Voyage fantaisiste et sérieux à travers l’Ardèche et la Haute-Loire

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XXI

Du Monastier au Puy

Grottes creusées dans la lave. – Le château de Bouzols. – Un cours de géologie vellave à l’usage des gens du monde. – La flore et la faune fossiles du Velay. – L’abbaye de Doue. – La Chartreuse de Brives. – Le sort des fonctionnaires sous le régime actuel.

A une heure du Monastier, un peu avant le village de la Terrase, du côté du Villaret, sont les grottes creusées dans la lave, dont parle Mérimée. Elles forment plusieurs étages communiquant par des escaliers intérieurs. Des centaines de personnes pouvaient s’y loger. A quelle époque remontent ces habitations ? Mérimée observe que toutes sont pourvues de niches carrées – les ancêtres des alcôves-placards d’aujourd’hui – et conclut de ce confort relatif qu’elles sont moins anciennes qu’on ne pourrait le supposer.

Les agglomérations de ce genre ne sont pas rares dans nos régions. L’auteur du Voyage en Auvergne (1), en signale beaucoup qui étaient déjà abandonnées en 1788, notamment, à la montagne du Perrier (Issoire) ; à la Vessière, près de Murat ; à Corant et à Laval, dans les environs de Clermont ; à Cournador, près de Senecterre, etc. C’est à Cournador que résidait saint Austremoine. On ne savait rien de précis sur ces tannières et ceux qui les avaient habitées, sinon qu’elles avaient servi de refuge en temps de guerre.

Dans le Velay, il y en a à Ceyssac, à Noustoulet, à Saint Julien-Chapteuil, à Coubon, à Espaly, à la Roche-Lambert, etc., et partout on y remarque les cases servant de lit ou d’armoire. A Ceyssac, l’église du village avait été établie dans une de ces cavités qui reçoit le jour du nord au midi.

Nous avons aussi, en Vivarais, d’anciennes habitations de ce genre, au lieu dit les Balmes de Montbrul, dans une crevasse volcanique du Coiron, et l’on peut y voir, comme à Ceyssac, une église creusée dans la lave. Deux de ces balmes sont encore habitées, tandis que celles du Velay sont, je crois, depuis longtemps abandonnées. Mérimée a raison de ne pas voir dans ces grottes des habitations de l’homme primitif, c’est-à-dire des âges de la pierre. Le simple fait qu’elles ont été creusées implique, en effet, un âge postérieur. Il n’est pas naturel de creuser des maisons dans la lave, quand on n’a pas d’instruments en fer, et quand on peut trouver des refuges préparés par la nature. Or, ces refuges abondent dans le bas Vivarais, et généralement dans les pays calcaires. Aussi les débris de la plus veille humanité abondent-ils dans ces régions beaucoup plus qu’ailleurs.

La route passe à deux portées de fusil du château de Bouzols, restauré dans ces derniers temps par le comte de Brive. Le temps manque pour s’y arrêter ; il faut se contenter de l’admirer de loin. C’était une vigie du Velay sur le Vivarais, qui a entendu maintes fois le bruit du canon et de l’arquebuse. En 1399, le fameux vicomte de Turenne y soutint un long siège. Les Bourguignons s’en emparèrent en 1420, mais en furent délogés l’année suivante. Pendant les guerres de la Ligue (1590), il repoussa une attaque des royalistes. Il se soumit en 1591 au duc de Nemours, l’un des grands chefs de la Ligue. Enfin, en 1610, il fut surpris par les habitants du Puy.

La baronnie de Bouzols était une des dix-huit du Velay. M. Truchard du Molin, qui lui a consacré son premier volume, constate qu’elle a appartenu successivement à une famille de premiers seigneurs (1046 à 1219), puis aux Polignac, aux comtes de Valentinois, aux Beaufort, aux d’Armagnac, aux la Tour d’Auvergne et aux Montagu. Sur les premiers seigneurs, M. Truchard du Molin s’appuie de l’autorité de l’abbé Chambron, et avoue qu’il n’a vu nulle autre part les histoires mises sous le nom de cet abbé. S’il vivait encore, il reconnaîtrait avec nous que l’abbé Chambron n’a jamais existé que dans l’imagination de l’individu, qui avait besoin d’un nom quelconque, pour abriter des renseignements généalogiques de pure imagination, qu’il vendait aussi cher que possible aux personnes assez naïves pour le prendre au sérieux.


Quand on monte du bas Vivarais sur les plateaux qui environnent le Mezenc, on se sent transporté dans un autre monde. La sombreur et la rudesse septentrionales, avec l’immensité des pâturages, les colonnades de sapins et la grisaille des roches moussues, ont remplacé les riants paysages du midi, caractérisés par les bois de chênes verts ou d’oliviers cendrés, que coupent les blanches assises du calcaire. Le ciel lui-même a changé de physionomie. Mais on retrouve un regain de la végétation, du soleil et même du caractère méridional, si on descend dans le bassin du Puy – bassin unique au monde, avec, ses deux grandes coupes éternellement baignées par la Loire et ses premiers affluents, se déversant fraternellement l’une dans l’autre par le défilé de Peyredeire, et jetant ensuite généreusement leur onde fraîche et limpide au reste du monde par le détroit de Chamalières.

Bertrand de Doue a fort bien démontré l’entité géologique de cette région, laquelle, basée sur la nature, est autrement sérieuse et durable que les fictions politiques ou administratives désignées sous le nom de Velay et Haute-Loire. Il est vrai que sa formation a été beaucoup plus longue, et l’imagination se perd au calcul des siècles que cette œuvre laborieuse a nécessités. L’histoire est, d’ailleurs, fort curieuse et, si les savants pouvaient arriver à la raconter sans l’accompagnement de tant de termes barbares – de mots à coucher dehors, comme dit Clairon – elle aurait pour les habitants de la région tout l’attrait d’un roman.

Figurez-vous, lecteurs, que là où est aujourd’hui la ville du Puy, c’est-à-dire un pays civilisé, pourvu d’églises, de fabriques, de casernes et de cabarets, sans compter une loge de francs-maçons, il y avait autrefois :

… D’abord rien que la mer, à moins que certains points fussent déjà émergés ; mais quand, comment ? Voilà ce que je ne me chargerai pas de dire, et l’on voudra bien ne pas s’en étonner, en songeant que les géologues, archéologues, astrologues, et autres idéologues, qui savent tout, avouent qu’ils ne le savent pas eux-mêmes.

A ceux qui trouveraient ce langage irrévérencieux, je me hâte de souffler à l’oreille qu’il ne faut pas prendre trop à la lettre d’anodines plaisanteries qui n’enlèvent rien au mérite des savants, et flattent agréablement l’amour-propre des ignorants agacés de ne rien savoir à côté de gens qui savent tout. Que ceux-ci se résignent donc à subir le sort des triomphateurs romains, à qui l’on ne ménageait ni les vérités désagréables, ni même les injures, pour contre balancer l’ivresse du triomphe.

Donc, après le rien – ce qui est le fond de tant de programmes politiques – il y eut quelque chose. On suppose que ce quelque chose – et par là, il faut entendre, non pas seulement le bassin du Puy, ni même le Velay, mais le plateau central tout entier – commença par être un marais plus ou moins étendu, fort peu élevé au-dessus du niveau de la mer, puisque celle-ci lui rendait de périodiques visites, lui laissant chaque fois sa carte sous la forme de dépôts coquilliers.

Si on ajoute à cela un formidable brassage des terrains primitifs, c’est-à-dire des gneiss et des micaschistes, par des poussées ou injections granitiques, duquel est résulté un tel enchevêtrement de ces roches, que les plus fins ne s’y reconnaissent plus, on aura toute l’histoire géologique de nos régions pendant les deux premiers âges, dits primaire et secondaire. Les terrains jurassique et crétacé faisant défaut dans le Velay, sautons à l’âge tertiaire.

Celui-ci a été encore plus mouvementé, ou pour être plus exact, on se rend un peu mieux compte de ses mouvements. On sait que les géologues l’ont divisé en trois époques : éocène, miocène et pliocène, chacune d’elles subdivisée, d’ailleurs, en couches : inférieure, moyenne et supérieure. C’est l’âge héroïque de la géologie auvergnate, vellave et vivaroise. Pendant des siècles et des siècles, ce fut un branle-bas général, une lutte des éléments, dont les exploits sont restés gravés dans la configuration extérieure du sol, autant que dans les feuillets du colossal registre formé par ses couches intérieures, feuillets tellement brûlés, brouillés, déchirés, – en termes techniques métamorphisés, dénaturés et disloqués – que les meilleures lunettes de la science ont souvent peine à en déchiffrer les caractères.

Il paraît qu’au début la surface émergée ne présentait encore que fort peu de relief, et par suite recevait toujours quelques inondations marines. Le pays était plat avec des collines arrondies, comme le Limousin actuel, et quelques dépressions lacustres, dans lesquelles se déposaient les arkoses de Brives et de Blavozy. Celles-ci contiennent de nombreux débris de plantes, surtout des morceaux de bois, des branchages, des tiges ; malheureusement ces débris sont presque toujours mal conservés. M. de Saporta a donné la liste des espèces, non sans hésitation pour quelques spécimens. La présence certaine de petits palmiers rabougris indique un climat plus chaud et plus sec que celui d’aujourd’hui.

Après ces premiers lacs détruits, semble-t-il, par des oscillations du sol, correspondant à l’époque miocène, il s’en forma d’autres, toujours visités par la mer, comme le témoigne l’alternance de gypses sans fossiles et de marnes avec mollusques d’eau saumâtre : lac du Puy et de l’Emblavès ; lac de Brioude, communiquant au nord avec la mer. De là, les gypses et les calcaires d’eau douce de Ronzon, exploités pour pierre à chaux, où l’on trouve la flore et la faune contemporaines du calcaire de Brie. Le palmier ne s’y retrouve pas. Ce gisement a été étudié par M. Marion, professeur à la Faculté de Marseille. L’abbé Boulay, professeur à la Faculté catholique de Lille, a recueilli dans les mêmes couches calcaires du côté d’Espaly (rive gauche de la Borne) quelques espèces déjà signalées par M. Marion. On a aussi pour cette époque les observations de M. Boule sur plusieurs gisements de plantes fossiles dans la région du Mezenc : au Monastier, à l’Aubépin, à Gourgouras. M. Boule a rapproché cette flore de celle des Coirons. L’abbé Boulay la croit plus ancienne, du moins au Monastier. Ce dernier a retrouvé à Gourgouras, comme à Murat et dans les Coirons, de nombreuses empreintes de feuilles de châtaigniers. Mais dans aucun de ces gisements, il n’a trouvé des palmiers, bien qu’en ayant recueilli d’une époque postérieure dans le pliocène de la vallée du Rhône à Bagnols (Gard).

Les animaux font leur apparition. Des palœotherium, des Cynodon, des hyœnodon, des hyopotamus, des crocodiles s’ébattent dans les lagunes, le fort comme d’habitude dévorant le faible. Il y a des bandes de pachydermes (pareil à des porcs), des sarigues (comme en Australie), etc…

Jusques-là les mouvements de la croûte terrestre paraissent avoir été d’une grande amplitude, sans déchirures profondes ; mais, à une époque plus ou moins contemporaine du soulèvement des Alpes, tout le plateau central est le siège de poussées intérieures qui le bouleversent et établissent, à ce qu’on croit, les principaux traits de son orographie. Toutefois, on calcule que le relief ne dépassait pas 500 mètres, et si la différence entre le haut et le bas atteint aujourd’hui 1200, il faudrait attribuer cette augmentation, d’une part, aux projections volcaniques, et de l’autre, au creusement des vallées.

Car les volcans venaient d’entrer en danse. Jusques-là, on n’avait pas entendu parler d’eux. Là où sont aujourd’hui les chaînes du Mezenc et du Mégal, il y avait un cours d’eau ou un lac ; la chaîne du Devès ou de la Durande existait encore moins, puisqu’elle est postérieure au Mezenc ; il n’y avait pas plus de Loire que d’Allier : une vraie république, c’est-à-dire le chaos, où les électeurs étaient représentés par des mollusques, et les députés par des palœotherium.

Un pareil état de choses pouvait-il durer ? La contre-révolution survint avec les feux souterrains. Cela se fit-il brusquement et à grand orchestre, ou bien d’une façon lente et pour ainsi dire insensible ? Les personnes à imagination sont pour la première hypothèse, et les savants pour la seconde ; d’autres enfin pensent que la nature, qui aime à varier, a dû procéder tantôt d’une façon et tantôt de l’autre. Quoi qu’il en soit, les volcans s’en donnèrent à cœur joie pendant la fin du miocène et pendant toute la durée du pliocène.

L’anglais Poulett-Scrope, qui parle de ces événements comme s’il y avait assisté, peint le plateau central sous la forme d’une proéminence extra-marine, surmontée de trois grosses verrues, constituées par les massifs du Cantal, des monts-Dores, du Mezenc. Les plus anciennes coulées, qui sont basaltiques, s’observent au Mezenc et au Mégal et se rattachent au revêtement basaltique du Coiron, dont les découvertes de M. Torcapel à Aubignas ont permis de fixer l’âge au miocène supérieur. De nouvelles coulées, caractérisées par le trachyte et surtout par le phonolite, leur succédèrent. Les phonolites, qui paraissent le produit d’éruptions boueuses plutôt qu’atmosphériques, commencent à Mézilhac dans l’Ardèche et vont jusqu’à Retournac sur la Loire. De cette longue série d’éruptions sortit la chaîne du Mezenc, qui mit le Velay hors du bassin du Rhône et fixa ses traits à l’orient. Les couches sédimentaires de ce temps, composées de cailloux roulés, phonolitiques et trachytiques, et autres débris des plus anciennes éruptions, montrent que les vallées n’étaient pas encore creusées et que les eaux se déversaient vers l’Allier.

Une foule d’ossements, trouvés dans ce qu’on a appelé les sables à mastodontes, contemporains de cette époque, c’est-à-dire du pliocène moyen, qui représente ici une épaisseur de 120 mètres, indique une faune des plus riches et des moins rassurantes pour les pauvres Ponots du temps, s’il en avait existé : mastodontes, lions, hyènes, tapirs, ours et hippopotames ; une découverte, qui fait toucher du doigt le creusement des vallées, est celle d’un squelette d’amphibie (l’hippopotame) sur le plateau de Ceyssaguet, à 300 mètres au-dessus du cours actuel de la Loire. Il y avait aussi naturellement des bœufs, des cerfs, des antilopes et autres ruminants, pour servir au dîner des bêtes féroces, en attendant que l’homme prît leur place.

Les empreintes des végétaux de cette époque existent sur divers points : dans le vallon de Vals, au Collet, à la Roche-Lambert, Ceyssac, etc. Le gisement de Ceyssac est le plus riche. M. de Saporta en a parlé d’une façon assez inexacte, n’ayant jamais visité cette localité, ce qui lui a valu quelques rectifications de M. Boule.

Mais les Cyclopes n’avaient pas fini. Leur travail terminé au levant, ils transportèrent leur artillerie au couchant et, sur une longueur de 40 ou 50 kilomètres, foudroyèrent à droite et à gauche le futur arrondissement du Puy comme le futur arrondissement de Brioude, en élevant entre eux une muraille de laves et de granits, qui coupa aux eaux de la Loire et de ses affluents le chemin de l’ouest. Les restes visibles de leurs batteries, en cônes ou amas de scories, s’élèvent à plus de 150 bouches ; les deux plus belles sont le cratère de Bar et le lac du Bouchet. Et voilà comment fut formée la chaîne occidentale du Velay qui va de Pradelles à Allègre. On a calculé que les projections de cette série de volcans, beaucoup mieux conservés naturellement que ceux de la chaîne orientale, puisqu’ils sont plus récents, ont couvert le sol d’une épaisseur de cent mètres. Et, comme du côté de l’Allier, la lave est descendue beaucoup plus bas que sur le versant opposé, on en conclut que la vallée de l’Allier a été plus anciennement creusée que celle de la Loire ; d’où il résulte que c’est à l’Allier et non à la Loire, que devrait revenir l’honneur de donner son nom au fleuve qui se jette dans l’Océan près de Saint-Nazaire. On suppose encore, non sans vraisemblance, que les éruptions comblèrent le creux du Puy, et que la Loire et la Borne eurent à recommencer leur travail. Cela dut naturellement durer assez longtemps, bien que les changements, observés dans les faunes des mammifères d’avant et après, soient peu sensibles.

Enfin, le bassin du Puy fut reformé. Bertrand de Doue nous montre les eaux de la Loire refluant de l’Emblavès dans le creux du Puy par le col de Peyredeire, et il calcule que, lorsque les eaux dépassèrent les montagnes de Chaspinhac, le niveau du lac était au moins à 270 mètres au-dessus de l’hôtel de ville du Puy. Que de poissons il devait y avoir, et comme ces calculs font regretter de n’avoir pas été là pour y pêcher à la ligne, au risque de tirer, suspendu à l’hameçon, quelque conseiller municipal du temps ou quelqu’un de ses électeurs !

Enfin les eaux finirent par se frayer un passage à Chamalières, épargnant ainsi aux futurs constructeurs du chemin de fer le plus gros du travail et de la dépense. On comprend le succès de cette opération hydraulique, quand on songe que la Loire arrive en cet endroit avec 900 mètres de pente, sur une longueur de 18 à 20 lieues, soit 45 mètres par lieues, tandis qu’elle n’a plus que 500 mètres de pente pour les 200 lieues qui lui restent à parcourir.

A mesure que le niveau du défilé de Chamalières s’abaissait par suite de l’érosion des eaux, celui de Peyredeire en faisait autant, et finalement les deux lacs abandonnaient la place convenablement préparée aux futurs cultivateurs d’orge et de lentilles, laissant au jour, comme témoins des anciennes coulées, la Roche-Rouge, le rocher Corneille, l’Aiguille, le massif de Polignac et autres monuments volcaniques. Que de peines et de temps pour arriver à cette solution :

Tantœ molis erat Podiensem condere gentem !

Il y eut, entre la fin du pliocène et le quaternaire, une faune intermédiaire, caractérisée par des espèces des pays chauds, et notamment par l’elephas meridionalis et le rhinocéros. En résumé, si dans le Velay, les flores fossiles sont représentées par des gisements assez pauvres, ne se prêtant pas à des études détaillées et approfondies, bien inférieurs à ce point de vue à ceux du Cantal, du mont Dore et des Coirons, la faune, surtout celle des grands mammifères tertiaires, est, en revanche, admirablement riche, et nulle part, on n’a fait d’aussi belles trouvailles. Rien d’étonnant donc à ce que le Musée du Puy soit, après les galeries du Museum de Paris, le lieu que visitent avec le plus d’empressement tous les savants étrangers qui viennent en France.

En quel temps débuta le peuple ponot?

Il serait difficile de préciser l’année, et même l’époque géologique, les uns couchant son unique représentant, au moins ce qui en reste, dans le pliocène, et les autres dans le terrain quaternaire. En attendant que les savants s’entendent sur cette épineuse question de l’antiquité de l’homme sur la terre (les uns croyant faire pièce à la Bible en la fixant, sur la foi des Mortillet, entre 230 et 240 mille ans, et les autres plus sérieux, démontrant, par la comparaison avec les phénomènes actuels, qu’elle ne doit guère dépasser 10 mille ans), il est certain que le peuple ponot tient la tête dans l’histoire la plus nuageuse de l’humanité, puisque nulle part on n’a trouvé, comme à Denise, des ossements humains contemporains de nos dernières éruptions volcaniques et des grands mammifères disparus.

Ce vénérable ancêtre m’intéresse extraordinairement. Que sont nos romans modernes à côté de la vie de ce pauvre sauvage, habitant les cavernes et n’ayant que des pierres ou des bâtons, pour lutter contre les bêtes redoutables, dont on voit les restes au Musée du Puy ! Et nous nous plaignons quelquefois, parce que la cuisinière a manqué notre dîner, ou qu’un candidat a oublié ses promesses, ou qu’un préfet nous a fait une injustice. Nous poussons des cris d’aigle pour des vétilles. Allons voir l’homme de Denise, prions l’ombre d’Aymard de nous conter son histoire – et si après cela nous avons l’audace de nous plaindre, nous serons bien peu raisonnables. Il est vrai que, par nature, nous le sommes si peu. Et comme Branbran a raison de dire que l’homme n’est jamais content, qu’il veut avoir toujours plus qu’il n’a, et que les plus belles inventions ne feront que provoquer de sa part des exigences croissantes ! Nous aurions volontiers rappelé ces vérités au jeune Bodin, s’il n’eût été absorbé par d’autres pensées.

L’homme de Denise est un des plus beaux fleurons de la couronne scientifique d’Aymard. Sans lui, peut-être, cette découverte eût passé inaperçue, ou n’eût pas résisté à la critique des savants. Grâce à son énergie, le peuple ponot a un brevet d’antiquité qui n’a pas son pareil au monde.

Au point de vue purement géologique, un hommage particulier est dû à Bertrand de Doue, pour sa Description géognostique des environs du Puy. On sait que l’éminent géologue, lors de sa dernière apparition à la Société d’agriculture (8 août 1862), avait annoncé le projet d’en donner une nouvelle édition. Malheureusement il mourut deux mois après.

Un récent ouvrage est venu nous dédommager de cette déception : c’est la Description géologique du Velay par M. Marcellin Boule. Cet ouvrage, qui fait partie du Bulletin des services de la Carte géologique de France et des topographies souterraines, a été publié à part chez Baudry, 1893. Tout en laissant à de plus compétents que nous le soin d’en faire l’appréciation scientifique, nous croyons pouvoir dire qu’il mérite une place d’honneur dans toutes les bibliothèques du Velay et des pays voisins, comme étant le plus complet sur la matière. L’auteur y montre un esprit d’observation remarquable et rend consciencieusement hommage à ses prédécesseurs dans la carrière.

Son livre est particulièrement remarquable par l’étude des éruptions successives des volcans du plateau central, dont on n’avait fait jusqu’ici que trois ou quatre classes assez vagues. C’est ainsi que Faujas, Soulavie, et même Bertrand de Doue, ne distinguaient les produits volcaniques que par des signes extérieurs tombant sous les sens, et ne reconnaissaient sur cette base que des basaltes, ou des trachytes, ou des phonolites, ou des laves poreuses, Aujourd’hui, on veut savoir le secret de la composition intime de chacune de ces substances. Après les avoir réduites en plaques dont l’épaisseur ne dépasse pas un soixantième de millimètre, on les examine avec un microscope spécial, où chaque élément minéral apparaît avec des couleurs et des propriétés spéciales. De cet examen est résulté, comme on pouvait s’y attendre, une étonnante variété des produits volcaniques, qui a jeté naturellement une grande lumière sur l’âge comparé de leurs éruptions, sans livrer toutefois le secret de leur cause primordiale. C’est ainsi que, grâce aux moyens nouveaux dont la science dispose, M. Boule a pu établir la chronologie des anciennes éruptions avec une précision plus grande que ses devanciers. Ajoutons que le système de M. Boule a reçu, dans son ensemble, une sorte de consécration par le choix, que fit de lui le congrès géologique réuni au Puy en 1893, comme président de la réunion, et par les vérifications dont il fut l’objet pendant les diverses explorations effectuées alors par les membres du congrès.

Voici la Roche Rouge : un cierge de pierre noire, de 35 mètres de hauteur, et 20 de diamètre, ainsi nommé des lichens rouges qui tapissent sa surface. On suppose, peut être avec raison, que c’est un témoin, comme le rocher Corneille et l’aiguille Saint-Michel, c’est-à-dire un débri de coulées qui auraient rempli la vallée. On peut, en effet, admettre que dans une coulée certaines parties soient plus résistantes et puissent mieux triompher de l’action des eaux et du temps, mais on peut aussi supposer que c’est le canal d’une coulée dont l’expansion superficielle a été détruite, sans qu’elle ait pour cela rempli le bassin du Puy. De toutes façons, cette aiguille de pierre avec sa robe républicaine, est curieuse ; quand le vent siffle autour et que le ruisseau coule bruyamment à ses pieds, on serait curieux de savoir les secrets de ce trio disparate. Les dikes de ce genre sont fréquents en Vivarais, surtout dans la région du Coiron et de Villeneuve-de-Berg.

Nous saluons plus loin l’ancienne abbaye des Prémontrés de Doue. C’est de là que le savant géologue, Bertrand Roux, son propriétaire, prit le nom de Bertrand de Doue. Une cloche, qui avait été fondue en 1737 pour cet établissement, ainsi qu’il résulte de l’inscription et des sceaux qui y sont gravés, fut achetée vers 1782 par le prieur de Saint-Romain de-Lerp (près de Saint-Péray), et se trouve encore au clocher de cette paroisse. L’abbé Garnodier en donne la description (2).

Enfin, nous arrivons à la vue du Puy. Savez-vous quelle fut ma première idée ? C’est que mon voisin, le marchand de parapluies, émigré à Largentière, avait joliment raison de vanter sa ville natale : s’il avait été là, je l’aurais embrassé. C’est, en effet, un spectacle unique au monde, que celui de ce cirque majestueux de montagnes noires, bleues, vertes et rouges, où coule notre plus beau fleuve en pleine jeunesse, arrosant les plus riches vergers de France, et au milieu duquel trône la Vierge sur un trône, fabriqué par les volcans, ayant à ses côtés dans l’obélisque de l’aiguille le plus effilé des enfants de chœur, et entourée des édifices et maisons de la vieille ville comme d’une ceinture de mode antique. La foi, l’art et la nature ont uni leurs efforts pour donner ici à l’idéal divin sa plus noble expression. On conçoit, à première vue, en voyant le Puy, que la Vierge Noire ait choisi ce lieu pour recevoir les hommages et les vœux des pauvres humains, et l’on conçoit aussi l’impression profonde que, dans un cadre si merveilleux, la miraculeuse image devait faire sur les pèlerins du monde entier.

Il faut deux heures pour venir du Monastier à Doue.

Nous franchissons la Loire au pont de Brives. Ce mot viendrait du celte bria, briva, pont, passage. Les Romains ont conservé ce nom à plusieurs villes et bourgs de la Gaule où ils ont construit des ponts de quelque importance. Mangon de la Lande suppose, non sans vraisemblance, que l’ancien pont, dont on voit les ruines un peu plus haut, fut construit pour amener au Puy et à Revessium les pierres de la carrière de Blavozy située de l’autre côté de la Loire. Il est à remarquer, en effet, que ces pierres se retrouvent dans tous les monuments romains. Le pont servait aussi au passage de la voie romaine.

La maladrerie ou léproserie de Brives date au moins du commencement du XIIIe siècle, puisqu’on a des donations de 1209 qui la concernent. Le règlement de cet établissement fut dressé en 1259 par Guy Foulques, secrétaire de Saint-Louis, qui devint pape sous le nom de Clément IV. La lèpre était connue en Europe bien avant les croisades, et diverses maladies, qu’on croit nouvelles, étaient probablement comprises sous ce nom ; mais elle prit un développement énorme au contact de l’Occident avec l’Orient. On peut en juger par ce fait que le roi Louis VIII, en 1226, légua cent sols à chacune des 2000 léproseries existant à cette époque.

En 1627, la maladrerie de Brives fut concédée aux Chartreux de Bonnefoy, moyennant une pension annuelle de 240 livres à servir à l’Hôtel-Dieu du Puy. Mais, comme nous l’avons dit, les Chartreux de Bonnefoy ne purent se décider à quitter leur solitude du Mezenc, et se bornèrent à envoyer une colonie à Brives. Celle-ci fut obligée plus tard par les inondations de la Loire, de se transporter de Brives sur le Peyrou de Corsac, où elle acheta en 1675, au prix de 18 000 livres, le château de Villeneuve. Les constructions n’étaient pas encore terminées en 1789 (comme à Bonnefoy). En 1791, la Chartreuse de Villeneuve comptait neuf religieux et deux frères. Notons ici, à l’honneur des Chartreux, qu’on proposa à l’Assemblée Nationale de maintenir leur ordre comme n’ayant pas participé à la décadence générale. La maison de Bonnefoy fournissait à Villeneuve une redevance annuelle de 2000 livres en échange de certaines terres. Les Chartreux avaient un soin particulier de leurs bois. Tous leurs baux stipulent l’interdiction aux fermiers de défricher pour faire des issarts, et l’obligation de planter. La Chartreuse de Villeneuve a été achetée en 1818 pour servir de petit séminaire diocésain (3).

Je ne vois guère le moyen, dit Branbran, de pousser aujourd’hui plus loin que le Puy. Mais, si cela vous convient, nous ne nous y arrêterons pour cette fois qu’un jour, et après-demain nous repartirons dans la direction de Royat ou du mont Dore. Avec les chaleurs extraordinaires de la saison, nous y serons mieux que dans les bas-fonds du Velay. Cela vous va-t-il ?

Adopté à l’unanimité !

Depuis Vals-les-Bains, nous vivions, sinon dans les nuages, au moins sur des hauteurs, où certaines misères de la vie courante n’arrivaient pas. Nous avions oublié la politique. Il fallut retomber dans cette boue, en arrivant au Puy. Le premier journal qui passa sous nos yeux, apprit à Branbran la destitution d’un fonctionnaire de sa connaissance, qui avait encouru, entre autres reproches, celui d’aller à la messe. Le fonctionnaire n’a la liberté, par le temps qui court, ni d’aller à l’église, ni de mettre ses enfants à l’école qui lui convient, ni de fréquenter les gens qui lui plaisent, ni d’avoir une opinion religieuse, politique ou sociale, différente de celle de ses supérieurs ou des petits tyrans locaux auxquels l’administration obéit : à part cela, sa liberté est complète ; il peut même être un très mauvais employé, déconsidérer sa personne et son emploi, pourvu qu’il soit… ce qu’on appelle dans le train. Cela provoqua, de la part de notre ami, pendant le dîner, une boutade qui mérite d’être rapportée. L’Esprit-Saint, dit-il, assure que la désolation règne sur la terre parce que personne ne réfléchit dans son cœur. Pour moi, plus j’y pense, plus je suis disposé à considérer les folies de ce monde à un point de vue différent. Est-ce qu’on pourrait vivre si on réfléchissait tant ? Que de choses qu’on n’oserait entre prendre si on en apercevait au début toutes les difficultés !

Et, d’abord, qui donc aurait le courage d’être amoureux, de se marier ? Qui ne sait d’avance les soucis que donnent les enfants, à cause de la maladie et le reste ? Au temps où nous vivons, les perspectives de leur avenir ne sont-elles pas plus critiques que jamais ? A quoi les condamne-t-on en les mettant au monde ? Qui ne prévoit des guerres plus meurtrières que jamais, accompagnées probablement de banqueroutes d’Etats sans compter les bombes à la dynamite ? En présence des laides choses qui se passent dans la rue, n’a-t-on pas le droit de fermer les fenêtres de sa pensée ? A quelle époque vit-on un plus hideux étalage de mensonges et de contradictions flagrantes entre les paroles et les actes ? On a la bouche pleine de liberté, et jamais plus odieuse tyrannie, car c’est une tyrannie insaisissable et anonyme, n’a pesé sur diverses classes de citoyens. Vit-on jamais sort plus misérable que celui des fonctionnaires dans les petites villes de province, depuis qu’au lieu de dépendre entièrement de leur administration, ils ont passé sous le joug abrutissant des coteries locales, dont le bon plaisir s’impose à tous les représentants de l’autorité gouvernementale. Dans la plupart des localités, que je connais, ceux qui font de la politique et en tirent profit, sont des cordonniers, des tailleurs ou des cabaretiers, d’instruction, de capacité et de moralité douteuses, mais qui sont à la discrétion de tel ou tel personnage qui les méprise, mais qui s’en sert et qui s’est créé ainsi une sorte de domesticité électorale. Il s’établit entre eux une réciprocité de petits services, les uns promettant des votes et les autres des places et des avantages proportionnés à l’influence et à une sorte de main-mise sur les électeurs. C’est aux dépens des pauvres fonctionnaires que s’opère ce honteux trafic, et ceux qui doivent en profiter constituent une police toujours prête à interpréter les plus petits faits de la façon la plus odieuse, dans un but directement intéressé. Rien de plus misérable, de plus pénible, que la situation des fonctionnaires, depuis que, placés sous la surveillance politique des préfets, on en a fait un vile pecus en butte à toutes sortes de petites infamies, à de vagues délations d’autant plus redoutables qu’ils ne les connaissent pas et ne peuvent conséquemment se justifier.

On proclame l’égalité, et on croit l’avoir réalisée, quand on n’a fait que retourner au profit d’une coterie les inégalités contre lesquelles on a tant crié.

Quant à la fraternité, on sait qu’elle ne se pratique plus désormais qu’à la dynamite. Jamais on ne vit de divisions pareilles dans la société.

On se croit en progrès, parce qu’on méprise toutes les leçons du passé. On oublie, on cherche à détruire toutes les forces sociales qui ont fait la grandeur et la force du pays, pour tenter l’application de systèmes condamnés d’avance par le simple bon sens comme par les enseignements de l’histoire. On édicte des lois de passion et de rancune qui ne servent qu’à diviser, affaiblir et déconsidérer le pays. Ne peut-on pas prévoir l’époque où nous nous serons tous mangés les uns les autres, comme ces rats enfermés dans une cage, où l’on ne trouva plus rien que la queue du dernier qui avait dévoré tous les autres ? Trêve de plaisanterie, n’y aurait-il pas de quoi devenir fou… si nous ne l’étions déjà ?

A la table voisine, où il était aisé de reconnaître des pensionnaires de l’hôtel, probablement des fonctionnaires, on avait écouté Branbran dans un profond silence, où l’on pouvait deviner un étonnement sympathique tempéré par la prudence. J’entendis néanmoins un des assistants dire à un autre :

– Celui-là dit rudement la vérité. On dirait qu’il a été fonctionnaire. Mais il est bien clair qu’il ne l’est plus, car il ne parlerait pas si haut.

  1. Legrand d’Aussy, Voyage en Auvergne III, 95.
  2. Recherches archéologiques sur Saint-Romain-de-Lerp, Valence 1860, p. 168.
  3. Voir le bel ouvrage de M. l’abbé Arsac : La Chartreuse de N.-D. du Puy. Le Puy, Prades-Freydier, 1881.