Voyage fantaisiste et sérieux à travers l’Ardèche et la Haute-Loire

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XXV

Du Puy au Mont-Dore

Polignac. – Son histoire archéologique. – Saint-Paulien. – Le château de Lafayette. – Brioude. – Son église. – Laitières et cabaretiers. – Le tir au papegay. – Les rois de l’oiseau et les députés de nos jours. – Un petit monument et les réflexions qu’il inspire. – L’académie de Saint-Julien. – Nécessité de l’hydrothérapie pour sauver le régime parlementaire. – Une folle qu’on mène à l’asile des aliénés. – L’homme est-il naturellement bon ou mauvais ?

Du Puy à Brioude, 65 kilomètres. Au siècle dernier, une lettre, écrite de Brioude au Puy, était dirigée par Clermont sur Moulins, et de Moulins revenait au Puy par Lyon. Plus tard, il fut établi un courrier direct qui faisait le trajet en cinq heures. On en met beaucoup moins aujourd’hui en chemin de fer, mais on ne voit rien.

Polignac, à 5 kilomètres du Puy, à mi-chemin de Saint Paulien. Rocher isolé au milieu d’une belle vallée. Un château-fort se dressait sur la plateforme dominant le village groupé autour du rocher. C’est le type de forteresses du moyen-âge, et son aspect répond fort bien à l’idée que nous avons des anciens barons, à la fois défenseurs du pays et oppresseurs de ses habitants. Autrefois, nous aurions été des premiers à faire ressortir les abus de la féodalité. On a si fort abusé de cette corde ; les critiques sont devenues, en des bouches ignorantes, tellement outrées et injustes, que l’écrivain impartial est obligé maintenant de parler en sens contraire ; on serait même tenté de la défendre. En ce qui concerne les Polignac, il est à noter que ces « rois des montagnes », si maltraités par les écrivains à courte vue, étaient plus bridés qu’on ne pense par le droit moral et supérieur de l’évêque et par les franchises de la cité. Quand on veut apprécier l’état vrai des populations à cette époque, on oublie trop (comme le fait observer quelque part M. Calemard de Lafayette), « que l’absence d’un bien inconnu ne saurait constituer un besoin ni devenir par conséquent une privation ». A lire certains écrivains d’aujourd’hui, ne dirait-on pas que les paysans du moyen-âge fumaient la veille des londrès chez Tortoni, fréquentaient les meilleurs restaurants et avaient l’idée de tout le confortable et du luxe modernes !

Le donjon de Polignac donne une idée avantageuse des œuvres de défense du moyen-âge ; on peut monter à la plateforme par un escalier tournant. Le vicomte était le rival de l’évêque ; tous deux avaient droit de battre monnaie. Mais les évêques avaient intérêt à attirer les pèlerins, tandis que les Polignac ne songeaient qu’à les rançonner au passage. Inde irœ.

L’histoire archéologique du rocher de Polignac est assez curieuse.

En 1759, M. Bellidentis de Bains envoyait à dom Bourotte la description détaillée d’un prétendu temple d’Apollon, tel qu’il était conservé du temps de l’auteur, au château de Polignac. Il indiquait les dimensions de l’édifice, les sculptures et les fresques, sans oublier la pierre de l’oracle, l’autel du trépied, le masque d’Apollon et la crypte restée intacte sous les décombres du temple.

Plus tard, au sein du comité féodal de l’Assemblée Constituante, l’astronome Lalande fit une description pompeuse et ampoulée du masque d’Apollon, avec une sauce accommodée aux idées du jour.

Mangon de la Lande (1), qui vint visiter le Puy en 1821, développa scientifiquement la thèse du bon Bellidentis. Il admet avec Gruter que le fameux masque de pierre représente Apollon et que c’est de là que le château a tiré le nom d’Apolliniacum. Il reproduit une inscription indiquant le voyage de Claude dans les Gaules en l’an 47, et, la rattachant aux traditions locales, il conclut que Claude vint de Lyon dans le Velay pour consulter le célèbre oracle d’Apollon à Polignac. Après avoir visité les deux cavités que l’on observe sur la plateforme : l’une appelée l’abyme, et l’autre le puits de l’oracle, placées à une vingtaine de mètres l’une de l’autre, près des ruines du château, dans la partie orientale du rocher, Mangon conclut que toutes deux se rattachent au temple d’Apollon. Et il raconte alors, de fil en aiguille, comment les choses se passaient :

Il y avait au bas du rocher un sacellum où les pèlerins déposaient leurs offrandes ; ce sacellum communiquait avec des salles souterraines où se tenaient les prêtres, et avec l’une des cavités qui s’ouvrait dans le temple d’Apollon placé sur la plateforme ; quand les consultants avaient obtenu l’entrée du temple et du sanctuaire, les oracles arrivaient de bas en haut par quelques règles d’acoustique bien calculées et sortaient par la bouche d’Appolon appliquée sur la cavité, ce qui naturellement faisait grand effet.

A propos d’une de ces cavités, le brave Faujas de Saint Fond, oubliant qu’il était simplement minéralogiste, avait voulu se faire aussi étymologiste. Pour lui Podemniacum venait de pod puits et omen présage (le puits des oracles). N’est-ce pas le cas de se rappeler le mot de Sarrazin : les étymologies sont comme les nuages, on y voit tout ce qu’on veut ?

Mérimée, dans ses Notes d’un voyage en Auvergne, comme inspecteur des monuments historiques, remit les choses à point.

Et d’abord, il constata que le fameux masque étant celui d’un visage barbu, ne pouvait pas représenter Apollon ; il le croit, du reste, fort ancien ; cette identification avait été le fait d’une interprétation erronée du nom de Polignac qui, dans les documents du moyen-âge, s’appelle Podemniacum et non Apolliniacum. Il constate que rien ne rattache l’inscription de Claude, dont on ignore l’origine, au masque d’Apollon. Il n’a vu aucune trace de construction romaine sur le rocher de Polignac, et dépeint les ruines du moyen âge qu’il y a trouvées – rien qui ressemble à un temple d’Apollon.

Mérimée, ayant exploré « le puits de l’oracle », auquel état fixé le fameux masque, trouva le sol à moins de 20 pieds de profondeur ; « c’est une salle carrée de sept mètres de côté, voûtée en ogive, dont les murs sont enduits d’une matière rougeâtre ; la salle est divisée par une rangée de 5 arcades à plein cintre reposant sur des piliers carrés épannelés et comme cannelés sur leurs angles : c’est une citerne du moyen-âge de la fin du XVe ou du commencement du XVIe, où l’on peut apercevoir deux conduit-bouches qui y amenaient les eaux de pluie ».

Quant à l’autre cavité, dite l’Abyme, Mérimée, n’ayant découvert aucun moyen d’y conduire les eaux, émit l’idée que c’était un vaste magasin souterrain d’approvisionnements.

Sur ce dernier point, son appréciation n’a pas été confirmée, car cette cavité ayant été déblayée en 1857, il fut constaté que l’abyme n’était qu’un vulgaire puits, de belles dimensions toutefois, puisqu’il a 83 mètres de profondeur, au fond duquel coulent deux sources d’eau vive donnant environ 130 litres à l’heure (2).

Quant au masque d’Apollon, il a été reconnu plus tard par un éminent archéologue italien (le P. Garrucci, qui visita le Puy en 1868), pour un masque de Triton, bien reconnaissable à ses cheveux, ses sourcils, sa barbe, qui semblent squalides et mouillés, et à l’expression horrida de ses traits. C’était, dans l’antiquité, un motif généralement adopté pour la décoration des fontaines, et le P. Garrucci en a vu nombre d’exemples en Italie, ayant des dimensions aussi considérables.

Pour le même archéologue, la pierre de l’inscription de Claude n’est pas une borne milliaire, mais un piédestal de statue (3).

Ainsi donc : plus d’Apollon, plus de Pythies, plus de conduits acoustiques, plus d’oracles, plus d’initiations druidiques, car on mêlait le tout ensemble. Quelle déception pour les romanciers, et que Walter Scott aurait été heureux de connaître cette histoire pour ajouter un chapitre à l’Antiquaire !

On travaille en ce moment à réparer le donjon de Polignac.

Guy de Polignac, le dernier descendant de cette famille, a fait imprimer récemment chez Didot le manuscrit de Truchard du Molin sur les Polignac. L’affaire a eu lieu dans des circonstances assez singulières. Le manuscrit en question ayant été acheté par Polignac, celui-ci voulut le faire imprimer, mais les héritiers de l’auteur s’étant présentés pour toucher les droits que la loi leur reconnaît, M. de Polignac n’en a fait tirer que trente exemplaires sur papier Japon, qui lui reviennent, dit-on, à 30 000 francs, pour donner à quelques amis, en sorte que l’édition n’ayant pas été mise dans le commerce et pouvant dès lors être considérée comme une copie, les héritiers se sont trouvés déçus dans leur réclamation. M. de Polignac en a offert un exemplaire, portant le n° 23, à la Bibliothèque de la ville du Puy.

M. Truchard du Molin n’a écrit l’histoire que de cinq baronnies du Velay sur dix-huit. Il publia de son vivant Bouzols et la Roche-en-Régnier. Les trois études restées manuscrites à sa mort, concernaient Saint-Vidal, Lardeyrols et Polignac.

Les érudits du Velay parlent souvent des Polignac comme siégeant aux Etats du Vivarais en même temps qu’à ceux du Velay. La possession temporaire de quelque baronnie du Vivarais leur a-t-elle donné ce droit un moment ? C’est un point à vérifier. Dans tous les cas, il n’est guère question d’eux dans les procès-verbaux de ces Etats qui sont aux Archives de l’Ardèche.

Polignac n’avait autrefois qu’un ou deux maîtres d’école. Aujourd’hui il y en a dix ou douze. Autrefois, ce n’était pas assez ; maintenant c’est trop. C’est ainsi qu’on ruine le pays. A Polignac, comme en tant d’autres endroits, les Frères, qui ne coûtent rien à l’Etat, ont beaucoup plus d’enfants que l’école laïque.


La Roche-Lambert – à 2 kilomètres de la grand’route – château adossé à un dike basaltique, comme celui de Rochemaure dans l’Ardèche, doit au roman de George Sand une célébrité européenne. Il y a des vestiges de tous les âges, depuis les contes légendaires du géant, qu’a mentionnés Aymard, « jusqu’au château réédifié au XVe siècle et qu’embellit, vers la fin du XVIe, une de ses châtelaines, Hélène de Lestrange ». Le géant était le génie gigantesque du lieu, et c’est à son honneur « qu’auraient pu être consacrés, par un culte, d’abord, une sombre caverne, puis, auprès d’elle, un édifice gallo-romain auquel aurait succédé une chapelle ». On peut lire cet article d’Aymard comme un specimen des débauches d’imagination auxquelles se livrent parfois les plus graves écrivains (4).


Revessio ou Ruessium, l’ancienne capitale du pays, aujourd’hui Saint-Paulien, est à deux kilomètres du côté opposé. Mangon de la Lande en a le premier décrit les antiquités. Cette ville existait probablement avant César. On en fit alors un poste militaire, parce qu’elle était sur la voie Bolena, de Lyon à l’Espagne par Auch. Nous visitons l’église reconstruite au XIe siècle, sur les ruines d’un édifice du IVe siècle. Sur la place, servant de piédestal à une croix, est la fameuse pierre aux bœufs, signalée par Mangon de la Lande, comme étant probablement une pierre de sacrifices antiques. L’inscription en l’honneur d’Etrucilla, femme de l’empereur Trajan, était incrustée dans les murs de l’église du Haut Solier, que l’on suppose être sur l’emplacement d’un ancien temple du soleil. Les mots urbs Vellavorum libera, qui y figurent, ont fait présumer que la Vellavie était au nombre des cités que l’empereur Auguste déclara libres, en leur conférant ou leur conservant les droits municipaux, lors de son second voyage en Gaule, en l’an 737 de Rome. On a trouvé récemment dans ses ruines une plaque en marbre représentant un Eros endormi avec les attributs d’Hercule (0.50 de long sur 0.32 de large). C’est la plus jolie et la seule sculpture en marbre trouvée jusqu’ici à Saint-Paulien (5). Il est probable que des fouilles bien conduites dans cette localité amèneraient de nombreuses découvertes sur l’antique histoire du Velay. Mais la tendance des esprits n’est plus là, depuis la mort de l’ancienne Société d’agriculture du Puy, dont les Annales contiennent tout ce qu’on sait jusqu’à ce jour sur Saint-Paulien. En attendant qu’on procède à de nouvelles fouilles, je m’imagine que les vieux Romains Vellaves, qui dorment sous ses champs de blé ou de pommes de terre, doivent avoir une terrible dent contre Aymard, qui s’est efforcé de dépouiller leur ville de son titre de capitale, au profit de la vieille Adidon.


Des souvenirs plus modernes sont éveillés par le château de Lafayette, qui a été récemment l’objet d’une intéressante monographie de M. Henry Mosnier (6). Les Motier de Lafayette remontent au XIe siècle, mais c’est seulement au commencement du XVIIe siècle qu’ils devinrent barons de Vissac, et au siècle suivant, seigneurs des terres de Chavaniac et autres places de la région de Fix. Les péripéties qui ont marqué la carrière du général Lafayette sont un des épisodes les plus instructifs de l’histoire de notre temps. Acclamé au Puy comme à Paris au début de la Révolution, le héros de la guerre d’Amérique est alors le type du patriotisme et du libéralisme ; le pays entier en est engoué. Mais le mouvement des idées et des passions s’accentue, et de libéral devient révolutionnaire. Le général veut l’arrêter ; il comprend qu’en sortant de la monarchie, on entre dans un terrible inconnu, qui va devenir la terreur ; il veut, comme ce les centre-gauche de nos jours, arrêter le torrent qui le noiera, lui et bien d’autres. Les prisons autrichiennes le sauvent de l’échafaud. Mais il est aussi honni par ses concitoyens qu’il avait été acclamé. Son nom devient synonyme de traître et aristocrate . Quand la révolution s’est assez dévorée elle-même, elle donne naissance à Bonaparte. La dictature d’un seul succède à la tyrannie de quelques-uns. C’était fatal et il faut être aveugle pour ne pas voir qu’on marche tout droit aujourd’hui à un dénouement du même genre. Lafayette a l’insigne honneur de maintenir son libéralisme – peut-être un peu naïf, mais très honorable – aussi bien vis-à-vis de l’empire que de la Restauration. C’est à cela qu’il doit un de ces retours de popularité qu’on ne voit guère, et les manifestations enthousiastes qui saluent en 1829 son passage à Brioude et au Puy, et qui devaient se renouveler à Paris après la révolution de juillet. Lamartine fait de Lafayette un de ces portraits, chers aux poètes, où le brillant des antithèses tient lieu de vérité : … « appuyant toujours son ambition sur deux bases : dans sa jeunesse, un pied sur l’Amérique, l’autre sur la France ; maintenant en 1789, un pied sur le pouvoir royal, un autre sur le pouvoir populaire ; plus tard, un pied sur la monarchie un autre sur la république. Toujours homme de deux causes qui servaient à l’envi par habileté ou par hasard une seule fortune… aristocrate de mœurs, plébéien de principes, courtisan de manières, tribun en secret, modérateur en public, royaliste de tradition, constitutionnel de raison, républicain d’espérance (7) ».

La vérité est plus simple que tout cela et elle me paraît indiquée dans ce mot de Lafayette qui résume sa vie politique : « J’aime mieux la république que la monarchie, mais j’aime mieux la liberté que la république ».

On nous signale, non loin de Chavaniac :

Le Cluzel, berceau de Bouillé, cousin de Lafayette, emporté avant lui par le torrent révolutionnaire ;

Alleret, bien connu des agronomes par les travaux du comte de Macheco, qui ont aidé si puissamment aux progrès culturaux de la contrée.

Brioude, que Sidoine Apollinaire appelle Benigna Brivas, est une ville déchue. Pas de commerce ni d’industrie. Pays essentiellement agricole. La plaine est admirablement fertile et on ne récolte nulle part de plus belles légumineuses : pois, fèves, lentilles, etc. En 1786, Arthur Young avait remarqué les premiers trèfles à Fix chez M. Coiffier.

Brioude a 200 mètres d’altitude de moins que le Puy. Il n’est pas étonnant que la vigne y soit plus cultivée qu’au Puy. Les vignes dans ce dernier arrondissement sont entre 600 et 700 mètres d’altitude. Dans la Limagne, les dernières sont à 600.

A Brioude, nous visitons avant tout l’église Saint-Julien, beau monument digne du chapitre noble à qui elle servait de château-fort. On dirait une grosse fleur rouge veinée de blanc et de noir, une pivoine de pierre. Les matériaux de couleurs différentes, grâce à la géologie locale, forment une mosaïque très originale. Ici des étoiles noires sur un fond blanc. Ailleurs des cercles ou des zigzags. Des piliers rouges contre des murailles blanches. « Au premier abord, dit Mérimée, cette ornementation bigarrée surprend plus qu’elle ne plaît, et il faut pour l’apprécier que l’œil s’y habitue. Bientôt on se prend à l’aimer, et l’on en vient même à la regretter, lorsqu’en quittant l’Auvergne on passe dans un pays où, dans les constructions, on ne fait usage que de matériaux d’une couleur uniforme ».

Cette église aurait été bâtie vers la fin du IVe siècle sur le tombeau de saint Julien, chef d’une légion romaine décapité par Maxime. Pillée et détruite par les Sarrasins au VIIIe siècle, elle aurait été réédifiée au commencement du Xe siècle par Guillaume, duc d’Aquitaine. Le vaisseau est très allongé (76 mètres de long sur 23 de large et 23 de hauteur). Il y a trois nefs. Les collatéraux sont presque aussi larges que la nef centrale. Cinq petites chapelles semi-circulaires ornées d’élégantes colonnes composent le rond-point. Dôme du chœur remarquable par un cordon extérieur en mosaïque. Les sculptures qui ornent l’intérieur sont remarquables par la finesse du travail et la variété des motifs. L’architecture ainsi que l’ornementation indique diverses époques. Mais, comme l’observe M. Paul le Blanc, bien que cette église « soit un assemblage de diverses parties de styles différents (byzantin, roman et ogival), tous ces genres sont si bien soudés qu’ils forment un tout sans disparate, plein de grandeur harmonieuse ».

C’est aussi l’avis de Mérimée qui la qualifie une « église byzantine d’un grand caractère, bien que tristement altérée par des restaurations modernes, et plus tristement encore par le vandalisme révolutionnaire », et ajoute que, malgré tout ce qu’elle a souffert, on peut encore la ranger parmi les monuments les plus remarquables de l’Auvergne.

Cet édifice était autrefois fortifié, comme tous ceux de ce genre. La façade était surmontée de deux clochers romans à deux étages, dans le genre de ceux de Ruoms et de l’abbaye de Cruas. L’un d’eux fut détruit en 1793. La flèche du second, haute de 33 mètres, fut démolie à la même époque et réduite à la hauteur du reste du bâtiment, au nom de l’égalité.

On regrette de voir un des côtés de ce bel édifice déshonoré par de petites boutiques. Dame ! il faut bien se faire quelques ressources pour entretenir décemment un si gros œuvre. On sent le moyen-âge dans le peu d’espace laissé autour de l’église qui est en quelque sorte étouffée par les maisons voisines. Il serait généreux de lui donner un peu d’air.

L’évêque du Puy était chanoine-comte de Brioude, en vertu d’une concession perpétuelle que lui avait faite le chapitre en 1259. On n’était admis dans ce chapitre qu’en donnant la preuve de plusieurs quartiers de noblesse. Parmi ses membres, nous remarquons au siècle dernier un Henri d’Agrain des Hubas (8).

Il y a beaucoup de fontaines à Brioude, et chacune est pourvue d’un abreuvoir pour les animaux. Beaucoup de cafés. Ils s’y sont multipliés outre mesure comme ailleurs, depuis que les débitants de boissons sont devenus, par leur influence sur le suffrage universel, les vrais rois du jour. Les laitières, que nous voyons courir matinales dans les rues, trouveront certainement, à la porte du Paradis, meilleur accueil que les cabaretiers. Les Auvergnats et Auvergnates que nous rencontrons sont assez mal attifés, mais paraissent de bonnes gens.

Il y a eu à Brioude jusqu’en 1789 une société de tir dite Société du Papegay. Le papegay était un oiseau de carton ou de bois peint, planté au bout d’une perche, sur lequel s’essayaient les tireurs d’arbalète, Ses membres entrèrent dans la milice nationale en 1789 et tirèrent alors sur des papegay en chair et en os.

M. Isidore Hedde, dans ses Etudes locales, raconte les tribulations d’un roi de l’oiseau en 1786. On lui fit tant de fêtes, il en fut si ahuri, il se lassa tellement de sa royauté et des honneurs qu’on lui rendait, que l’année suivante, quand revint le tir, il eut soin de ne pas mettre de balle dans son fusil.

Il y a une chose qui ressemble singulièrement à cette royauté dans nos mœurs actuelles : c’est la députation. Il y a bien quelques avantages, notamment la circulation gratuite en chemin de fer, et surtout la gloriole. Mais, en retour, quelles servitudes ! Malgré cela, au lieu d’imiter le tireur de 1786, on met la balle au fusil, c’est-à-dire qu’on pose et repose sa candidature par toutes sortes de mensonges ; on est le valet des électeurs ; on en a vu qui chargeaient leur député de leurs petites commissions, par exemple de leur acheter un parapluie au Bon Marché.

De la belle terrasse de la mairie de Brioude, on a une très belle vue au sud-est ; nous y remarquons une petite colonne élevée en 1889 par les habitants, à l’occasion du centenaire de 1789. Elle est surmontée du buste de la République. C’est bien étriqué. Ces petits monuments de petites villes me rappellent certaine histoire. Il s’agissait d’en élever un dans un bourg de l’Ardèche. On faisait observer à l’auteur du projet que cela n’avait pas de raison d’être, que ce serait bien mesquin, que, d’ailleurs, tout le monde avait l’amour de la liberté dans le cœur, et qu’il n’y avait aucune nécessité à le manifester si piétrement. – Ça ne fait rien, répondit-il, c’est pour faire enrager les réactionnaires ! Combien de monumentets politiques, de Lille à Marseille et de Bordeaux à Besançon, procèdent du même sentiment ! On pourrait dire encore ; combien de convictions politiques n’ont pas d’autre base que cet esprit de rivalité locale !

Quand on examine de près les mobiles de nos convictions politiques, que de fois, si l’on est clairvoyant, finit-on par reconnaître qu’on s’est mis dans tel ou tel parti, non par amour de ce parti, mais par hostilité au parti opposé. Et ce n’est pas d’aujourd’hui qu’il en est ainsi. En 1789, être libéral ou constitutionnel voulait dire : Nous ne voulons plus être dominés par les nobles et les prêtres. Au fond, il n’y avait dans ce sentiment rien d’illégitime ni de déraisonnable, mais il aurait fallu se garer des exagérations et des excès qui gâtèrent tout. Aujourd’hui être républicain veut dire : Nous ne voulons plus du gouvernement de l’ancienne classe bourgeoise ; place aux nouvelles couches sociales ! C’est encore légitime dans une certaine mesure. Seulement il faudrait bien s’entendre et ne pas faire de la tyrannie à rebours. Poursuivre l’égalité devant la loi, l’égalité civile et politique, c’est bien ; mais l’égalité sociale est simplement absurde. Les nobles et les prêtres n’ont plus de privilèges, et les bourgeois non plus ; ce sont même des parias, à certains moments. Il semble qu’on veuille créer contre les autres classes les privilèges du prolétariat. A mon avis, le vrai progrès ne peut avoir qu’un but ; faciliter au prolétariat le passage aux classes supérieures qui existeront toujours, quoi qu’on fasse, par la raison qu’il y aura toujours des hommes plus laborieux ou plus capables que les autres. La colonne commémorative de Brioude m’a mené bien loin ; j’aime à croire que ses fondateurs sont plus intelligents que nos socialistes modernes.

Il existe à Brioude une petite Académie locale sans caractère officiel, appelée l’Académie de Saint-Julien, dont l’initiateur est notre savant confrère, M. Paul le Blanc. Parmi les autres personnages de mérite qui la composent, il suffira de citer : MM. Antoine Vernière, historien et géologue ; Fournier la Touraille, héraldiste de premier ordre ; l’abbé Souligou, paléographe distingué. C’est l’idéal des sociétés littéraires. Tous les membres sont égaux et bons amis. Ils ne connaissent point ces rivalités qui ailleurs troublent les cervelles. Point de président ni de secrétaire ; les statuts eux-mêmes sont encore à formuler. Ses membres se réunissent quand et où il leur plaît : l’été, le plus souvent au milieu des champs, à l’ombre d’un vieil arbre ; l’hiver, on discute autour d’une table chargée de mets traditionnels en buvant du Mazerat, petit vin honnête et sensé, dans le genre de celui que faisait boire aux officiers de passage l’aubergiste de la Chaise-Dieu. Si Jérôme Paturot était encore de ce monde, c’est auprès des lettres de Brioude qu’il irait chercher la meilleure des républiques.

Branbran profita de son passage à Brioude pour visiter l’établissement hydrothérapique fondé en 1845 par le docteur Andrieux et dirigé aujourd’hui par le docteur Dorel, avec large emploi d’électricité médicale. Notre ami nous endoctrina si bien que nous allâmes tous nous faire doucher comme lui. Il prétend que le seul moyen de sauver dans notre pays le régime parlementaire serait de soumettre tous nos législateurs sans exception à un vigoureux traitement hydrothérapique, et de leur interdire absolument l’entrée de la Chambre et du Sénat, sans qu’ils eussent exhibé leur billet de douche quotidienne.

Que de choses à voir dans cette belle vallée de l’Allier, depuis les ruines de Jonchères, siège de l’une des baronnies du Velay, jusqu’à celles de Prades, lieu des plus pittoresques dont on distingue à peine, au haut d’un dike volcanique, le vieux donjon, séjour des Rochebaron, jusqu’aux abbayes de Chazes, Chanteuges, Pébrac, etc. ! Celle-ci fut le bénéfice de l’abbé Olier, avant qu’il devint le fondateur de Saint-Sulpice. Il aurait fallu aussi visiter Langeac avec son couvent de Sainte-Catherine, dont la prieure, Agnès de Jésus, joua un si grand rôle dans la vie de M. Olier. Chacune de ces localités mériterait un chapitre et laisse au touriste le regret de ne pouvoir en noter ici que le titre.

– Si je t’écoutais, dit Branbran, l’année finirait avant notre promenade en Auvergne. Rappelle-toi aussi que je suis membre de la Société protectrice des animaux, et que Noir et Blanc (ses deux chevaux) ont besoin d’être ménagés.


Incident de voyage :

Dans une auberge, au moment même où Bodin venait de nous soutenir que l’homme est naturellement bon, nous fûmes témoins d’un triste spectacle. Deux gardiens de l’asile des fous, du Puy, y menaient une pauvre femme. C’était, disaient-ils, pour la quatrième fois. Les autres fois, elle était enceinte et chaque fois elle fut délivrée aussitôt après l’accouchement ; malheureusement elle ne l’est pas cette fois.

Cela parut spirituel, et les assistants rirent beaucoup.

Vous voyez, dit M. Montaigne, comme nous sommes naturellement bons !

La folle, voulant sans doute faire concurrence à Clairon, se mit à débiter des proverbes patois :

De bouon plant planto to vigno,
De bouono raço pren la fillo.

On eût dit qu’elle s’adressait à Bodin.

Aux assistants elle dit :

Non vi rizia de moun doou ;
Quand sera viel, lou vostré sera noou !

La pauvre femme montrait tout en déraisonnant qu’elle n’était pas sotte. Elle disait : « Je lâche mon coq, gare vos poules ! » Elle voulait révéler à M. Carnot un secret pour rendre son peuple heureux et sage. Elle avait de l’esprit pour sa condition.

Qu’est-ce que l’esprit ? dit Branbran. Il n’empêche pas, dans tous les cas, de devenir fou, peut-être même y dispose-t-il. Nous avons tous notre plumet ; les maisons elles-mêmes : voyez les peupliers à la porte des maires qui naturellement résument l’esprit de leurs administrés ; ça attire la foudre, braves gens ! Gare les gardiens de l’asile ! Et l’on rira de vous comme vous riez de cette malheureuse. Vous avez beau dire, M. Bodin, l’homme est naturellement égoïste, parfois cruel et même féroce. Que quelqu’un fasse une chute devant nous, le premier mouvement sera de rire. Et le second ne corrigera pas toujours le premier. C’est Rousseau qui a inventé l’homme naturellement bon, et la preuve… c’est la guillotine dont ses disciples de 1793 ont été les plus actifs pourvoyeurs.

  1. Essai sur les Antiquités de la Haute-Loire, publié en 1826.
  2. Annales de la Société d’Agriculture du Puy, 1857.
  3. Idem, 1868.
  4. Annales de la Société d’Agriculture du Puy, 1859.
  5. M. Lascombes a rendu compte de cette découverte dans la séance de la Société agricole du 10 mai 1894.
  6. Le château de Chavaniac-Lafayette. Le Puy, Marchessou, 1883. Cet opuscule est accompagné du fac-similé d’une lettre du général et de quatre eaux-fortes représentant : Le château de Chavaniac – Les ruines de château de Vissac – Le portrait de Lafayette, commandant général des gardes nationales parisiennes (1790) – Enfin, le portrait de Lafayette en 1830, d’après Ary Scheffer.
  7. Histoire des constituants, II, 198.
  8. Voir : le Cartulaire de Saint-Julien de Brioude, publié par M. Doniol ; une Notice de M. Lachenal sur l’église de Brioude, son chapitre noble et son administration, Le Puy, Freydier, 1879 ; et divers articles de MM. Paul le Blanc, Henry Mosnier, abbé Peyrard et autres dans les Annales de la Société d’Agriculture du Puy et dans les Tablettes du Velay.