Voyage fantaisiste et sérieux à travers l’Ardèche et la Haute-Loire

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XX

Les Touristes du Velay

La politique au village. – Le voyage d’un Anglais sur une ânesse. – L’historien du Thou. – Arthur Young. – Les Vivarois et les Auvergnats. – Le voyage d’un artiste dans la Haute-Loire en 1840. – Deux autres touristes anglais. – La découverte des volcans de la France centrale. – La procession des savants sur les lieux. – Les deux romans de George Sand sur le Velay et les critiques de Branbran.

A l’auberge du Monastier, on nous apprit l’histoire d’un touriste anglais qui avait parcouru le pays avec une ânesse achetée dans ce bourg. L’animal portait les provisions et une tente volante que le fils d’Albion s’était confectionnée. On nous communiqua même le récit imprimé en anglais que le touriste avait envoyé de Londres au vendeur de l’ânesse. Je parcourus rapidement le volume intitulé : Travels with a Donkey in the Cevennes. Dès la première page on voit un observateur. Voici comment il parle du Monastier : « Ce lieu est renommé par la fabrication des dentelles, par la liberté du langage et par ses dissensions politiques sans égales. Il y a des adhérents à chacun des quatre partis français : légitimistes, orléanistes, impérialistes et républicains, dans cette petite ville de montagne, et c’est à qui se détestera, se vilipendera, se décriera, se calomniera le mieux l’un l’autre. Excepté pour les questions d’affaires, ou pour se clabauder les uns aux autres des mensonges dans un cabaret, ils ont mis de côté même la civilité du langage. C’est une vraie Pologne montagnarde. » Le portrait est un peu vif ; j’ai passé trop peu de temps au Monastier, pour savoir s’il s’applique parfaitement à ce bourg, mais il faut bien avouer qu’il est au moins dans la vérité générale et qu’une foule de villes et de villages, dans l’Ardèche comme dans la Haute-Loire, pourraient s’y reconnaître.

Du Monastier, notre touriste d’outre-Manche se dirigea sur Alais, en traversant Saint-Martin-de-Frugères, Goudet, le Bouchet-Saint-Nicolas, Pradelles, le Cheylard-l’Evêque et le monastère de Notre-Dame-des-Neiges. Il consacre un chapitre au P. Apollinaire, un autre aux moines et continue par le Haut-Gévaudan et la Lozère jusqu’à Alais où il revendit l’ânesse. – Bien que fort différent de sentiments et d’idées avec ce brave Anglais, nous aurions aimé à voyager avec lui, parce qu’il a au moins le mérite de l’originalité ; on voit qu’il prend ses idées dans sa tête et non dans la feuille de chou de son arrondissement, et, s’il nous dit quelques vérités, songeons que nous en méritons encore plus qu’il n’en dit.


Il y aurait une étude curieuse à faire sur les récits des voyageurs qui ont traversé l’Auvergne, le Velay et le Vivarais.

En laissant de côté les rois, les empereurs, les papes, les cardinaux et les évêques qui sont venus rendre hommage à Notre-Dame du Puy, notons parmi les plus anciens visiteurs du Velay le célèbre historien de Thou. En 1582, ce grave personnage passa le Rhône sur un bac, venant de Valence où il avait étudié autrefois sous Cujas, et alla coucher le même jour à Aubenas. Il mit trois jours pour aller d’Aubenas au Puy par des chemins affreux, probablement par l’ancienne voie romaine de Montpezat et du Monastier. Au Puy, il visita l’évêque qui lui fit un bon accueil et lui montra sa bibliothèque. De là, il alla à Langeac, puis à Clermont. Voilà tout ce qu’on en sait. La nature était lettre close pour les écrivains de ce temps, et il n’est pas étonnant que le spectacle du pays n’ait pas inspiré une ligne à de Thou (1).


Il n’en fut pas de même de l’Anglais, Arthur Young, dont le Voyage en France, à la veille de la Révolution, est si intéressant, que je ne puis résister à la tentation d’en dire quelques mots.

L’illustre agronome fit trois voyages dans notre pays pour en étudier l’état agricole : le premier en 1787, le second en 1788, et le troisième du 2 juin 1789 au 30 janvier 1790. Ce dernier joint naturellement à l’intérêt agricole un intérêt politique des plus accentués. Après avoir séjourné à Paris pendant le mois de juin, Young visita les provinces de l’Est, puis le Bourbonnais, l’Auvergne, le Vivarais et la Provence. Suivons le quelques instants : on apprend toujours quelque chose avec les étrangers.

A sa sortie de Moulins, le voyageur tourne la tête de sa jument vers Châteauneuf sur la route d’Auvergne. Il trouve l’auberge pleine de bruit et d’activité. L’évêque était venu pour la saint Laurent, fête de la paroisse. Comme notre Anglais demandait « la commodité », on le pria de faire un tour dans le jardin. « Ceci, dit-il, m’est arrivé deux ou trois fois en France. Je ne les soupçonnais pas auparavant d’être aussi bons cultivateurs ; je suis peu fait pour dispenser cette sorte de fertilité ; mais d’autres voyageurs doivent, sans doute, après un bon dîner, contribuer amplement à la prospérité des oignons et des laitues de M. le maître des postes… »

Depuis que la facilité des voyages a donné aux maîtres d’hôtels un plus grand nombre de clients, la situation s’est bien améliorée à ce point de vue spécial ; on a vu cependant, au chapitre de Vals, que, vers 1850, le meilleur, le seul hôtel de l’endroit, n’était pas mieux pourvu que celui de Châteauneuf au siècle dernier.

Laissons de côté les observations de notre voyageur à Riom, à Clermont et à Royat, où une pauvre femme, qui lui avait fait visiter les sources, fut arrêtée par la garde bourgeoise, pour avoir servi de guide à un étranger ; il parvint cependant à la faire relâcher, et elle en fut quitte pour une réprimande.

Young passa, le 14, à Issoire ; le 15, à Brioude ; le 16, à Fix où il remarqua les premiers trèfles cultivés dans le pays, et en repartit, le 17, pour le Puy. « Les quinze milles de Fix au Puy sont du dernier merveilleux. La nature, pour enfanter ce pays tel que nous le voyons, a procédé par des moyens difficiles à retrouver autre part. L’aspect général rappelle l’Océan furieux. Les montagnes s’entassent dans une variété infinie, non pas sombres et désolées comme dans d’autres pays, mais couvertes jusqu’au sommet d’une culture faible à la vérité. De beaux vallons réjouissent l’œil de leur verdure ; vers le Puy, le tableau devient plus pittoresque par l’apparition de rochers les plus pittoresques que l’on puisse voir nulle part. »

Après avoir parlé du château de Polignac, et de la famille de ce nom qui prétend remonter à Hector ou Achille (comme les comtes de Tournon qui faisaient remonter leur origine à Turnus), le voyageur parle des deux rochers qui existent dans la ville du Puy « l’un remarquable par sa forme de tour sur lequel est bâtie l’église Saint-Michel. Le gypse et la chaux abondent, les prairies recouvrent de la lave ; tout en un mot est le produit du feu ou a subi son action. Le Puy, jour de foire, table d’hôte, ignorance habituelle. Plusieurs cafés dont quelques-uns considérables, pas de journaux. »

Pas de journaux ! Si Young revenait, peut-être trouverait-il qu’il y en a trop aujourd’hui, au moins que beaucoup ne savent pas trop ce qu’ils disent. Le voyageur anglais continue sa route en passant par Costaros et Pradelles. Ce dernier lieu ne lui laisse pas de bons souvenirs : « Pradelles, auberge tenue par les trois sœurs Pichot, une des plus mauvaises de France. Etroitesse, misère, saleté et ténèbres. »

Il arrive à Thueytz (Ardèche), où il loge dans une misérable auberge, « préférable cependant à celle des sœurs Pichot ». Il y est arrêté au milieu de la nuit par la milice bourgeoise, comme complice présumé de « la grande conspiration tramée par la reine, le duc d’Artois et le comte d’Antraigues » ; tout cela parce qu’il avait voulu louer des mules, pour aller visiter le volcan d’Ayzac, décrit dans le récent ouvrage de Faujas de Saint-Fond. A la fin, les gardes nationaux le relâchèrent et même lui souhaitèrent bonne nuit « me laissant aux prises, dit-il, avec les punaises qui fourmillaient dans mon lit comme des mouches dans un pot de miel. »

Les auberges, paraît-il, ne valaient pas mieux à Aubenas, car, ayant éprouvé avant d’arriver à cette ville un accident de voiture, qui faillit l’obliger d’y séjourner, il s’écrie : « … Rester six semaines ou deux mois au Cheval-Blanc d’Aubenas, auberge qui serait le purgatoire d’un de mes pourceaux, seul, sans un parent, ni un ami, ni un domestique, au milieu de gens dont il n’y en a pas un sur soixante qui parle français ! Grâces soient rendues à la bonne Providence qui m’en a préservé ! »

Je note ici un trait de désintéressement des Vivarois. Young voulut donner un écu de trois livres aux sept hommes qui avaient empêché son cheval et sa voiture de faire une culbute complète, mais « ils le refusèrent, pensant avec sincérité que c’était beaucoup trop. »

Faujas de Saint-Fond parle des Vivarois, dans le même sens : « En général, les gens de la campagne sont peu intéressés dans ces pays ; j’ai eu souvent de la peine à faire recevoir de l’argent à plusieurs de ceux que j’employais ; ils aiment les politesses, certains égards, et surtout ils ne veulent point qu’on prenne des tons de supériorité avec eux : ils ont raison ; ce trait caractérise la noblesse et la liberté de leur âme : parlez-leur poliment, ne refusez jamais ce qu’ils vous offrent, soit du vin, soit du tabac, et vous en ferez ce que vous voudrez : les présents les plus agréables dont vous puissiez les gratifier doivent consister en tabac qu’ils aiment à la folie (2).

À noter encore un témoignage analogue du géologue italien Marzari-Pencati (3), qui parcourut en 1805 l’Auvergne, le Velay et le Vivarais, et s’étend sur la différence du caractère des paysans du Vivarais, avec celui des montagnards d’Auvergne. Ainsi, tandis que, s’étant égaré près de Pontgibaud, aucun des Auvergnats qu’il rencontra ne voulut lui servir de guide à moins de douze francs, en Vivarais, au contraire, un paysan du Coiron à qui il offrait un pourboire, le refusa avec indignation et alla jusqu’à l’injurier pour sa générosité.

Cela rappelle un dicton cité par Papire Masson :

… Les Auvergnats et Lymosins
Font leurs affaires, puis celles des voysins.

Revenons à notre Anglais. Young continua sa route sur Villeneuve-de-Berg, où il fut encore arrêté comme complice de la Reine, car on ne pouvait pas comprendre « qu’un fermier anglais voyageât si loin pour observer l’agriculture » ; cependant « quoique ce voyage parût aussi nouveau que celui de ce philosophe ancien qui faisait le tour du monde monté sur une vache et se nourrissait de son lait », on finit encore par le relâcher. C’est alors qu’il visita le Pradel, et il rend à cette occasion un éclatant hommage à Olivier de Serres. Il fit à Villeneuve la connaissance de M. de la Boissière, qui avait fait une traduction de Sterne, et qui devait, vingt ans après, faire connaître à ses concitoyens le manuscrit de Pierre Marcha sur les guerres religieuses du XVIIe siècle en Vivarais. De là il passa à Montélimar, où il s’entretint longuement avec Faujas de Saint-Fond. Tout cela est fort intéressant, mais ce n’est pas le lieu d’en dire plus long ici (4).


Le Voyage d’un artiste dans la Haute-Loire est l’ouvre d’un inconnu, dont on peut voir le manuscrit à la Bibliothèque Nationale.

L’auteur, qui est évidemment un peintre italien, partit de Paris le 1er mai 1840 et n’y revint que dans les commencements de juillet. Il allait à Laloupe terminer une affaire, probablement recevoir un legs qui se traduisit pour lui par une rente viagère de 1 330 F, de quoi il paraît fort satisfait. L’acte signé, il repartit, le 4 mai, pour Nogent : voiture, 2 F ; de Nogent à Orléans, 8 F. Dans cette ville il visite le Musée. « Je pourrai, dit-il, cultiver la peinture non sans fruit. » D’Orléans à Clermont, 30,75 F. Il était à Clermont, le 10 mai au soir. Il parle peu de ce pays, parce que, dit-il, j’en ai longuement parlé dans mon voyage d’Auvergne, Le 11 mai, il est à Royat, et le 12, à Montferrand. Jusqu’au 31 mai, il séjourne à Clermont ou dans les environs. Enfin il part de Clermont pour le Puy, le 1er juin. A partir de là, il écrit en français. (Les 23 pages qui précédent sont écrites en italien). En général, il indique des sujets de dessins, il décrit des monuments. Il y a une page sur Issoire. Il passe à Saint-Germain-Lambron. A Lempdes, il paye 25 sols pour un bon souper et un très bon coucher. A Aurac souper et gîte, 26 sols. Spectacle superbe en arrivant par la vallée de la Borne. Il reste au Puy du 3 au 19 juin et prend beaucoup de croquis dans la ville et aux alentours. Il critique tout ; le mauvais temps contribue évidemment à sa mauvaise humeur. Je me bornerai à reproduire ses réflexions, le jour de son départ du Puy, le 19 juin :

« Quelques mots sur le Puy-en-Velay en le quittant. L’industrie y est à peu près nulle. Rien n’y annonce de l’activité commerciale. Quelques rues seulement ont des boutiques, et encore quelles boutiques ! Presque partout plus basses que le sol. Le devant cintré en anse de panier ; c’est la pauvreté de l’ancien régime personnifiée. Aussi n’y trouve-t-on absolument que les choses de première nécessité. Rien n’y annonce le goût des arts ou l’amour de l’élégance. Depuis quelques années les plus riches propriétaires font rebâtir leurs maisons à la parisienne. La ville y gagne sous le rapport de la propreté, mais elle perd sous le rapport de l’originalité. Tout s’uniformise pour ainsi dire. Au lieu de perfectionner leur ancienne architecture, ils ont été chercher leurs modèles à Paris. Il en est des maisons comme des costumes : le type provincial s’efface et fait place à un type général, propre, élégant, mais sans caractère et qui n’est pas toujours en harmonie avec les besoins et les habitudes du pays qui se l’approprie. Les marchés y sont pitoyables ; point de fruits, point de légumes. Le jardinage y est on ne peut plus mal fait, et pourtant rien n’y est propice comme leurs grasses vallées où l’arrosage se fait pour ainsi dire de lui-même. Je ne vois pas non plus d’industrie prédominante. Leurs plaisirs sont bruts on peut dire. Aller le soir au café, voilà tout leur plaisir. Il n’y a point de salle de spectacle. Il doit pourtant y avoir de la fortune, à en juger par le grand nombre de nouvelles et élégantes maisons qu’on vient de rebâtir, et la ville doit être riche, à voir les bâtiments qui se sont élevés depuis quelques années. »

Notons encore ce qu’il dit de Brioude :

« Ce n’est pas grand’chose de beau que Brioude. Pas une belle maison ni comme antiquité ni comme nouveauté. Tout y est noir, sale. Le clocher octogone me paraît mériter quelque attention. Mais je commençais à être fatigué des insignifiances de la Haute-Loire. Je passai outre. Vieille-Brioude mérite qu’on y fasse attention. J’y ai cru voir quelques traces d’anciennes fortifications. Les maisons en masures portent un beau caractère. Mais je n’y ai rien vu cependant qui fût à dessiner. »

Du Puy, notre artiste se rendit à Yssingeaux par Charensac, Saint-Germain-Laprade, Blavozy, Lardeyrol et Pertuis. Il couche à Saint-Maurice : « 25 sols de dépense, je ne suis pas écorché. » Il passe à Monistrol, le Pont-Salomon, Saint-Ferréol. « C’est là que les femmes cessent de porter le petit chapeau de feutre et le remplacent par le chapeau de paille des environs de Lyon. » Enfin, il prend le chemin de fer à Saint-Etienne, arrive à Lyon où il reste du 21 au 28 juin et remonte à Paris par le bateau de la Saône, Chagny et Orléans (5).

Il y aurait, au point de vue des arts, bien des choses à relever dans ce manuscrit, et je recommande sa lecture aux personnes compétentes. Pour moi, j’y vois surtout une occasion de rendre justice aux aubergistes du Velay : les notes de l’artiste prouvent en effet, que, vers la même époque, ils n’écorchaient pas plus leur monde que mon aubergiste de Saint-Etienne-de-Lugdarès (6).


A noter encore le voyage plus récent de deux anglais, Barker et Yack, qui, partis de Clermont à la fin d’août 1884, firent à pied les deux cents kilomètres qui séparent cette ville d’Aubenas, en passant par Issoire et le Mezenc. Partout des vignobles, chacun avec sa statue de saint Vincent, patron des vignerons. On leur montre le plateau de Gergovie. A Pérignat, ils voient deux cuves foulées par les pieds des descendants des ennemis de César, et ils font la remarque qu’on boirait plus volontiers de leur vin, si les Auvergnats n’avaient pas « un dégoût instinctif pour toute espèce d’ablutions ». Ailleurs, on vanne le blé ; tout le monde est nu-pieds. Nos deux touristes sont enchantés des Auvergnates qui dansent à la fête votive de Lempdes. Elles ont « des coiffes ornées de brillants rubans bleus, jaunes, arc-en-ciel avec les bouts tournés vers les oreilles, comme des ailes de papillons : puissent elles conserver longtemps ces costumes nationaux si attrayants pour les touristes ! »

Ils visitent à Brioude l’église Saint-Julien « où le temps sommeille et où les générations passent sur la pointe des pieds de peur de l’éveiller ».

Ils admirent les gorges profondes de l’Allier qu’ils passent à Vieille-Brioude, traversent Saint-Georges-d’Aurac, Fix, descendent la vallée de Borne et vont coucher au Puy au Fidèle Berger.

Nos touristes font une distinction entre le Puy ancien, qui est « sordide », et la ville nouvelle qui est propre.

La partie la plus intéressante de leur relation porte sur la traversée du Puy à Aubenas. A la grande auberge du Monastier, ils paraissent heureux des bonnes truites qu’on leur sert, mais sont, en général, peu satisfaits des dîners d’auberges. Ils couchent aux Estables dans la maison du garde où un orage les surprend. Ils vont à Sainte-Eulalie par Bonnefoy, et repassent la Loire, sur un pont formé d’un arbre traversé d’un pieu à une extrémité, de façon à le détourner sur la rive en cas d’inondation. Voilà ce que ne voient pas ceux qui suivent les grandes routes. Ils arrivent à Montpezat : « C’est la petite ville la plus obscure que l’on puisse imaginer de jour comme de nuit. » Ils aperçoivent des goîtres qu’ils attribuent à l’usage de l’eau de neige. Cette fois ils trouvent à l’auberge un bon dîner, mais un lit plein de punaises et ils sont obligés de se savonner pour obliger ces insectes à battre en retraite. Ils traversent enfin la Gravenne et en apercevant Thueytz et la vallée de l’Ardèche, il leur semble descendre des Alpes en Italie (7).


Au XVIIIe siècle commencent les visites scientifiques amenées par la découverte des volcans de la France centrale. Le Velay a produit dans ce siècle trop d’éminents géologues, pour qu’aucun de nos lecteurs ignore que cette découverte est relativement récente. L’honneur en revient à un membre de l’Académie des Sciences, M. Guettard. Sait-on où il découvrit le pot aux roses ? C’est sur le pavé de la ville de Moulins, en y reconnaissant des pierres volcaniques (trachyte de Volvic). D’après Soulavie, c’est à Montélimar que cette découverte aurait été faite par MM. Guettard et Malesherbes, qui, revenant d’Italie, où ils avaient fait une étude particulière des terrains volcaniques de Naples, reconnurent du basalte dans le pavé de Montélimar. Ils demandèrent d’où venaient ces pierres, et on leur indiqua la montagne de Chenavari, située de l’autre côté du Rhône. Ils passèrent en Vivarais, parcoururent ensuite le Velay et l’Auvergne, et c’est à Clermont seulement que tous leurs doutes furent levés et qu’ils constatèrent la parfaite identité des anciens phénomènes volcaniques de ces contrées avec ceux dont ils venaient d’être témoins en Italie. Le Mémoire de M. Guettard (8) rencontra bien des incrédules, sans compter ceux qui s’avisèrent de lui opposer Moïse, et un savant professeur de Clermont prouva même que les scories signalées étaient des débris de travaux de forges établis par les Romains. Enfin les ouvrages de Faujas de Saint-Fond (1778) et de Soulavie (1780) mirent hors de toute contestation l’existence des volcans de la France centrale (9). Ils eurent aussi pour effet d’appeler sur le Velay l’attention des savants que MM. Guettard et Desmarest avaient détournée trop exclusivement jusque-là sur les volcans d’Auvergne.

Bertrand de Doue, dans la dernière séance de la Société d’Agriculture du Puy, à laquelle il assista (en 1862) a fait la revue des savants français qui sont venus visiter les merveilles volcaniques du Puy depuis le commencement du siècle. L’auteur de la Description géognostique cite :

Dolomieu, qui visita le Puy, avant d’aller mourir à Naples, dans les prisons de la reine Marie-Caroline ;

Le géologue danois, Jacob Aal (mort en 1844) ;

L’irlandais William Pentland, disciple de Cuvier, qui alla mourir dans l’Hindoustan ;

Le saxon Reich, professeur à l’école de Freyberg ;

Alexandre Brongniart, le premier des disciples de Cuvier, qui vint visiter le Velay ;

Brochant de Villiers, professeur à l’école des mines ;

Amy Boué, célèbre par ses travaux sur les terrains volcaniques, fixé plus tard à Vienne.

La visite du savant anglais, Poulett Scrope, eut lieu en 1821. Bertrand de Doue lui fit les honneurs de la contrée. « Pendant quinze jours, dit-il, que nous passâmes dans les termes les plus agréables, nous nous comportâmes à la manière des personnages d’Homère et d’Ossian, lesquels se faisaient un point d’honneur de ne rien demander à leurs hôtes sur leur origine et leur nom, sans un certain temps écoulé. » Il ne sut à qui il avait à faire que la veille du départ de l’illustre savant, en voyant son nom sur un sac de voyage. Mais Poulett Scrope ne l’avait pas oublié, puisqu’il lui envoya un exemplaire de son grand ouvrage par deux autres savants anglais, savoir : Murchison, président de la Société géologique de Londres, et Charles Lyell, qui vinrent en 1828. Ceux-ci passèrent plusieurs jours à comparer les observations de Faujas avec celles de Poulett Scrope et celles de Bertrand lui-même. Du Puy ils descendirent en Vivarais.

Deux ans auparavant, Bertrand de Doue avait reçu la visite du révérend Buckland, doyen et professeur de géologie à l’Université d’Oxford, visite qu’il rendit en 1830 à Oxford, où il fut admirablement reçu. Bertrand connaissait déjà l’Angleterre, ayant été jadis en pension dans un collège près de Birmingham. En revenant, il vit Charles Lyelle à Londres.

Notre géologue vellave cite encore, parmi les savants visiteurs du Puy :

Le docteur Daubeny, professeur à Londres ;

Le docteur Hibbert, de la Société royale d’Edimbourg ;

Carl de Leonhart, professeur à Heildelberg, venu avec ses élèves en voyage de vacances.

En 1831, Amédée Burat vint étudier le Velay au point de vue surtout de la théorie des soulèvements d’Elie de Beaumont.

Bertrand assista en 1833, avec MM. Aymard et Félix Robert, au congrès géologique de Clermont, qui fut présidé par le comte de Montlosier, l’auteur de l’Essai sur la théorie des volcans d’Auvergne.

On explora divers volcans. On parlait beaucoup alors de cratères de soulèvement. La question fut débattue avec mollesse, car, dit Bertrand, elle est bien obscure. Ce fut une occasion de chansonner nos congressistes, et Bertrand cite lui-même le couplet suivant, en reconnaissant qu’il exprime la vérité :

Tout d’abord ils voient, ils comprennent,
      Puis ils reviennent
      Et nous apprennent
C’que nous savions auparavant :
V’là c’que c’est que d’être savant !

A la suite du Congrès, quatre de ses membres vinrent au Puy. Ce sont :

Constant Prévot, professeur de géologie à la Faculté des sciences de Paris ;

Jules Desnoyers, professeur de géologie au Museum ;

M. de Montalembert ;

Emilien Dumas, de Sommières.

Suite de la liste des savants étrangers qui ont visité le Puy :

Strickland et Hamilton, en 1835 ;

Henri de Collegno, le futur ambassadeur du roi Charles Albert à Paris ;

James Forbes, professeur à Edimbourg, en 1839 et en 1841. Dans sa seconde excursion, Forbes était accompagné de M. Mac-Kintosch. C’est alors qu’il découvrit Bauzon et le Ray-Pic, mais il ne vit pas la Vestide de Pal, le plus grand des cratères vivarois, qui est tout à côté de Bauzon.

En 1852, ce fut le tour de trois savants prussiens : Mitzcherlich, chimiste, l’ami de Humbold, avec son fils ; Rose, professeur de minéralogie ; Julius Ewald.

La même année, parut un autre savant prussien, Léopold de Buch, qui, bien qu’âgé de 79 ans, vint au Puy avec M. Daubrée, alors professeur de géologie à Strasbourg. Buch déclara à Bertrand qu’il n’avait pas voulu mourir sans avoir vu les volcans éteints du Velay, les seuls qui n’eussent point été l’objet de ses investigations. Il visita à Doue la collection de Bertrand et fut frappé de l’analogie des échantillons de phonolite et de trachyte avec ceux rapportés du Nouveau-Monde par Humbold. Buch mourut quatre mois après.

Parmi les autres savants, qui ont visité le Velay, depuis cette époque, il faut mentionner :

Fournet, professeur de géologie à Lyon ;

Henri Lecoq, de Clermont ;

Pictet, de Genève ;

Henri Deane, professeur de géologie à Londres, qui fit photographier par Hippolyte Malègue les fossiles humains de Denise ;

Alexandre Gordon ;

Melville ;

Charles Horne ;

Jourdan, conservateur du Musée de Lyon ;

Edmond Hébert, professeur de géologie à la Sorbonne ;

Edouard Lartet ;

Daubrée (déjà venu avec Buch en 1852) ;

Albert Gaudry, président de la Société géologique de France ;

Enfin le professeur anglais Falconner qui, accompagné de M. Lartet, arriva au Puy le 14 septembre 1863 et y resta quatre jours (10).


Que d’autres voyageurs illustres, dont on pourrait signaler le passage dans le Velay, depuis César et Vercingétorix, jusqu’à Mérimée et George Sand ! Il est à remarquer que chacun d’eux n’a vu dans le pays que certaines choses : Faujas, la géologie ; Mérimée, les œuvres d’art ; et les Anglais (en dehors des savants), le confortable. Moi j’y vois surtout la pauvre humanité, tantôt bête, tantôt méchante, – et cela en Velay comme en Vivarais – plus souvent bête, surtout quand elle se laisse griser par les fumées de la politique.

A propos de George Sand, M. Montaigne ayant fait observer que nous étions précisément sur la scène du Marquis de Villemer (qui se passe entre le Mezenc et le Puy, tandis que Jean de la Roche a pour théâtre l’autre extrémité de la Haute-Loire), Branbran en prit occasion de tailler quelques croupières à l’illustre écrivain, dont il ne contesta pas l’admirable talent, mais dont il trouve le jugement faux et n’indiquant qu’une connaissance superficielle de l’histoire et du cœur humain.

J’ai relu, dit-il, il n’y a pas longtemps, les deux romans de George Sand, où le Velay tient une si large place. Je n’ai pas à cacher le plaisir qu’ils m’ont fait, malgré les invraisemblances choquantes qui y abondent. Nous sommes tous plus ou moins enfants, et je n’envie pas le sort de ceux qui ne le sont pas. Comme le fabuliste,

Si Peau d’Ane m’était conté,
J’y prendrais un plaisir extrême.

Mais j’avoue que les idées de l’auteur sur deux points m’ont péniblement impressionné pour sa gloire.

Le premier est le projet d’une Histoire des titres, qu’aurait conçu son héros, le marquis de Villemer, et dans lequel se complaît la future collaboratrice de Ledru-Rollin pour les fameuses circulaires de 1848. L’ouvrage « apportait, devant la moderne civilisation, l’acte d’accusation du patriciat, les pièces du procès, les preuves d’usurpation, d’indignité et de forfaiture, et prononçait la déchéance, au nom de la logique et de l’équité, au nom de la conscience humaine, mais aussi au nom de l’idée chrétienne évangélique. Il prenait corps à corps ce compromis de dix-huit siècles, qui veut allier l’égalité révélée par les apôtres avec la convention des hiérarchies civiles et théocratiques… C’était refaire l’histoire de France à un point de vue spécial, etc. »

George Sand a simplement montré en cette affaire qu’elle n’avait saisi qu’un des côtés de l’histoire. Si elle l’avait mieux étudiée, non pas dans certains livres pleins d’ignorance, ou de passion mais aux sources, elle aurait, comme Taine, fait la part du bien et du mal dans des institutions qui, pour ne plus répondre à nos idées modernes, n’en ont pas moins été successivement des bienfaits et de véritables progrès sur les régimes précédents. Personne ne songe à nier les abus de la féodalité ; la question est de savoir si elle ne correspondait pas aux nécessités de l’époque, si, sans elle, le monde ne retournait pas à la sauvagerie des anciens temps, comme la question pour le monde libéral d’aujourd’hui est de savoir s’il sera possible de se préserver de l’anarchie menaçante, sans revenir à des dictatures plus ou moins déguisées.

L’autre point, qui d’ailleurs se rattache au premier, est l’injustice flagrante de l’auteur à l’égard de la religion et du clergé. Ici encore, il me semble que l’illustre écrivain montre à l’endroit, non seulement de l’histoire, mais aussi de la nature humaine, une ignorance qui a droit de surprendre dans un esprit aussi élevé que le sien. Ses attaques contre le clergé prouvent, dans tous les cas, qu’elle ne le connaissait pas. Certes il n’est pas parfait – où est la perfection en ce monde ? – mais, j’en appelle à tout observateur impartial, n’est-ce pas le corps qui est encore le plus digne d’estime dans la nation ? Quand on songe au dévouement qu’il faut à ces pauvres prêtres de campagne, surtout dans les ingrates régions de l’Ardèche et de la Haute-Loire, pour remplir leurs fonctions, aller voir les malades dans la neige, secourir les pauvres malgré leur propre misère, prodiguer à tous des consolations et des conseils souvent mal accueillis, supporter patiemment les injures et les injustices, résister enfin, dans la mesure où la conscience l’exige et sans sortir des bornes qu’exige la prudence, aux petites tyrannies dont ils sont l’objet depuis quelques années, on ne peut que les saluer d’un cri d’admiration. Ah ! que de choses apprendraient les gouvernants de Paris, s’ils pouvaient venir incognito assister, pendant quelques jours ou quelques semaines, au spectacle de la politique des villages et des petites villes ! Il faudrait, d’ailleurs, bien se garder de croire que le clergé soit impopulaire dans les campagnes. Disons, à l’honneur de nos pauvres padgels, qu’ils apprécient généralement ses services, et quand parmi eux il s’en trouve qui montrent une hostilité déclarée, on peut être sûr que ces braillards-là ne sont pas la fleur des pois du canton.

Immense malentendu : dans tous nos villages, chacun salue le curé, chacun est prêt à lui témoigner sa sympathie par une foule de petits services ; on le respecte et souvent on a pour lui une véritable affection – et cependant la plupart de ces bonnes gens vont ensuite voter pour des candidats, plus ou moins radicaux, toujours prêts à attaquer la religion et, s’ils sont élus, à soutenir toutes les mesures tendant à la détruire.

Qu’est-ce que cela prouve, sinon qu’il y a des imbéciles aujourd’hui comme autrefois, et il est trop aisé de prévoir qu’il y en aura toujours. Un père de l’Eglise disait que la désolation régnait sur la terre parce que personne ne réfléchissait (11). Réfléchit-on davantage aujourd’hui ? Est-ce que les masses réfléchissent jamais ? Ne sont-elles pas agitées, comme les flots de l’Océan, par des forces inconnues ? Quant aux individus qui sont en état de réfléchir, n’auraient-ils pas à craindre de devenir fous pour de bon, s’ils réfléchissaient trop ! C’est ici, M. Montaigne, le cas où jamais de lever votre chapeau !

  1. Voir l’article publié par M. Lascombe dans les Procès-verbaux de la Société Agricole, V, 235.
  2. Les volcans du Vivarais et du Velay, p. 138 et 318.
  3. Corsa pel bacino del Rodano – Oritto grafia del Monte Coiron, Vicence, 1806. – Comme cet ouvrage est fort rare, on peut en voir un résumé dans notre Voyage autour de Privas, p. 252.
  4. Voir les Voyages en France d’Arthur Young, traduits par Lesage – 2 vol. in-8° Paris, Guillaumin 1882.
  5. Mss. fonds français 14.860. Il y a un autre manuscrit du même artiste sur un voyage qu’il fit à Roanne en 1833. Fonds fr. 14.855.
  6. Voir tome I, p. 4.
  7. Through Alvernia on Foot (A travers l’Auvergne à pied) by Edward Barker, Griffith et Farran. Londres, 1884. M. Hedde en a donné un aperçu dans les Annales de la Société Agricole du Puy, t. IV.
  8. Mémoires de l’Académie des sciences, 1752.
  9. Voyage aux pays volcaniques du Vivarais, p. 12.
  10. Voir, dans les Annales de la Société d’Agriculture du Puy, la communication de Bertrand de Doue en 1861, et celle de M. Félix Robert en 1863.
  11. Desolata est terra desolatione, quia nullus est qui recogitet in corde suo.