Voyage fantaisiste et sérieux à travers l’Ardèche et la Haute-Loire

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XXVIII

Du Mont-Dore à Saint-Laurent-les-Bains

Mathieu Merle. – Le lac Guéry. – Les Roches Sanadoires. – Les monts Dômes. – Un puy et une champ. – Clermont et les Clermontoises. – La fécondité des Auvergnates. – Une république patriarcale. – De Clermont à Langeac. – L’antimoine. – Les hautes gorges de l’Allier. – Saugues. – Chanaleilles. – L’abbé Chambron. – Langogne. – Mgr Bonnet, évêque de Viviers. – La tour de Luc.

Pour revenir du mont Dore à la vallée de l’Allier, nous hésitâmes entre la route de Clermont par Randanne, et la route qui va directement à Issoire. Nous aurions voulu recueillir, par cette dernière des traditions sur le fameux capitaine huguenot, Mathieu Merle. Un habitant de la contrée nous dit que les cruautés de ce condottiere du XVIe siècle y sont encore vivantes dans les souvenirs populaires et qu’on n’y prononce son nom qu’avec horreur. Il faut bien dire que la vie humaine n’avait pas la même valeur alors qu’aujourd’hui et que les catholiques, de leur côté, ne brillèrent pas toujours par l’humanité. Le Merle en question acheta, en Vivarais, du fruit de ses rapines, la baronnie de la Gorce avec les seigneuries de Vallon et de Salavas, et l’un de ses descendants, ayant épousé la fille de Guillaume de Balazuc, seigneur de Montréal, le chef du parti catholique en Vivarais, devint aussi ardent catholique que son père avait été ardent huguenot. Aussi fut-il l’objet de la haine spéciale de ses ex-coreligionnaires, qui lui tendirent toutes sortes d’embûches, lui causèrent une infinité de dommages, et finalement le massacrèrent dans une embuscade où ils l’avaient attiré. On serait, ce me semble, plus tolérant en politique comme en religion, si l’on songeait avec quelle facilité les opinions varient dans la même famille d’une génération à l’autre, quand ce n’est pas dans le même individu.

Mais pouvions-nous quitter l’Auvergne sans voir sa capitale, la vieille Augustonemetum, que nous n’avions fait qu’entrevoir en allant au mont Dore ? Pouvions-nous traverser la région sans visiter le berceau de Sidoine Apollinaire, de Grégoire de Tours et de Pascal ? Nous revînmes donc par la route qui conduit directement à Clermont, en passant par le lac Guéry. Les eaux de ce lac, formé, d’après Lecoq, par un redressement des phonolites de la région, nourrissent une quantité de truites, dont les deux auberges de l’endroit ont toujours bonne provision dans leurs réserves, pour les servir toutes fraîches aux touristes de la Bourboule et du Mont Dore. Les prés qui environnent le lac sont remplis de grandes gentianes.

Au-delà du col de Guéry, on entre dans la belle vallée où se dressent les Roches Sanadoires, deux énormes masses phonolithiques, où les habitants de la contrée viennent chercher des lauzes pour couvrir leurs maisons.

La vue s’étend bientôt sur un immense plateau, plus ou moins accidenté, qui va jusqu’à la chaîne des monts Dômes, plateau boisé sur les hauteurs, gazonné dans les plis de ses vastes ondulations, tout rouge de bruyères fleuries sur ses hauts versants, et enfin, dans la plaine, marqué de taches jaunes, de plus en plus larges, à mesure que l’on approche de la barrière volcanique qui le sépare du bassin de Clermont. Ces taches jaunes sont des champs de seigle qu’on moissonne en ce moment. Les routes sont jalonnées de toiriers, pour indiquer leur direction quand la neige a effacé leur trace en hiver ; mais beaucoup de ces arbres ont été détruits par la violence des vents.

Les monts Dômes, dont quelques pointes coniques étincellent là-bas au soleil, comme si le feu y était encore, présentent un aspect admirable. Cette fois nous apercevons distinctement, avec notre lunette d’approche, sur l’énorme calotte du Puy-de-Dôme un petit carré blanc, qui figure l’observatoire. Là s’élevait autrefois le fameux temple du Mercure arverne, dont le vrai nom, d’après les inscriptions, était Vassocalete. La statue du Dieu était, au témoignage de Pline, la plus grande qui existât, elle était l’œuvre de Zénodore qui y mit dix ans et reçut pour la main-d’œuvre seulement 400 000 sesterces. La beauté et les proportions du temple répondaient à la statue ; il fut détruit par les Allemands après la mort de l’empereur Aurélien.

Les chroniqueurs d’Auvergne qualifient le Puy-de-Dôme de l’épithète d’Assemble-nuages qu’Homère donnait à Jupiter. Quand il prend son chapeau, gare de devant ! comme dit Clairon. Mais ce n’était pas le jour. Avec quel plaisir cependant, énervés que nous étions par la continuité de la sécheresse, aurions-nous subi un orage, quelque violent fût-il ! Car les orages de montagnes sont autrement bruyants que dans les pays de plaine. A Paris, le bruit des voitures roulant sur les pavés empêche d’entendre le tonnerre, et c’est avec une sorte de bonheur, qu’on se sent émoustillé, quand on vient en province, par les tapages de l’atmosphère.

Legrand d’Aussy dit que les montagnes à pointes sont des puys et les montagnes à plateau des chauds. Il y a probablement ici une faute d’impression. En Vivarais, les montagnes à plateau sont des champs : de calma, dans les vieux actes, qui signifie, chaume, terre inculte, broussailles ; de là, les noms de la Champ-Raphaël, la Champ du Cros, le Champ de Mars, etc.

Le seul point habité que traverse la route est le hameau de Randanne, qui comprend une auberge avec deux ou trois autres maisons. Plus loin, se trouvent le domaine et le château de M. de Montlosier. Un tunnel marque l’extrémité du tournant que fait la route pour franchir la chaîne des monts Dômes. Il y a là deux montagnes particulièrement rouges, qui nous ont rappelé la Coupe d’Aizac ou celle de Jaujac dans l’Ardèche, et nous supposons que c’est à leur vue, qu’un sous-préfet, frais émoulu, s’écria en arrivant dans le Puy-de Dôme :

« Ces braves gens avaient un volcan, et ils l’ont laissé éteindre ! ».

Pour se rattraper sans doute, l’auteur du Voyage en Auvergne propose d’en vider un, pour le montrer aux étrangers. Qu’en pensez-vous, Bodin ?

Les deux cratères, placés sous nos yeux, qu’on dirait éteints d’hier, sont ceux du Puy de la Vache et de Lassolas, dont les coulées, en barrant la vallée, ont formé le lac d’Aydat, sur les bords duquel Sidoine Apollinaire avait sa maison de campagne.

Avitaci sumus, nomen hoc prœdio, quod, quia uxorium, patrio mihi dulcius.

Sidoine était gendre d’Avitus, un empereur auvergnat, et il contribua, avec son beau-frère Ecdicius, à repousser l’attaque d’Euric, roi des Visigoths en 474.

Mais Aydat est-il bien le vieil Avitac sur lequel Sidoine donne tant de détails ?

La maison était au pied d’une colline boisée, derrière laquelle s’étageaient d’autres collines plus hautes ; des sources qui jaillissaient de toutes parts, un lac poissonneux aux berges découpées, boisées à l’ouest, gazonnées à l’est, telles qu’elles sont encore aujourd’hui, une rivière qui le traversait, un air vivifiant, entretenaient la végétation et la fraicheur ; le pays environnant était couvert de bosquets d’arbres dispersés çà et là, de prairies émaillées où couraient des troupeaux nombreux ; « les bergers, comme ceux de Virgile, échangeaient d’une colline à l’autre, dans les chaudes nuits d’été, des assauts de chant, ou mêlaient au tintement des clochettes, au mugissement des bœufs, les airs rustiques de la flûte à sept trous. Vivant avec épargne, ils étaient généralement riches ». L’habitation répondait au paysage ; on y voyait des peintures murales expliquées par des vers « qui faisaient plaisir à lire une première fois, mais on n’était pas tenté de les relire ». Elle était à la pointe sud du lac, où des restes de fondations ont été découverts il y a peu d’années (1).

D’autres détails plus spéciaux sont que le lac avait une lieue de longueur, avec une île au centre et qu’un ruisseau s’y jetait en cascade.

Or, s’il y a bien toujours une île dite le Châtelet, où existent des traces d’une ancienne bâtisse, les autres conditions topographiques ne s’y retrouvent pas bien clairement. Toutefois, comme elles ont pu être modifiées par les siècles, et comme aucun autre lac d’Auvergne ne se prête autant à la description de Sidoine, car c’est le plus rapproché de Clermont, il est dans une situation charmante, et c’est le seul dont les bords soient habités, il n’est guère permis, surtout en présence des traditions locales, de douter de l’identité d’Aydat avec Avitac.

Il y avait, sur ce lac, du temps de Sidoine, une fête annuelle de courses de bateaux, en souvenir des Troyens dont on croyait descendre. Au siècle dernier, le lac avait encore un pêcheur et une barque, et c’était le seul en Auvergne qui fût dans ce cas.

Au sud du lac est une maison dont les caves portent le nom de Sidoine. Dans l’église d’Aydat, on voyait, en 1788, un sarcophage en pierre contenant ses reliques avec cette inscription : Hic sunt duo Innocentes et S. Sidonius.

La place de l’illustre évêque de Clermont en ce lieu est tenue aujourd’hui par un cabaretier, dernier descendant d’une vieille famille noble, chez lequel nous mangeâmes d’excellentes truites.

Les derniers volcans de la chaîne des Dômes seraient, d’après les géologues, au moins aussi récents que les plus récents du Vivarais, et il est impossible de ne pas se rappeler à ce propos le fait suivant que rapporte l’auteur du Voyage en Auvergne.

Au XIIIe siècle, les fermiers du chapitre de la cathédrale de Clermont, au village de Las-Champ, vinrent demander aux chanoines d’être déchargés du prix de leur bail pour l’année, alléguant que le puy ayant pris feu, leurs moissons avaient été incendiées, on ajoutait que leur requête existait encore actuellement, et qu’elle se trouvait dans les archives du chapitre ou dans celles de la ville (2).

Le grand d’Aussy dit qu’on considérait cette histoire comme une fable, et telle est aussi son opinion. Mais, si l’on rapproche ce fait des phénomènes, rapportés par Grégoire de Tours et Sidoine Apollinaire, qui provoquèrent l’établissement des Rogations en l’année 468, nous pensons, même en admettant la correction, apportée par M. Salomon Reinach à la version d’une phrase de Sidoine (3), que la question mérite un plus ample examen. Legrand d’Aussy lui-même l’aurait sans doute envisagée autrement, s’il n’avait pas été dominé par le préjugé d’un embrasement général, et s’il avait songé que les feux souterrains ont pu, ont même dû décroître graduellement, de façon à ne se traduire à la fin que par des éruptions plus ou moins faibles et limitées, comme il s’en produisit évidemment, d’après les témoignages en question, vers le milieu du Ve siècle, et probablement plus tard (4).

Voici la plaine de Clermont. Nous sommes étonné de la quantité de vignes qui existent sur le bas du versant oriental des monts Dômes. Evidemment les Auvergnats ne dédaignent pas le vin, et si le leur est un peu vert, il a du moins cet avantage qu’il n’est guère possible de le falsifier.

A Clermont, nous visitons la cathédrale qui est un magnifique monument gothique, bâti en lave de Volvic, et dont la longueur est de 94 mètres sur 41 de largeur. Commencé en 1248, cet édifice n’a été terminé que dans ces derniers temps. On y remarque de beaux vitraux des XIIIe et XIVe siècles, un rétable en bois avec peintures du XVIe siècle, et un jaquemart enlevé à Issoire lors des guerres religieuses.

Nous visitons aussi, quoiqu’un peu rapidement, la curieuse église romane de Notre-Dame du Port, où le roi Robert vint en pélerinage en 1031 et où le pape Urbain II prêcha la première croisade.

Notre tournée se termina par l’ancienne église des Cordeliers où sont aujourd’hui les archives départementales, le jardin Lecoq et la fontaine pétrifiante de Saint-Allyre. Le prix d’entrée, pour visiter la fontaine et les objets assez nombreux en cours de pétrification ou depuis longtemps pétrifiés, comme un saint Antoine, divers animaux et un groupe d’Auvergnats dansant la bourrée, est de 50 centimes par personne. À la fontaine est annexé un magasin où l’on vend une foule d’objets pétrifiés, bas-reliefs, camées, médailles, à des prix beaucoup plus élevés que les 50 centimes traditionnels.

A propos des Clermontoises, l’ouvrage de Legrand d’Aussy contient une piquante anecdote. Cet écrivain avait dit, dans la première édition de son ouvrage en 1787, que les Clermontoises lui avaient paru plus aimables que belles. Ces dames ne furent pas satisfaites du compliment, et, à son second voyage, cinq des plus jolies allèrent chez lui pour l’obliger à dire que la beauté existait aussi à Clermont. Heureusement ou malheureusement il était absent.

Une qualité des Auvergnates, plus précieuse pour un Etat que la beauté, c’est la fécondité. Strabon constate à quel point la population était de son temps considérable chez les Arvernes, et il en est ainsi, dit-il, parce que les femmes arvernes sont heureuses de mettre au monde beaucoup d’enfants. Il n’est pas rare encore de rencontrer dans ce pays des femmes qui ont eu 15, 18 et jusqu’à 22 enfants. D’après Fléchier, la mère de Pascal, morte à 80 ans, faisant le dénombrement de ses enfants, petits-enfants, arrière-petits-enfants, neveux ou nièces, en comptait jusqu’à 469 vivants et plus de mille morts. En supposant qu’il y ait dans ces chiffres quelque exagération, il est certain que les familles de dix à quinze enfants, réduites à huit ou dix par la mort, étaient nombreuses autrefois, dans tous nos pays de montagnes, tandis qu’aujourd’hui, même dans les campagnes, au deuxième enfant on fait la grimace et au troisième on n’en veut plus. La hideuse plaie du malthusianisme a envahi nos populations rurales. Par suite, notre pays va se dépeuplant de plus en plus, tandis que la population augmente chez tous nos voisins. Et ce serait encore bien pis si le clergé, qui n’a jamais transigé sur ce point, n’opposait au mal la barrière des lois religieuses, d’où il ressort une fois de plus que l’intérêt patriotique et l’intérêt religieux se confondent.

La statue de Pascal me rappelle que l’illustre écrivain quitta Clermont à huit ans et n’y revint plus. C’est par son beau-frère Perrier qu’il fit faire de 1649 à 1651, au mont Dôme, les expériences sur la pesanteur de l’air, qui ont rendu son nom célèbre.

Le général Desaix, dont nous saluons aussi la statue, n’était pas de Clermont, mais de Saint-Hilaire d’Ayat, près de Riom.

Au risque d’être taxé de gourmandise, j’avouerai que ce qui m’a le plus frappé dans la campagne de Clermont, c’est la quantité et la beauté des abricots qu’on y recueille. Notons en passant que cet excellent fruit, considéré jusqu’ici comme originaire d’Arménie, vient probablement de plus loin, puisque des découvertes récentes constatent son existence en Chine il y a plus de quatre mille ans : voilà certes une chinoiserie de bon goût. Les abricots d’Auvergne sont l’objet d’un commerce important ; la plus grande partie est expédiée à Paris ou en Angleterre. Legrand d’Aussy ne dirait donc plus aujourd’hui : « Ce mot commerce m’étonne toujours quand je parle de l’Auvergne… ». Il y a, du reste, à Clermont, bien d’autres industries florissantes, notamment celle des pâtes alimentaires. On y fabrique une foule de choses, depuis des billards jusqu’à des pipes et du vinaigre, sans compter les bijoux dit d’Auvergne.


Après Clermont, les notes de mon carnet sont passablement embrouillées.

La route court en plaine et l’on ne peut que rendre hommage au persévérant labeur des habitants, qui ont profité de la fertilité du sol, pour le couvrir de céréales, de vignes et d’arbres fruitiers.

Dans une de nos excursions sur la route de Thiers, Branbran nous dit : Voici un village. Tout le monde se connaît. On sait l’origine des fortunes de chacun. C’est le travail et l’épargne, l’intelligence et l’honnêteté. Il n’y a pas de danger que le principe de la propriété y soit contesté. Le socialisme, le communisme, le collectivisme et tout autre barbarisme de ce genre n’y peut même venir à l’idée de personne. Pourquoi n’en est-il pas de même ailleurs ? Evidemment par l’absence des deux causes indiquées ci-dessus :

Parce que les groupes sont trop nombreux pour qu’on puisse se connaître.

Parce que la fortune est trop souvent due à des moyens autres que les moyens légitimes.

Notre ami nous rappela à ce propos un chapitre du Voyage en Auvergne qui l’avait beaucoup frappé, et qui est bien fait pour exciter l’intérêt du sociologue.

Il y avait autour de Thiers, à la fin du siècle dernier, quelques communautés de paysans, dont les unes s’occupaient de coutellerie et les autres d’agriculture. Parmi ces dernières était celle des Guittard, au village de Pinon. Les habitants de Pinon ne contractaient ordinairement de mariage qu’entre eux, vivaient en communauté de biens, avaient leurs lois et leurs coutumes, et formaient une sorte de république sous la conduite d’un Maître qu’ils se donnaient et qu’ils pouvaient déposer. Ils élisaient aussi une Maitresse chargée des affaires de l’intérieur, mais elle ne devait jamais appartenir au même ménage que le Maître.

Il y avait à Pinon, quand Legrand d’Aussy le visita en 1788, dix-neuf personnes, tant hommes que femmes et enfants, mais comme leur nombre n’était pas suffisant pour l’exploitation des terres, ils avaient avec eux treize domestiques. On disait que cette association remontait au XIIe siècle.

« L’administration est paternelle, mais elle est élective. Le Maître est élu à la pluralité des voix, et devenu père de toute la famille, est obligé de veiller à tout ce qui la concerne. Tous travaillent en commun à la chose publique. Logés et nourris ensemble, habillés et entretenus de la même manière et aux dépens du revenu général, ils ne sont plus, en quelque sorte, que les enfants de la maison. Le maître perçoit l’argent, vend et achète, ordonne les réparations, dispense à chacun son travail, règle tout ce qui concerne la moisson, la vendange, les troupeaux ; en un mot, il est là ce qu’est un père dans sa famille. Mais ce père diffère des autres en ce que n’ayant qu’une autorité de dépôt et de confiance, il en est responsable à ceux dont il la tient, et qu’il peut la perdre de même qu’il l’a reçue ; on peut le juger et le déposer, et il y a eu des exemples de cette justice sévère.

« Jamais les biens ne sont partagés. Tout reste en masse. Personne n’hérite, et ni par mariage ni par mort, rien ne se divise. Si une Guittard sort de Pinon pour se marier, on lui donne 600 livres et elle renonce à tout. Il en serait de même pour les garçons si quelqu’un allait s’établir ailleurs. Grande simplicité dans leur vie et leur mobilier. Il y a chez eux des gens de tous les métiers, en sorte, qu’ils n’ont pas besoin de se pourvoir ailleurs. Ils n’achètent que du sel et du fer. Ils font beaucoup de charités. Jamais pauvre ne se présente chez eux sans y être reçu ; jamais il n’en sort sans avoir été nourri. On lui donne de la soupe et du pain. S’il veut passer la nuit il trouve à coucher. Il y a dans la ferme une chambre particulière destinée à cet usage ».

Il paraît que ça marchait très bien, car Legrand d’Aussy avant demandé au Maître quelle sanction aurait son autorité si ses ordres étaient méconnus, le brave homme lui répondit simplement que ce cas ne s’était jamais présenté.

Dans la cuisine, il y avait une niche formant chapelle contenant la Vierge et le Christ. Là, tous les soirs, après le souper, on faisait la prière en commun.

– Arrêtons-nous là, dit Branbran. – Ce dernier trait explique tout. Avec des hommes religieux, tout est possible, même la communauté des biens. Mais, hors de là, il n’y a pas de vie en commun, pas de société viable. Plus le groupe social devient nombreux, plus le frein religieux devient nécessaire, parce que l’impossibilité matérielle de se connaître individuellement ouvre la porte à tous les doutes, parce que la complication croissante des ressorts économiques déroutera toujours les meilleures précautions législatives. Si les consciences n’ont pas été maintenues saines par des vues supérieures aux mobiles humains, l’édifice ne cessera jamais d’être chancelant, en attendant l’heure d’une ruine certaine.


De Brioude à Langeac, gorges pittoresques de l’Allier, plantées de vignes. De là sort le meilleur vin de la Haute-Loire, moins bon cependant que notre vin du Rivage (du Rhône). Pline fait mention du vin de l’Auvergne : une espèce de vigne, dit-il, dont le vin avait naturellement le goût de la poix et était en renom jusqu’en Italie, se cultivait surtout dans le pays viennois, mais aussi « chez les Arvernes, chez les Séquanes et chez les Helves ». Ce goût de la poix ne serait-il pas ce que nous appelons aujourd’hui le goût du terroir ? Cette partie basse de l’Auvergne, qui déjà avait le nom de Lemane, « la Limagne », était au temps de Grégoire de Tours (Hist., III, 9), tellement fertile et agréable que le roi avait l’habitude de dire : « Ne pourrai-je donc quelque jour voir de mes yeux cette Limagne d’Auvergne, qu’on dit si brillante et si riante ? ».

A dix kilomètres au sud-est de Brioude, non loin de la station de Frugères-le-Pin, M. Boule, guidé par les indications de MM. Paul le Blanc, Henri Mosnier et Vernière, a découvert en 1892, sous les projections du volcan de Senèze, le squelette presque complet d’un Elephas meridionalis. L’étude de ce fossile a permis de déterminer plus exactement l’âge des volcans basaltiques de la vallée de l’Allier. Jusqu’ici on les avait considérés comme quaternaires. « Or chacun de ces volcans, isolés au milieu des gneiss, est une sorte de Pompéi où ont été conservés les débris contemporains de leurs éruptions. Les uns, comme ceux de Coupet et de Chilhac, étaient en activité à l’époque où vivaient le Mastodon Arvernensis et d’autres mammifères caractéristiques du pliocène moyen. D’autres, comme celui de Senèze, sont un peu plus récents, car ils datent de l’époque où l’Elephas meridionalis avait remplacé dans nos pays le Mastodonte. A cette époque, le creusement de la vallée de l’Allier et des vallées affluentes était à peu près terminé et les environs de Brioude avaient acquis les principaux traits de leur relief actuel (5) ».

A Langeac, curieux phénomène géologique : la houille sous le granit ; ce qui d’ailleurs s’explique aisément par le renversement d’une falaise de granit sur la houille ou sur les amas végétaux qui devaient la former.

Il y a aussi près de là une belle carrière d’antimoine, et comme il n’y a pas de métal dont l’histoire soit aussi curieuse, je veux en mettre deux mots sur mon carnet. L’antimoine a été employé dès la plus haute antiquité pour l’usage externe, sous le nom de Stibium. Paracelse est le premier qui le donna à l’intérieur. Le fameux pamphlet du Triomphe de l’antimoine, attribué à ce médecin, fut suivi de réponses acerbes, entr’autres le Rabat-joie de l’antimoine, où l’on prétend qu’un moine ayant voulu purger ses collègues, les empoisonna tous : de là le nom d’Antimoine. Guy Patin se mit de la partie et l’émétique ou tartre stibié, devint sous sa plume le tartre stygié, c’est-à-dire envoyant les malades au fleuve des morts. Mais, comme l’émétique avait, paraît-il, contribué à guérir bien des gens, notamment le jeune Louis XIV, cette plaisanterie funèbre resta sans effet, et l’émétique, le plus important des composés antimoniaux, est resté, avec l’ipeca, en tête des médicaments vomitifs.

Dans l’industrie, l’antimoine est surtout employé pour la composition des caractères d’imprimerie. Le bronze d’aluminium trouvé vers 1860 par M. Morin, sert à la fabrication d’une foule d’objets, cuillers, fourchettes, théières, etc. Tenu propre, il a toutes les apparences de l’or, et l’on peut s’étonner qu’il ne soit pas devenu d’un usage plus général.

Nous laissons reposer les chevaux à Langeac pour prendre le chemin de fer.

Au-delà de Langeac, la vallée de l’Allier, que le chemin de fer remonte jusques tout près de sa source, en suivant fidèlement toutes les sinuosités de la rivière, traverse la région des Cévennes la plus tourmentée par les volcans. Rien de A plus pittoresquement sauvage que cette succession, ininterrompue pendant une centaine de kilomètres, de ravins verts et d’abruptes sommets de granit, de basaltes ou de laves rouges, entre lesquels les eaux de l’Allier se sont frayé un passage. Quelle quantité de siècles n’a-t-il pas fallu pour un pareil travail ! Si la rivière d’Ardèche qui a eu la même besogne à opérer, de Thueyts au Pont de la Beaume, a mérité pour cela le nom de Brûlante (puisqu’on a cru trouver son étymologie dans le mot latin Ardesco), quelle signification, mille fois plus brûlante, ne faudrait-il pas chercher dans ce nom d’Allier, en supposant que cette rivière ait été, comme la nôtre, baptisée en conformité de la grandeur de sa lutte avec les feux souterrains !

De Monistrol à Alleyras, la rivière est encaissée entre deux murailles granitiques souvent à pic, qui vont jusqu’à 300 mètres de hauteur. Le passage est parfois si étroit, si bien occupé par les eaux, que les pêcheurs eux-mêmes ne peuvent passer. A plus forte raison, de simples touristes. Que de choses qu’on aurait voulu voir de près et qu’il a fallu se borner à contempler de loin, ou bien à entendre raconter par le guide ! Je me promis bien de revoir un jour ces lieux, si Dieu me prête vie, pour le comparer avec le long défilé que parcourt l’Ardèche entre Vallon et le Rhône. La descente en bâteau de cette dernière partie de l’Ardèche est bien l’excursion la plus curieuse que l’on puisse imaginer : on navigue, pendant toute une journée, entre deux hautes murailles calcaires, coupées çà et là de combes boisées, percées de grottes qui servaient de refuge à l’homme primitif, avec toutes sortes de poissons sous la barque et toutes les splendeurs d’une végétation méridionale dans les jointures des roches ou sur le sable du rivage (6).

Est-ce que l’on ne pourrait pas descendre de même l’Allier en bâteau de Langogne à Langeac ? Notre guide répondit à cette question en hochant la tête. Dans tous les cas, se serait long. Aussi revînmes-nous à Langeac par le chemin de fer.

Les saumons, que n’arrêtent pas les mêmes obstacles que les hommes, remontent très haut le cours de l’Allier ; on en pêche parfois pesant 8 à 10 kilogrammes jusques vers Langogne. Du côté de Chapeauroux, nous aperçûmes un paysan, assis sur un rocher et armé d’un trident, qui en guettait un certainement.

Le lendemain nous allâmes à Saugues. Cette localité, qui est à 950 mètres d’altitude, marque le partage des eaux et la limite de la Haute-Loire et du Cantal.

Le canton de Saugues, le plus étendu et le plus montagneux de la Haute-Loire, faisait partie du Gévaudan. Le bourg est bâti sur une colline d’où la vue s’étend au loin, et au bas de laquelle coule la Seuge. Il y a une tour de clocher qui paraît très ancienne. La commune compte environ 3 500 habitants, dont la moitié dispersée dans la campagne.

Saugues était une sentinelle avancée entre le Languedoc et l’Auvergne. Une bande de routiers s’en empara vers 1360 et en fut délogée non sans peine par le maréchal d’Audenenham, assisté du vicomte de Polignac et d’autres seigneurs du pays. L’évêque d’Albi donna à Saugues une charte de franchises en 1434.

Il y avait jadis dans ce lieu un couvent, contenant quarante Bénédictins, tous prêtres, qui furent remplacés, au XIIIe siècle, par des chanoines de Saint-Médard. Ceux-ci n’étaient qu’au nombre de seize. On ne pouvait faire partie du chapitre si on n’était pas né à Saugues.

Une statistique de 1734 relève un détail édifiant sur cette localité : il n’y avait pas à cette époque une seule femme séparée de son mari.

Avant 1789, il y avait toujours un régiment de cavalerie stationné à Saugues (7).

Deribier de Cheyssac décrit ainsi un petit monument, dit le tombeau du général anglais, situé à deux cents mètres environ au nord de Saugues :

« Sur un pavé dont les pierres sont grossièrement taillées, s’élèvent, à deux mètres de distance l’une de l’autre, quatre colonnes cylindriques portées chacune sur une base cubique dont les dimensions sont de deux tiers de mètre. La hauteur des colonnes est d’entour quatre mètres et leur circonférence d’un peu moins de deux mètres. Elles supportent une voûte en ogive construite en petites pierres et recouverte par un toit. Aucune inscription. On a creusé et on a trouvé le roc sous le pavé. Donc personne enterré là (8) ».

Les gens de Saugues sont très processifs. Il semble que Dieu les ait inventés pour le bonheur des hommes d’affaires, car ils se ruinent en procès. Ils sont aussi réputés par leurs gros sabots ferrés. Quand ils arrivent au Puy par la rue des Capucins, leurs pas résonnent sur les cailloux basaltiques comme ceux des chevaux. Les loustics de collège leur ont consacré les vers suivants, qui ne valent certainement pas ceux d’Horace ou de Virgile, mais sont caractéristiques du sujet :

Isti Salguenses
Veniunt per montes
Portantes sclopos
Bene clavellatos
Grossosque libros
Pro passare doctos.
Quanta canglia !

Ce dernier trait ne révèle-t-il pas le ressentiment jaloux de quelque cancre, à qui un camarade de Saugues a damé le pion ?

Quoi qu’il en soit, Saugues se glorifie d’avoir été le berceau d’un homme distingué, le géologue Barrande, qui étant devenu le précepteur du comte de Chambord, eut occasion d’étudier particulièrement le terrain silurien de la Bohême et les fossiles qu’il renferme. Cet honnête et savant homme était si modeste qu’il refusa le titre qui lui fut offert de membre correspondant de l’Institut pour la section de minéralogie. Il est mort à Frohsdorff en 1883, après avoir été l’exécuteur testamentaire du comte de Chambord. Barrande n’avait pas oublié son département, car on peut voir à la bibliothèque du Puy un exemplaire de son bel ouvrage sur les terrains siluriens, don de l’auteur. La faune fort élémentaire qu’il y a trouvée constitue les débuts de la vie animale sur le globe. Il y retrouve le Nautilus tel qu’on l’a encore aujourd’hui, en dépit des doctrines évolutionnistes.

Il y avait jadis à Saugues plusieurs muletiers qui se rendaient périodiquement en Vivarais pour y acheter des vins. Le premier mulet, en tête de la colonne, portait le nom de Kefalé (tête) et le conducteur de la colle (bande de mulets) ne manquait jamais en s’adressant à lui de lui donner ce nom : Hue Kefalé !

A Saugues et dans le département de la Haute-Loire, un terme de mépris est celui d’anglais, en souvenir sans doute des pilleries et meurtres accomplis par ces insulaires quand ils occupaient une partie de notre pays au XIVe siècle.

Iganaou (Huguenot) était également un terme de mépris appliqué aux gens sans aveu.

Chanaleilles, la commune la plus froide du département, est à 13 kilomètres au sud-ouest de Saugues. On y voit les ruines d’un vieux manoir et un château moderne, où le dernier marquis de Chanaleilles, mort récemment, venait chaque année passer les mois les plus chauds de l’année. Le vieux marquis, qui possédait, en outre, le beau château de Chambonas, dans l’Ardèche, et un hôtel à Paris, était un personnage fort original, mais doué des qualités les plus estimables et à qui on ne saurait reprocher qu’un peu trop de crédulité sur les questions de généalogie, d’ailleurs d’une bonne foi parfaite. Il est l’auteur d’un ouvrage intitulé l’Etat social en politique des nations, qui indique autant de bon sens que d’élévation d’esprit. Le marquis l’avait fait imprimer en 1852, mais ayant perdu vers ce même temps son fils, et avec lui tout espoir de continuer le nom de Chanaleilles, il renonça à la publication de son livre, qui par suite n’a jamais été mis dans le commerce, et dont quelques exemplaires seulement ont été distribués à des amis (9).

Une histoire inédite de Saugues, par l’abbé Fabre, parle d’une pierre branlante dressée au sud-ouest de Chanaleilles, à deux kilomètres de Saugues, sur un monticule sauvage. La description qui en est faite laisse place à bien des doutes (10). Le bon M. Fabre mentionne, d’après l’abbé Chambron, les « autels druidiques » de Saugues. Qui les a vu ? Qui a vu les fameux manuscrits de l’abbé Chambron ? J’en veux d’autant plus à ce dernier, mort, dit-on, centenaire vers 1789, ou plutôt au faussaire qui a joué de son nom, que j’en ai été dupe moi-même. Mais il y a longtemps que la lumière s’est faite dans mon esprit, et je saisis cette occasion pour répéter, de manière à être entendu de tous ceux qui, dans notre région, s’occupent de recherches historiques, que l’abbé Chambron est un mythe et ses prétendus manuscrits aussi.


De Saugues à Langogne, nous eûmes tout le loisir d’admirer les sauvages beautés ou laideurs de la Margeride. En somme, contrée d’où semble s’exhaler une odeur d’ennui et de tristesse – rappelant certaines régions de l’Ouest américain.

Langogne, à 900 mètres d’altitude, au bord de l’Allier, à l’embouchure de Langouirou, est un bourg de la Lozère où, depuis l’ouverture du Grand Central, 2 ou 300 Méridionaux, sourtout d’Alais et de Nîmes, viennent en été chercher la fraîcheur et l’air pur. Il en viendrait davantage s’il y avait des logements mieux disposés pour les recevoir et si les rues étaient moins sales. Nous aperçûmes un couple de ces exotiques qui, muni d’une ligne, se dirigeait vers l’Allier, et ses gauches allures nous rappelèrent invinciblement cette définition d’un humoriste : Une ligne est un instrument qui commence par un hameçon et finit par un imbécile.

Les habitants de Langogne avaient jadis une tendance marquée à venir se transplanter dans le bas Vivarais. Ils y descendaient naturellement, comme l’eau glissant du sommet des montagnes dans la plaine, par la route de Pradelles à Aubenas. Aujourd’hui le chemin de fer a dérivé leur émigration vers le sud. Henri Mathieu, président du tribunal de Largentière et député, l’homme le plus influent de l’arrondissement de Largentière pendant tout le règne de Louis Philippe, était de Langogne, et c’est son neveu, un autre Mathieu, qui lui succéda comme président, en attendant d’aller mourir conseiller à Nîmes. Avant eux, Langogne était représentée à Largentière par la famille d’Agrain des Hubas, qui y avait un hôtel et des propriétés importantes. Les d’Agrain avaient transféré leur résidence à Langogne vers 1725, à la suite d’un incendie qui avait détruit leur château des Hubas, près de Saint-Etienne-de-Lugdarès.

C’est encore Langogne qui a donné à l’Ardèche Mgr Bonnet, le prélat qui occupe si dignement depuis 1876 le siège épiscopal de Viviers. Tous ceux qui ont suivi de près comme nous la politique sottement antireligieuse, pratiquée depuis la retraite du maréchal de Mac-Mahon, savent quelle dose de patience et de prudence il a fallu aux évêques de France, pour cheminer, sans trop de dommage, entre les provocations et les traquenards de tout genre semés sous leurs pas. L’évêque actuel de Viviers est un de ceux qui, par suite de la prépondérance (acquise per fas et nefas) de la coterie républicaine dans l’Ardèche, s’est trouvé dans les situations les plus difficiles. Les suppressions de traitement et autres vexations ont plu sur le troupeau et le pasteur, comme la grêle sur les abeillards et les moutons du Mezenc. Quand l’Ardèche envoyait des députés conservateurs à la Chambre, il y avait une formule toute prête pour assurer leur invalidation : c’étaient l’évêque et les curés qui les avaient fait nommer. C’est ainsi qu’on fit invalider la liste élue en octobre 1885, bien que sa majorité fut de cinq mille voix, et bien qu’il fût prouvé que, sur quinze protestations, quatorze étaient de la main d’un des concurrents malheureux de la liste conservatrice. « Que voulez-vous ? disait Jules Ferry à M. Morin-Latour, ceux que vous avez remplacés étaient pour nous de si bons amis ! ». Mgr Bonnet a su montrer, dans toutes les circonstances, un mélange de fermeté et de modération, qui lui a valu l’estime même de ses adversaires, et qui devrait donner une haute idée de la capacité et du jugement des gens de Langogne, si tous lui ressemblaient (11).

Car les Langognards ne sont pas sans défaut. Ils ont notamment la passion du jeu à un degré éminent, si bien que trois d’entre eux se seraient noyés, lors d’une inondation du Langouirou, parce qu’ils ne voulurent pas quitter la partie commencée.

Enseigne recueillie dans les rues de Langogne :

X…, SABOTIER EN TOUS GENRES

En hiver, dans cette région, tout le monde porte des sabots. Aussi les boutiques de sabots abondent-elles dans toutes les villes de la montagne. Autrefois, tous les sabots étaient jaunes, lourds, disgracieux ; aujourd’hui, ils sont peints en noir, de forme élégante, visant à la ressemblance avec les souliers.

L’église des saints Gervais et Protais à Langogne fut donnée avec de grands biens, en 998, par Etienne, vicomte de Gévaudan, aux moines de Saint-Chaffre. C’est l’origine du prieuré de Langogne, qui devint fort important par la suite, puisqu’il comprenait la plupart des églises du haut bassin de l’Allier : Saint-Vincent du Cellier (du Luc), Saint-Alban en montagne, Saint-Sébastien de Concoules, Saint-Clément sur l’Allier, Saint-Etienne-du-Vigan, Saint-Laurent-les-Bains, Thines et Montselgues.

Cette église, d’aspect un peu massif, comme dans tous les pays qu’écrasent les neiges hivernales, est à trois nefs avec deux collatéraux. On peut se croire en plein moyen âge, quand, après avoir franchi le portail roman, on aperçoit entre les lourds piliers décorés de sculptures monacales, quelque sombre chapelle, où la lampe du sanctuaire éclaire les visages ridés et résignés de trois ou quatre pauvres femmes agenouillées sur le pavé.

Langogne est pourvu d’un hôpital qui lui fait honneur.

A l’entrée du cimetière de la ville, on lit cette inscription :

HIC JACENT EXPECTANTES

Langogne est (avec Mende, Florac et Marvejols) un des quatre bassins de la Lozère : les quatre régions potables du département. Pour tout le reste, le dicton local : Lozère, pays de misère, ne semble que trop justifié.


Au Luc, station de chemin de fer, nous saluons les restes de la vieile tour qui, au XIVe siècle, arrêta, dit-on, la marche des Anglais. Elle est surmontée aujourd’hui d’une statue de la Vierge.

Peu après, nous passons l’Allier qui fait la limite de l’Ardèche et de la Lozère. Le village de la Bastide est à cheval sur les deux départements. Voici l’auberge de la Grande Halte, jadis tenue par Combes, le grand père de Madame Rivier. Les apôtres ont presque toujours d’humbles origines. On raconte que la fondatrice de l’ordre de la Présentation, étant venue un jour dans la maison paternelle et faisant des représentations à son grand-père ou à son grand-oncle, celui-ci lui répondit en grognant : Retourne dans ton couvent, béguine ! Il est assez piquant de noter que le fameux radical Arthur Ranc est parent de la sainte femme qui sera tôt ou tard canonisée, puisque la mère de Madame Rivier était une Ranc, du village des Luttes, sortie de la vieille famille des Ranc du Petit-Paris (à Montselgues), comme le père d’Arthur, et comme le vénérable abbé Ranc, notre ancien professeur de philosophie au collège de Privas, mort récemment à Annonay.

C’est à la gare de la Bastide (côté de la Lozère) que descendent les voyageurs pour Saint-Laurent-les-Bains. Le monastère de Notre-Dame-des-Neiges, est sur la route. Un grand bois de sapins marque le séjour et l’œuvre des Trappistes, au milieu des immenses terrains incultes, couverts de bruyères, qui donnent au pays un véritable aspect de désolation. A la place du gouvernement ou des communes, nous donnerions à ces religieux d’autres terrains incultes, puisqu’ils en font si bon usage ; ils les planteraient et tout le monde y gagnerait. Dans cette région comme dans la région du Mont-Dore, des toiriers sont échelonnés tout le long de la route pour la faire reconnaître en temps de neige.

En descendant à Saint-Laurent, les plaques reluisantes des cailloux qui couvrent les talus du chemin, font reconnaître le micaschiste ; sur plusieurs points, ses couches redressées témoignent des antiques bouleversement du sol.

De la gare de la Bastide à Saint-Laurent, il n’y a que huit kilomètres, qu’une voiture franchit facilement, à la descente, en une demi-heure. A la montée, il faut presque le double.

  1. Allmer, Revue épigraphique du Midi, mars 1891.
  2. Voyage en Auvergne, III, 105.
  3. Revue archéologique, 1890.
  4. Voir notre Voyage aux pays volcaniques du Vivarais, p. 115.
  5. Boule. Excursions dans le Velay.
  6. Voir notre Voyage le long de la rivière d’Ardèche. Privas, Imprimerie centrale, 1885.
  7. Annales de la Société d’Agriculture du Puy, 1849.
  8. Statistique de la Haute-Loire.
  9. Voir notre Voyage dans le Midi de l’Ardèche.
  10. Société agricole du Puy, IV, 366.
  11. Voir notre Voyage au pays helvien, p. 293.