous l’intelligence ou raison pure et le sentiment, il y a indivisibilité en fait, surtout quand il s’agit d’aborder les grands problèmes de notre destinée. Or, si ce qu’on appelle la raison pure, peut éclairer, elle ne console pas. Impuissante déjà à satisfaire la curiosité de l’esprit, sa lumière froide l’est encore plus à guérir les plaies du cœur. Comment fait-on le pain ? Par l’eau et le feu, l’humide et le chaud : la raison seule brûle, dessèche ; le sentiment pénètre, amollit la pâte humaine, lui permet de lever. La raison est un élément de l’être humain, mais vouloir en faire son unique et absolue souveraine, c’est méconnaître l’essence multiple de notre nature ; par ce temps de Constitutions libérales, on devrait bien reconnaître à toutes les facultés de l’individu le droit d’être représentées et d’avoir voix délibérative dans le gouvernement de sa personne.

La religion ne fait que traduire en langue humaine notre situation vis-à-vis de l’incommensurable inconnu qui nous domine et nous environne de toutes parts. Son principe même est indestructible, parce que ses racines plongent dans l’âme et font corps avec elle. Notre pauvre raison, qu’on veut lui donner pour rivale, est la première à chanter ses louanges, quand sa voix n’est pas faussée par l’orgueil ou la passion. Ce qu’il y a de plus clair dans le monde, c’est que le monde est plein de mystères, qui défient l’intelligence humaine. Ces mystères me font l’effet d’une langue spéciale, dont nous n’aurons la clé que de l’autre côté du tombeau, et qui, par ses ténèbres mêmes et son étrangeté comme par sa puissance, paraît aussi bien convenir à la grandeur de celui qui la parle, qu’à la petitesse de celui qui l’entend sans pouvoir en pénétrer le sens. Avez-vous songé quelquefois à ce que serait le monde sans mystères ? L’essence de notre nature étant de chercher, que ferions-nous sur cette terre, s’il n’y avait rien à découvrir ? Replions-nous sur nous-même, et reconnaissons que l’homme, pas plus que Dieu, ne se conçoit sans mystères. Ceux-ci font partie intégrante du plan où nous figurons sous l’œil du grand Etre. C’est la parole même du Créateur, solidifiée dans son œuvre, une musique d’un genre particulier qui nous étonne, nous charme, nous saisit, sans que nous puissions bien savoir ni pourquoi ni comment, mais dont le caractère surnaturel est encore ce qui répond le mieux, dans les esprits élevés, à l’idée que l’on peut se faire de la majesté et de l’omnipotence divines, Et voilà par quelle suite d’idées très rationnelles, basées à la fois sur les merveilles de l’univers, sur notre ignorance et sur nos misères, l’homme réfléchi est forcément conduit, selon moi, à s’incliner devant l’Etre très mystérieux et très puissant que nous appelons Dieu. Et voilà aussi comment je fus amené à reconnaître que rien n’est plus naturel dans l’homme que la croyance au surnaturel.

Quant à la religion chrétienne, elle a sur toutes les autres une supériorité philosophique et morale que ses plus grands ennemis eux-mêmes ne contestent pas. Plus on médite sur l’Evangile, plus on y découvre une connaissance des secrets de l’âme humaine hors de comparaison avec les plus belles conceptions de la philosophie antique. Plus la raison scrute ce Code sublime, plus la divinité de son auteur en jaillit comme la foudre du nuage. Autrefois on l’enfermait dans ce dilemme :

Ou le Christ est Dieu,
Ou c’est un imposteur,
Ou c’est un illuminé.

Il y a longtemps que la deuxième hypothèse s’est évanouie avec l’école de Voltaire, qui l’avait adoptée dans son ardeur militante, et la troisième, celle que l’incrédulité moderne plus respectueuse a développé par l’organe de Renan, est inacceptable pour la raison pure, attendu que le grand homme divin, imaginé par le brillant professeur, est un mystère encore plus inexplicable que la pure hypothèse divine.

Napoléon, à Sainte-Hélène, expliquait J.C. à un vieux soldat et lui disait : Celui-là était-il un homme ? Je me connais en hommes – celui-là n’en était pas un.

C’est la conclusion qui pénétra dans mon esprit, après une résistance qui dura des années. Et cette idée n’a fait que s’affermir dans les longues méditations de ma vie solitaire. Plus je lis l’Evangile, plus j’y reconnais un cachet infiniment supérieur à l’humanité. A ceux qui ne voudraient voir là qu’une impression personnelle et passagère, on me permettra bien de rappeler que dix-neuf siècles l’ont confirmée, puisqu’après avoir fait leur admiration, ce livre suffit encore aux plus beaux génies.

Un des points qui ont aussi le plus contribué à m’ouvrir les yeux sur l’origine divine du christianisme, c’est le sentiment d’amour pour l’homme, en même temps que l’intime connaissance de son organisation physique et morale, qui se manifestent dans tous ses préceptes, en sorte que, même au point de vue de la santé, il n’y a pas de meilleure hygiène que leur observation. Ici encore apparaît la merveilleuse profondeur des Livres Saints, car il me semble évident, qu’à part certains accidents, la maladie aurait cessé d’exister, si l’on admet, de notre part comme de celle de nos prédécesseurs, la stricte observation des commandements de Dieu et de l’Eglise.

En supposant que le christianisme ne fut pas de révélation divine proprement dite, mais simplement l’œuvre de la raison et de l’expérience des siècles, un ensemble de symboles cachant les plus hautes vérités, la philosophie du peuple, comme on l’a appelé, les rationalistes ou se disant tels ne lui devraient-ils pas l’hommage de leur admiration ? Je dis plus : en admettant que nous fussions la dupe d’une illusion, que le Christ ne fut qu’un grand homme, nous ne serions pas encore dans le vrai, puisque, même dans cette hypothèse, sa révélation et sa morale étant ce qu’il y a de plus divin au monde, nous serions par elles, sinon arrivés à Dieu, au moins sur la route qui y conduit le plus sûrement ?

Le vieux poète italien, Dante Alighieri, circulait silencieusement sous les galeries d’un cloître florentin. – Que cherchez-vous ? – Pace ! Pace ! Est-ce que l’esprit de l’homme peut trouver la paix en dehors d’une foi religieuse ?

Nous sommes dans ce pauvre monde comme le voyageur fatigué, errant par une froide nuit, dans une région inconnue ; il cherche un abri pour se réchauffer et se reposer ; après de longues recherches, il aperçoit une cabane, d’humble apparence, habitée par de braves gens ; il y trouve un accueil hospitalier ; il va s’y reposer et dormir, afin de pouvoir le lendemain continuer son pénible voyage. C’est le voyage de la vie – de la vie de l’âme ; elle a besoin de chaleur et de repos : la foi est la cabane où cela se trouve, et il n’y en a pas d’autre. Et les novateurs contemporains, qui se flattent d’arriver à sa suppression, font singulièrement preuve d’irréflexion et d’ignorance. Que n’a-t-on pas prophétisé à cet égard au siècle dernier ! Sont-elles moins vivaces aujourd’hui, ces croyances si persécutées ! Comparez le public des églises ou temples chrétiens, à celui des conciliabules antireligieux.

On prend texte de certaines pratiques superstitieuses pour dénigrer la religion. La superstition, je ne la nie pas, mais elle ne vient pas de la religion ; c’est la mousse qui tache ou décore le tronc d’un arbre puissant, sans rien lui ôter de sa force et de son utilité ; c’est un simple produit de notre faiblesse, qui se manifeste dans toutes les affections humaines. On trouve naturel que l’amour d’une mère pour ses enfants, l’amour d’un mari pour sa femme, se traduisent par des paroles, par des gestes ou par des actes, qui paraissent au moins puérils à celui qui n’éprouve pas les mêmes sentiments : pourquoi tant s’offusquer des manifestations plus ou moins analogues de l’amour ou de la crainte de Dieu ? Il y aurait bien un moyen d’y mettre un terme, ce serait de remonter à la source, c’est-à-dire de supprimer la souffrance du corps et les besoins de l’âme, de rayer du grand livre de notre destinée la maladie et la mort. Dès que cela est impossible, soyons indulgents pour des exagérations de sentiments, qui font tant de bien aux uns, sans blesser autre chose que certains préjugés chez d’autres.

A ce propos, le Béat convint que beaucoup de gens, même parmi les plus honnêtes, avaient sur la religion des vues erronées. Nous prêtons trop facilement à Dieu nos idées et nos sentiments, parfois même nos opinions politiques. Pour un peu, nous lui imposerions nos modes et nos costumes. Les erreurs et les préjugés de tout genre, dont la religion est l’objet, sont inévitables avec la foule de cervelles étroites qui existent dans ce pauvre monde. Mais ce n’est pas sur elles que la religion doit se mesurer, pas plus qu’on ne saurait juger la science d’un pays sur celle d’un instituteur de village. On a de tout temps, mais surtout depuis la prétendue Réforme, attribué à l’Eglise elle-même, une foule de croyances, de restrictions ou de pratiques, dont elle n’est nullement responsable. Je ne saurais entrer dans les détails, dit le Béat, mais lisez et méditez, comme je le fais dans ma solitude (en nous montrant les livres entassés sur sa table), et vous verrez que l’Eglise est aussi large que haute dans les doctrines qu’elle prêche à l’univers.


Le Béat, mis sur la voie par Branbran, qui était bien aise de faire indirectement la leçon au jeune homme, certain que celui-ci se garderait de contredire le vénérable oncle d’Eulalie, encouragé d’ailleurs par l’attention respectueuse de tous ses auditeurs, exposa la manière dont il considérait, dans le recueillement de sa solitude, les agitations et les dangers de la société moderne.

Pour lui, les questions de forme gouvernementale n’ont aucune importance, et il loua le pape d’avoir rappelé à la vérité sur ce point ceux qui l’oubliaient. La question est plus grave : c’est ce qu’on appelle la question sociale, et le Béat félicita Branbran de la manière dont il en avait parlé à Vals.

La question sociale est de tous les temps et de tous les pays, et ses difficultés sont inhérentes à notre nature et aux conditions mêmes du monde. Celles de l’heure présente ne sont pas petites, mais n’ont rien d’insurmontable. Nous traversons une crise comme les générations précédentes en ont tant traversé et surmonté. L’humanité suit son cours, semblable à un fleuve qui descend à la mer et va se perdre dans l’infini, roulant non seulement des eaux claires, mais des pierres et des débris de tout genre, reflétant les clartés du ciel, recélant aussi dans ses abymes des animaux hideux et surtout beaucoup de fange que les révolutions font remonter à la surface. Au fond, la société française, pénétrée quand même des idées chrétiennes, leur doit des trésors de vie qui triompheront de tous les obstacles. Mais si l’on doit ne pas céder aux affolements pessimistes, il faut aussi se garder des enivrements que les belles découvertes de ce siècle ont produits dans beaucoup d’esprits.

L’amour de la science n’a rien en soi que de louable, et ceux qui s’y livrent méritent des encouragements, parce que le résultat de leurs travaux ne peut que rapprocher de Dieu. La religion et la science sont deux chemins différents, mais non pas opposés, pour arriver à la vérité, se suppléant parfois l’un l’autre. Quand il semble y avoir contradiction, il faut réserver son jugement en se rappelant qu’il ne peut pas y avoir d’erreur divine, mais que la faiblesse de l’esprit humain est sans mesure, et attendre du temps l’éclaircissement désiré. Que n’a-t-on pas dit du verset de la Genèse qui parle de la création de la lumière et de la création des plantes avant le soleil ! Quel beau sujet de plaisanteries pour l’école voltairienne, et comme il a été exploité ! Et voilà qu’aujourd’hui les savants reconnaissent que le soleil est loin d’être la source unique de la lumière. Ils conviennent que les végétaux, dont on a trouvé les débris dans les houillères, sont venus en l’absence de la lumière solaire. Quels arguments n’avait-on pas tirés encore de l’eozoon, ce premier embryon de vie organique, qu’on croyait apercevoir avant l’heure règlementaire ! Et voilà que l’eozoon, mieux étudié, est reconnu pour être un simple jeu de cristallisation. Pour moi, j’ai toujours été très frappé, même au temps où je ne croyais pas à l’origine divine du livre de Moïse, de la science de son auteur. N’y a-t-il pas lieu, en effet, d’être profondément étonné, au simple point de vue historique, en voyant ce chef d’une peuplade d’Asie, en savoir autant que nous, sur la chronologie des êtres vivants, quelques cinq mille ans avant Cuvier et les paléontologistes contemporains ? Et si l’inspiration divine n’a pas voulu aller jusqu’à lui révéler tous les secrets de la création, ne s’est-elle pas manifestée suffisamment en le préservant de toute contradiction essentielle avec les futures conquêtes des géologues ? Au reste, je suis de ceux qui pensent qu’en fût-il autrement, la foi n’est pas directement intéressée dans la question, et que le seul article de foi, imposé obligatoirement par l’Eglise au sujet de la chronologie mosaïque, est le dogme de la création divine continuant à s’exercer par la Providence divine (1).

Une simple observation devrait ramener à la modestie les savants trop disposés à s’enorgueillir des découvertes contemporaines : c’est que plus on apprend, plus on voit qu’il y a encore à apprendre. Chaque problème résolu est remplacé par dix problèmes nouveaux. C’est comme les têtes de l’hydre qui repoussent et se multiplient. La découverte des microbes, qui d’ailleurs est un véritable progrès de la médecine, n’a fait qu’accroître considérablement la nomenclature des maladies, sans livrer ni le secret final de leur cause ni le moyen assuré de leur guérison. Les mystères s’ajoutent aux mystères, Dieu est au fond de tous. Plus on veut l’éviter, plus on le retrouve, et l’idée qu’on a eu, paraît-il, d’en venir à bout, en proscrivant son nom des livres d’instruction primaire, est certainement une des plus stupéfiantes imbécillités de ce temps.

Le Béat prévoit une crise qui sera surtout le fruit des nouvelles doctrines qu’on s’efforce de substituer à l’Evangile du Christ. Les savants qui cherchent à alléger les misères des classes inférieures méritent des éloges, mais il est trop évident que leurs efforts, quel qu’en soit le succès, ne suffiront pas à ramener le calme dans les flots de l’Océan populaire. Le grand défaut du siècle consiste dans son orgueil et sa présomption : il imite les mauvais anges, et sa punition sera une nouvelle marque de l’admirable profondeur des Livres Saints. Il a voulu briser avec le passé. Parce qu’il a inventé les chemins de fer et asservi dans une certaine mesure l’électricité, il croit avoir inventé la sagesse. En quoi il se trompe. Ces grands mots de droit, de liberté et d’égalité, par lesquels il s’imagine avoir ouvert une ère nouvelle, n’ont fait surgir jusqu’ici que de perpétuelles divergences. Celui qui avait prêché avant tout le devoir et le dévouement, comprenait mieux ce qui est nécessaire aux sociétés humaines. Sans la charité chrétienne, la plus belle des révélations divines, il ne peut y avoir que lutte entre les nations et désordre au sein de chacune d’elles. Sans elle, les conquêtes de la science ne peuvent servir – comme on le voit déjà beaucoup trop – qu’à permettre aux hommes de se nuire et de s’entretuer sur une plus grande échelle. Ne voyez-vous pas d’ici le sort réservé par les armes nouvelles aux races inférieures, si les influences religieuses n’interviennent pas dans le mouvement d’expansion qui se prépare sur le continent africain ?

Le salut est dans le retour aux idées religieuses. Si quelqu’un nous invitait à faire du pain sans farine ou du vin sans raisin, nous trouverions la chose absurde. Or, prétendre résoudre la question sociale sans la religion n’est pas moins absurde. L’homme a des passions, des besoins, il est naturellement égoïste : si ce sentiment n’est pas contrebalancé par la foi et la charité chrétiennes, il n’y a que troubles à attendre dans la société.

Le plus vulgaire bon sens, autant que la plus haute philosophie, commande de revenir à l’esprit de sacrifice et de dévouement, qui est l’huile sans laquelle les meilleures machines ne peuvent fonctionner. L’apaisement social, la vie même de la nation, est à ce prix, et il est déplorable de voir qu’au lieu de reconnaître l’évidence de cette nécessité, on aggrave aujourd’hui comme à plaisir les difficultés de la situation : tandis que la religion crée des sœurs de charité, des prêtres dévoués, des instituteurs qu’on paye avec l’amour de Dieu, on continue de créer à grands frais des déclassés des deux sexes, qui deviennent fatalement un danger pour la morale et la tranquillité publiques, tout en devenant eux-mêmes les victimes de ce nouvel état de choses.

Un fait des plus remarquables, et où il est impossible de ne pas apercevoir la revanche divine – s’il était permis d’employer ce mot, – c’est la nécessité qui résulte pour une société d’être plus vertueuse, en raison des progrès réalisés dans l’ordre matériel et des lumières acquises dans tous les ordres de connaissances. Avec le développement des Etats et de leurs budgets, la probité privée – dont la religion est la base essentielle – est la seule barrière aux abus de tout genre que facilite la multiplicité de rouages de plus en plus compliqués. Plus on a de liberté, plus il est nécessaire d’en modérer l’exercice. Plus on possède de moyens de jouissance, plus il faut savoir en régler l’emploi. L’histoire, l’expérience journalière, le proclament aussi hautement que la religion. Les fortes têtes du jour se débattent contre cette conséquence, mais vainement. Ceux qui vivront verront sans doute quelle tournure prendront les événements, et comment l’adaptation se fera à des conditions nouvelles. Actuellement personne n’est résigné ; l’utopie du droit au bonheur a remplacé l’utopie du droit au travail ; par suite, c’est la lutte, la lutte aveugle contre des lois naturelles, fondamentales, auxquelles on ne peut échapper.

En résumé, on souffre parce qu’on s’est éloigné des traditions qui ont fait la force et la grandeur du passé. A la religion de la résignation, du sacrifice, d’un bonheur placé dans l’autre vie, on a cru pouvoir substituer une doctrine dont les articles principaux sont la suppression d’une autre vie et le droit au bonheur dans ce monde ; et l’on peut commencer à en voir les résultats. Et cela ne peut aller que de plus fort en plus fort, tant qu’on ne sera pas revenu à l’esprit de l’Evangile. Sans les vertus qu’il inspire, il n’y a pas de société, pas de gouvernement possibles. Lui seul donne les vertus nécessaires pour supporter les séductions du progrès matériel. Ce n’est pas en lui faisant une guerre perfide : par l’éducation laïque, par la loi du divorce, par toutes sortes de tracasseries contre les prêtres ou les associations religieuses, qu’on résoudra la question sociale. Ce n’est pas en cherchant à déchristianiser la France, qu’on empêchera les tentatives désespérées de malheureux qu’on aura contribué à lancer dans cette voie fatale. Si on ne le comprend pas, on sera ramené, tôt ou tard, dans le droit chemin par les catastrophes qu’on aura provoquées en s’en écartant. Les événements redresseront les intelligences. Il y a des époques où les leçons de choses sont les seules dont on profite. Il est bien à désirer cependant que cette expérience in anima vili, tentée par quelques sectaires sur la pauvre nation française, ne se prolonge pas outre mesure. Dans tous les cas, il n’est pas permis de se décourager. Les nations chrétiennes ne meurent pas. Voilà ce que dit la croix, dressée sur ces ruines après un siècle d’absence, Stat crux dum volvitur orbis.


Tout cela fut dit, non dans un discours suivi, mais en diverses occasions, pendant nos visites aux ruines de la Chartreuse, et dans les excursions que nous fîmes aux environs. M. Montaigne se montra ravi des réflexions du Béat, bien qu’elles n’eussent probablement pas dissipé tous les nuages de son esprit songeur, et unit franchement ses compliments à ceux de Branbran. Bodin fut plus réservé. Il me parut cependant qu’il avait été plus d’une fois surpris, et en quelque sorte dérouté, par la façon de raisonner du Béat, ne s’imaginant pas, comme il me l’avoua plus tard, que des opinions larges et libérales fussent compatibles avec les croyances religieuses. Il y avait, du reste, entre ses idées et celles qu’il venait d’entendre exprimer, une distance trop grande pour que ses préjugés anti-religieux fussent vaincus du premier coup, mais ils en éprouvèrent une notable atténuation et je crois qu’il commença à comprendre bien des choses dont il ne se doutait pas auparavant.

  1. On peut lire sur ce sujet, que le Béat ne fait ici qu’indiquer, le beau Mémoire d’un prêtre du Vivarais, M. l’abbé Constant, qui a obtenu, l’année dernière, le prix Hughes à la Faculté théologique de Paris : Science et Révélation ou la nouvelle conception de l’univers et le dogme catholique, Paris, imprimerie Levé, 1892.