Voyage fantaisiste et sérieux à travers l’Ardèche et la Haute-Loire

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XXVI

Le Mont-Dore

Les Monts-Dores. – La théorie de M. Lecoq sur la formation des monts Dômes et des Monts-Dores. – Le village des bains. – La Dordogne. – Les sources thermales. – L’eau qui pique. – La station en 1788. – Les premières salles d’inhalation établies par Michel Bertrand. – La prière de Branbran aux Naïades. – L’ascension du Puy de Sancy. – Le Sancy et le Mezenc. – Apreté au gain des Auvergnats. – Cinquante centimes ! – Opinion de Branbran sur les dénouements de roman.

Notre tournée en Auvergne se prolongea jusqu’au mont Dore. Il fallait bien faire oublier à notre jeune ami la longueur du temps jusqu’au 15 août. Et puis Branbran et M. Montaigne paraissaient ravis d’une excursion accomplie dans de si agréables conditions et constamment favorisée, sauf les orages de Sainte-Eulalie, d’un temps magnifique. Pour ma part, je n’était pas fâché de juger de visu la célèbre station thermale et de faire l’ascension du mont Sancy. Aussi mon agenda se trouve-t-il beaucoup plus garni de notes sur ce lieu que sur beaucoup d’autres.

Les Monts Dores forment un groupe de montagnes, d’environ quinze kilomètres de rayon et cent kilomètres de circonférence, dont le pic ou puy de Sancy est le centre et le point culminant. Au nord de Sancy s’ouvre la verte vallée de la Dordogne, où se trouve le bourg thermal. Si l’on ne craignait de ressembler au Garo de la fable, on serait tenté de dire que le bon Dieu aurait mieux fait de mettre le Sancy au nord du Mont-Dore, pour faire à celui-ci une puissante barrière contre les vents froids, au lieu de le placer au sud, comme un écran malencontreux qui lui dérobe en partie le soleil et les brises chaudes du midi. Mais peut-être, comme disait un bon habitant de l’endroit, y aurait-il à ce déplacement des inconvénients que nous ne soupçonnons pas. D’ailleurs, comme il est impossible à opérer, le mieux est de ne pas y songer.

M. Lecoq explique ainsi la formation des monts Dores et des monts Dômes. La force souterraine ayant percé le plateau de granit qui constitue la base des monts Dores, le couvrit d’un énorme amas de matières volcaniques (trachyte, basalte et phonolite). Cette première éruption dont il est impossible d’évaluer la durée, fut suivie d’une seconde époque caractérisée par des dikes, qui marquent probablement la place des anciennes fissures, d’où s’échappait la pierre en fusion. Ce sont généralement les restes de ces dikes qui constituent les arêtes et les aiguilles qui dominent les grosses masses montagneuses. Plus tard enfin, à l’époque dite des volcans modernes, la force souterraine, impuissante à percer l’énorme manteau des déjections antérieures des monts Dores, se borna à les soulever et donna à ces monts leurs hauteurs définitives. Elle se rejeta alors vers le nord, y trouva une issue à travers les granits de cette région, et telle serait l’origine des monts Dômes. M. Lecoq croit, d’ailleurs, que toutes ces éruptions avaient été facilitées par une grande fracture antérieure de la croûte terrestre qui s’étendait des monts Dômes au Cantal, et dont il trouve la preuve dans de nombreux filons d’amphibolite qui suivent tout ce parcours, en passant sous la masse des monts Dores.

On serait tenté de dire de ces théories qu’elles font bien dans le paysage, mais qu’elles reposent sur le vide, tant qu’on n’est pas mieux fixé sur la cause des feux souterrains, la nature et l’étendue de leurs foyers. S’il y a un foyer central, il faudrait chercher en vertu de quelles lois les failles, donnant passage aux éruptions volcaniques, se produisent, se ferment ou se rouvrent. Que si, au contraire, les volcans proviennent de foyers limités formés dans la profondeur du sous-sol par la décomposition des métaux alcalins, sous l’influence des eaux pénétrant de la surface, il serait plus naturel de penser que la force souterraine s’est manifestée la seconde fois plus au nord, simplement parce que les éléments d’incendie souterrain abondaient de ce côté, comme le prouva le soulèvement des monts Dômes, tandis qu’ils étaient épuisés au sud.

C’est par la même raison sans doute qu’on voit les éruptions du plateau central se succéder sur des points différents, comme des lampes qui s’éteignent après avoir brûlé leur huile. Il semble enfin que la théorie des incendies souterrains, allumés et alimentés par les eaux descendues de la surface, reçoive une nouvelle confirmation du fait de leur extinction graduelle, à mesure que les eaux de la mer se sont éloignées de nos montagnes.

En ce qui concerne le Vivarais, le groupe volcanique, éteint le dernier (Montpezat, Neyrac, Ayzac et Jaujac), est sans contredit celui dont les profondeurs génératrices ont pu recevoir le plus longtemps, par des fissures inconnues, les eaux de la mer.

Le village des bains est placé au fond de la vallée, entre deux grosses montagnes, dont l’une à l’ouest est caractérisée par une énorme verrue, à qui certaine particularité de forme a fait donner le nom de Capucin ; cette montagne est très boisée et constitue un but d’excursion des plus agréables. Le mur oriental de la vallée, sur lequel le soleil couchant projette chaque soir ses plus beaux effets de lumière, s’appelle la montagne des Angles : à ses pieds jaillissent les sources thermales qui ont justement fait la célébrité et la fortune de ce pays.

Cette montagne des Angles et beaucoup de montagnes environnantes, présentent avec nos montagnes vivaroises, un remarquable point de ressemblance, par les cheyres – on dit chirats sur le mont Pilat – que la végétation recouvre graduellement : la mousse commence le travail, les herbes suivent, puis viennent les hêtres et les sapins ; en Vivarais, ce sont les chênes ou les châtaigniers. Le reboisement est facilité ici par l’abondance des eaux et l’humidité générale du climat. Les cheyres du mont Dore sont formées par les éboulements des murailles trachytiques qui, parfois à distance, font l’effet de prismes basaltiques, tandis qu’en Vivarais elles sont presque toujours formées par les débris des basaltes ou par les cendres et scories des volcans modernes.

Toutes les constructions du village sont en trachyte – un trachyte grisâtre venu, partie de Volvic, et partie d’une carrière locale située à l’endroit appelé la Grande-Scierie. Ce trachyte est mieux cuit, on pourrait dire plus brûlé, que celui de la région du Mézenc qui a servi à la construction de la chartreuse de Bonnefoy. Celui-ci est d’une taille plus facile, et, d’autre part, serait plus durable, s’il est vrai, comme nous l’avons entendu dire à Clermont, que la pierre de Volvic s’altère assez facilement à l’humidité. Quelques maisons sont recouvertes en lauzes. Le phonolite, qui sert à ce genre de toitures, vient d’une montagne vosine appelée Sanadoire. Dans cette région, comme dans celle du Mézenc, les deux formes d’éruption boueuse, qui ont produit le trachyte et le phonolite, se rencontrent donc à peu de distance l’une de l’autre.

La Dordogne, qui fait ici ses débuts, est formée de deux ruisseaux, appelés l’un Dore et l’autre Dogne, en sorte qu’il n’y a pas de jaloux, puisque le nom définitif rappelle les deux origines, ce qui n’a pas eu lieu dans l’Ardèche pour l’Eysse et l’Eyrieux, lequel en bonne justice devrait, en aval du Cheylard, s’appeler l’Eysserieux, et pour la Loire qui devrait s’appeler Loirallier.

La Dordogne roule ses eaux limpides sur un plan fortement incliné, avec un bruit dont l’harmonie échappe naturellement aux oreilles blasées des habitants des campagnes, mais qui ravit les malheureux citadins trop longtemps privés de la musique de la nature, et qui retrouvent dans ce langage de l’eau l’une des notes aimées des paysages du jeune temps. La Dordogne coule tout le long du Parc qui fait suite au Casino. Ce parc constitue la seule promenade publique du bourg.

Les eaux du Mont-Dore (Aquœ Calentes, dans Sidoine Apollinaire) ont été utilisées par les Romains, comme le prouve une série de débris antiques, que l’on voit sur un mur, à l’extrémité de la promenade du Parc. Il y a là des chapiteaux et des fûts de colonnes qui, par leurs dimensions et leurs sculptures, prouvent l’importance des anciens thermes. Une des inscriptions mentionne la déesse Sianna, qui était peut être la divinité protectrice des eaux du mont Dore, et Sidoine constate l’efficacité de ces eaux contre les maladies de foie et la phtisie. Les savants ont cru voir dans les bas-reliefs : une louve allaitant deux enfants, un génie tenant à la main un lacrymatoire, une oie, un bouclier, des colombes, une vestale, etc. Toutes ces figures, à part la louve, sont plus ou moins méconnaissables. Les tronçons de colonnes et divers fragments de statues font supposer un temple. Ces objets furent découverts en 1817, lors des travaux de construction de l’établissement thermal.

Au-dessous du béton romain, on trouva aussi les restes d’une piscine gauloise, faite en madriers de sapins équarris, rapprochés les uns des autres, d’où l’on a conclu que les Romains avaient, sans le savoir, construit leurs thermes sur le vieil édifice gaulois. Il est à remarquer qu’à la fin du siècle dernier, un quartier voisin des sources portait encore le nom de Panthéon.

Notons ici, en passant, que, si la plus importante des stations vivaroises (Vals) paraît avoir été ignorée des Romains, il n’en est pas de même de Saint-Laurent-les-Bains et de Neyrac, où l’on a trouvé des vestiges indubitables de piscines romaines ; cette circonstance s’explique aisément, parce que les Romains attachaient beaucoup plus d’importance aux sources propres à un établissement balnéaire qu’à celles qui ne peuvent être utilisées qu’en boisson.

Il y a une centaine d’année, on ne connaissait que trois sources au Mont-Dore : celle de César, le Grand Bain et la Madeleine.

Aujourd’hui on en compte dix. Toutes sont chaudes, de 42° à 45°, à part une seule (la Marguerite), qui sert à la préparation des bains en affaiblissant la température des autres sources. Les Guides prétendent que c’est tout simplement une source d’eau douce qui s’est sursaturée d’acide carbonique dans son passage à travers le sol. Au Mont-Dore, on l’appelle l’eau qui pique. Elle est presque ignorée des baigneurs, à cause de la difficulté de son accès : elle est située dans une prairie, à vingt ou trente mètres seulement au-dessus de l’établissement thermal, mais il faut pour y arriver fortement patauger dans l’eau ou dans la boue. L’auteur du Voyage en Auvergne signale, comme un fait étonnant, cette particularité d’une source très froide sortant à quelques pas d’une source très chaude.

Le même écrivain, qui visita la station en 1788, en fait un portrait qui a cessé heureusement d’être vrai. « Peut-être, dit-il, n’en est-il pas de plus rebutante. Bâtiment horrible, nourriture très chère ; logements dégoûtants, sans cour, sans remise, sans commodité aucune, écuries sans litières ; village sale et boueux : voilà ce qu’on y trouve ; mais ses eaux guérissent, et malgré les désagréments qui les environnent, on y accourt (1) ».

Aujourd’hui le village des bains a l’aspect aisé qui convient à un bourg qui reçoit chaque été une société choisie. La moyenne annuelle des baigneurs dépasse, dit-on, 10 000. Il y a plus de beaux hôtels et de jolies villas qu’à Vals. Les prix y sont aussi plus élevés. L’élément cosmopolite y est en beaucoup plus forte proportion que la population des départements environnants. Il y a un casino, un théâtre et l’établissement thermal a été, dans ces derniers temps, considérablement augmenté.

C’est au Mont-Dore qu’ont été construites en 1832 les premières salles d’aspirations de vapeurs hydro-minérales. Celles d’Amélie-les-Bains et du Vernet ne remontent qu’à 1845. L’idée de cette médication était venue à Michel Bertrand (le médecin qui a le plus fait pour la station), en observant la facilité plus grande avec laquelle respiraient les asthmatiques plongés dans les bains à haute température de la source du Pavillon. Il attribua ce phénomène aux éléments minéraux contenus dans la vapeur de l’eau que respiraient les malades, et c’est alors qu’il conçut et réalisa bientôt le projet de remplacer la vapeur spontanée par la vapeur forcée, produite par l’eau minérale élevée à une haute température. Plusieurs médecins, entres autres Constantin James, ont émis des doutes sur le caractère des vapeurs ainsi obtenues, en se demandant si l’eau minérale vaporisée gardait bien tous ses éléments minéraux. Les médecins du Mont-Dore naturellement trouvent ces doutes très déplacés, et s’appuient sur des expériences de M. Thénard et de M. Lefort pour affirmer l’efficacité des inhalations. Est-ce à l’arsenic, est-ce à un autre élément minéral, est-ce à des combinaisons encore inconnues, que ces eaux doivent leur vertu curative ? Quot capita tot sensus.

Branbran essaya de l’apprendre en adressant aux Naïades de la localité une prière aussi chaude que leurs eaux :

Naïades chaudes de l’établissement thermal,

Naïade fraîche de Sainte-Marguerite,

Naïades charmantes à toute température,

Je vous aime,

Je vous vénère,

J’adore en vous une des formes de la puissance, de la bonté, de la grâce divines.

Donnez-moi votre secret, pour que j’en fasse profiter les ingrats buveurs et baigneurs de céans.

A quelle substance, à quelle vertu, sont dues les guérisons que vous opérez ?

Est-ce au fer, à l’arsenic, ou à quelqu’un de ces très rares corps simples, que les chimistes trouvent maintenant, quoiqu’en infinitésimales quantités, dans toutes les eaux venues des profondeurs de la terre ? Est-ce au sodium, au potassium, au calcium, au lithium, au cesium, au rubidium, au tallium, ou à d’autres dont j’ai oublié les noms, ou encore à d’autres dont personne ne s’est douté jusqu’ici et dont on ne se doutera peut-être jamais ? Est-ce à quelque substance encore plus subtile que le plus subtil de ces corps ? Est-ce à l’électricité ? Est-ce à quelque chose de plus subtil, de plus fin encore que l’électricité ? A quel agent de la puissance divine, ou à quelle combinaison d’agents immatériels et de substances matérielles, est attachée la vertu de vos eaux ?

Les Naïades ayant jugé à propos de ne pas répondre, au moins dans une langue humaine, je me hasardai à interpréter leur silence, et, me rappelant certaines vues du Béat, je répondis à Branbran que, s’il était permis de comparer l’emploi des eaux minérales avec l’un des mystères les plus impénétrables de la foi catholique, avec le plus sublime des sacrements, on serait en droit de supposer que l’action de ces eaux dépend avant tout des dispositions qu’on y apporte, et que leur inefficacité trop souvent constatée ne prouve rien contre leur vertu propre, et qu’elle est simplement la faute de ceux qui en ont profané l’usage.

– C’est bien aussi mon avis, dit Branbran, et c’est pourquoi je pense plus que jamais que chaque source minérale devrait avoir son thaumaturge.


On croyait autrefois que les sources gazeuses empoisonnaient ceux qui y buvaient. Cette croyance s’explique par le fait que beaucoup d’animaux, en y buvant à même, et respirant ainsi le gaz acide carbonique, qui s’en dégage parfois en grande quantité, ont dû être asphyxiés, tandis que l’homme, en y puisant, sans cesser de respirer l’air ambiant, grâce à sa position verticale, échappe à ce danger. C’est pour cela sans doute qu’on a trouvé un si grand nombre d’ossements fossiles d’animaux à Neyrac (Ardèche), où les émanations d’acide carbonique ont une intensité particulière (2).

Il est admis aujourd’hui que l’origine commune des eaux minérales est dans la masse des roches cristallines, qui se décomposent, sous l’influence de l’énorme chaleur des profondeurs. Le soubassement granitique qui porte les montagnes, les terres, les maisons, la fortune et les misères, la sagesse et les folies de la pauvre humanité, est donc aussi pour elle un inépuisable magasin de substances alcalines.


M. Montaigne et Bodin étaient visiblement préoccupés par autre chose que la composition des sources thermales du mont Dore et le secret de leur origine. Depuis l’entrevue avec sa sœur, le vieillard avait perdu un peu de sa bonne humeur habituelle. Il cherchait à deviner le problème psychologique que le legs de Thérèse à son lit de mort était venu lui poser d’une manière si inattendue. Quant à Bodin, l’affectation même qu’il mettait à s’occuper de science, à déployer une activité insolite, révélait une agitation intérieure d’ailleurs bien concevable. Tous deux avaient besoin de distraction. Aussi acceptèrent-ils avec empressement la proposition que nous leur fîmes d’une ascension au Puy de Sancy. Nous la fîmes dès le lendemain de notre arrivée.

Tout le monde sait que Sancy est le point le plus élevé de la France centrale, puisqu’il a 1886 mètres d’altitude (112 de plus que le Mezenc). De quel droit ce pic auvergnat se permet-il de reléguer ainsi notre géant vivarois-vellave au second plan ? Je ne suis pas bien sûr qu’il n’y eût pas un peu de rancune dans la hâte que j’avais d’aller mettre le pied sur sa tête, dans le désir instinctif que j’avais de le rabaisser pour relever son concurrent.

Quoi qu’il en soit, nous eûmes tôt fait de louer chacun un cheval, sur la place de l’établissement thermal, où bêtes et guides abondent, vers midi, au sortir des déjeûners du matin. Et nous voilà en route pour les sommets.

A quelques cents mètres du villages des bains, on aperçoit au sommet de la montagne des Angles une belle cascade de 30 mètres de hauteur, dont les eaux viennent avec bruit se mêler à celles de la Dordogne. C’est ce qu’on appelle la Grande Cascade. Une excavation creusée dans le roc permet de passer au-dessous sans se mouiller.

La vallée, assez étroite au village des bains et en aval, s’élargit à mesure qu’on approche de Sancy. Au pied de la montagne, elle forme un vaste cirque dont l’arène est formée de vertes prairies, où les vaches paissent paisiblement, sous l’œil des sapins bruns ou des aiguilles trachytiques noires qui figurent les spectateurs, tandis que les simples mortels, cavaliers ou piétons, qui montent ou descendent, sont perdus comme des points blancs ou noirs, dans l’immensité du spectacle.

Ça et là de gros blocs de trachyte semblent sortir de terre – et témoignent, dans tous les cas, de l’importance des déboulements de la montagne. La pierre volcanique de ce côté n’est employée que pour les bâtisses grossières, étant, comme nos basaltes de l’Ardèche, d’une taille fort difficile.

Les prairies sont remplies de grandes gentianes dont quelques-unes sont encore en fleurs. Il ne semble pas que cette plante soit ici exploitée pour la pharmacie, mais les paysans de la région s’en servent pour leurs chevaux. Ils coupent la racine par tranches minces, qu’ils mêlent avec de l’avoine et du sel, afin que l’animal la mange plus facilement.

La suite des hauteurs de gauche, entre les Angles et le Sancy, porte le nom peu poétique de Cacadogne. C’est là que naît la Dogne, qui d’ailleurs, se réunit fort vite avec la Dore qui vient de Sancy.

En face, de l’autre côté de la vallée, est la montagne de Cliergue, dont fait partie le rocher du Capucin.

La route carrossable finit au pied de Sancy. Un simple sentier, où deux chevaux ne peuvent passer de front, déroule ses lacets sur Cacadogne. Nous apercevons, dans les ombres mystérieuses d’un bois de sapins, la cascade du Serpent où, comme au Ray-Pic, l’eau glisse, plutôt qu’elle ne se précipite, mais que l’escarpement des bords du ravin rend à peu près inaccessible. D’ailleurs, ce nom de serpent (bien que les serpents soient rares dans la contrée) produit un effet répulsif, et je ne pense pas que beaucoup de baigneurs, et surtout de baigneuses, aient cherché à la voir de près.

C’est ici la région des arnicas qui sont en pleine floraison ; ces belles marguerites jaunes de montagne, semblables à de petits tournesols, sont toujours en mouvement sur leurs longs pédoncules, et l’on dirait qu’elles saluent le passant. Tout autour sont des violettes d’un violet pur et éclatant comme on n’en voit pas dans les pays de plaine.

Un peu plus haut, l’airelle-myrtille abonde et tapisse les ravins où coule la Dogne ainsi que toutes les anfractuosités de rocher – mais le fruit mûrit plus tard sur le Tanargue ou le Pilat. Il paraît que, l’hiver précédent, les paysans du Mont-Dore avaient fait plus de 1500 pots de vin d’airelle (le pot vaut ici quinze litres). Pour faire ce vin, on ajoute environ trois litres d’eau-de-vie et cinq kilos de sucre pour 120 kilos de jus d’airelle. Cela constitue une boisson qui, pour beaucoup de gens du pays, remplace le vin de la vigne pendant la saison d’hiver.

La plus grande partie de ce qu’on appelle le vulnéraire suisse est pris au mont Dore ou au mont Dôme, par les herboristes de Clermont à qui il n’en coûte qu’une étiquette pour le naturaliser suisse.

Partis du village des bains à midi, nous étions à la source de la Dogne à 1 h 20 – L’eau est d’une fraîcheur excessive, 2° à 3° comme à la source du Gier ou à la fontaine des Palets. La fleur jaune du pissenlit domine dans les prairies.

Nous étions à 1 h 45 à l’Abri : c’est un hangar adossé à la montagne, où une jeune Auvergnate, aux joues fortement colorées, vend des verres de vin, de liqueurs ou du lait aux voyageurs. C’est le terme du voyage pour les chevaux qu’on attache à un piquet, moyennant un droit de cinquante centimes prélevé par la concessionnaire de l’Abri.

De là, il faut nécessairement gravir à pied le sentier escarpé qui conduit à la plateforme du sommet. L’ascension – il serait plus vrai de dire l’escalade – dure de 20 à 30 minutes selon la vaillance des sujets. Je soupçonne fort Georges Sand de ne pas y être montée, car autrement elle aurait hésité à faire gravir au pas de course ce plan incliné par le porteur de litière de son héroïne. Pour notre part, nous fîmes une petite halte en route, autant pour nous reposer que pour contempler l’immense panorama qui s’étendait sous nos yeux.

La plateforme du sommet est très étroite. C’est un rectangle de dix mètres environ sur cinq. Au milieu est une croix de fer assujettie à un poteau de fer, tous deux courbés par la violence des vents. Un assez grand nombre de touristes ont gravé leurs noms sur le piédestal, mais il nous a paru inutile de chercher à les lire.

De ce sommet, la vue est admirable :

Au nord, tous les détails de la vallée du Mont-Dore, et à l’horizon, la ligne des monts Dômes dont le Puy-de-Dôme occupe le centre et où, avec de bonnes lunettes, on croit distinguer l’observatoire nouvellement construit ;

Au sud-ouest, les montagnes du Cantal, que domine au loin le Plomb-du-Cantal, lequel n’a que trente mètres de moins que le Sancy ;

A l’est, le Puy-Ferrand qui nous cache le lac Pavin, les montagnes d’Issoire, les lacs du Chambon, de Chauvet, etc. A noter que, d’après une légende locale, le lac Pavin (comme la source du Gier au Pilat) vomit la tempête, si on jette une pierre dans ses eaux.

Il y a autour du Puy-de-Sancy sept à huit autres sommets, dont la hauteur varie de 1 860 à 1 780 mètres, par conséquent plus hauts que le Mezenc. Nous avons vainement cherché à apercevoir au loin ce géant de nos montagnes du Vivarais. Vu la distance, il faudrait un temps exceptionnellement favorable pour le distinguer, et nous avons pu constater qu’aucun des guides du Mont-Dore n’avait même l’air de soupçonner son existence.

Je cherchai à me consoler de ces mécomptes pour notre amour-propre régional, en constatant que, si le Mezenc est moins élevé que le Sancy, il présente, par contre, une masse d’une toute autre importance. Deux régiments, en effet, pourraient manœuvrer à l’aise entre ses deux cornes, tandis que trente à quarante personnes suffisent à remplir la plate-forme du sommet de Sancy.

Celui-ci reçoit de nombreux visiteurs chaque fois que le temps est beau. Le jour où nous y étions, il en vint bien successivement une quarantaine, parmi lesquels beaucoup de femmes et d’enfants. Le Mezenc en reçoit beaucoup moins, bien qu’on puisse monter à cheval jusqu’à son sommet, par la raison bien simple qu’il est éloigné de tout centre de population. S’il existait, au Béage ou aux Estables, une station d’eaux comme le Mont-Dore, le Mezenc aurait plus d’amateurs que le Sancy. Du sommet de celui-ci, on voit fort bien, comme je l’ai dit, les montagnes du Cantal, mais du Mezenc on voit mieux les Alpes, et l’ensemble du panorama que présentent les vallées et les montagnes environnantes du Velay et du Vivarais, sans compter les lointains lumineux de la vallée du bas Rhône, vaut bien celui dont on jouit à Sancy, sur le Bourdonnais, l’Auvergne et le Limousin.


Legrand d’Aussy fait le portrait du paysan d’Auvergne : « … robuste et nerveux, lent et lourd, gros embonpoint rare, il faut doubler la dose pour le purger ; ces braves gens vont gagner leur vie au dehors, et rapportent souvent de leurs périgrinations des maladies fâcheuses… ».

Il paraît qu’en ce temps-là comme aujourd’hui les cabarets abondaient. Il n’y avait guère de village qui n’en comptât plusieurs, et il était rare, toujours comme aujourd’hui, qu’on en sortît sans être ivre. « Les Auvergnats se sont réservé le plaisir de boire, ils laissent à leurs femmes le plaisir de danser ». Ceux qui rient de la bourrée d’Auvergne sont priés de trouver mieux, étant donnés le costume, les sabots et les manières rondes du pays. Est-ce que les quadrilles et les polkas ne jureraient pas avec le milieu environnant ?

Legrand paraît avoir été plus content des Auvergnats qu’Arthur Young et Marzari Pencati. Il les a toujours trouvés « prévenants et officieux, refusant parfois l’argent qu’on leur donnait ».

Cela prouve simplement qu’en Auvergne comme ailleurs il y a des gens de toute espèce, et qu’on risque fort de se tromper en généralisant, ce qui est le défaut ordinaire des voyageurs. Comment ne pas se tromper sur le caractère d’une population, quand on voit des divergences même sur des points palpables, sur des réalités qui tombent sous les sens : c’est ainsi que l’auteur du Voyage en Auvergne déclare qu’il n’a vu que des bruns partout, ce dont il s’étonne, attendu que Pline et tous les auteurs latins s’accordent à représenter les Gaulois comme blonds. Deribier de Cheyssac dit, de son côté, que les habitants du Velay sont surtout châtains. Qu’un voyageur anglais arrive et aperçoive une femme rousse, il écrira sur son calepin que toutes les femmes du plateau central sont rousses. Pour ma part, je déclare avoir vu des crinières de toutes les couleurs dans notre excursion à travers l’Ardèche, la Haute-Loire et le Puy-de-Dôme, et je ne connais qu’une généralisation, d’un autre genre, qu’on pourrait faire sans risque de se tromper : c’est que le suffrage universel y est partout également bête. Pour rassurer les Vellaves des deux sexes contre l’auteur qui doit les voir en roux, je constate que la suprématie de cette couleur peu poétique a été déjà attribuée à la Drôme par le docteur Topinard. Je pense que ce brave docteur se garderait, après cette allégation, de voyager dans la Drôme autrement qu’incognito, de peur que les dames du pays prissent envie de lui arracher ses propres cheveux – s’il en a – et qu’elle qu’en soit la couleur.

Pour m’en tenir aux Auvergnats du Mont-Dore, il m’a semblé qu’ils étaient un peu de toutes les couleurs, préférant celle de l’argent à toutes les autres, de taille plutôt petite ou moyenne, mais vigoureux, travailleurs et supportant admirablement la fatigue. Un ancien officier général, notre voisin à la table d’hôte, nous disait que ce sont de bons soldats, qu’il faut surveiller seulement sous le rapport de la propreté. Ils ont le teint coloré, les cheveux plats, et généralement, surtout les femmes, des figures intelligentes. Il nous a semblé aussi que les femmes avaient le crâne plus rond qu’ailleurs (brachycéphale comme dirait notre ami, M. Ollier de Marichard), ce qui, faisait observer notre voisin de table, plus vieil habitué du pays que nous, ne les empêche pas d’avoir la tête carrée. Il paraît, en effet, qu’elles ont beaucoup de volonté, d’où peut-être leur manque de grâce, car la grâce ne se conçoit guère sans la douceur, sans un peu d’abandon, et l’on pourrait même dire sans quelque faiblesse de caractère.

L’âpreté au gain, naturelle aux Auvergnats, est encore plus caractérisée dans les villes d’eaux du plateau central, à cause de la facilité plus grande chez les étrangers à payer des prix plus élevés. Il faut ajouter, comme circonstance atténuante pour ceux du Mont-Dore, que la saison y est fort courte et que la nécessité s’y impose en quelque sorte de gagner davantage en moins de temps sur leurs visiteurs d’été.

En montant au Puy-de-Sancy, chacun de nous avait pris, sous le hangar appelé l’Abri, desservi par une jeune Auvergnate, un verre de lait dont nous avions fait tempérer l’extrême fraîcheur par une goutte de rhum. Nous offrîmes, en même temps, un verre de vin au guide. En redescendant, ce fut la même chose. Quand nous demandâmes ce que nous devions, on nous répondit : Un verre de lait, 50 centimes ; un petit verre de rhum, 50 centimes, un verre de vin pour le guide 50 centimes. Bref, comme il y avait pour nous quatre, huit verres de lait, additionnés de quelques gouttes de rhum comptées pour huit petits verres, plus deux verres de vin pour le guide, la carte à payer atteignit neuf francs.

Deux jours après, un verre de lait à la Cascade du Saut du loup nous coûta encore 50 centimes, et il en fut de même d’un autre verre de lait à la buvette du salon du Capucin, la veille de notre départ. Cinquante centimes est le minimum du prix des plus petites consommations ou des plus petits services dans ce charmant pays. Les Auvergnates qui vous disent cinquante centimes, ont même quelquefois le mot pour rire, car celle du salon des Capucins, à qui nous faisions observer que cinquante centimes c’était bien cher pour un verre de lait, nous répondit en souriant : Ce sera dix sous, si vous voulez !

Aussi, fûmes-nous agréablement surpris et quelque peu étonné, la semaine suivante, en faisant une halte à la Bastide, près de Saint-Laurent-les-Bains, des prix plus raisonnables qu’on nous demanda au café de l’endroit ; et c’est à cette circonstance encore plus qu’à la topographie, car nous étions toujours sur le rebord du plateau central et à l’altitude du Mont Dore, que nous reconnûmes que nous n’étions décidément plus en Auvergne.


Au retour du mont Sancy, on causa du dénouement de Jean de la Roche au sommet de la montagne.

– Pour la beauté du roman, dit Branbran, j’aurais mieux aimé un dénouement tout autre, et celui du dernier Abencerage m’a toujours particulièrement captivé. Finir par un mariage me paraît atrocement bourgeois. Quand on fait tant que de faire un roman, il faut trouver autre chose.

– Aimeriez-vous mieux, dit Bodin, que cela finît par une union irrégulière ?

– Encore moins, dit Branbran. Est-ce qu’il n’y a pas autre chose en ce monde que la satisfaction, légale ou non, des misérables passions humaines ? Le sacrifice de ses sentiments, de son bonheur, de sa vie même, pour rester fidèle à ses principes de foi religieuse, d’honneur ou de patriotisme, n’est-il pas quelque chose de plus noble et de plus grand ? La jeune fille – par exemple – qui, bien que riche, fêtée, ayant peut-être au cœur un penchant secret, s’immole à la sublime image d’un Dieu mort pour racheter les péchés des hommes, n’est-elle pas un type cent fois plus admirable que tous ceux de George Sand – même pour ceux qui ne croient pas aux dogmes chrétiens ?

– Il me semble, dit Bodin, que l’art ne consiste pas à imaginer des types invraisemblables, et des héroïsmes au-dessus de la nature humaine. Tout en rendant hommage à l’idéale beauté du type que vous nous faites entrevoir, permettez-moi de penser que, si une jeune fille, ayant réellement dans le cœur une affection licite, la sacrifiait à une dévotion outrée, à une sorte de luxe mystique, on pourrait voir dans cet acte l’effet d’un préjugé regrettable plutôt que d’une religion bien entendue.

M. Montaigne ayant fait le geste d’ôter son chapeau, nous nous mîmes à sourire, et cela ôta à la conversation la tournure un peu trop sérieuse qu’elle tendait à prendre.

– Mon jeune ami, dit le vieillard à Bodin, j’aurais parlé comme vous autrefois. Maintenant je dis encore : Que sais-je ? et je reconnais que nous ne sommes guère compétents pour juger ces sortes de résolutions.

Je ne sais quelle diable d’inspiration avait poussé Branbran à entamer un pareil sujet. Le fait est que, sans s’en douter peut-être, il avait touché une fibre des plus délicates, à la fois dans les souvenirs du vieillard dont il ne connaissait pas l’histoire, et dans les rêves du jeune homme dont il ne pouvait guère plus que nous pronostiquer l’issue.

  1. Voyage en Auvergne, II, 54.
  2. Les journaux ont raconté l’accident récent, arrivé à la source de la Soucheyre, près de la La Chaise-Dieu, où une jeune fille de Félines a été asphyxiée par l’acide carbonique, en voulant mettre à profit les vertus curatives attribuées à ce gaz, pour se guérir d’une maladie d’yeux.