Voyage fantaisiste et sérieux à travers l’Ardèche et la Haute-Loire

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XXIV

La Chaise-Dieu

La Voulte-sur-Loire. – Les débris antiques de Margeaix. – Retournac. – La Roche-en-Régnier. – Craponne. – Le marquis de Surville. – La Chaise-Dieu. – La Danse des morts. – Notes d’insomnie. – Une nuit dans la basilique aux feux du Bengale. – Encore la folle du logis. – Nouvelles divagations de Branbran. – Allègre.

Nous partîmes le lendemain pour la Chaise-Dieu. Branbran avait désigné cet endroit pour être l’objet de notre première excursion dans le Velay, et il avait décidé aussi que, pour laisser reposer les chevaux, nous la ferions partie en chemin de fer, partie par les voitures publiques.

Carnet de voyage :

Au lieu d’aller par Darsac, nous prenons nos places pour Retournac. C’est le chemin de l’école. Le railway va rejoindre la Loire, en laissant l’asile des fous à gauche et la Chartreuse à droite.

Au loin, dans une échappée de vue, se dresse le Mezenc.

Genêts jaunes en fleur sur le talus et sur les bords des chemins. Quel beau jaune d’or! Bruyères roses.

Voici la Loire : petit poisson deviendra grand.

Après un petit tunnel, on aperçoit sur la gauche le château de la Voulte planté sur un rocher qui surplombe le fleuve. Là est né le cardinal de Polignac, le poète diplomate, dont la mère se trouva compromise dans le procès de la fameuse empoisonneuse la Voisin. En cet endroit, la Loire fait un détour, une volte : de là le nom du château. Telle serait aussi l’étymologie de la Voulte-sur-Rhône ; seulement en Vivarais le Rhône qui passait jadis sous le rocher est revenu sur ses antiques écarts, sans doute pour dérouter les étymologistes. M. Giron a acquis cet ancien séjour de plaisance des Polignac et l’a en partie restauré.

Volta et Retournac paraissent exprimer la même idée. Vorey ne viendrait-il pas de Vorago ? Tout est possible, rien de certain : voilà ce qu’il faut toujours se dire en fait d’étymologies.

De la Voulte part le railway à voie étroite qui doit se prolonger jusqu’à la Voulte-sur-Rhône. Il ne va pour le moment qu’à Yssingeaux. Du côté du Vivarais, il atteint le Cheylard. Le raccordement se fera, paraît-il, avant la fin du siècle.

En été, cette ligne conduit un grand nombre de pèlerins à Lalouvesc : il y a alors un service régulier de voitures d’Yssingeaux à Lalouvesc.

Tous les sommets que l’on aperçoit – pics ou dômes – sont volcaniques.

Après la station de Saint-Vincent, on rencontre, sur la droite, la petite station minérale de Serville près Margeaix. M. de Becdelièvre y fit en 1821 les premières fouilles dont parle Mangon de la Lande ; elles amenèrent la découverte d’une tête de nymphe et d’autres débris antiques. On y a fait de nouvelles découvertes depuis. Le tout est au Musée du Puy, et ces sculptures (fragment de labrum, tête de nymphe, dauphins, génies des saisons et des eaux) ne laissent pas de doute sur la présence des Romains dans cette localité. La tradition est, d’ailleurs, muette sur les Romains (sic transit gloria mundi), mais elle se souvient des Sarrasins, et oubliant que ceux-ci, au lieu de bâtir des églises, n’ont fait qu’en détruire, elle parle d’une gleise de Saragi qui aurait existé en cet endroit (1).

A Vorey, il y avait une abbaye de Bénédictines nobles, dont le portail (IXe siècle) a été transporté au Fer-à-Cheval, près de la Préfecture, au Puy.

Chamalières (en latin Calmes elle rias, ce qui signifierait chemin le long de la rivière). Son église, ancien prieuré.

Les montagnes sont plus boisées.

La voie court sur les rives de la Loire qu’elle traverse comme en se jouant. Du wagon, on pourrait pêcher à la ligne. Le fleuve s’enfonce dans une gorge pittoresque.

Château de Chabanas.

A Retournac, nous descendons pour prendre la voiture de Craponne.

La route monte, monte, monte…

Nombreux chars à bœufs, chargés de buttes destinés aux mines de Saint-Etienne : ce sont les seuls véhicules qui sillonnent cette voie, mais il y en a beaucoup. Notre conducteur nous dit l’âge des arbres : 5 ans, 10 ans, 20 ans ; ceux qu’on coupe ont de 25 à 30 ans.

Ruines d’Artias, un des châteaux du baron de la Roche-en-Régnier. Du sommet de la montée, on revoit le Mezenc.

Voici la tour de la Roche-en-Régnier – très pittoresque sur son rocher – dominant de belles campagnes. Ces antiques ruines présentent « l’image désolée de ces demeures seigneuriales, abandonnées de leurs possesseurs, et dont les titres et les prérogatives nominales passent successivement dans plusieurs maisons, dont quelques-uns portent de grands noms historiques et ont peu de souci du donjon de la baronnie. »

Les Guigues de la Roche-en-Régnier étaient aussi seigneurs de Meyras et autres terres en Vivarais, et c’est là qu’ils faisaient depuis longtemps leur résidence habituelle, quand leurs domaines allèrent par mariage, en 1336, aux Lévis, plus tard ducs de Ventadour, qui les vendirent en 1461 au duc de Bourbon avec la seigneurie d’Annonay. La baronnie de la Roche-en-Régnier, confisquée lors de la rébellion du duc, avec toutes ses autres terres, fut revendiquée par la mère du roi (1525) et par les Lévis-Ventadour, en vertu de substitutions. Elle fut abandonnée à Louise de Bourbon, sœur du duc en 1538, mais plus tard (en 1582) rendue par le Parlement de Paris à Gilbert de Lévis, dont les descendants la vendirent en 1667 au marquis de Nérestan (2).

Déjeûner à l’auberge de Combres : ça n’est pas cher. Environ 1 franc par tête, malgré nos excès.

Quel est ce champ de fleurs bleues ? Ce sont des bourraches au milieu de trèfles. Cette bourrache n’est point la borrago officinalis, qui sert à adoucir les hommes ; elle est destinée aux bestiaux.

Des boutons d’or partout : sur ces hauteurs, on trouve en automne les fleurs du printemps.

Le temps s’éclaircit. Le paysage est magnifique. Bouquets de pins. Prairies. Champs de seigle et autres cultures. On dirait un jardin anglais.

Craponne, gros bourg, centre d’un important commerce de bestiaux. Le château appartenait aux Polignac. Il n’en reste qu’une tour carrée d’un grand caractère féodal. La population moderne est en majorité radicale. Quelques conservateurs. Point d’opportunistes : dans ce pays on ne connaît pas les moyens termes.

Les Sœurs de la Croix, qui desservent l’hôpital du Puy, desservent aussi celui de Craponne. Au fond de leur jardin, des groupes de statues, de grandeur naturelle, représentent les miracles de la Salette, de Lourdes et de Paray-le-Monial.

A Saint-Jean-d’Aubrigoux, qui est à 4 kilomètres de Craponne, on voit, sur l’ancien chemin d’Arlanc à Craponne, une borne milliaire, portant le nom de l’empereur Marc-Aurèle, dont l’existence fut signalée pour la première fois en 1875 par l’abbé Payrard. M. Allmer l’a mentionnée dans sa Revue épigraphique du Midi.

Le marquis de Surville, un des chefs de la contre-révolution dans nos contrées, fut arrêté, le 2 septembre 1798, au hameau des Gervais près de Craponne, avec trois de ses compagnons.

D’après le Moniteur du temps, on aurait trouvé avec eux des outils pour la fabrication de la fausse monnaie. Le marquis fut fusillé peu après au Puy, devant l’église Saint-Laurent. M. Macé, recteur de la Faculté de Grenoble, dans un volume qu’il a publié sur les Poésies de Clotilde de Surville – volume où il a fait entièrement fausse route – a reproduit une lettre fort touchante écrite par le marquis à sa femme avant son exécution. La marquise n’est morte qu’en 1843 à Villeneuve-de-Berg. Elle n’a jamais avoué que son mari fut le véritable auteur des Poésies éditées en 1803 par Vanderburg comme étant l’œuvre de Clotilde de Surville, une prétendue poétesse du XVe siècle. Peut-être ne le savait-elle pas elle-même. La chose est toutefois très probable. Dans tous les cas, le pastiche n’est pas douteux. Des actes de notaire prouvent que la dame en question a réellement existé, mais les données authentiques de son état-civil sont en complète contradiction avec les poésies qu’on lui a attribuées. Il suffira de dire que Bérenger de Surville, le mari qu’elle pleure tout le long du volume comme étant mort au siège d’Orléans (en 1428), se retrouve vivant à diverses époques après son trépas (3). Quant au côté purement littéraire de la question, s’il pouvait y avoir des doutes en 1803, il n’y en a plus aujourd’hui que l’on connaît mieux le langage du XVe siècle. Ayant eu l’occasion de voir le savant Littré quelque temps avant sa mort, nous lui soumîmes la question, et il ratifia sans hésiter notre jugement à cet égard ; c’est pour cela que l’on chercherait en vain dans son dictionnaire une citation de Clotilde comme specimen de notre langue au XVe siècle.

Couché à Craponne.

De Craponne à la Chaise-Dieu, il y a 19 kilomètres que nous fîmes en trois heures dans une voiture de louage.

Rivière d’Arzon. Beaucoup de truites et d’écrevisses. Ici comme partout malheureusement on empoisonne. On ne saurait trop blâmer la coupable indulgence des tribunaux pour les auteurs de ces actes. Il est vrai que, quand ils condamnent, on grâcie, car il faut ménager l’électeur. Il n’est pas étonnant, par suite, que gardes-champêtres et gendarmes ferment systématiquement les yeux sur ces délits.

Belle route. Quelques champs de seigle. Beaucoup de bois. Un air vif et pur à ressusciter tous les anémiques de France et de Navarre.

Nous voici à la Chaise-Dieu, dans l’ancienne solitude où saint Robert fonda l’ordre destiné à une si grande prospérité.

La voiture nous dépose au pied d’un escalier de 40 marches, au haut duquel s’élève la façade de l’église. Mais les Vandales de la Révolution ont passé par là. Les bas-reliefs et les figures de saints qui ornaient le portail ont été mutilés. On a remis une tête à saint Robert décapité en 1793 comme un simple curé. Les six autres niches sont vides.

La façade avec ses deux tours massives et son majestueux perron, est d’un aspect imposant.

L’église a 92 mètres de long sur 29 de large, les dimensions des chapelles non comprises. Elle est à trois nefs, de hauteur égale, qui paraissent n’en faire qu’une seule, parce que l’œil peut les embrasser à la fois, et rien ne donne une plus haute idée du talent des architectes du Moyen Age que ces magnifiques voûtes, surtout celle du milieu qui tend au plein cintre, en raison de sa largeur, hardiment jetées à une hauteur prodigieuse, et supportées par vingt-deux piliers de huit mètres de circonférence qui n’ont pas de chapiteaux et se fondent pour ainsi dire dans la voûte. C’est une efflorescence architecturale d’un puissant effet.

L’impression éprouvée en entrant dans cette basilique, un des plus beaux monuments gothiques de France, serait encore plus grande, si elle n’était pas coupée en deux par un jubé, qui dérobe la beauté de l’ensemble.

Le chœur, c’est-à-dire l’église proprement dite où se tenaient les moines, a 40 mètres de long jusqu’à la grille du sanctuaire, et 8 de large entre les stalles, dont il existe 4 rangs de 31 places chacun. Un double rang de 12 se trouve encore dans le fond ce qui fait en tout 148 stalles. On peut juger par là de la richesse de l’ordre et de l’extension qu’il avait prise en Europe.

La tour dite Clémentine, dont le bas renfermait le trésor de l’abbaye, est sur la gauche du chœur. Sa construction date de 1400. Il y avait un puits alimenté par une source qui ne tarissait jamais, un four et un moulin à farine. C’était un fort dans une forteresse. Chaque monastère était alors une place fortifiée. Le sort du Monastier, saccagé successivement par les Sarrasins et les routiers, devait faire réfléchir la Chaise-Dieu. La tour Clémentine servit de refuge aux moines, quand Blacons s’empara de l’abbaye en 1562, et les huguenots ne purent les y forcer. Ils s’en vengèrent en dévastant le tombeau de Clément VI, où il y avait 44 statuettes représentant autant de parents du pape, dans des niches distinctes, qui toutes ont disparu ; mais il ne paraît pas qu’ils aient violé la sépulture même du pape, peut-être parce qu’ils n’en eurent pas le temps. Le corps de Clément VI, vérifié en 1709, fut, en effet, retrouvé intact, et si les huguenots firent un gobelet avec son crâne, comme on l’a raconté, ce fut sans doute avec la tête de marbre de sa statue qui dut être creusée, et qui fut, après leur départ, remplacée par les moines.

Le jubé est paré de remarquables tapisseries représentant la Cène, la Résurrection, l’Apparition de Notre Seigneur à sainte Madeleine, etc. Un Anglais en aurait offert deux millions. Elles sont dues à Jacques de Senecterre, qui fut abbé de 1491 à 1518, et furent fabriquées de 1501 à 1518. M. Malègue en a publié en 1867, un album en 22 planches in 4°, précédé d’une Notice historique.

On remarque dans le collatéral de droite, le tombeau de l’abbé Renaud de Montclar, dont on a fait les fonts baptismaux.

Dans le collatéral de gauche, se trouve une fresque représentant la Danse des morts. Cette peinture s’étend sur la face extérieure d’un mur construit entre les piliers du chœur pour servir de clôture à ce dernier et permettre d’y adosser les stalles. Le défilé funèbre occupe l’espace de trois travées comprises entre quatre piliers et, des 24 sujets dont il se compose, un seul a été supprimé, par l’ouverture d’une porte de chaire.

Les personnages sont, à ce qu’il semble : le pape, l’empereur, le cardinal, le roi, le patriarche, le duc, l’évêque, le chevalier, l’homme d’église, le bourgeois, la chanoinesse, le marchand, la religieuse, le sergent, la vieille, l’amoureux, le procureur, le ménétrier, l’avocat, le laboureur, le moine, l’enfant et le clerc.

Tous ces personnages semblent se tenir par la main et faire la farandole. Le squelette, qui conduit chacun d’eux, a diverses attitudes, où domine l’ironie. Il se cache derrière son bras pour jouer avec la religieuse.

Au costume des personnages, on reconnaît la fin du XVe siècle. Cette fresque a le mérite d’avoir été conservée presque complètement à l’exception d’un des sujets. Mais elle n’a jamais été bien terminée, à dessein ou autrement. Les figures ont un mètre de hauteur et on n’y a employé que trois couleurs : l’ocre rouge pour le fond uni, l’ocre jaune pour le terrain et une couleur gris sale couvrant à la fois les squelettes, les chairs et les draperies. Le dessin au trait noir qui arrête maintenant les contours de cette peinture date d’une quarantaine d’années (4).

La Danse des Morts de la Chaise-Dieu s’efface tous les jours et n’existerait bientôt plus qu’à l’état de souvenir, si M. Léon Giron n’en avait exécuté une remarquable copie. M. Aimé Giron devait, de son côté, en faire l’objet d’une étude spéciale, dans l’Art, mais il ne paraît pas avoir donné suite à ce projet.

M. Maurice Faucon, qui a découvert tant de choses sur la Chaise-Dieu, dans les Archives du Vatican (5), n’a rien trouvé sur les auteurs de la Danse des Morts et des tapisseries, mais il a exhumé le nom d’un grand architecte, en nous faisant connaître le constructeur de l’église. Il s’appelait Hugues Morel et venait du Comtat, du Languedoc ou de la Provence. Son salaire quotidien était de 4 sols tournois. De plus, il recevait annuellement le prix : 1° de 4 setiers de seigle (évalués 52 sous tournois); 2° de 2 muids de vin (6 livres t.) ; 3° de la viande d’un bœuf entier (40 sols) ; 4° du bois de chauffage nécessaire à sa maison (20 s.) ; une indemnité de logement pour lui, sa femme et sa famille, et enfin des robes fourrées suivant ses besoins, précautions bien nécessaires à la Chaise-Dieu. Il résulte des comptes de la Chaise-Dieu, que Clément VI fournit pour la construction de l’église environ 30 000 florins, représentant au poids 375 000 francs, ce qui, en estimant seulement à 5 le pouvoir de l’argent, équivaut à 1 875 000 francs de la monnaie actuelle. Commencé par ce pape en 1346, l’édifice ne fut terminé que sous son neveu, Grégoire XI. Les trois dernières travées, les tours et la façade ne datent que du pontificat de ce dernier. Ce qui frappe et étonne le plus dans les documents publiés par M. Faucon, c’est la rapidité avec laquelle on travaillait alors. Ainsi, on y voit que, le 25 novembre 1346, deux ans à peine après la pose de la première pierre, on payait l’architecte pour les voûtes et la toiture. L’ornementation intérieure prit autant de temps que le gros œuvre et ne paraît pas avoir été terminée avant 1350. Cette année-là, le pape envoya d’Avignon les tableaux exécutés par son peintre ordinaire pour les huit autels de la basilique. Un autre fait essentiel aussi à remarquer, c’est que le travail est partout libre et rétribué, et qu’il n’y a pas de trace de corvées.

Clément VI mourut en décembre 1352, avec la satisfaction d’avoir presque terminé l’église du monastère, d’où il était sorti pour ceindre la tiare. Il put se voir, en esprit, couché en marbre blanc, sur le magnifique mausolée en marbre noir, qui occupe le milieu de la nef. Le corps de son neveu Grégoire XI devait aussi être transporté à la Chaise-Dieu, mais le grand schisme d’Occident étant alors survenu, on dut penser à autre chose, et Mérimée a commis une singulière erreur en disant le contraire.

Notons ici, en passant, que parmi les cinq cardinaux qui escortèrent à la Chaise-Dieu le corps de Clément VI, Dominique Branche nomme un « Pierre de la Vigerie » que M. Faucon a cru pouvoir remplacer par « Pierre Rogier de Beaufort ». A notre avis, tous deux se trompent, et les détails que donne à ce sujet le chroniqueur célestin Grasset, nous paraissent montrer avec la dernière évidence que le cardinal resté douteux n’était autre que Pierre Bertrand de Colombier, le fondateur du monastère des Célestins près d’Annonay, mort à Avignon en 1362 (6).

Quelques fonds sont alloués chaque année pour l’entretien de ce magnifique édifice. On a dépensé 14 000 francs au perron seulement.

Le cloître, joint à l’église, est digne d’elle par son étendue, sinon par son architecture. Les écoles communales y sont installées. Une extrémité de l’ancien réfectoire a été aménagée pour une petite église. Je pense qu’on y célèbre en hiver la messe paroissiale, car le froid doit être atroce dans la basilique, et je ne sais trop comment pouvaient faire les anciens moines pour se réchauffer. Actuellement, même au fort de l’été, la fraîcheur y est extrême, et il est dangereux de la visiter quand on est en état de transpiration.

On remarque, accolée à la façade de l’église, comme une verrue sur un visage, la maison du cardinal de Rohan, le dernier abbé commendataire de la Chaise-Dieu. Ce prélat, qui fut, lui aussi, une verrue à la face de l’Eglise, a laissé dans ce lieu des souvenirs peu édifiants. On sait qu’après la fameuse aventure du Collier, le cardinal fut déchargé de toute accusation par un arrêt du Parlement du 31 mai 1786, mais qu’il reçut immédiatement une lettre de cachet lui enjoignant de se rendre en exil à son abbaye de la Chaise-Dieu. Il quitta Paris par la route de Clermont-Ferrand et arriva à Brioude le 8 juin à 7 heures du soir. Le lendemain, il prenait un chemin de traverse par Fontannes et la Vernède, et arrivait de bonne heure à destination.

Peu de temps après son arrivée, s’il faut en croire un récit fait à M. Paul le Blanc par M. de Pons, de Brioude, il aurait été rejoint par une jeune fille habillée en homme, laquelle, à cause de son déguisement très transparent, intrigua fort et les moines et les habitants du bourg. Elle n’était connue que sous la désignation de page de Monseigneur. M. de Pons possédait une fort jolie miniature de ce page, et ce page, dit-on, n’était autre qu’une jeune fille, ayant joué un rôle dans l’affaire du Collier, qui appartenait à une très ancienne famille de Saint-Germain-Laprade. Cette personne, toujours d’après M. de Pons, aurait touché jusqu’à sa mort une pension de la maison de Rohan. La miniature fut vendue vers 1871, avec quelques papiers concernant la famille en question, au marquis de Miramon qui habite Paris.

En juillet 1786, un violent incendie menaça le bourg de la Chaise-Dieu d’un embrasement général. Le cardinal fut l’un des premiers à se mettre à l’œuvre pour éteindre le feu, et lorsque les moines apportèrent processionnellement le chef de saint Robert sur le lieu du sinistre, il n’hésita pas à s’agenouiller devant la relique dans un lieu rempli d’eau et de boue.

Comme depuis longtemps les abbés n’habitaient plus la Chaise-Dieu, la demeure abbatiale était loin d’être confortable. Il n’y avait même pas de bois au bûcher. On fut obligé d’aller couper des sapins pour la cuisine, mais ce bois vert ne brûle pas facilement et l’imagination populaire, que les petits détails frappent plus que les grands, a conservé le souvenir que les cuisiniers du cardinal jetaient de gros pains de beurre dans le foyer pour l’activer. On dit aussi que, de la cuisine locale, l’opulent exilé n’apprécia que les morilles à la crème, connues encore dans le pays sous le nom de morilles à la Bénédictine. Au reste, il ne tarda pas à recevoir l’autorisation de se retirer dans son abbaye de Noirmoutiers.

Environ 200 personnes visitent chaque année la Chaise-Dieu. Il y a beaucoup d’Anglais, et ces braves insulaires, voulant emporter des souvenirs, ne se gênent pas quelquefois, pour couper des fragments de stalles. Avant peu, sans doute, les visiteurs seront plus nombreux, car un chemin de fer passera à proximité. Mais, devenue plus accessible, la Chaise-Dieu ne perdra-t-elle pas de son prestige, comme cela est arrivé à la Grande-Chartreuse ?

La population indigène est, comme à Craponne, très radicale, sans trop savoir pourquoi. Ces braves gens ont voulu faire mettre jusque sur les cloches les deux lettres fatidiques R.F. Républicaines ou non, ces cloches sonneront leur enterrement.

L’impression dominante quand on sort de la Chaise-Dieu est celle que laisse le spectacle d’une grandeur à jamais déchue. Que c’est beau, et qu’il est impossible de revenir à ce genre de grandeur ! C’est comme si on voulait ressusciter un corps mort. L’âme n’y est plus, et le pape blanc, couché sur le noir au milieu de l’église, n’est pas plus mort que son ancien monastère. Le culte de l’utile a remplacé le mysticisme d’autrefois. Chacune de ces manifestations correspond à un état d’esprit différent. Evidemment nous pensons beaucoup plus à la terre, tandis que nos pères se préoccupaient davantage de l’autre vie. Pourquoi ! Pourquoi ? M. Montaigne, saluez !

Il y a, non loin de la Chaise-Dieu, une source alcaline gazeuse, appelée la Souchère, qui jouit dans le canton d’une certaine célébrité. Legrand d’Aussy raconte qu’un régiment passant par là, les soldats se plaignaient du vin qu’on leur servait et en demandèrent du meilleur. L’aubergiste, qui n’en avait point d’autre, et qui cependant voulait paraître les satisfaire, s’avisa d’y mêler une certaine quantité d’eau de la Souchère. Dès ce moment ils le trouvèrent très bon et l’on ajoute qu’ils en emportèrent quelques bouteilles. Au lieu de voir là, comme notre auteur, une fraude, ne doit-on pas plutôt louer l’aubergiste d’avoir trouvé tout seul, sans le secours des chimistes, le moyen de rendre bon le vin d’Auvergne lui-même, en lui donnant, par l’eau gazeuse naturelle, le feu et le sel qui lui manquent ? Cet aubergiste est un prés curseur et devrait avoir son buste au sommet du Puy de Dôme. J’avoue, pour ma part, au risque de me faire traiter de profane par les ivrognes, que je ne connais pas de vin au monde, qui vaille le vin du Vivarais coupé d’eau de Vals.

Nous aurions pu repartir par le courrier de Darsac et arriver le soir au Puy. Mais Branbran avait son idée, et il fit si bien qu’il fallut coucher à la Chaise-Dieu – à plus de 1 100 mètres au-dessus du royaume des anchois et des morues.


Quand on ne peut pas dormir la nuit, les idées abondent. On en creuse quelques-unes. Si l’on est écrivassier, on croit tenir une perle et on a hâte de la coucher sur le papier. Mais, quand on s’est levé, quand on a allumé sa lampe, on est étonné du vide qui se fait autour de soi : les idées s’en vont comme des ombres ; le rêve riche, gracieux, chaud, fait place à la pauvre, laide et froide réalité. Il faut l’obscurité pour mieux voir au fond de soi-même. C’est triste de ne pouvoir rien écrire de mieux sur son agenda.

Cette diable de fresque me trotte par la tête, m’a dit Bodin ce soir : croyez-vous qu’il m’a semblé reconnaître dans la religieuse les traits de Mlle Tempier ? Je veux y retourner demain.

– Pourquoi pas cette nuit ? a dit Branbran.

Est-ce sérieux ?


Il est fort désagréable de penser qu’il faut mourir un jour. Cependant la raison, non moins que l’expérience, dit qu’il ne peut pas en être autrement. Si jamais il y eut nécessité inéluctable, emportant pleine résignation, c’est bien celle-là. Comment se fait-il qu’on ne se résigne jamais de bonne grâce ? C’est que la vie est l’ennemie naturelle de la mort. Ce sont deux forces essentiellement opposées. Dès qu’on existe, on veut continuer d’exister. D’autre part, la loi de destruction incessante ou de renouvellement perpétuel qui est dans la nature, pousse invinciblement et constamment chaque vie à la mort. Pourquoi cela et dans quel but ? Quel est le mot de cet immense mystère ? M. Montaigne dirait d’ôter son chapeau. Moi je trouve qu’il est bon d’y penser quelquefois : d’abord cela fait passer le temps ; ensuite cela différencie l’homme de la bête, qui probablement est incapable de raisonner ou de déraisonner là-dessus ; peut-être même peut-on trouver dans cette métaphysique occupation des raisons de ne pas s’émouvoir outre mesure ; mais pratiquement il n’y a pas d’autre solution que celle qu’a enseignée la religion chrétienne, savoir, de se résigner.


A mesure qu’on vieillit, il semble qu’on se dédouble. Quand on se regarde dans une glace, le moi dit au corps : c’est toi, mon pauvre homme, quelle décadence !

C’est effrayant de penser que notre volonté ne peut rien sur la vie et le fonctionnement de nos organes intérieurs les plus essentiels. Nous digérons, nous respirons, comme la plante végète. Nous sommes plus ou moins maîtres de nos pensées et de nos actions, mais notre vie même est en dehors de notre puissance, et l’on peut bien dire que nous vivons à la grâce de Dieu.


J’entends là-bas des ivrognes. Ils hurlent la Marseillaise. Est-ce que le carnaval en ces pays dure jusqu’à l’automne ? Pour moi, je suis étonné qu’il y ait encore des gens qui s’amusent. Les vieux ne ressentent pas comme les jeunes. Qui a raison et qui a tort?

Il me semble que j’entends la folle du logis :

– Ne cherche pas, mon bon, à changer la nature des choses. Chacun reflète l’état de son organisme. La jeunesse et la santé sourient à la vie, comme à la belle saison les plantes fleurissent au soleil. Les cœurs désillusionnés et les corps fatigués sont naturellement tristes et languissants. Les vieux ne peuvent pas plus ressembler aux jeunes que le soir ne peut ressembler au matin ; les hommes marchent comme le temps et présentent avec lui des visages divers. Et personne ne sait comment cela a commencé et si cela finira. Et, en y réfléchissant, on trouve que l’humanité, c’est-à-dire l’être mortel, le touriste de passage sur la terre, n’aurait pas de raison d’être, s’il connaissait le secret de son existence. Il ne se supporterait pas, s’il ne se croyait destiné à une vie plus haute, et tomberait dans le désespoir s’il savait qu’il marche au néant. Tout son être est fait en vue des doutes et des incertitudes, n’excluant pas d’ailleurs l’espérance, dans lesquels il peut se bercer. La lutte pour le savoir est la destinée de son esprit, comme la lutte pour la vie est la destinée de son corps. La vie est une bataille perpétuelle des deux éléments, esprit et matière, qui forment sa personnalité. Je ne sais si mon crayon rend bien ma pensée. Tout cela est, d’ailleurs, assez difficile à exprimer. Mais on le comprend. Rien ne peut mieux guider dans la vie qu’une idée exacte de la destinée humaine. On se garderait d’une foule d’erreurs et de mécomptes si l’on comprenait bien qu’on n’est dans ce monde ni pour s’amuser ni pour désespérer, mais pour travailler et souffrir, en s’aidant et s’éclairant mutuellement.

La fresque me revient à moi aussi : Ecce homo :

Il vient, il crie :
C’est la vie ;
Il crie, il sort :
C’est la mort !

Entre ces deux époques extrêmes, quand elles sont séparées par de nombreuses années, que de souffrances physiques et morales mêlées à quelques satisfactions fugitives ! Que de misères et de déceptions ! Le monde est plein de mystères, mais le plus grand de tous, c’est nous !

Que fait l’historien, sinon fouiller des tombes, et remuer des ossements, pour que la mort instruise la vie ? Il est banal de dire que la vie ne se comprend pas sans la mort : rien de plus vrai cependant. La mort est le premier mystère qui frappa l’homme et lui fit comprendre Dieu et l’autre monde : cela se voit aux usages les plus anciens pour les funérailles, et aux révélations qu’ils contiennent sur l’idée qu’on se faisait des morts.

On jouit d’un exercice quand on s’arrête et qu’on se repose, d’un voyage quand on l’a fini et qu’on rentre chez soi : pourquoi ne serait-ce pas après la mort que l’on jouirait le plus de la vie ?

– Tu ne persuaderas personne, mon bon !

C’était Branbran qui, ayant pénétré doucement dans ma chambre, venait de lire par-dessus mon épaule cette dernière phrase.

– Que diable viens-tu faire à cette heure ? lui dis-je.

– Ne t’avais-je pas prévenu ? D’ailleurs, comment dormir avec ces chants d’ivrogne ? Double motif de nous payer un spectacle comme on n’en voit pas. Je me suis muni dans la journée de deux lampes à magnesium et de force feux de Bengale chez un épicier; je me suis entendu avec le sacristain, et…

– Et tu veux revoir l’église, de nuit, aux feux de Bengale ?

– L’église, et surtout la Danse des morts. Nous ne réveillerons pas M. Montaigne, vu son âge, s’il dort. Mais j’ai déjà prévenu l’ingénieur ; je ne suis pas fâché de lui fournir une occasion de pensées graves et salutaires.

– Tu ne sais pas qu’il a trouvé de la ressemblance entre son adorée et une des figures de la Danse des morts ?

– Avec un peu d’imagination, chacun peut y trouver son portrait, même en plein jour. La nuit, aux feux de Bengale, ce sera bien autre chose.

A ce moment, Bodin parut. Il était accompagné de M. Montaigne que le bruit d’en bas avait également empêché de dormir, et qui nous reprocha d’avoir voulu faire la partie sans lui.

Et nous voilà en route pour la basilique !


A minuit sonnant, nous faisons notre entrée dans l’atrium, la partie de l’église qui était réservée aux fidèles, avec des mines de conspirateurs. Branbran nous précède avec le sacristain, tous deux munis d’une lampe à magnesium, dont les éblouissantes clartés illuminent l’enceinte et font grimacer les figures en bois sculpté du buffet d’orgues qui domine la porte. La grille de l’entrée du chœur nous envoie d’éclatants reflets.

Puis, les lanternes à magnesium étant couvertes, on allume un premier feu de Bengale. Des traînées de lumière rouge rampent le long des murailles et des nervures de la voûte. On dirait que le vieil édifice s’anime.

Le feu s’éteint, et l’ombre reprend ses droits. Mais d’autres lui succèdent. La lumière et les ténèbres alternent com me la vie et la mort.

Pendant un des intervalles noirs, le sacristain est allé ouvrir la grille qui donne accès au chœur. Branbran et lui ont disparu dans l’abîme.

Soudain une flamme bleue s’élève derrière le maître-autel, éclairant l’immense nef. Le pape en marbre blanc est enveloppé d’une lumière électrique. Les personnages sortent des tapisseries. Ils courrent comme des fantômes dans la salle, et avec un peu d’imagination on pourrait croire que les Bénédictins sont venus réoccuper leurs stalles. Ils chantent un office muet ou font sans bruit l’élection d’un abbé. Cela dure quelques minutes. Tous ont disparu quand au feu bleu succède une flamme rouge qui éclaire plus profondément le chœur. La flamme bleue se prêtait mieux à la création d’ombres humaines. La flamme rouge a quelque chose de terrifiant.

Les feux de diverses couleurs, allumés par des mains invisibles, sur divers points, se succèdent avec des intervalles qui en ponctuent pour ainsi dire le rythme, tandis que nous restons debout, d’abord à l’entrée du chœur, puis à côté du mausolée de Clément VI.

A l’issue d’un entr’acte ténébreux, un peu plus prolongé que les autres, la clarté blanche du magnesium rayonne dans le couloir de la Danse des Morts. Cet appel est entendu.

Branbran veut que la vieille fresque nous apparaisse sous toutes les lumières. Il nous la montre en bleu, en vert, en jaune, en rouge. Il semble que les pauvres figures humaines changent de caractère avec les couleurs, mais le squelette garde sa raideur ; il sait où il mène son troupeau, et la variété des teintes ne change rien à son impassibilité goguenarde.

Bodin cherchait la figure qui l’avait frappé, sans la retrouver, et M. Montaigne m’avoua qu’il avait cru voir passer Thérèse. Sous l’influence des paroles de Branbran, je cherchais aussi nos portraits. Mais je n’aperçus que des figures confuses, tremblotantes, passant par toutes les dégradations de la lumière, tombant dans le néant et en sortant au gré de nos porte-lumière.

Comment la folle du logis ne serait-elle pas revenue en pareille occurence ?

Il me sembla que la Danse des Morts ne se bornait plus au couloir où nous étions, mais qu’elle s’était allongée outre mesure, faisant silencieusement mais avec une vitesse extraordinaire, une immense sarabande autour de l’église, puis autour du Velay, enfin autour de la terre. Et la folle du logis nommait à chacun ses morts.

O raison, que tu es lourde, quand tu n’a pas tes ailes, qui sont le sentiment et l’imagination !

Une heure environ passée dans ces artifices macabres.

L’émotion s’amoindrit en se prolongeant.

A la fin, le froid nous saisit, et nous nous empressons, surtout à cause de M. Montaigne, de regagner l’hôtel où l’on parlait déjà d’apparitions de revenants, quelques lueurs de nos feux ayant été aperçues par les fenêtres de l’église.

Branbran demanda du thé pour nous réchauffer.

Cette promenade nocturne avait eu l’effet, je ne sais pourquoi, de raviver les préoccupations amoureuses de Bodin. L’ingénieur qui, depuis deux jours, n’avait presque pas parlé des affaires de Sainte-Eulalie et affectait même de penser à autre chose, ne put cette fois contenir l’expression des sentiments et des craintes qui l’agitaient, et ne dissimula plus son irritation contre les influences religieuses qui menaçaient son bonheur.

Comment ! dit-il, voilà une enfant charmante, pleine de qualités, qui pourrait être heureuse, avoir un mari qui l’adorerait, des enfants qui feraient sa joie et son orgueil, semer les bienfaits autour d’elle – et une dévotion mal entendue, un retour au vieux préjugé monastique, une foi superstitieuse – je suis bien obligé de dire le mot – vont ensevelir tous ces trésors dans un couvent : n’est-ce pas une folie ?

– Ah ! jeune homme, dit Branbran, je vous croyais devenu plus raisonnable, et vous me faites presque regretter mon intervention en votre faveur auprès de la famille Gerbier. Comment pouvez-vous parler de préjugé monastique, quand la plus simple connaissance de l’histoire nous apprend que ce préjugé a engendré tant d’œuvres de justice et de bienfaisance, a créé tant d’écoles et d’hôpitaux ; quand nous savons que tant d’associations de secours, et même de défense nationale, sont dues à son influence, si bien qu’on peut le regarder comme un des créateurs de la société européenne. Il est possible que ce même souffle, qui a inspiré tant de grandes choses, vous enlève, malgré tout ce que j’ai pu dire des mérites de l’apostolat dans le monde, une femme que nous admirons justement et que vous avez eu l’imprudence d’aimer prématurément. Mais condamner, comme vous le faites, la vie monastique, la religion elle-même, sous le nom de superstition, n’est pas d’un sage, ni même d’un fou comme j’entends qu’on le soit. Si elle persiste à vous préférer un autre idéal, eh bien, morbleu ! vous êtes un homme, vous saurez vous résigner !

– Vous en parlez bien à votre aise ! répliqua Bodin.

Branbran, s’adressant à nous, et comme passant à un autre ordre d’idées, dit alors :

Si je ne craignais pas de vous paraître encore plus fou que d’habitude, je vous ferais le résumé succinct d’un petit cours de métaphysique que je rumine parfois dans mon cerveau détraqué et dont j’ai puisé l’idée, devinez où !… dans la mécanique céleste. En songeant que notre âme est com posée de deux éléments aussi naturels, aussi légitimes l’un que l’autre, dont l’un tend vers la matière et l’autre vers l’idéal, et il est fort heureux que celui-ci tempère celui-là, je me figure que nous roulons entre ces deux extrêmes comme les planètes entre les forces contraires qui les retiennent dans l’espace, et que notre existence reproduit en petit le plus grand phénomène de l’univers. Au risque de me perdre par-dessus les nuages, j’ajouterai que cette lutte entre les forces ou influences contraires est l’essence même de la vie pour les hommes, et de l’existence (c’est-à-dire du mouvement) pour les astres. Les contraires sont partout : lumière et ténèbres, chaleur et froid, esprit et matière, raison et passion, charité et égoïsme, ordre et liberté. Les uns ne se comprennent pas sans les autres. Ils doivent s’équilibrer, non se détruire. La destinée, c’est le balancement entre ciel et terre. Notre esprit est une lucarne ouverte sur ce qui est, cherchant vainement à distinguer ce qui a été et ce qui sera. Nous nous sentons suspendus dans l’infini, comme le fétu dans la tempête. Nous épelons les feuillets d’un livre dont manquent le commencement et la fin. Plus nous creusons, plus nous trouvons profond. Notre petitesse est seule égale à l’immensité des horizons que notre œil cherche vainement à mesurer. M. Montaigne, saluez ! Voulez-vous une conclusion pratique à ces divagations ? Je n’en vois pas d’autre que l’humble aveu de notre impuissance. De quel droit nous croirions-nous plus forts que ceux qui nous ont précédés et refuserions-nous d’adorer le sphinx, puisque nous sommes aussi impuissants qu’eux à deviner ses énigmes ?

Pour en revenir au sujet soulevé par les plaintes de notre jeune ami, je lui dirai que les fondateurs des ordres religieux ont pu trop pencher d’un côté sous la pression des nécessités de leur temps. Aujourd’hui on verse trop du côté opposé. Le vrai philosophe doit savoir trouver sa voie entre deux, en faisant aux deux attractions la part que les circonstances comportent.

– Y a-t-il beaucoup de vrais philosophes dans ce monde ? dit M. Montaigne ?

– Oh ! oh! repartit Branbran, il y en a évidemment fort peu – heureusement car imaginez, si vous le pouvez, combien le monde serait ennuyeux, s’il n’y avait que des gens sérieux et réfléchis comme vous et le docteur, sans des jeunes à illusions comme M. Bodin, ou sans des fous comme votre serviteur. Avouez que le Créateur a bien fait les choses, en y plaçant une foule de personnes et de choses déraisonnables, absurdes ou incompréhensibles. Les saints sont faits pour donner de bons exemples qu’on ne suit pas. Les philosophes sont là pour compter les coups, tirer la leçon des événements, mais non pour influer sur eux. On les écoute encore moins que les saints, à moins qu’ils ne disent des bêtises plus fortes que de coutume. Et, quoi que vous fassiez, quoi que vous disiez, il en sera ainsi : in secula seculorum. Amen.

On alla se coucher là-dessus, et, comme on était fatigué, je suppose que Bodin lui-même ne tarda pas à s’endormir.


Nous revînmes au Puy le lendemain par Allègre. Encore un gros bourg où il y a beaucoup de commerce. Il est dominé par le volcan de Bar, dont le cratère est très bien conservé.

M. Félix Grellet, ancien maire d’Allègre, a publié une notice sur cette ancienne baronnie, dont se sont occupés aussi M. Truchard du Molin et l’abbé Frugères (7). L’histoire des anciens seigneurs d’Allègre n’est pas belle : elle est pleine de sang, de haines fratricides, de trahisons et autres vilaines choses. Yves, le premier des marquis d’Allègre, fut assassiné en 1577, à l’occasion d’une femme qu’il aimait. Il avait été le premier sénéchal du Velay en 1558, jusqu’en 1559 où cette charge fut réunie au présidial de Nîmes. Antoine d’Allègre un de ses frères, trahit la ville du Puy qui lui avait compté 3 500 écus en 1562, pour être débarrassée du baron des Adrets dont l’armée approchait, et qui alla faire cause commune avec Blacons. La ville fut heureusement sauvée par le courage de son évêque, Antoine de Sennecterre, aidé des principaux gentilshommes du Velay.

Il y a eu à Allègre trois châteaux successifs ; le second construit à la fin du XIVe siècle, fut détruit par un incendie en 1698. Il ne reste que les deux tours massives du donjon reliées entre elles par des créneaux. Ces ruines figurent une potence et en portent le nom.

Nous ne pûmes, à notre rapide passage à Allègre, qu’entrevoir M. Emmanuel Grellet, maire et conseiller général, que nous avions connu autrefois, quand il était sous-préfet dans l’’Ardèche ou il a laissé les meilleurs souvenirs. M. Grellet est, ailleurs, allié par sa femme à plusieurs des grandes familles de l’ancien Vivarais, notamment aux la Fare et aux Julien de Vinezac.

Repris le chemin de fer à Darsac.

Couché une seconde fois au Puy.

  1. Voir Mangon de la Lande, 1838. Annales de la Société d’Agriculture, 1835 et 1859.
  2. Annales de la Société d’Agriculture, 1859.
  3. Marguerite Chalis et la légende de Clotilde de Surville. Paris, Lemerre, 1875.
  4. H. Langlois. Essai historique sur les Danses des Morts, Rouen 1852.
  5. Bulletin archéologique des travaux historiques et scientifiques. 1884.
  6. Voir notre étude sur le manuscrit du P. Grasset dans la Revue du Lyonnais, 1889.
  7. Voir les Annales de la Société d’Agriculture du Puy, 1864