Voyage fantaisiste et sérieux à travers l’Ardèche et la Haute-Loire

Docteur Francus

- Albin Mazon -

XXIX

Saint-Laurent-les-Bains et Saint-Etienne-de-Lugdarès

Vestiges romains. – Les trois ouvertures de la source thermale. – Ses propriétés curatives. – Les lacunes de la station. – Nécessité d’une nouvelle analyse de ses eaux. – L’action électrique des eaux thermales. – Progrès réalisés à Saint-Laurent. – Bon marché des hôtels. – Les loups. – Notre-Dame-des-Neiges. – L’inscription d’un cadran solaire. – Les préoccupations de Bodin et celles de M. Montaigne. – La voie Regordane. – La division du Randonnat (1255). – Saint-Etienne-de-Lugdarès. – Une réparation des feux en 1399. – Indulgences accordées par l’évêque du Puy pour la construction d’un pont à Saint-Etienne (1513). – L’église de Saint-Etienne. – Le cardinal Bourret et son administration dans le diocèse de Rodez.

Le bourg de Saint-Laurent-les-Bains est situé à mi-côte dans un ravin qui aboutit à la rivière de Borne, affluent de Chassezac. Il domine Borne d’environ 150 mètres, mais est dominé d’au moins autant par la montagne de l’Espervelouze. Une vieille tour se dresse sur son piédestal de granit, à 100 mètres au-dessus du village. Comme elle était trop petite pour recevoir beaucoup de monde, il faut y voir une vigie plutôt qu’un fort. Il était, d’ailleurs, essentiel d’empêcher l’ennemi d’occuper ce point d’où il aurait pu écraser les maisons du bourg à coups de pierre. Le château, fondu dans les masures de ce dernier, est habité par les plus pauvres de l’endroit.

Saint-Laurent se trouve sur le passage de l’ancienne voie romaine, qui conduisait de la basse Helvie à la voie Regordane, par la Croix de Fer et le Petit-Paris, suivant à peu près la direction de la route actuelle des Vans à Saint-Etienne-de-Lugdarès. De vers et profonds ravins marquent de ce côté l’entrée du Vivarais et montrent combien sa géologie a été mouvementée. Il est probable qu’une partie de l’armée de César suivit cette direction pour passer du bas pays en Auvergne, et de là peut-être la découverte des eaux thermales de Saint-Laurent. Il est certain, dans tous les cas, que ces eaux ont été connues et utilisées par les Romains. En creusant pour de nouvelles fondations, M. Bardin découvrit, à l’orifice de la source de la Saigne, des constructions romaines très solides en briques et ciment, qu’il se garda bien de détruire et qu’on peut voir dans sa piscine. De plus, on a trouvé à Saint-Laurent bon nombre de médailles romaines dont quelques-unes au moins sont au Musée du Puy.

Saint-Laurent figure, sous le nom significatif de Nitrense, dans une des donations faites à l’évêché de Viviers avant le VIIIe siècle, donations relevées par l’évêque Thomas II vers l’année 950.

Il est appelé, dans les documents du moyen-âge Sanctus Laurentius de Balneis, notamment dans le Cartulaire de Saint-Chaffre. En 1110, son église fut donnée au prieuré de Langogne par Léodegaire, évêque de Viviers.

Ses sources thermales, qui sont à la température de 50 à 52°, sortent de la roche gnésique par deux ouvertures distinctes, placées à 30 ou 40 mètres de distance l’une de l’autre.

La première a un débit de 210 litres à la minute, soit 302 500 litres toutes les 24 heures : un tiers de ce débit est réservé à la fontaine publique de Saint-Laurent, où toutes les ménagères de l’endroit viennent chercher de l’eau et laver leur vaisselle et même leur linge ; les deux autres tiers desservent l’établissement de bains de l’hôtel Meyrand.

La seconde source, plus connue sous le nom de source de la Saigne, a un débit moindre, mais, comme elle n’a pas la servitude de la fontaine publique, son propriétaire, M. Bardin, maire et notaire, dispose d’une quantité d’eau thermale qui n’est guère inférieure à celle de l’autre établissement.

Il y a deux ans, en transformant une ancienne écurie en café (aujourd’hui Café du Centre), on mit à jour une nouvelle source, ou plutôt une nouvelle issue de la grande source, qui alimente, par deux bouches différentes, les deux hôtels et la fontaine publique. Cette source donnait 20 litres à la minute, mais sa température ne dépassait pas 40°. L’existence de tuyaux de plomb soudés au marteau et d’une cage de bois de châtaigniers montra qu’elle avait été exploitée ; on suppose que ses eaux servaient à l’hôtel Meyrand. L’abondance des deux autres sources rendant son emploi inutile, on l’a abandonnée de nouveau à sa destinée souterraine.

Les eaux de Saint-Laurent ont été préconisées par divers médecins ou pharmaciens : Rochier, de Largentière (1714) ; Estève, de Montpellier ; Combaluzier, du Bourg Saint-Andéol, doyen de l’école de pharmacie de Paris (1743) ; Boniface, du Bourg-Saint-Andéol (vers 1750) ; Reynaud (1808) ; Mathieu, de Langogne ; Bonnaure, de Joyeuse ; Silhol, du Bourg-Saint-Andéol, etc. Mais, comme elles ont une clientèle généralement peu lettrée, on peut supposer que sa bonne renommée lui vient plutôt des cures qu’elle a opérées que des publications dont elle a été l’objet.

Comme toutes les eaux minérales, elles se vantent, par l’organe de leurs apologistes, de guérir toutes les maladies. La vérité est qu’elles paraissent avoir eu de véritables succès dans les cas de rhumatismes et d’ulcères ou engorgements provenant d’anciennes plaies. Il faut ajouter qu’il existe, sur leurs propriétés réelles, de notables divergences, qui prouvent au moins qu’elles n’ont pas encore été étudiées d’une manière suffisante.

Le nombre des baigneurs qui viennent chaque été se plonger dans ses piscines (car les bains dans des baignoires y sont à peu près inconnus) varie de 600 à 1 000. Il faut bien avouer que les gens riches ou même aisés sont rares dans le nombre, ce qui n’a rien d’étonnant, quand on a vu l’absence totale de confort, et parfois même de propreté, qui caractérise ces thermes. Et il faut vraiment être convaincu de l’efficacité de ces eaux pour venir y faire une cure.

Il semble cependant que la situation aurait dû changer depuis l’ouverture du Grand Central, qui a mis Saint-Laurent-les-Bains en communication facile avec tant de villes du midi ou du centre de la France. Si l’affluence des baigneurs n’a pas depuis lors sensiblement augmenté, la raison en est évidemment dans l’état défectueux des hôtels et des thermes.

Les uns et les autres sont divisés en deux propriétés distinctes :

D’un côté, l’hôtel Meyrand avec les deux tiers de la grande source, qui est la propriété des hoirs Palhon-Roche-Silhol ;

De l’autre, l’hôtel Bardin, avec la source de la Saigne.

La première condition de succès pour relever Saint-Laurent serait une entente entre les propriétaires des sources. Jusqu’ici les uns et les autres paraissent trop s’être désintéressés de l’amélioration de leurs thermes, comptant sans doute qu’une société puissante viendrait, en leur faisant des conditions dorées, tenter l’entreprise dont ils ne voulaient pas ou ne pouvaient pas se charger eux-mêmes.

Si, par hasard, un accord s’établissait, les propriétaires des sources devraient avant tout faire procéder à une nouvelle analyse de leurs eaux par une des sommités de la science. La nécessité de cette analyse s’impose hautement, si l’on songe, d’une part, aux progrès faits par la chimie depuis une cinquantaine d’années, et, d’autre part, à l’importance qu’on attache aujourd’hui, dans le monde scientifique, et même parmi les baigneurs, à la présence de tel ou tel élément dont les anciennes analyses n’avaient pas laissé soupçonner l’existence. Les incrustations de sel que les eaux de Saint-Laurent laissent dans tous les récipients, semblent indiquer une plus forte proportion d’éléments minéraux que les anciennes analyses ne le font supposer (celles-ci n’indiquent qu’un gramme de substances minérales sur mille grammes d’eau). Notons, en passant, qu’une analyse récente de M. Péchier, pharmacien à Vallon, signale dans les eaux de Saint-Laurent, de la lithine et des traces de manganèse et d’arséniate de fer.

On a dit que les eaux de Saint-Laurent, prises en boisson, purgeaient les uns et constipaient les autres : ces deux effets opposés ont été, en effet, constatés souvent chez les baigneurs, mais il y a lieu de croire que l’action purgative provient beaucoup plus de l’usage des eaux froides du pays, qui sont très crues, que de l’eau thermale elle-même. Celle-ci, refroidie dans une carafe, révèle son caractère gazeux par une quantité innombrable de bulles très petites que l’on voit s’attacher au verre. Nous en avons bu, ainsi refroidie, dans les repas, et nous l’avons trouvée sans goût à la bouche, mais faisant éprouver, après son ingestion dans l’estomac, une sensation plus douce et plus agréable que l’eau froide ordinaire.

Or, tout en insistant sur la nécessité d’une nouvelle analyse des eaux de Saint-Laurent, qui devrait être faite par les personnes les plus compétentes et avec toutes les ressources dont dispose aujourd’hui la science, nous ne sommes pas de ceux qui donnent à ces sortes d’opérations une importance exclusive. Cette analyse ne nous montrerait-elle dans les eaux de Saint-Laurent rien de plus que ce qui a été déjà indiqué, nous n’attacherions pas pour cela une moindre utilité à des eaux qui ont à leur actif de nombreuses et incontestables guérisons. La chimie, pas plus que les autres sciences, n’a la prétention d’avoir dit son dernier mot, et, malgré les progrès qu’elle a réalisés, c’est peut-être dans la composition des eaux minérales que l’on sent le mieux son insuffisance. Tous les hydrologues avouent qu’il y a dans les eaux minérales, surtout dans les eaux thermales, quelque chose de très puissant et très inconnu, qui défie toutes les investigations. Ce quelque chose est-il dans les éléments minéraux qui s’y trouvent incorporés, et dont l’action peut emprunter à telle ou telle circonstance ignorée des qualités tout à fait hors de proportion avec leur quantité infinitésimale, ou bien est-il dans le caractère particulier de leur chaleur et dans l’électricité qui l’accompagne ? Des études fort intéressantes ont été publiées, dans ces dernières années, à ce point de vue, notamment par M. Scoutetten, médecin à Metz. Peut-être n’est-il pas sans intérêt pour le public de nos régions, de savoir que la première idée d’une action électrique dans les eaux thermales a été émise, vers 1811, par un de nos compatriotes de l’Ardèche, le docteur Edouard Fuzet du Pouget, mort en 1813 médecin en chef de l’armée de Kellermann.

Sans avoir la prétention de juger une question si nouvellement posée, et dont les moyens d’appréciation sont encore si imparfaits, constatons que les eaux de Saint-Laurent nous ont donné l’impression d’une chaleur sui generis, très réelle quoique très difficile à définir, qui n’est pas celle de l’eau chaude ordinaire. Il est donc permis de supposer que cette action répond à des besoins médicaux, que l’expérience à déjà plus ou moins reconnus, et qu’il appartient aux observateurs nouveaux de caractériser et de préciser.

Nous devons ajouter, pour être juste, que la station de Saint-Laurent a sensiblement progressé depuis quelques années, au point de vue du confort et de la propreté comme du service médical. Les deux hôtels sont mieux tenus, quoique laissant encore à désirer. D’autre part, le traitement est devenu plus rationnel. Autrefois beaucoup de baigneurs – plus ou moins ruraux – s’imaginaient qu’en s’administrant double ration de bains ou de douches, ils pouvaient obtenir en dix jours le résultat pour lequel on leur avait assigné une durée de vingt jours. De là, des accidents qui avaient amené de justes protestations de la part des médecins. Quelques-uns de ceux-ci avaient déclaré qu’ils ne conseilleraient plus à personne les eaux de Saint-Laurent, si l’on ne mettait pas un terme à ces pratiques dangereuses. Ces observations ont été écoutées. Il en est résulté un double profit, d’abord pour la santé des baigneurs, et ensuite pour le commerce de Saint-Laurent, où les baigneurs séjournent désormais plus longtemps.

Malgré cela, les cures à Saint-Laurent ne sont rien moins que ruineuses. Je ne crois même pas qu’il existe au monde une station plus démocratique, c’est-à-dire où les rhumatisants puissent aller se guérir à meilleur compte. Si les hôtels ne brillent pas par le luxe, on est au moins sûr d’y trouver une nourriture saine et, comme le traitement est compris dans la pension, personne ne peut se plaindre d’avoir été écorché. Pour six à sept francs par jour, on est logé, nourri, et l’on peut prendre quotidiennement les bains et douches nécessaires, ce qui partout ailleurs coûterait de 15 à 20 francs et même davantage. Dans chacun des deux hôtels, on a établi une première et une seconde table, afin de se mettre à la portée de toutes les bourses. Pas besoin de dire que la seconde table a plus de clients que la première. On y a vu, à une époque, (vers 1845), la dernière comtesse d’Agrain, celle dont le portrait est au Musée du Puy, parce qu’elle ne pouvait pas payer la pension de la première table – la pauvre femme ne paya même pas la seconde, puisqu’elle partit en laissant divers objets en gage, entre autres une harpe qui est encore dans quelque grenier de l’hôtel Meyrand. Chaque établissement possède aussi quatre piscines pour correspondre, non seulement à la différence des sexes, mais encore à celle des conditions sociales déjà séparées par les deux tables.

L’abonnement aux eaux, pour la saison, qui est au Mont Dore, à Royat, à la Bourboule, à Allevard, etc, de 10 à 15 francs, n’est ici que de trois francs pour les baigneurs de la première table, et de 1 franc pour ceux de la seconde.


Dans cette région, on parle beaucoup des loups. Ces animaux y seraient très nombreux. On en aurait vu une bande assaillir le troupeau de Notre-Dame-des-Neiges. Comme il est difficile d’attraper à la course un animal qui, dit-on, peut courir 160 kilomètres dans une nuit, on a pris le parti de l’empoisonner ; seulement, comme la bête ne meurt pas sur place et qu’il est difficile de retrouver sa charogne, on perd la prime préfectorale. Il semble, d’après les statistiques, que les loups aient beaucoup diminué en France. De 1316, chiffre des loups tués en 1883, le nombre en est tombé successivement à 500 environ en 1889. La Dordogne et la Charente sont les pays où l’on en a le plus tué en cette dernière année (82 et 76). Viennent ensuite la Meuse (42), la Haute-Vienne (36), les Vosges (32), la Vienne (26), la Marne (23), etc. Le Puy-de-Dôme n’en a que 5, l’Ardèche 3, la Haute Loire et la Lozère 2 chacune, ce qui n’est vraiment pas la peine d’en parler. Ces animaux étaient beaucoup plus nombreux autrefois sur le plateau central. Legrand d’Aussy dit que le fléau des loups sur les hauteurs est pire que ceux de la grêle et des inondations. Une année, à Berseby, entre Brioude et la Chaise-Dieu, tout le bétail des paysans fut mangé.

Un seul village près de Salers perdit en un an 60 bêtes à cornes. Ces braves gens n’avaient donc pas de fusils ?

Dans l’Ardèche, il n’existe quelques-uns de ces animaux qu’à l’extrémité occidentale, c’est-à-dire aux environs du Mezenc, en quoi elle est de moitié avec la Haute-Loire, et à l’extrémité méridionale, dans les bois et les cavernes d’Orgnac et de La-Bastide-de-Virac, en quoi elle est de moitié avec le Gard. On ne prend guère aujourd’hui les loups que par le piège ou le poison. Mais les habiles piégeurs sont rares ; il faudrait en faire un métier ambulant.


Après deux journées passées à Saint-Laurent, nous reprîmes le chemin de la Bastide.

La route coupe la lande aride où quelques sapins surgissent au milieu des bruyères, fantômes verts en été, blancs en hiver.

Quelquefois des moines silencieux, le chapelet à la main et une pioche sur l’épaule, traversent la lande, pour planter des arbres ou creuser des canaux d’arrosage. Le bruit des eaux monte des vallées profondes, quand il n’est pas couvert par la violence des vents sur le plateau.

Un bois de hêtres et de sapins marque l’entrée du domaine de Notre-Dame-des-Neiges.

Nous visitons le monastère.

Branbran fait lire à Bodin quelques-unes des inscriptions qui décorent les murs du cloître.

Fecisti nos ad te, Domine, et irrequietum est cor nostrum donec requiescat in te.

Le plaisir de mourir sans peine
Vaut bien la peine de vivre sans plaisir.

Mais sont-ils si malheureux que cela, ces bons religieux, et les joies d’un autre ordre qu’ils poursuivent, ne sont-elles pas d’une qualité bien supérieure aux vulgaires plaisirs du monde ? Le fait est que tous ces Trappistes, malgré leur sobriété et leur vie pénible, ont des faces réjouies et colorées qui font plaisir à voir. Ils se portent bien, ce qui n’a rien d’étonnant si l’on songe qu’ils ne font d’intempérance d’aucun genre. C’est donc à la Trappe que les curieux feront bien d’aller chercher le secret de la santé et celui de la paix de l’âme, qui peut-être ne diffèrent pas beaucoup l’un de l’autre.

Branbran fit toucher à Bodin les lits des Trappistes. C’est une paille matelassée qui n’a rien de moëlleux. Mais, grâce à une bonne conscience, on y dort mieux que sur un matelas de plume.

La chapelle, qui est provisoire, n’offre rien de remarquable. Les belles boiseries de la salle du chapitre sont l’œuvre de quelque artiste ignoré de la Trappe. Il n’est guère de couvent de Chartreux ou de Trappistes sans quelques sujets habiles à sculpter le bois.

Un des Pères de Notre-Dame-des-Neiges est fort habile en photographie. Il y a aussi un Frère relieur, mais il ignore l’art, ou la mode moderne, qui ne veut pas qu’on rogne les marges.

La bibliothèque est bien fournie d’ouvrages d’histoire, de science et de théologie. C’est là que venait souvent travailler et se recueillir un éminent écrivain, M. Charles Rocher, et c’est de là qu’il a envoyé à ses amis du Puy, le suprême adieu. Notre-Dame-des-Neiges a été pour lui la salle d’attente où l’a trouvé le train partant pour l’éternité.


L’Allier à la Bastide ressemble à une modeste béalière.

Le pays est bien déboisé. Ça et là surgissent quelques frênes avec leurs panaches verts.

Les toiriers s’alignent le long de la route, pour guider les voyageurs en temps de neige.

Nous traversons un hameau où la façade d’une maison porte un cadran solaire avec cette inscription : Umbra sumus, empruntée sans doute à quelque monument du moyen-âge. Les moins philosophes philosophaient de ce temps ; aujourd’hui c’est le contraire. Il me parut que Bodin, considérant le cadran, regardait moins l’inscription que l’aiguille, comme s’il trouvait qu’elle ne marchait pas assez vite. Depuis Sainte-Eulalie, l’âme de ce pauvre garçon était comme un livre ouvert, où chacun de nous pouvait lire les impressions de crainte ou d’espérance qui s’y succédaient avec une rapidité inouïe. Tandis que nous étions sans cesse distraits par le spectacle changeant de la nature, par le curieux défilé des hommes et des choses, une pensée unique absorbait le cœur et l’esprit du jeune homme. L’image de Mademoiselle Tempier, quoique absente, remplissait pour lui la scène de l’univers. La géologie elle-même lui était devenue indifférente. Toutes ses idées tournaient vers cet idéal comme les tournesols vers le soleil. Une dizaine de jours nous séparaient encore du 15 août. Chacun d’eux parfois lui paraissait un siècle, et de là le regard d’impatience lancé par lui à l’aiguille qui lui avait répondu : Umbra sumus. Parfois aussi, songeant à la céleste sérénité du refus de la jeune fille, il désirait plutôt arrêter le temps, afin de garder plus longtemps l’illusion du bonheur possible – ou de son ombre.

On pouvait lire des préoccupations d’un autre genre sur le visage et dans l’attitude de M. Montaigne. Ici, c’était le passé, et non l’avenir, dont on cherchait à percer l’énigme. Le vieillard ne dissimulait pas avec moi le trouble que lui avait laissé la communication de sa sœur. Il était complètement dérouté par le problème psychologique qu’avait posé devant lui le legs de la morte. Il en causa plus d’une fois avec moi, quand nous étions seuls, évitant avec soin toute allusion à cet incident devant Bodin et Branbran, à qui il avait laissé ignorer tout ce qui s’était passé. Je lui conseillai de chercher dans l’Imitation l’explication du mystère. Je hasardai l’opinion que, par suite de ce que le monde pourrait appeler une aberration, et les croyants eux-mêmes, un mysticisme à outrance, il se pouvait que la morte, associant dans son cœur l’amour d’un homme à l’amour de Dieu, eût cru que le premier ne pouvait se manifester d’une manière plus digne et plus éclatante qu’en s’absorbant dans le second. Voilà certainement ce que n’auraient jamais compris les héroïnes de Georges Sand. N’est-ce pas cependant la forme la plus sublime de l’amour que l’on puisse imaginer ?


Nous descendons l’Allier, en suivant à peu près le parcours de la voie Regordane, qui, dit-on, doit son nom à un lieutenant de César, Regordanius. Ce nom de Regordane est encore employé dans le pays pour désigner le grand chemin de Langogne à Villefort.

Voici la Veyrune, dont le nom indique une ancienne verrerie. On y a souvent trouvé des médailles romaines. L’église dépendait du prieuré de Langogne, et la justice appartenait aux Templiers de la commanderie de Jalès dans le bas Vivarais. Plusieurs membres de la famille Garidel, des Vans, ont été prieurs de la Veyrune.

Dans la division du Randonnat, effectuée en 1255 entre Guigon de Chateauneuf, seigneur de Chateauneuf, et son neveu, Guigon de Chateauneuf, seigneur de Joyeuse, les mas de la Veyrune, de Pinède et de la Bastide, avec beaucoup d’autres de cette région, sont le lot de l’oncle, ainsi que le mas du Petit-Paris, tandis que la part du neveu se compose plutôt de localités avoisinant Joyeuse.

En face du château de Luc, s’ouvre, de l’autre côté de l’Allier, la vallée de Masmejean, où se trouve Saint-Etienne de-Lugdarès, que notre intention était de visiter. Il faut aller faire un long détour au delà de Luc pour passer sur l’autre rive, quand on n’effectue pas comme nous le passage, à travers les eaux basses et les cailloux de l’Allier, pour aborder directement de Luc la riante vallée de Saint-Etienne.

Saint-Etienne dépendait de Luc, et de là vient évidemment son nom de Lugdarès ou Lucdarès : on le trouve même sous cette dernière forme dans la carte de l’ancien diocèse de Viviers.

Nous ne connaissons pas de mention de cette localité antérieure au XIe siècle, car le paragraphe du Cartulaire de Saint-Chaffre, où il est question d’une église de Saint-Etienne donnée au prieuré de Langogne, s’applique évidemment à Saint-Etienne-du-Vigan.

Saint-Etienne-de-Lugdarès apparaît pour la première fois, dans une transaction conclue en 1032 par Pierre de Borne et Guérin de Borne avec les habitants de Sablières, Valgorge, Borne, Saint-Etienne et Saint-Laurent, pour l’usage des bois de ces paroisses (1).

En 1383, le mas et terroir de Saint-Etienne-de-Lugdarès figure parmi les terres dont Armand, vicomte de Polignac, comme baron de Luc, rend hommage à l’évêque du Puy (2).

En février 1399, des lettres royales confirment certains privilèges aux habitants de Saint-Etienne de Luderesio. Il s’agit de ce qu’on appelait alors la réparation des feux, c’est-à-dire d’une diminution des impôts, en raison de la diminution de population, qui était résultée de la guerre et des épidémies. Les résultats de l’enquête ordonnée alors sur le véritable nombre de feux, pour servir de base à l’impôt, donnent une idée de l’importance relative des diverses localités. C’est ainsi que la réparation des feux de 1399 donne 2 feux et demi à Saint-Etienne-de-Lugdarès, 3 à Langogne, 4 à Valgorge, 9 à Pradelles, 2 à Villefort, 8 à Largentière, 12 aux Vans, 13 à Joyeuse, 25 à Aubenas et autant au Bourg-Saint-Andéol, etc. Chaque feu avait à payer un franc d’or (3).

Au commencement du XVIe siècle, le pouvoir spirituel de l’évêque du Puy dans cette région s’affirme par deux actes, où l’on peut voir de quel secours l’autorité spirituelle était parfois aux intérêts matériels d’un pays. Le baile de la curie commune de Borne, aujourd’hui misérable village, mais alors pourvu d’un juge royal, eut l’idée de construire ou peut-être de réédifier un pont en pierre sur la rivière de Masmejean (ou selon le langage local, de la Méjane), en face du bourg de Saint-Etienne-de-Lugdarès, à l’endroit où passe aujourd’hui la route des Hubas. Il insista, auprès de l’évêque, sur les dangers de la traversée de la rivière, en hiver ou en temps d’inondations, et sur les avantages de l’emplacement choisi, comme étant sur un parcours très fréquenté et le plus convenable pour l’établissement d’un pont. On voit, en effet, par la topographie autant que par les traditions locales, que le lieu servait au passage d’une voie qui, se bifurquant de l’autre côté de la Méjane, conduisait, d’un côté, à Borne, en allant rejoindre un peu plus haut le chemin qui passait de la rive droite sur la rive gauche par le vieux pont de la Grande Gazelle, et de l’autre, aux Hubas et à Saint-Laurent-les-Bains. Honorable et discret homme, messire Etienne Pauci, le baile en question, avait, d’ailleurs, à cela un intérêt direct, car on verra plus loin qu’il avait sa maison en cet endroit, de l’autre côté probablement de la rivière. Et, comme il avait réclamé l’appui de l’autorité épiscopale, l’évêque accorda, le 27 septembre 1513, une indulgence de quarante jours à tous ceux qui contribueraient au succès de l’entreprise.

Un autre acte épiscopal du 31 mars 1524 nous apprend que le pont fut construit, qu’il était situé près de la maison de messire Pauci, et que celui-ci avait, de plus, fait élever ou relever une croix en pierre placée en tête du pont. L’évêque accorde encore quarante jours d’indulgence à tous ceux qui, passant par là, viendront honorer la croix et réciter un Pater, un Ave et le Credo, le vendredi et le dimanche, et les jours de la Sainte-Croix en mai et septembre, pour le salut des trépassés et dudit messire Pauci. Il est à remarquer qu’une vieille croix de pierre existe encore à l’extrémité de ce pont, sur la rive gauche de la rivière ; peut-être est-ce la croix dont il est ici question. Remarquons encore, pour donner une idée des obscurités au milieu desquelles doivent se débrouiller historiens et étymologistes, que la Méjane porte ou paraît porter, dans l’écriture du temps, une fois le nom d’Ortodorio et une autre fois celui de Huictdor, d’où il résulte qu’elle était alors désignée sous le nom de son riverain, le hameau d’Huédour, supplanté depuis par l’autre riverain, le Mas Méjean. Les deux actes sont signés au nom de l’évêque du Puy : le premier, par Jean de Beulenc, alias de Pressuris, suffragant d’Antoine de Chabannes et mort le 1er mars 1515 : le second, par Etienne de Pressuris, son neveu, cordelier au couvent du Puy ; l’un et l’autre portent le titre d’évêque in partibus de Troye-la-Grande. Ce même titre d’évêque de Troye passa à Christophe d’Alzon (4), qui, après avoir été vicaire-général d’Antoine de Chabannes, devint ensuite suffragant d’Antoine de Sarcus, évêque du Puy. Ce Christophe d’Alzon figure dans une délibération des Etats du Vivarais, comme délégué de l’évêque anicien, pour régler avec le Vivarais la quote part du diocèse du Puy dans les dépenses du camp d’Avignon (1536).

Le chemin de Saint-Etienne à Borne était autrefois si mauvais – et il ne s’est guère amélioré depuis – qu’il avait donné lieu au dicton local : Pertout l’y o éno légo de mician comi, eceta à Borno qué tout n’és (Partout il y a une lieue de méchant chemin, excepté à Borne qui tout en est).

Au siècle dernier, l’église de Saint-Etienne dépendait, avec celle de la Val d’Aurelle, de l’abbaye des Chambons, dont on peut voir les ruines près du hameau du Bès.

L’église de Saint-Etienne a été rebâtie, il y a une vingtaine d’années, et l’alternance de basaltes noirs ou rouges et de gneiss blancs ou gris, que l’on remarque dans certaines parties de l’édifice, est d’un heureux effet architectural. Le maître-autel vient de l’abbaye des Chambons, qui le reçut de Mgr de Belzunce, lorsque l’illustre évêque fut nommé abbé commendataire de cette abbaye pour prix de sa belle conduite à Marseille. L’église est à trois nefs. Les collatéraux sont séparés de la nef du milieu par deux sveltes colonnes placées entre deux piliers. Un seul des chapiteaux est sculpté. On fera les autres à loisir. Le plus pressé était de loger le bon Dieu, de mettre sa maison à l’abri de la pluie et de la neige, quitte à l’orner plus tard. Le vieux curé était si pressé d’arriver à ce résultat, qu’il en a oublié de se loger lui-même, et il en est de même au Plagnal, et dans bien d’autres paroisses. Le cardinal Bourret a contribué pour une bonne part à cette construction qui a coûté 85 000 francs. La commune y a consacré le prix de la vente de la portion qui lui revenait sur la forêt des Chambons.

L’altitude de Saint-Etienne est de 1 050 mètres : Luc n’est qu’à 971. Les habitants ne s’en portent pas plus mal. On nous montra un ancien maçon appelé Jean Confort, qui allait piocher sa terre, bien qu’âgé de 91 ans. Ce brave homme vit seul, fait lui-même son ménage, et on l’entend chanter quelquefois.

On a aussi bâti à Saint-Etienne-de-Lugdarès un noviciat des sœurs de Saint-Joseph. Cet établissement compte aujourd’hui environ 300 sœurs. Il fut fondé après 1830 par M. Bourret, curé de Saint-Etienne-de-Lugdarès. Cet abbé Bourret était l’oncle du cardinal évêque de Rodez, le neuvième cardinal du Vivarais (5), dont nous allons dire quelques mots.

Bourret (Joseph-Christian-Ernest) est né le 9 décembre 1827, au village de Labro, situé sur l’Allier, en face de Luc. Il fit ses premières études au collège de Langogne, fondé par les abbés Bonhomme (de la famille de sa mère), et les termina à la Chartreuse du Puy. Sur le conseil de M. Péala, il alla faire sa théologie au séminaire de Saint-Sulpice, où il eut pour maîtres le savant M. Carrère, dont il devait retrouver la famille dans le Rouergue, M. Baudry mort évêque de Périgueux, et M. Icard, un des otages de la Commune. Surpris par la Révolution de 1848, il retourna dans l’Ardèche, où, n’ayant pas encore l’âge requis pour recevoir les ordres, il resta un an ou deux professeur de grammaire au collège de Privas. En 1850, il revint à Paris, entra à l’école des Carmes, subit successivement les épreuves du baccalauréat et de la licence ès-lettres, fut ordonné prêtre le 20 septembre 1851, et passa une troisième année aux Carmes en qualité de maître de conférences. Vers la fin de 1853, il fut envoyé en qualité de chapelain par Mgr Sibour au couvent des Bénédictines du Saint-Sacrement, en remplacement de M. Lavigerie, son ami, et pendant trois ans qu’il y resta, il prépara son doctorat ès-lettres et prit ses grades en droit civil et en théologie (1857 et 1858).

Après la mort de Mgr Sibour, l’abbé Bourret accompagna à Tours, en qualité de secrétaire particulier, Mgr Guibert, évêque de Viviers, lequel allait remplacer le cardinal Morlot, promu à l’archevêché de Paris. Par une coïncidence singulière, l’archevêque et le secrétaire devaient être nommés plus tard le même jour, l’un à Paris, l’autre à Rodez.

En décembre 1861, l’abbé Bourret fut appelé à prendre la chaire de droit canon à la Sorbonne, vacante par l’élévation de l’abbé Jaquemet à la dignité de chanoine de Saint-Denis. C’est dans cette position qu’il a conquis sa place, parmi ceux de nos orateurs et de nos savants ecclésiastiques, qui honorent notre pays.

Pendant la guerre de 1870, l’abbé Bourret remplissait son devoir patriotique, comme aumônier des ambulances parisiennes, tandis que son frère, qui a été longtemps maire de Saint-Etienne-de-Lugdarès et conseiller d’arrondissement, commandait en Normandie une compagnie de mobiles de l’Ardèche.

Il fut nommé évêque de Rodez, sous le gouvernement de M. Thiers, en juillet 1871.

Sa promotion au cardinalat est du 12 juin 1893.

Le cardinal Bourret est l’auteur de nombreux ouvrages, qui montrent à la fois le lettré et le théologien. Il a publié, sous forme de thèses, une monographie sur Saint-Isidore de Séville et les écoles chrétiennes d’Espagne sous les Visigoths et les rois Maures de Cordoue, dont s’est particulièrement servi M. de Montalembert dans ses Moines d’Occident, et une savante dissertation sur les sermons français de Gerson qu’il a relevés sur les divers manuscrits que contiennent les bibliothèques de Paris et de Tours. Il avait entrepris aussi la publication de quelques-unes des plus célèbres collections canoniques qui n’ont point été encore imprimées, et, vu ses études spéciales sur la matière, il est à désirer que ses hautes fonctions lui laissent les loisirs nécessaires pour mener cette œuvre à bonne fin.

L’administration de l’évêque de Rodez dans son diocèse a été très remarquée à divers points de vue, mais surtout pour le vif essor qu’il a su donner à l’instruction dans les séminaires, en encourageant les fortes études, et en dirigeant un grand nombre de sujets vers les grades établis.

Dans le même ordre d’idées, le cardinal attache une grande importance au professorat et il a déclaré plus d’une fois que, dans les réunions de prêtres, il aimait à distinguer ceux qui se livraient au labeur obscur et fécond de l’enseignement.

Après avoir, le premier parmi ses collègues français, mis en vigueur les règles du Concile de Trente, en ce qui concerne les concours nécessaires pour tous les bénéfices ecclésiastiques, il a fait aussi les plus louables efforts en vue de renouveler en quelque sorte l’éloquence sacrée dans la chaire chrétienne. Sentant le tort qui résultait pour la religion de la rhétorique vide, factice, convenue, routinière, d’un trop grand nombre de sermons, il a eu le courage de dire tout haut ce que beaucoup sans doute pensaient. « Vos auditeurs, a-t-il dit à ses prêtres de l’Aveyron, vous souhaitent vrais, naturels, personnels dans vos discours ; ne parlez pas en général, ne parlez pas aux absents, ne parlez pas à un auditoire indéfini. C’est à ceux qui vous écoutent, en effet, qu’il faut vous adresser, simplement mais précisément, vous inspirant de leurs besoins spéciaux et de leur situation particulière, plus que les spéculations théoriques et monotones. Que votre langage soit passionné quand vous êtes émus vous-mêmes, et jamais par suite d’un artifice appris. Appliquez-vous à être compris, à intéresser ; mettez-vous à la portée de tous, ayez souci du contact entre votre esprit et les esprits, entre votre âme et les âmes, plus que des règles majestueuses et de la pompe régulière. C’est alors que vous plairez et que le ministère de la parole vous plaira au lieu de paraître fastidieux. C’est alors que sera réalisée pour le plus grand bien de tous la réforme réclamée dans la parole publique de nos églises ».

En conformité de ces enseignements, inspirés par une si juste conception des besoins du temps, et qui ont été confirmés par une lettre récente du pape sur la prédication, l’évêque de Rodez a créé pour son clergé quelques innovations dont on a pu déjà apercevoir les bons effets. Les jeunes aspirant au sacerdoce, dans son diocèse, sont exercés à des improvisations simples, vivantes, expression de sentiments spontanés, et doivent, même avant leur ordination, se faire entendre plusieurs fois aux fidèles, sous l’œil des curés chargés de transmettre à l’évêque leurs appréciations sur le mérite et les aptitudes des jeunes prédicateurs. Il est juste d’ajouter que, sous l’influence sans doute des mêmes besoins qui avaient déterminé l’évêque de Rodez, des exercices du même genre se font maintenant dans plusieurs autres diocèses, et notamment dans ceux de Viviers et du Puy.

Entrant pleinement dans les vues de Léon XIII sur la politique actuelle, le cardinal Bourret a su, de très bonne heure, tout en maintenant fermement les principes, accepter des premiers la forme du gouvernement, et il a demandé en retour la liberté religieuse. Et il est arrivé à ce résultat, que le conseil général de l’Aveyron a été le premier à réclamer, par un vœu officiel, la modification de la loi scolaire dans le sens de la liberté.

Parmi les derniers mandements du cardinal-évêque de Rodez, il en est un qui mérite une attention spéciale, à cause de l’application en quelque sorte flagrante qu’on peut en faire aux difficultés du temps actuel. Il est consacré à démontrer « la nécessité des principes chrétiens pour résoudre équitablement le problème de la production de la richesse et de sa juste répartition et arriver ainsi à la solution de cette partie de la question sociale ». L’éminent prélat constate que le désir de s’enrichir est devenu dans ce siècle plus violent que jamais. Il montre le danger des systèmes mis en avant pour guérir le paupérisme en dehors des moyens religieux. Il rappelle que le christianisme a déclaré inviolable et sacrée la propriété justement acquise, en même temps qu’il a flétri tous les moyens coupables employés pour se procurer la richesse. La tendance à acquérir la fortune n’a rien de blâmable en soi, mais doit être dirigée et tempérée par l’esprit chrétien.

Les grands enseignements de l’Evangile sont l’aumône et la charité. La pratique de ces vertus peut seule suppléer à l’insuffisance des lois humaines. De même, sans l’appui de la religion, les bienfaits à attendre de l’épargne, du crédit, de l’association, pour l’apaisement des souffrances sociales, sont condamnés le plus souvent à rester nuls. Pourquoi ? Parce que « les doctrines simplement économiques ou humanitaires sont impuissantes à faire manœuvrer les hommes au profit d’autrui, au moins chez le grand nombre et à un degré supérieur, pas plus qu’elles ne peuvent arrêter au degré voulu le jeu des passions et des intérêts ».

Voilà des vérités évidentes pour tout esprit réfléchi, et qui ne devraient pas avoir besoin d’être démontrées. On peut se demander ce que pensera la postérité d’une époque et d’un régime où le plus grand nombre, après s’être laissé imposer l’application du système diamétralement opposé, n’a pas encore l’air de comprendre, après vingt ans de cruelles épreuves, que ses plus grosses misères viennent de là.

Pour finir, une note gaie (que peut bien se permettre un touriste chroniqueur comme nous).

Il y a quelques mois, à Paris, le cardinal Bourret, sortant de la nonciature, suivi de son secrétaire, se préparait à monter en voiture, quand un cocher, qui attendait à la porte avec sa voiture, s’approcha et lui dit très poliment :

– Monsieur le curé, vous ne seriez pas de l’Aveyron, des fois ?

(Cette expression des fois, qui signifie quelquefois, par hasard, est caractéristique du langage de certaines régions méridionales et se dit aussi dans l’Ardèche).

– Mais oui, répondit le cardinal.

– C’est qu’il me semblait vous avoir vu à Rodez, et ça me fait bien plaisir.

Le cardinal a un genre oratoire qui est à lui, à moins qu’il ne soit à notre pays lui-même, car il est aussi original que nos montagnes. Un jour, parlant de la beauté des Cévennes, dans une improvisation d’amis, il se tourna vers ses plus proches auditeurs en ajoutant tout bas : Ma los peyro li mancoun pas ! On a pu voir, du reste, à la récente visite du cardinal à ses anciens condisciples et amis de la Chartreuse, que les années et les dignités n’avaient rien enlevé au cardinal Bourret de la vigueur de ses pensées et de la grâce de son langage.

  1. Voir notre Voyage autour de Valgorge, p. 109.
  2. Lascombes, Hommages de l’évêché du Puy, p. 349.
  3. Archives nationales, JJ 6999.
  4. Vernière, Les évêques auxiliaires en Auvergne et en Velay. Clermont, 1892
  5. Les huit autres sont Pierre Bertrand, d’Annonay (1280 - 1348), Pierre Bertrand, du Colombier, son neveu (1299 - 1361), Pasteur, de Saint-Etienne-de-Fontbellon (… 1356), Pierre Flandin, de Borée (1312 1381), Jean Flandin, son neveu (… 1396), François de Tournon (1489 - 1562), François de Joyeuse (1562 - 1615), François de Bernis, de Saint Marcel d’Ardèche (1715 - 1794).