Voyage fantaisiste et sérieux à travers l’Ardèche et la Haute-Loire

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XIX

Du Béage au Monastier

Lauzières et tannières. – M. Calemard de Lafayette. – Le Monastier et sa vieille abbaye. – L’abbé Hugon. – Le patois vellave. – La coccinelle. – Traits de paysans.

Notes de mon carnet de voyage :

Du Béage au Monastier, région désolée, vastes pâturages, troupeaux épars. Dômes phonolitiques. Il y a des carrières de lauzes sur divers points pour la toiture des maisons. Dans une, les carriers étaient des espèces de brigands. Un jour, la voûte de la galerie s’écroula et leur coupa la retraite. Au lieu de les secourir, on trouva que c’était une punition providentielle, et on les laissa tous bel et bien crever dans ce sépulcre improvisé. Ceci est une tradition locale du temps de la Révolution ; ce n’est pas un acte de charité.

Le curé de Saint-Hostien écrivait aux auteurs de l’Histoire du Languedoc vers le milieu du siècle dernier : Presque toutes les maisons à plusieurs lieues à la ronde sont couvertes de lauzes. Ces couverts durent très longtemps et il y a un proverbe dans le pays qui dit :

Qui place bien la lauze
Pour cent ans la pose.

Rares habitations dont l’aspect misérable indique assez la malpropreté intérieure. Des tannières plutôt que des cabanes ; un appentis de solives dont l’extrémité inférieure plonge dans le sol : on dirait un caveau sépulcral. La mousse décore l’intérieur. Pavage en lauzes. Mottes de gazon découpées pour le chauffage. Teinte verdâtre partout. Un seul compartiment : hommes et bêtes vivent fraternellement jusqu’à ce que les uns mangent les autres. L’aïeul assis dans un vieux fauteuil ; les enfants sur les mottes qu’on brûlera demain. Torches résineuses. Tous ces gens là ont l’air sombre, parlent peu. Hospitaliers mais défiants. Voir la remarquable étude de M. Calemard de Lafayette : Les paysages et le montagnard du Mezenc. « Partout l’ail éperdu se noie dans d’insondables profondeurs… Souveraines beautés de la création, combien vous êtes sublimes pour qui saura comprendre ! Et pourtant l’intelligence qui vous contemple, l’intelligence humaine est plus sublime encore que vous !… Deux choses relèvent le montagnard : Dieu et l’esprit de liberté. Son ignorance croit, sa misère est libre… Il sait lire au livre divin de la nature ces deux paroles sacrées : Dieu et liberté. » L’éminent écrivain voudrait élever le moral du montagnard à une notion plus complète des grands devoirs humains et religieux. Il entrevoit « une œuvre de moralisation à accomplir et de bien-être matériel à développer ». Il constate que le côté religieux soutient le montagnard (1). S’il continuait aujourd’hui cette étude, il serait, comme nous, obligé de reconnaître que tout ce qu’on fait depuis vingt ans a précisément pour but d’enlever au montagnard ce côté religieux qui le soutient.

Pont de Chabanis, à la limite de l’Ardèche et de la Haute-Loire : 1.248 mètres d’altitude.

Rocher de Tourte : 1536 m.

Le Bachat : 1 423 m.

Fin de la région phonolitique.

La forêt et le volcan de Breysse.

Les deux lacs.

Les deux rivières : Colempse et Gazeille.

Le Monastier : 950 m d’altitude. D’ici au Puy, il y a encore 20 kilomètres.

De Sainte-Eulalie au Puy, environ 50 kilomètres. M. Hedde, allant à la foire aux violettes, put faire le voyage, aller et retour, en une seule journée, en changeant de chevaux au Monastier.

Au Monastier, nous visitons l’église de l’ancienne abbaye, détruite vers 732 par les Sarrasins, qui martyrisèrent saint Théofrède, réédifiée en 961, et qui a reçu, au XVIe siècle, diverses additions. On nous montra le buste en chêne plaqué d’argent, de saint Théofrède. L’édifice a la forme d’une croix latine avec façade romane et clocher octogonal. La voûte d’une des chapelles du chœur est ornée de caissons à portraits, style renaissance. La nef centrale est trois fois plus large que les collatéraux (2). La façade est remarquable malgré les mutilations. On remarque les niches vides au bas desquelles l’artiste avait mis : Ecce figura Prudentiœ – Ecce figura Caritatis. On comprend fort bien, dit Branbran, que ces vertus se soient sauvées, pour ne pas assister au vilain spectacle du monde actuel.

Le Monastier me rappela l’abbé Hugon, que j’ai beaucoup connu autrefois à Paris, alors qu’il était aumônier de la Roquette. – C’était un homme de beaucoup d’esprit et d’une remarquable énergie. Il avait conduit une quarantaine de condamnés à la guillotine, parmi lesquels l’ex-abbé Verger, assassin de Mgr Sibour, et le fameux Orsini. La façon dont il parlait d’Orsini, qui s’était confessé à lui avant son exécution, faisait supposer qu’il avait reconnu chez ce malheureux certains mobiles patriotiques de nature à atténuer dans une certaine mesure l’horreur de son crime. En quittant la Roquette, l’abbé Hugon fut nommé chanoine à Saint-Denis. Il est mort, il y a une quinzaine d’années, à Arcachon, où il était allé pour guérir une affection des bronches.

J’ai encore dans l’oreille certains détails de la prononciation de l’abbé Hugon et des Ponots rencontrés avec lui, et c’est ce qui m’engage à dire ici quelques mots du patois vellave.

Le patois – ou, si l’on veut l’idiôme local – du plateau central est caractérisé par ce qu’on appelle le chuintement, c’est-à-dire la transformation du c dur latin et français en une sorte de c mouillé que nous traduisons par ch, n’ayant pas de signe particulier qui y réponde, mais qui est le résultat d’une opération particulière de la langue dans la bouche des populations de ces contrées. C’est ainsi que le cami, la cabra etc., du provençal deviennent en Vivarais, en Velay et en Auvergne, le tchami, la tchabra, etc. On prétend que le soufflement, occasionné par cette transformation, rappelle le cri de la chouette, et de là ce mot de chuinter.

En parcourant les divers essais de dictionnaires de patois vellave qui ont été imprimés, j’ai constaté que les dix-neuf vingtièmes des mots au moins étaient communs au Velay et au Vivarais. Les différences sont surtout dans la terminaison finale et la prononciation.

Ainsi la plupart des mots terminés en o dans le Vivarais se terminent en a dans le Velay.

Le ch se prononce à peu près selon qu’il est écrit, à l’est du Mezenc, tandis qu’à l’ouest, c’est plutôt ts. Mais la différence principale se trouve dans la façon dont la voyelle i, précédée de certaines consonnes, se prononce dans ces deux pays.

En Vivarais, on dit nettement ti, li, ki, di, etc.

On dit, par exemple, obouli (abolir), espeli (éclore), quel d’aki (celui de là), oli (huile), mounino (singe), pati (souffrir), din (dans), tino (cuve), kinsou (pinson), etc.

En Velay, on mouille fortement la consonne et on émet un son qui n’est ni lii, ni kii, ni tii, mais qui tient une sorte de milieu. Bref, les auteurs des dictionnaires n’ont pas trouvé d’autre moyen d’en approcher que de redoubler la voyelle. C’est ainsi qu’ils écrivent : abouii, espeii, quel d’atii, olii, mouniina, patii, diin, tiina, tiinsou.

L’exemple le plus frappant des transformations opérées par le chuintement se trouve dans le nom de saint Théofrède devenu saint Chaffre. Cette métamorphose, qui semble extraordinaire de prime abord, ne l’est pas, quand on sait comment les bouches du plateau central prononcent les voyelles surtout l’i et l’e précédées de la consonne t.

Je me trouvai un jour dans une réunion d’ecclésiastiques et à la façon dont l’un d’eux prononça le ti dans Beati pauperes, il me fut aisé de reconnaître que celui-là n’était pas du Vivarais, mais de la région de l’Auvergne ou du Velay.

Une autre fois, à Paris, j’entendis dans un jardin public, un enfant qui, ayant saisi une coccinelle, le petit coléoptère appelé vulgairement bête du bon Dieu, et dans le Velay, saint Michel, lui disait :

San Mitchiou,
Monte y cieou,
Et vaï diere
Y bouon Dieou
Que nous doune
Lou boun tiemps !

Il n’était pas difficile de deviner le pays du petit bonhomme. En effet, il était du Puy.

Il y a, du reste, des nuances dans la prononciation, selon les divers arrondissements du Velay, où le patois se rapproche toujours de celui des départements limitrophes : à Brioude, de l’auvergnat, à Yssingeaux du forézien, et au Puy, du vivarois.

L’idiome vellave ne ressemble pas moins par les idiotismes locaux que par les mots, au patois du Vivarais, comme on peut le voir dans le Manuel des locutions vicieuses les plus fréquentes dans le département de la Haute-Loire, publié par M. Pomier en 1835. L’auteur me paraît même passablement sévère, car il proscrit bien des mots et des locutions qui, malgré lui, ont passé dans l’usage, au moins en langage familier, comme la maïe (pétrin), prix-fait, pique-assiette, avoir bonne tête, aimer à tabler, flaner, ébouillanter, etc., etc. J’ai entendu cent fois en Vivarais presque tous les idiotismes que cite son opuscule : vendre tout son bataclan, faire prendre l’air à ses hardes, aller balin-balan, l’enflure de la corniole (du gosier), vira la coucourelo (perdre la tête), faire venir chèvre (faire donner quelqu’un au diable), etc., etc.

En Vivarais comme au Puy, les vaches avedeloun (font leur veau), les chiennes atchinoutoun, les juments apoulinoun, les brebis agneloun, les chèvres achabridoun : en quoi nos patois sont supérieurs au français qui a besoin de plusieurs mots pour exprimer la même idée.

A l’est comme à l’ouest du Mezenc, on dit : brama pour crier, varalia pour rôder, tourner et retourner, chapusa pour couper du bois en petits morceaux ; on appelle la teigne rache, le cochon caiou, les crottins de moutons cacarelle, etc., etc.

L’expression Bouto, mio (de grâce, mie) revient sans cesse dans la bouche de Clairon, quand il parle aux servantes d’auberge, et il baptise volontiers des noms de pacan et périvolant (rustre et vagabond) les gens qui ne lui plaisent pas ; il appelle coucouniers ou fennetiers ceux qui aiment trop la compagnie des femmes, et il n’y a pas jusqu’au mot Viadase (imbécile !) – une des exclamations qui semblaient jusqu’ici caractéristiques de la qualité de Ponot – qui ne revienne plusieurs fois par jour sur ses lèvres. A noter qu’en Provence on réserve ce nom pour les aubergines.

Le meilleur essai que nous connaissions sur le patois vellave est celui que M. de Vinols a publié dans le dernier volume des Annales de la Société d’agriculture du Puy. Le Puy, Prades 1890. M. Deribier de Cheyssac avait ouvert la voie dans les quelques pages que contient sur ce sujet sa Statistique de la Haute-Loire, publiée en 1824, et dans un article des Mémoires de la Société des Antiquaires, t. IX. A noter aussi que M. Francisque Mège, de Clermont-Ferrand, a publié, vers 1863, des Souvenirs de la langue d’Auvergne ou Essai sur les idiotismes du département du Puy-de-Dôme, qui s’appliquent presque autant au Velay qu’à l’Auvergne proprement dite. Entre le roman de la langue d’oïl parlé au-dessus de la Loire et le roman de la langue d’oc, parlé dans l’Auvergne et le Velay, tous deux formés des débris de la langue latine, mélangée de quelques mots celtiques, ibériques et germaniques, l’idiome du plateau central tient naturellement un milieu et constitue une sorte de trait d’union qui lui donne son cachet original. Il y aurait là une étude philologique à faire, d’un grand intérêt, puisqu’on y pourrait trouver des lueurs sur l’état religieux, politique et social des plus anciens temps, de ceux-là surtout qui ont précédé l’histoire (3). Mais il faudrait pour entreprendre ce travail une science des langues, sans en excepter nos patois, qui se rencontrera difficilement. En attendant, cette étude peut se faire par bribes, chacun y apportant son petit contingent, et peut-être un jour de l’ensemble de ces bribes, quelqu’un fera-t-il sortir une synthèse sérieuse.

Pour en finir avec le patois, nous renverrons ceux qui en critiqueraient trop fort l’usage, à un de nos précédents Voyages (4), dans lequel nous avons montré, par un exemple frappant, que les consonnances du patois s’adaptent mieux que le français à la condition de gens qui ont besoin de s’entendre à distance, et qui parfois font des conversations d’une montagne à l’autre.

A propos d’une bergère qu’on apercevait au loin sur le plateau, grâce au mouchoir de couleur jaune noué sur sa poitrine, Branbran fit observer qu’on avait tort de railler l’amour des paysans pour les couleurs voyantes, car ce qu’on croit être du mauvais goût de leur part est tout simplement comme le patois, affaire d’utilité pratique. Ayant besoin de se reconnaître de loin, dans les opérations de la campagne, il est naturel qu’ils préfèrent des vêtements qui, selon leur expression, « tirent l’œil ».

Sur ce terrain, il fallut bien reconnaître que, si la malpropreté des habitants des campagnes est loin d’être louable, elle trouve certaines excuses, au moins pour ceux qui vivent pour ainsi dire en plein champ et en rapports continuels avec les animaux domestiques. Les maisons de cette catégorie qui savent se tenir propres, comme la maison Gerbier, ont double mérite, tandis qu’on est inexcusable dans les petites villes ou villages, où l’on n’a pas à surmonter les mêmes difficultés. On ne saurait croire, du reste, combien les maisons malpropres font mal juger de ceux qui les habitent. M. Montaigne nous dit qu’il avait vu manquer des mariages par ce seul défaut, comme en faisant présumer d’autres. Avis à ceux qui ont des filles à marier !

Branbran convint que malheureusement, dans nos montagnes, beaucoup de femmes ne savent pas ce que c’est que de tenir une maison propre et luisante. On peut regarder comme des exceptions celles qui se lavent et se peignent tous les matins. Un jour, dans une auberge, Branbran faisait remarquer à l’hôtesse, qu’elle avait oublié de mettre de l’eau dans sa chambre. Elle lui répondit : « Ah ! c’est que monsieur craint d’avoir soif pendant la nuit ! », ne soupçonnant pas qu’on pût demander de l’eau pour sa toilette.

Faut-il le dire ? Nous avons vu, en certains endroits, la malpropreté érigée en système pour ce qui concerne la tête des enfants. Quand ils n’ont pas des poux, on leur en met, en prétendant que le contact de ces insectes est favorable à leur santé.

– Ah ! c’est bien vrai, dit ici Clairon. Et il nous cita les termes patois dans lesquels on se souhaite la bonne année dans certains villages des bords du Rhône :

Bouon jour et bouono annado,
Embé pesouls à pougnado (5).

Brr ! dit Branbran, parlons d’autre chose.

Les paysans de ces régions comme ceux de Sainte-Eulalie sont grossiers mais estimables pour le fond. Leurs défauts n’ont rien de bas. Leur fierté mal dirigée est un de ces défauts qui accusent du ressort et peuvent servir au bien.

George Sand en trace un portrait assez fidèle dans le Marquis de Villemer : « Ils sont probes et fiers. Rien de servile dans leur accueil et un grand air de franchise dans leur hospitalité. Ils ont certes dans l’âme les apretés et les beautés de leur terre et de leur ciel… Les femmes ont toutes l’air hardi et cordial. Je les crois bonnes et violentes. Elles ne manquent pas tant de beauté que de charme… »

Comme dans le bas pays, le montagnard du Mezenc, aime beaucoup les gauloiseries, même au fond des pots de chambre, où l’on a parfois la surprise – quand on y regarde – d’apercevoir un grand œil bien ouvert, accompagné ou non d’inscriptions baroques. Un évêque, qui couchait chez un riche bourgeois campagnard, fut très scandalisé un jour de voir cet œil : la maîtresse de maison l’avait oublié dans son inspection. Dans toutes les maisons de paysans, on rencontre des assiettes ornées de figures et de devises qui paraîtraient peu spirituelles, si je les disais – aussi ne les dirai-je pas.

Un autre trait de mœurs rustiques. Une dame du Puy, recevant un jour la visite d’un montagnard, crut lui être agréable en lui chantant un morceau de musique. Savez-vous ce qu’avait observé le rustre et ce qu’il lui dit quand elle eut terminé : Ah ! madame, il vous manque une dent : je l’ai vu !

Dans les montagnes de la Haute-Loire comme dans celles de l’Ardèche, les paysans tiennent beaucoup à faire un aîné. Ils confectionnent pour cela leur testament par avance, de peur d’être surpris par la mort. On fait même beaucoup plus que le quart aux aînés. – Le paysan veut avant tout maintenir l’honneur de la maison et de la famille. Il ne recule pour cela devant aucun labeur, aucune privation. Sous ce rapport l’habitant du plateau central peut servir d’exemple à toute la terre. Cette vie dure et laborieuse est, d’ailleurs, favorable à sa santé. Il est généralement fort et robuste. Selon Branbran, il deviendrait par trop vieux s’il était propre et si, comme Clairon, il n’avait pas trop l’habitude de lever le coude.

  1. Annales de la Société d’Agriculture du Puy, 1854.
  2. Mérimée. Notes d’un voyage en Auvergne, 1838. – Abbé Arsac. _ Notes sur l’abbaye et les châteaux du Monastier_, 1877.
  3. Annales de la Société d’Agriculture du Puy, 1864.
  4. Voyage autour de Valgorge, p. 15.
  5. Bonjour et bonne année – Avec des poux à poignée.